Légendes chrétiennes/Le garçon sans souci ou la vertu d’une prière

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VIII


le garçon sans souci, ou la vertu
d’une courte prière dite de bon cœur.



Il y avait une fois un jeune homme paresseux et un peu mauvais sujet, qui n’aimait qu’à courir les pardons et les foires, et à danser et à chanter. Son nom était Alain Kerloho. Il avait un ami, nommé François Kerlann, qui paraissait être un homme sage et rangé, et qu’on ne voyait pas souvent autour des danses, ni dans les auberges. Tous les dimanches et jours de fêtes, il assistait à la grand’messe, dans l’église de sa paroisse.

Ils faisaient tous les deux la cour à la même jeune fille, Françoise Kerborio, jolie et d’humeur gaie, et qui, de plus, avait un peu de bien. Alain Kerloho était toujours bien reçu et le bienvenu auprès de la jeune fille, qui aimait à l’entendre chanter les jolis soniou qu’il savait en grand nombre, et à danser avec lui, aux pardons et aux aires neuves. François Kerlann, au contraire, était assez mal vu de la belle Françoise, et tous ses efforts pour lui plaire étaient peine perdue. Il en était très-affecté, et il médita de se venger sur son camarade.

Un jour, feignant de plaisanter, il dit à Alain Kerloho :

— Il faut que tu aies charmé le cœur de Françoise ; nuit et jour, elle a l’esprit occupé de toi, et elle ne fait que chanter tes chansons. Méfie-toi, je me vengerai un jour.

— Ma foi, mon cher ami, répondit Alain, je ne saurais te dire ce qui est cause de cela, car tu es plus joli garçon que moi, et tu as aussi meilleure réputation.

— Quand iras-tu la voir ?

— Je compte y aller samedi soir.

— Eh bien ! bonne chance alors.

Et Kerlann conçut le projet d’aller attendre Kerloho sur la route et de le tuer.

Le samedi soir, après son souper, Alain, ne songeant pas à mal, prit la route de la maison de sa douce Françoise, en sifflant et en chantant gaîment. François était à l’afFût, derrière le tronc d’un vieux chêne. Mais il crut entendre plusieurs voix, comme si Alain était accompagné de deux ou de trois camarades, de sorte qu’il eut peur, et il s’en retourna à la maison en se disant :

— Ce sera pour une autre fois.

Le lendemain, il vit Alain, après la grand’messe, et il lui dit :

— Eh bien ! as-tu été, hier soir, voir Françoise ?

— Oui, vraiment, comme je te l’avais dit.

— Et elle t’a bien reçu ?

— Oui, comme à l’ordinaire.

— Qui est-ce qui était donc avec toi ?

— Personne... J’étais seul. Pourquoi me demandes-tu cela ?

— C’est que Philippe Le Floch, qui t’a vu, m’a dit qu’il y avait deux ou trois autres avec toi.

— Non, j’étais bien seul ; et puis, je n’ai pas vu Philippe Le Floch.

— Quand comptes-tu y retourner ?

— Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Afin que nous ne nous y trouvions pas ensemble.

— Eh bien ! j’y retournerai mercredi soir.

— C’est bien ; alors, je n’irai pas ce jour-là.

Le mercredi soir, François Kerlann était encore à l’affût, sur la route, avec une cognée, pour tuer Alain Kerloho. Mais il crut entendre encore un grand nombre de voix, parmi lesquelles il reconnaissait celle d’Alain, et il eut peur et s’en alla encore, fort mécontent.

Le lendemain, il dit à Alain :

— Comme tu étais bien accompagné, hier, en allant voir ta maîtresse ! Tu avais donc peur d’être volé, ou tué peut-être ?

— Qu’est-ce que tu dis donc là ? J’étais tout seul.

— Tu ne dis pas la vérité, car, hier soir, je passai non loin de la maison de Françoise, et je te vis venir par la route, accompagné de cinq ou six autres ; je t’ai bien reconnu.

— Je t’assure qu’il n’y avait que moi.

— Eh bien ! c’est drôle, mais, j’aurais juré que vous étiez cinq ou six. Quand y retourneras-tu ?

— Samedi soir ; tu pourras m’accompagner jusqu’au seuil de la porte.

— À quoi bon, puisqu’elle ne m’aime pas et que vous vous marierez bientôt, je pense ?

Le samedi soir, Kerlann était encore caché sur le bord de la route, avec une cognée, et bien décidé, cette fois, à tuer Alain, avant de rentrer à la maison. Il entendit sa voix au loin qui chantait le dernier sone qu’il avait composé pour sa douce jolie. Mais, à mesure qu’il approchait, il lui semblait entendre encore plusieurs voix.

— Mille malédictions ! s’écria-t-il ; il sait sans doute que je suis à l’attendre sur la route, et il vient toujours bien accompagné.

Et il s’en retourna encore chez lui, furieux. Il allait souvent à confesse, et il avoua tout à son confesseur.

— Dites à votre camarade de venir me trouver, lui dit le prêtre.

Et, le lendemain, il dit à Alain que son confesseur désirait lui parler.

— Que me veut-il donc ? demanda Alain. Je n’ai rien à démêler avec les prêtres, pour encore. Il veut sans doute me confesser ?

— Va toujours, répondit François ; ce n’est pas pour te confesser malgré toi, sois-en certain.

Alain alla trouver le prêtre.

— Dites-moi, mon ami, lui demanda celui-ci, faites-vous vos prières ?

— Oui, sûrement ; j’en dis une, chaque matin et chaque soir, mais très-courte.

— Allez-vous aussi à la messe ?

— Oui, je vais à la messe tous les dimanches.

— Et vous priez durant toute la messe ?

— Je prie quelque peu aussi ; mais, pour dire vrai, c’est de ma douce jolie que je suis le plus occupé.

— Quelle est la prière que vous faites, matin et soir ?

— Ma foi, je dis un Pater et un Ave pour les pauvres âmes délaissées, qui n’ont personne pour prier pour elles ; puis j’en dis autant pour obtenir une bonne mort.

— Et vous faites cela deux fois par jour ?

— Oui, le matin et le soir. Elle n’est pas longue, ma prière, mais je la fais de bon cœur.

— Cela suffit, mon ami, et continuez de faire de même, car ce ne sont pas toujours les plus longues prières qui sont les meilleures.

C’est son bon ange qui avait empêché qu’il fût tué, en faisant croire à l’autre qu’il était toujours bien accompagné, quand il allait voir sa maîtresse, bien qu’il fût seul.


(Conté par Barba Tassel, de Plouaret.)