Légendes chrétiennes/Les trois frères qui ne pouvaient s’entendre

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IX


les trois frères qui ne pouvaient pas s’entendre au sujet de la succession de leur père.



Un cultivateur mourut, en laissant trois fils. Il n’était pas riche, mais il avait pourtant un peu de bien. De ses trois fils, l’aîné était prêtre, le second, notaire, et le plus jeune était resté à la maison avec son père, et il travaillait la terre, comme lui. Comme ils ne pouvaient pas s’entendre pour partager entre eux le peu que leur avait laissé le vieillard en mourant, le plus jeune, le laboureur, dit aux deux autres :

— Allons trouver un homme de loi à la ville.

Et ils se rendirent à la ville la plus voisine. Comme ils étaient en route tous les trois, se chicanant, ils rencontrèrent dans un carrefour un vieillard à barbe longue et blanche, qui leur dit :

— Où allez-vous ainsi, les gars ?

— Nous allons à la ville, grand père, trouver un homme de loi, pour nous faire le partage des biens que nous a laissés notre père en mourant, puisque nous ne pouvons pas nous entendre.

— Cela vous coûtera de l’argent bel et bien, et si vous le vouliez, je vous mettrais peut-être d’accord, et cela ne vous coûterait rien.

— Nous ne demandons pas mieux, grand père, répondirent-ils.

— Eh bien ! écoutez-moi alors, et faites comme je vous dirai. Nous sommes ici dans un carrefour ; prenez chacun un chemin différent, et continuez d’y marcher, jusqu’au coucher du soleil. Quand le soleil se couchera, quel que soit le lieu où vous vous trouverez, vous y resterez passer la nuit. Puis, demain, vous reviendrez me trouver ici, et vous me conterez ce que vous aurez vu et entendu pendant la nuit, et, quand je vous aurai entendus, je partagerai entre vous les biens de votre père.

— C’est très-bien ! répondirent les trois frères.

Et ils prirent chacun un chemin, et continuèrent d’y marcher jusqu’au coucher du soleil.

Quand le soleil se coucha, le prêtre se trouvait dans un verger où il y avait beaucoup de pommiers couverts de fleurs. Le temps était beau, l’air tiède, et il se dit en lui-même :

— Le vieillard à barbe blanche nous a recommandé de cesser de marcher et de passer la nuit à l’endroit où chacun de nous se trouverait, au moment du coucher du soleil ; je vais donc me coucher sous un de ces arbres, pour y passer la nuit.

Et il s’étendit sous un pommier, et s’endormit tôt après. Mais il fut éveillé par un bruit épouvantable. Le tonnerre tomba sur l’arbre sous lequel il était couché et en abattit toutes les branches, à l’exception de celle qui était au-dessus de sa tête, qui resta intacte et conserva toutes ses fleurs.

— J’ai eu bien de la chance, se dit-il, de pouvoir m’en tirer sans mal ; Dieu m’a protégé.

Quand parut le jour, il se remit en route pour rejoindre le vieillard.

Le notaire, au moment où le soleil se coucha, se trouvait dans un grand bois. Il se coucha sous un arbre, pour attendre le jour, et s’endormit. Il fut aussi éveillé par un grand bruit, et, en ouvrant les yeux, il vit un homme très-grand, un géant, qui, avec ses deux mains, arrachait les grands arbres un à un et les mettait en un tas. Il fut bien étonné de cela.

— Mon Dieu, se dit-il, il approche de moi ! S’il m’aperçoit, c’en est fait de moi.

Quand le géant jugea que son tas d’arbres était assez grand, il en arracha encore un, le plus élevé qu’il put trouver, puis il le tordit pour en faire un lien pour lier les autres. Il essaya ensuite de charger son fardeau sur ses épaules. Mais il ne le put pas : il était trop lourd. Voyant cela, il s’en alla, laissant tout là.

Quand parut le jour, le notaire se remit aussi en route pour revenir vers le vieillard.

Le laboureur se trouvait auprès d’un château, quand le soleil se coucha. Il y entra, demanda l’hospitalité pour la nuit et fut bien accueilli. Après souper, on le conduisit coucher dans une belle chambre, où il y avait un bon lit de plume avec plusieurs couvertures et tapis de laine. Cependant, il ne dormit pas, car il ne put, pendant toute la nuit, réchauffer un de ses pieds, qui était glacé. Et il se demandait ce qui pouvait être la cause de cela. Au matin, il se leva avec le soleil, et il retourna aussi vers le vieillard.

Quand les trois frères furent de retour, le vieillard, qui les attendait, leur dit :

— Racontez-moi, à présent, où et comment chacun de vous a passé la nuit, et ce qui lui est arrivé, et, après vous avoir entendus, je partagerai entre vous les biens de votre père. Que l’aîné parle le premier.

Et le prêtre parla de la sorte :

— Après avoir marché toute la journée, quand le soleil se coucha, je me trouvais dans un verger rempli de pommiers couverts de fleurs, et je me couchai sous un de ces pommiers, pour y passer la nuit. Mais je fus éveillé par un bruit épouvantable. Le tonnerre tomba sur l’arbre sous lequel j’étais couché, et en abattit et brisa toutes les branches, à l’exception d’une seule, celle qui était au-dessus de ma tête, laquelle resta intacte et conserva toutes ses fleurs. Pour moi, je n’eus aucun mal, grâce à un miracle que Dieu fit en ma faveur.

— Je vais vous expliquer ce que cela signifie, mon fils, dit le vieillard ; depuis que vous avez été sacré prêtre, vous n’avez dit qu’une bonne messe, une seule, et cette messe-là est représentée par la branche fleurie qui vous a sauvé la vie.

Puis, se tournant vers le second fils, le notaire, il lui dit :

— Et vous, mon fils, dites-moi également ce qui vous est arrivé.

— Quand le soleil se coucha, dit le notaire, je me trouvais au milieu d’un grand bois, et je me couchai aussi sous un arbre, pour y passer la nuit. Mais je fus bientôt éveillé par un grand bruit, et quand j’ouvris les yeux, je vis un homme très-grand, un géant, je pense, qui, avec ses deux mains, arrachait les arbres un à un et les mettait en tas. Quand il jugea que le tas était assez grand, il arracha encore un autre arbre et le tordit, pour en faire un lien pour lier le tout. Puis il voulut charger le fardeau sur ses épaules ; mais il était trop lourd, et, après avoir fait de vains efforts, il s’en alla, d’un air mécontent, en le laissant là.

— Voici ce que cela signifie, reprit le vieillard. Vous avez agi comme cet homme-là : le fardeau de vos péchés est trop grand et trop lourd pour que vous puissiez le porter jusqu'au paradis, et il vous faudra vous convertir et l'abandonner. Dans les premiers temps que vous êtes devenu notaire, vous preniez beaucoup plus d'honoraires qu'il ne vous en était dû ; et maintenant même, quoique vous en preniez moins, vous en prenez encore trop. Prenez garde, car un de vos pieds est déjà sur le bord de l'abîme ! — Et vous, laboureur, que vous est-il arrivé ? demanda-t-il alors au plus jeune des trois frères.

— Quand le soleil se coucha, dit celui-ci, je me trouvais auprès d'un château. J'y entrai, et je demandai l'hospitalité pour la nuit. On me fit bon accueil et, après souper, on me conduisit coucher dans une belle chambre où il y avait un bon lit de plume avec plusieurs tapis et couvertures de laine. Quoi qu'il en soit, je ne dormis point, car je ne pus jamais venir à bout de réchauffer un de mes pieds, qui resta glacé toute la nuit.

— Voici pourquoi, mon fils. Vous êtes un homme compatissant et charitable envers les pauvres, qui trouvent toujours bon accueil dans votre maison. Mais il y a dans votre cour une mare, et quand les pauvres que vous logez se rendent, dans l'obscurité, à l'étable où ils doivent passer la nuit, ils entrent dans cette mare ; leurs sabots se chargent d’eau, et, toute la nuit, ils ont les pieds froids et ne peuvent dormir.

— C’est vrai, répondit le laboureur ; mais mon premier soin, en arrivant à la maison, sera de combler la mare.

Le vieillard reprit :

— Voici maintenant comment il faudra partager l’héritage : le laboureur, qui est resté à travailler à la maison avec son père, et qui est charitable envers les pauvres, aura ce qui est dehors et ce qui est dedans, ce qui est vert et ce qui est sec. Quant à vous deux, amendez-vous, faites pénitence, et, un jour, vous viendrez avec moi dans mon royaume, au ciel.

Le vieillard disparut alors, ils ne surent comment, et ils comprirent que cet inconnu était le bon Dieu lui-même !

(Plouaret, 1871.)