Aller au contenu

Légendes gaspésiennes/09

La bibliothèque libre.
Librairie Beauchemin, Limitée (p. 89-96).



LE MAUDIT.



D ans un bois épais appelé Forêt Noire se cachaient — il y a de cela au moins cent années — quatre méchants, quatre bandits qui vivaient de meurtre et de rapine. Lorsque les voyageurs qui passaient par ce bois pour se rendre aux villes voisines, y faisaient halte pour la nuit, le repaire des bandits, portant l’inscription d’hôtellerie, devenait leur tombeau. Malheur à ceux qui s’arrêtaient dans cette misérable demeure ! Leurs corps haussaient le pavé de la cave et leur argent était arraché parmi la froideur des cadavres. Peu à peu ces crimes furent mis au jour. On découvrit que cette sinistre masure était la tombe des voyageurs. Alors, personne ne voulant plus passer par là, on ouvrit un autre chemin, bien loin de la Forêt Noire. Mais les bandits le découvrirent, et guettant les voyageurs, ils les égorgeaient la nuit avec leur couteau. Puis, ils envahirent les contrées voisines et pillèrent maisons et granges. Ils se construisirent près d’une rivière, avec des pierres arrachées aux montagnes, un moulin à vent dont les ailes noires tournaient, la nuit, avec un bruit d’enfer… C’est là que le blé volé aux fermiers d’alentour était moulu et mis en farine. Le grain de la terre nourricière, par une ironie singulière, devenait le pain de ces misérables…

Ils forgèrent eux-mêmes avec une rage diabolique, les barres de fer avec lesquelles ils murèrent les fenêtres de leur taudis. La terreur populaire ajouta des tableaux fantastiques à la sombre réalité. Plusieurs affirmèrent avoir vu Lucifer lui-même gardant la porte de cette affreuse retraite avec une lance de feu. D’autres croyaient que c’était là le vrai lieu de l’enfer…

Le plus jeune des quatre misérables était le fils d’un homme très estimé dans le pays. Sa mère, femme pieuse et distinguée, était en proie à la plus grande douleur. Ses yeux, brûlés par les larmes, achevaient de s’éteindre, et son corps affaibli ployait sous le fardeau de cette douloureuse épreuve. Elle avait fait des vœux et des pèlerinages, accumulé les prières et les mortifications de toutes sortes pour la conversion de ce malheureux enfant, mais le Ciel était resté sourd à ses supplications, et son fils continuait de jeter la terreur sur son passage.

Pourtant, avec combien de soin elle l’avait élevé et de quelle piété elle l’avait entouré ! Enfant, ses yeux étaient pleins de douceur et son petit cœur était sensible et bon. Mais il y a parfois dans les âmes des mystères épouvantables. En grandissant, l’enfant devint cruel. Prenant plaisir à faire souffrir les bêtes, il usa de raffinement pour faire mourir les mouches, les rats, les chats. Il se réjouissait à la vue du sang. Devenu homme, sa cruauté fut plus étendue, plus dévorante. Tout ce qui respirait, tout ce qui palpitait, tout ce qui possédait la vie était pour lui un sujet de férocité. Il était le terreur des femmes, et les hommes mêmes craignaient de le rencontrer. Tous le fuyaient avec effroi. On le surnomma le Maudit.

Or, un jour que, dans la Forêt Noire, il égorgeait un loup, il fut mordu si cruellement par la pauvre bête qu’il lui échappa des hurlements de rage. Il essaya de fermer la plaie béante, mais la douleur le fit crier davantage. Alors comme le sang coulait toujours, il tomba épuisé sur le sol. Il se releva après mille efforts, et parvint à se traîner au bord de la route, où il espérait recevoir du secours. Ce fut son père qui, le premier passa par là ! Il le souleva avec précaution et l’emmena à la maison où tous s’empressèrent auprès de lui. Sa mère mourante reposait dans son lit. Avec quelle émotion elle le revit !… Sur le visage du Maudit chacun épiait les signes du repentir. Mais son cœur paraissait endurci pour toujours… Il regarda sa mère avec froideur, et des éclairs sauvages passaient au fond de ses yeux…

La terre était toute blanche de neige. Noël approchait. Les toits et les cheminées, d’une blancheur immaculée, brillaient sous le ciel clair, et le clocher de l’église s’élevait comme un doigt divin levé dans la nuit…

Le Maudit ne guérissait pas. Sa blessure encore ouverte, le tenait faible et sombre. Sa mère mourante avait dit — « Qu’on l’emmène à la messe de minuit, et que Dieu nous vienne en aide ! »

La lune se leva, douce et pure, sur les toits dentelés du village, et les cloches sonnant à toute volée annonçaient la sainte nouvelle. Le Divin Enfant est né ! Tous les cœurs battaient de joie, et, comme les Mages portant jadis l’or et l’encens, ils allèrent tous, les humbles et les riches, l’âme pleine de leur allégresse, ils allèrent tous s’agenouiller près de la crèche. Le Maudit, emmené sur un brancard, s’était assis indolent, parmi les fidèles.

L’autel ruisselait de pierreries et de lumières, et l’enfant Jésus, couché sur la paille, auprès de saint Joseph et de sa mère, souriait… Oh ! de quelle douceur était fait votre sourire, adorable petit enfant ! Quel souffle de bonté, de pardon, s’échappa de vos merveilleuses lèvres ? Quel miracle prodigieux sortit de vos fragiles mains ? Le Maudit regardait, écoutait, et tremblait… Le vieil orgue dont la voix avait charmé des générations, faisait résonner les glorieux cantiques, expression de la foi vivante depuis des siècles… Et les fidèles, remplis de saisissement, adoraient et priaient…

Alors, du fond du passé lointain où la multitude des ancêtres sommeille dans l’ombre, les mystérieuses puissances de la foi surgirent. Elle envahirent l’âme sauvage du Maudit… Subjugué par la beauté de ce mystère enchanteur, il tomba à genoux, courbé jusqu’à terre… Le voile obscur tomba de ses yeux, la lumière se fit en lui, et brûlé de honte et de remords, il pleura abondamment, il versa un torrent de larmes…

Une joie délirante s’empara de la foule : les fidèles sortirent en chantant le Te Deum. Et longtemps après que les cierges se furent éteints, que les fumées de l’encens se furent évanouies, on pouvait voir encore à la lueur de la faible lampe de sanctuaire, entre Joseph et la sainte Vierge, un colosse agenouillé, pleurant près d’un petit enfant !…

Sa mère, trop faible pour supporter cette grande joie, mourut le lendemain, en bénissant Dieu de lui avoir accordé la grâce si longtemps attendue. Et le Maudit retiré dans un cloître, expia par une vie de prière et de pénitence, ses horribles forfaits…