Légendes gaspésiennes/10

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Librairie Beauchemin, Limitée (p. 97-110).



LE PORTRAIT.



I l l’avait aperçue, cette belle Marthe L’Heureux, un soir de moisson, alors que le ciel était en feu, et qu’un petit ruisseau à l’eau fraîche chantait, tout proche dans les herbes humides… Les faucheurs harassés, le visage rouge et ruisselant, s’arrêtaient tour à tour de travailler, et sur le bord du ruisseau bienfaisant se penchaient pour boire. Les uns prenaient l’eau dans le creux de leur main, les autres buvaient à même, étendus dans l’herbe à plat ventre, et s’arc-boutant sur les deux bras. Ils s’essuyaient ensuite le menton sur leurs manches de chemise, et riaient de boire ainsi en rampant, comme on boit le long des sources quand on est enfant…

Il en venait de tous les champs d’alentour pour boire à ce délicieux ruisseau que, à vrai dire, on n’avait avant ce jour-là jamais beaucoup remarqué. Mais, il faisait une chaleur intense. Les gorges étaient comme desséchées par cet air brûlant. Le soir devenait de plus en plus lourd. Le ciel, teint de rouge, semblait traîner dans ses plis les lueurs d’un grand incendie… Et les hommes, haletants, las des efforts de ce jour accablant, mêlaient leurs soupirs et leurs plaintes au souffle des chevaux que les taons mordaient aux jarrets…

Donc, c’était ce soir-là que Joseph Blanchet avait connu et s’était mis à aimer Marthe L’Heureux. Elle était venue avec d’autres filles des champs pour se désaltérer elle aussi à l’eau claire du ruisseau. À bout de courage, tout en sueurs, lui s’était assis là avec quelques autres hommes pour sentir au moins quelques instants la fraîcheur des herbes folles ombrageant les fossés… Et ces belles filles-là étaient venues. On avait parlé un peu de tout, de rien, et tous les deux ils s’étaient attardés jusqu’à la brunante, revenant ensuite lentement derrière les charrettes pleines de gerbes… C’était son premier amour, et cet amour avait surgi comme par enchantement, pareil à un bouton de rose que l’on voit s’ouvrir subitement sous les ardeurs du soleil…

Il n’était plus jeune — ayant depuis plusieurs années dépassé la trentaine — et jamais aucune fille ne lui avait tourné la tête. Mais voilà que cette Marthe L’Heureux, toute mignonne, toute frêle, avec sa bouche petite et rose comme une fraise, ses yeux langoureux, ses cheveux d’or relevés en chignon sur la tête, comme les ont ces belles paysannes dessinées par les peintres, voilà qu’elle avait pris son cœur d’assaut, qu’elle s’était emparé de la forteresse de son âme toute neuve…

Et maintenant, il était amoureux à en devenir fou, à en mourir… Il ne se reconnaissait plus ; il n’était plus le même homme. Tout paraissait changé autour de lui, tout était embelli. Les oiseaux du bois chantaient avec une voix divine, les plus humbles fleurs lui semblaient ravissantes, les arbres avaient des frémissements qu’il ne leur connaissait pas, des couleurs qu’il ne leur avait jamais vues…

Il allait la voir quatre fois par semaine, et lui faisait part de ses projets. Sa mère était morte depuis plusieurs années. Son père, qui était vieux, lui répétait souvent : — « Jos, — c’était son surnom — quand tu voudras te marier je te donnerai, comme je l’ai fait pour tes frères, un grand morceau de terre, avec des animaux, et tout ce qu’il faut pour t’établir… » Il était enfin prêt à accepter le don paternel. Il voulait se marier et devenir un « habitant » de progrès dont les champs seraient féconds et les granges bien remplies… Il parlait avec elle des plaines immenses où s’aligneraient les gerbes lourdes d’épis…

Elle semblait consentir à tous ses rêves, et chaque fois qu’il se rendait auprès d’elle, il revenait transporté de béatitude en songeant au bonheur qui se préparait…

Il avait choisi déjà, sur la terre de son père, le coin qui serait à lui, et où il voulait bâtir son nid. Il l’avait choisi éloigné de la route et des


Il voyait déjà se profiler sur le bleu du ciel la légère fumée de leur blanche maison…

habitations, dans un isolement complet,

car, en son âme jalouse, il aimait mieux que sa belle Marthe fut cachée aux regards des autres hommes et bien à l’abri de toute adulation… Un petit bois touffu masquait la montagne. De gros saules tortueux y poussaient leurs branches massives, étendues comme des bras protecteurs… C’est là qu’il élèverait sa maisonnette, toute blanche, avec un petit fournil à côté, et un jardinet où de jeunes pousses embaumeraient… Il voyait déjà se profiler sur le bleu du ciel la légère fumée de leur blanche maison… Et, de jour en jour, c’était pour lui un enchantement nouveau de préparer ainsi dans l’amour le bonheur de sa vie…

Or, un jour qu’il revenait dans sa voiture, transportant du bois équarri qu’il destinait à sa future demeure, il rencontra un ami qui s’empressa de lui apprendre une nouvelle terrible… — « Sais-tu, Jos, dit-il, que Marthe L’Heureux se marie la semaine prochaine avec un gros marchand de la paroisse de St-S ? Tu sais, mon cher, les jolies filles c’est comme les oiseaux rares : quand on les prend pas tout d’suite, c’est fini, ça s’envole, on les revoit plus ! »

— « Mon Dieu, qu’est-ce que tu dis là ? » fit-il, étouffé, blanc comme un drap, fou de stupeur. Il porta la main à son cœur ; il lui semblait qu’une plaie venait de s’y ouvrir et que le sang coulait à flots. Il se sentait défaillir. Par instant, il douta de l’horrible nouvelle, se disant en lui-même : « Ça se peut pas, ça se peut pas ! Elle m’aime, elle me l’a dit ! »

Il passa une nuit affreuse, dans le cauchemar et la fièvre, se roulant dans son lit, se levant, se couchant, et ne pouvant fermer l’œil. Il enfonçait sa tête dans l’oreiller afin que ses sanglots ne soient pas entendus. Le lendemain, il se leva les yeux rougis, brûlés par les larmes. Et, vers le soir, n’y tenant plus, il se rendit à la maison des L’Heureux, décidé d’apprendre la vérité coûte que coûte. Une jeune fillette, sœur de Marthe, vint au devant de lui. — « Ma sœur dit-elle, est partie en voyage… Vous pouvez pas la voir. » — Elle ne lui offrait même pas à entrer… Les choses étaient bien changées… Après un moment d’affreux silence il se risqua enfin à demander : — « Dis-moi, ma fille, est-ce vrai qu’elle se marie… prochainement ? » L’enfant hésita d’abord, puis reprit ensuite avec fermeté et franchise : — « Oui, monsieur. Elle en a rencontré un qui est plus dans ses goûts… » Cette phrase tomba sur lui comme un coup de masse. Il s’enfuit, prenant le chemin de sa demeure, et marchant sans pensée comme un fou. Le soir, il ne rentra point à la maison. Il passa la nuit dans les bois d’alentour, allant au hasard, criant parfois comme une bête sauvage, et brisant les arbustes sous ses pieds, comme un forcené. Il tua plusieurs oiseaux avec des cailloux, et rentra chez lui le lendemain, les yeux injectés de sang et le cœur plein de haine…

Le jour du mariage, il ne tint pas en place, troublé, regardant sans cesse dans le vide comme un idiot. Caché derrière la haute clôture du jardin il regarda passer les voitures de la noce, et vit que Marthe était souriante, plus belle que jamais… Lui, il n’osa pas le regarder, craignant de lui sauter à la gorge, et de l’étouffer là comme un chien !… Cette pensée roula dans sa tête avec des lueurs de sang… Le tuer, lui, le voleur qui lui avait pris son bonheur… Le tuer… Pourquoi pas ? On a bien le droit de tuer le bandit qui vient pour nous dépouiller ? Et lui, n’était-il pas plus coupable que le voleur de grand chemin ?… La honte, le déshonneur d’être un assassin, l’horreur du bagne ou de l’échafaud… que lui importait tout cela maintenant ? De la vie il n’en voulait plus ; que pouvait-il en faire puisque sa bien-aimée n’était plus là ?… Et puis, après l’avoir tué, il pouvait fuir… Le bois est grand pour se cacher. On ne le retrouverait peut-être jamais. Il gagnerait les États, à pied à travers la forêt… Toute la journée il vécut avec son rêve de vengeance, les traits crispés, les poings serrés, ayant déjà les gestes d’un assassin…

Dans la veillée, à la faveur de l’ombre, il se dirigea vers la maison des L’Heureux, dans le dessein d’accomplir son acte vengeur… Il marchait à petits pas et sans bruit. Dès qu’il voyait venir quelqu’un, il se jetait dans les hautes herbes du chemin, et rampait le long des clôtures comme une couleuvre… De loin, il aperçut à travers les fenêtres le va-et-vient des noces… C’était un soir d’octobre odorant et tiède. Toutes les portes étaient ouvertes. Il approcha avec des précautions extrêmes, et se faufila dans un recoin du poulailler où il pouvait voir sans être vu.

Des hommes rentraient et sortaient. Des femmes, les mains chargées de plats fumants, se pressaient dans la cuisine avec excitation. À table, il vit qu’on mangeait et qu’on s’amusait ferme. Les verres s’entrechoquaient, les visages souriaient, les rires grossissaient. Des goulots de bouteilles luisaient sous les feux de la lampe… Quelques hommes plus en gaieté que les autres chantaient par bribes des chansons populaires, des chansons d’ivrogne… Ces voix entremêlées, discordantes, pleines d’une bruyante griserie, montaient par-dessus tout le tumulte, couvraient tous les bruits, tous les sons.

Pendant que les femmes, que les filles fileront,
Les hommes, les garçons boiront…

C’est, c’est, c’est du vin nouveau,
Faut vider les bouteilles !
C’est, c’est, c’est du vin nouveau,
Faut vider les pots !…

Puis les bouteilles se soulevaient encore, les verres se remplissaient de nouveau, et les mêmes voix reprenaient, de plus en plus traînantes et folles :

Le roi de France,
Qui n’est pas menteur,
Dit qu’il n’a jamais le bonheur
De boire à la rigolade
Avec de bons camarades !…

C’est c’est, c’est, du vin nouveau,
Faut vider les bouteilles !
C’est, c’est, c’est du vin nouveau.
Faut vider les pots !

Des rires sonores succédaient à ces folles chansons, et des propos de toutes sortes s’élevaient du sein de la joyeuse tablée…

La mariée était là, au bout de la table, toute rose comme une rose des champs, et les cheveux blonds comme les blés… Joseph Blanchet la regarda longuement, avec une admiration farouche… Puis il fixa les yeux sur celui qu’il devait tuer… Il était là, à côté de Marthe, tout près, tout près d’elle, si près que son souffle tombait dans ses cheveux… Il bondit, prêt à s’élancer sur lui pour l’éteindre à la gorge… Mais, il se ressaisit. Cet homme était trop entouré pour qu’il lui fut possible de se rendre jusqu’à lui… On ne le laisserait pas passer, on l’arrêterait, et son affaire serait manquée… Non, le mieux c’était une balle, là, en plein dans le front. Il s’y connaissait dans la manière de tenir un fusil… Justement, dans cette fenêtre il serait bien d’aplomb. V’lan, le coup partirait, et l’homme serait déjà mort…

Il revint donc rapidement chez son père pour prendre le fusil accroché à une poutre. Il savait où étaient les boîtes à cartouches. Il reviendrait bien outillé, et ce ne serait pas long… Quand il poussa la porte, la maison était pleine du silence de la nuit. Rien ne bougeait ; tous dormaient. Il étendit donc le bras au plafond pour saisir le fusil… Mais, il s’arrêta net : quelque chose avait remué à côté de lui, quelque chose de mystérieux… Il se pencha. Le portrait de sa mère était là accroché au mur, et les yeux de la morte vivaient tout-à-coup, le regardaient dans l’ombre avec une tristesse indicible… Il se pencha davantage pour mieux voir. Le portrait semblait vivant… Les yeux s’ouvraient, se fermaient, s’ouvraient encore pour se fixer sur lui obstinément, amoureusement… Les lèvres remuaient aussi, et il lui sembla qu’elles disaient : « Mon fils, mon fils, que vas-tu donc faire là ? Vas-tu déshonorer ton vieux père et souiller le souvenir de ta mère pour cette fille qui ne t’aime pas ? Mon enfant ! Mon enfant ! Reviens à toi ! Souffre en secret dans ton âme, garde ton mal pour toi seul… Tu verras comme tu seras content, car toute souffrance finit par être de la joie… Reviens à toi, mon enfant ! mon enfant !… » Il écouta longtemps ces mots qui vibraient avec douceur dans la nuit… Longtemps les yeux de la morte le regardèrent, longtemps les lèvres murmurèrent : « Mon enfant ! Mon enfant ! » Alors, vaincu, désarmé, il pleura silencieusement toutes les larmes de ses yeux… Refoulant son désespoir et se reprenant à la vie, il devint, parmi ses frères paisibles, une âme à jamais douloureuse et fermée.