Légendes chrétiennes/La miche de pain

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III


la miche du pain.



Écoutez tous, Bretons, écoutez une aventure arrivée, il y a peu de temps, à un jeune homme qui venait de se marier.

Pendant qu’il faisait les invitations à ses noces, il passa par un grand chemin au bord duquel un homme avait été exposé et pendu, en punition de ses crimes. À cette vue, il versa des larmes et dit :

— Que signifie ceci, camarade ? Nous étions amis ; nous nous aimions jadis, et je voudrais que tu fusses le premier près de moi, à mes noces.

Puis, sans songer à mal, il continua sa route.

Quand le jour des noces fut venu et que tous les invités étaient déjà assis à table, on vit arriver aussi le pendu, ce qui étonna fort tous les assistants. Il se plaça au haut de la table. Plusieurs tombèrent en défaillance à cette vue. Le pendu parla de la sorte à la société :

— Ne vous effrayez pas ; je ne serais pas venu dans votre maison, si vous ne m’en aviez invité.

Les flammes qui jaillissaient de son corps brûlaient les vêtements, les cheveux des hommes, les coiffes des femmes, et personne ne songeait à manger ou à boire.

Les invités s’en retournèrent chez eux.

Le nouveau marié, épouvanté de ce qui venait de se passer, résolut de quitter sa femme dès le lendemain matin. Il craignait d’être arrêté et puni par la justice, pour n’avoir pas dit qu’il était l’ami du pendu.

Au point du jour, il partit, à la grâce de Dieu. Il marcha longtemps, avant d’entrer en condition. Enfin, il se trouva très-bien chez un monsieur et une dame. Il devint leur intendant et leur homme d’affaires.

Pendant vingt-cinq ans, il vécut loin de sa femme, sans avoir couché avec elle qu’une seule nuit. Heureusement qu’elle se trouva enceinte. Pendant vingt-cinq ans, il se montra excellent serviteur, sans jamais faire de prix avec ses maîtres.

Tout le monde était content de lui. Tous les ans, son maître le priait de fixer avec lui ses gages, et il répondait humblement et en le remerciant :

— Certes, je ne demande rien que vos bonnes grâces.

Une nuit, étant couché et dormant dans son lit, il rêva de son père, de sa mère et de sa femme.

— Hélas ! ils sont sans doute morts, pensa-t-il ; il faut que je retourne à la maison, pour voir ce qu’il en est.

Le lendemain matin, en se levant, il demanda son congé à son maître et à sa maîtresse, si telle était leur bonté. Et ceux-ci, attristés et désolés, lui dirent :

— Ami, avant de nous quitter, cuisez-nous encore une fournée de pain ; faites une miche comme vous en avez l’habitude, et envoyez-la-nous à façonner ; celle-là, nous la conserverons dans notre armoire, jusqu’à ce qu’elle commence à moisir.

Tous les ans, son maître lui tenait compte de ses gages, et, comme il était honnête homme, et pour ne pas mériter d’être blâmé de Dieu, il mit dans cette miche, en pièces d’or jaune, ce qui revenait à son serviteur pour ses vingt-cinq ans de service chez lui.

Quand le moment fut venu de se séparer, le maître demanda à son serviteur ce qu’il lui devait, celui-ci lui répondit humblement et en le remerciant :

— Certes, je ne demande rien que vos bonnes grâces seulement.

Alors, le maître, voyant qu’il ne voulait rien accepter, lui donna la miche de pain, enveloppée dans une serviette, et glissa une pièce de six francs dans sa poche ; puis, en lui faisant ses adieux, il dit :

— Je te donnerai trois conseils, et je te prie de n’y pas manquer, mon ami, car ils te seront utiles. Je te donne d’abord ma trompe de chasse. S’il t’arrive d’entendre quelque bruit suspect, donne trois ou quatre coups de trompe, et aussitôt le danger s’éloignera. À la première place où tu t’arrêteras pour te reposer, regarde bien si l’herbe a poussé ; mets le signe de la croix à ton cou (fais le signe de la croix), et arme-toi au nom de Dieu[1].

Au premier endroit où il se reposa, après avoir mangé un peu, il se remit en route, sans songer à regarder autour de soi. Il oublia sa miche de pain en ce lieu, et fit environ une, demi-lieue. Alors il s’aperçut de son oubli, revint sur ses pas et retrouva heureusement sa miche de pain.

Un autre jour, comme il traversait un bois, il entendit un cri devant lui. Il donna trois ou quatre coups de sa trompe de chasse, et le bruit cessa. Mais bientôt il rencontra deux hommes couverts de sang et dans un état déplorable. Il leur demanda quel malheur leur était arrivé, et ils lui répondirent :

— Hélas ! seigneur, nous avons été volés et maltraités par des voleurs, et certes nous devons des remercîments à celui qui a fait entendre des sons de trompe, car il a ainsi fait fuir ces méchants, qui avaient commencé de nous ôter la vie, après nous avoir enlevé notre argent.

Touché de compassion pour le malheur de ces hommes, il leur fit l’aumône, en se disant :

— Deux choses me sont déjà arrivées de ce que m’avait annoncé mon maître ; quoi qu’il doive m’arriver en troisième lieu, que Dieu me préserve !

Quand il arriva dans sa paroisse, il descendit dans une auberge et demanda à manger à la cuisine, pour interroger les gens et apprendre les nouvelles du pays.

Il apprit que son père et sa mère étaient morts, que sa femme se portait bien et qu’elle avait un fils bien instruit et même à la veille d’être fait prêtre. Elle conduisait elle-même sa maison et avait serviteur et servante.

Quand il eut dîné, il se rendit chez sa femme. Hélas ! elle ne le reconnaissait pas, et comme, il se faisait déjà tard, il demanda à loger dans la maison.

Sa femme lui dit :

— Nous ne sommes pas riches, cependant, restez, et vous serez logé. J’aurais voulu pouvoir vous mieux recevoir.

Et elle lui prit son paquet pour le mettre dans son armoire. Il alla s’asseoir sur la pierre du foyer, pour se chauffer. Peu après, un jeune prêtre entra, et il en fut surpris et devint triste. L’esprit malin vint le tenter et lui fit concevoir de mauvais soupçons contre sa femme, et croire que c’était là un mauvais prêtre qui la fréquentait.

Il sortit aussitôt, se rendit à une forge qui se trouvait dans le voisinage et dit au maréchal :

— De grâce, mon ami le maréchal, fabrique-moi un coutelas, et demain, quand j’aurai fait de l’argent, je te paierai.

Notre homme revint alors chez sa femme et soupa avec elle et le prêtre, à la même table, sans que la mère dit : « Mon fils, » ni le prêtre : « Ma mère. » Et le malheureux conçut alors le projet de tuer le prêtre, cette nuit-là même. "

Aussitôt le repas terminé, le prêtre et l’hôte se rendirent à la chambre où ils devaient passer la nuit. Il y avait deux lits dans cette chambre, et ils couchèrent chacun dans un d’eux. Le prêtre s’endormit bientôt ; mais l’autre, non. Quand il vît que le prêtre dormait bien, il sortit de son lit et s’approcha de l’autre lit, tenant à la main son coutelas. Il tira les couvertures de dessus la poitrine du prêtre, afin de le tuer plus facilement. Pourtant, il fit le signe de la croix avant de frapper[2].

Aussitôt le prêtre cria à tue-tête :

— Au secours ! mon père m’assassine !... Ma pauvre mère, venez à mon secours !...

Sa mère, son serviteur et sa servante accoururent aussitôt, avec de la lumière et en poussant des cris.

— Hélas ! mon fils, dit alors la mère, je vois par votre songe que mon mari est mort !

Son fils essayait de la consoler :

— Ma mère, ne vous désolez pas ainsi, et mettons notre confiance en Dieu. Si mon père est mort, nous prierons Jésus de recevoir son âme dans son paradis.

Le père, en entendant ces paroles, sortit de son lit et se jeta à genoux pour demander pardon à son fils et à sa femme, en disant :

— Je suis un misérable indigne de pardon, et qui mérite d’être puni. Me voici à votre discrétion ; faites votre devoir ; j’ai mérité la mort, et je suis content de la souffrir à l’instant même. Que de contentement et de joie, alors, dans cette chambre ! Les deux époux et leur fils se tenaient embrassés avec un amour admirable !

Le lendemain matin, comme ils étaient à table, pour déjeûner, au milieu de leur plaisir et de leur joie, l’homme demanda à sa femme le paquet qu’il lui avait remis en arrivant, afin d’avoir sa miche de pain et d’en manger ensemble. Quand il y porta le couteau, il en tomba cent louis d’or, qu’il ne savait pas y être.

Le dimanche suivant, leur fils célébra sa première messe, en grande cérémonie.

Dieu nous accorde la grâce de participer à tous les sacrifices qu’il offrira au Seigneur, et de nous trouver ensemble au paradis, pour chanter éternellement les louanges de Jésus !


Cette légende est extraite et traduite littéralement de la collection des manuscrits bretons de M. de Penguern, déposée à la Bibliothèque nationale, à Paris. Elle est écrite en vers bretons de huit syllabes, assez irréguliers et défectueux, sans doute par la faute du conteur. C’est le seul exemple que je connaisse d’un conte breton écrit en vers, dans la langue du pays, si l’on excepte toutefois la vie de saint Corentin, par le père Maunoir, qui est un véritable conte merveilleux, et quelques autres légendes de saints.

J’en ai aussi recueilli, dans l’île de Bréhat, une version en prose, qui diffère sensiblement de celle-ci, avec laquelle elle n’a de commun que le commencement. Le nouveau marié invite, comme ici, un ancien camarade pendu à assister à son mariage et à son banquet de noces. Le pendu n’y manque pas, et quand la noce va à l’église, il donne le bras à la fiancée, lui passe l’anneau nuptial au doigt, s’asseoit à côté d’elle à table, et, le soir, se place entre elle et son mari, dans le lit nuptial. Puis, la noce terminée, il s’en va, après avoir invité son ami à venir dîner aussi avec lui, dans sa maison. Le rendez-vous est au pied des poteaux patibulaires. Le nouveau marié s’y rend, saisi de terreur, et des diables viennent le chercher, avec grand vacarme. Mais il est sauvé par l’intervention d’un enfant nouveau-né, qu’il avait tenu sur les fonts baptismaux, quelque temps auparavant. (Voir L’ombre du pendu, page 126 de ce volume.)





  1. Ce passage est évidemment incomplet et altéré : d’abord on n’y trouve que deux conseils, au lieu de trois qui sont annoncés ; encore sont-ils fort vagues, le second du moins.
  2. C’est probablement ici le troisième conseil de son maître en le quittant : commencer toujours par le signe de la croix, quoi qu’il voulût faire.