Légendes pour l’imagerie populaire/4

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 19p. 290-297).


IV

ILIAS


Il y avait dans la province d’Oufa un Baschkir nommé Ilias. À la mort de son père, Ilias n’était pas riche. Son père l’avait marié depuis un an à peine, quand il mourut. Ilias possédait alors sept juments, deux vaches et deux dizaines de moutons. Mais comme il était économe et laborieux, il ne tarda pas à accroître son bien. Il travaillait du matin au soir, aidé de sa femme. Il se levait tôt et se couchait plus tard que les autres, et sa fortune prospérait d’une année à l’autre. Et Ilias vécut ainsi en travaillant, pendant vingt-cinq ans, et il amassa une grande fortune. Il avait deux cents chevaux, cent cinquante têtes de gros bétail et douze cents moutons. Des serviteurs menaient paître les troupeaux, des servantes trayaient les juments et les vaches et faisaient du koumiss, du beurre et du fromage.

Ilias possédait de tout en abondance, et les gens du pays l’enviaient.

Ils disaient : « Est-il heureux, cet Ilias ! Il a des biens à n’en savoir que faire ; il n’a pas besoin de mourir ! »

Les bonnes gens recherchaient son amitié, et l’on venait le voir de bien loin. Ilias recevait chacun, et donnait à chacun de quoi boire et manger. À quiconque venait, Ilias faisait servir du koumiss, du thé, du mouton. Dès qu’un visiteur arrivait, on tuait un mouton ou deux ; s’il en venait plusieurs, on tuait une jument.

Il avait deux fils et une fille. Il les maria tous les trois. Ses fils, du temps qu’il était pauvre, l’aidaient et même gardaient les troupeaux de moutons ou de chevaux. Mais quand ils furent devenus riches, les deux garçons commencèrent à mal tourner ; l’un d’eux se mit à boire. L’aîné fut tué dans une rixe. Le cadet, ayant épousé une femme orgueilleuse, cessa d’écouter son père. Ilias fut obligé de se séparer de lui. Il lui donna une maison et du bétail, ce qui diminua d’autant la richesse d’Ilias. Bientôt après, une épidémie s’abattit sur ses moutons, et en fit périr un grand nombre. Ensuite il y eut une année de disette, les prairies ne donnèrent pas de foin, et il mourut beaucoup de bétail pendant l’hiver. Puis les Kirghis s’emparèrent d’une bonne partie de sa terre. Ainsi le bien d’Ilias allait diminuant de jour en jour. Sa misère devenait de plus en plus grande, tandis que ses forces déclinaient. À soixante-dix ans il dut vendre ses fourrures, ses tapis, ses selles, ses voitures ; il vendit même jusqu’à sa dernière tête de bétail, si bien qu’il ne lui resta plus rien. De la sorte, il fut obligé, sur ses vieux jours, d’aller servir chez les autres, avec sa femme. Ilias n’avait plus rien que ce qu’il portait sur lui : une pelisse, un bonnet, une paire de souliers, et sa femme Scham-Schemagi, aussi vieille que lui. Son fils, séparé de lui, était parti pour les pays lointains ; sa fille était morte ; personne pour leur venir en aide.

Leur voisin, Mukhamed-Schah, eut pitié des deux vieillards. Lui-même n’était pas très riche et menait une vie tranquille. C’était un brave homme. Il se rappela l’hospitalité d’Ilias, eut pitié de lui, et lui dit :

— Viens vivre chez moi avec ta femme. L’été, tu travailleras pour moi, l’hiver tu donneras à manger au bétail. Scham-Schemagi, elle, traira les juments et fera le koumiss. Moi, je vous nourrirai, vous vêtirai et ne vous laisserai manquer de rien.

Ilias remercia son voisin et entra avec sa femme au service de Mukhamed-Schah. Au commencement, cela leur parut pénible, puis ils s’y habituèrent, et vécurent en travaillant selon leurs forces. Le maître n’eut qu’à se louer d’avoir de tels serviteurs. En effet, les vieux, ayant été maîtres eux-mêmes, s’acquittaient à merveille des soins du ménage et savaient toujours à quoi employer leur temps. Cependant Mukhamed-Schah était peiné de les voir, eux jadis si riches, tombés maintenant si bas.

Un jour, des parents de Mukhamed-Schah vinrent de loin lui rendre visite. Parmi eux était un mollah. Le maître ordonna de prendre un mouton et de le tuer. Ilias en tua un, le fit cuire et l’envoya aux hôtes de son maître. Ceux-ci mangèrent du mouton, puis burent du thé et du koumiss. Ils buvaient leur koumiss, assis sur des coussins et des tapis, et devisaient entre eux. À ce moment, Ilias qui avait terminé sa besogne, passa devant la porte. Mukhamed-Schah l’aperçut et dit à l’un de ses hôtes :

— As-tu vu le vieillard qui vient de passer ?

— Je l’ai vu ? Qu’a-t-il d’extraordinaire ?

— Voici. C’était le plus riche du pays. Il s’appelle Ilias. Tu as peut-être entendu son nom ?

— Comment donc ! Je ne l’avais jamais vu ; mais sa renommée s’étendait au loin.

— Eh bien ! maintenant, il n’a plus rien. Il sert chez moi, et sa femme trait mes juments.

L’interlocuteur, surpris, fit claquer sa langue et hocha la tête.

— Oui, c’est la vie ! Le bonheur tourne comme une roue qui élève l’un et abaisse l’autre. — Eh bien ! est-ce qu’il en a du chagrin, le vieillard ?

— Qui le sait ? Il vit sans rien dire, doucement, et travaille bien.

— Ne peut-on pas lui parler, l’interroger sur sa vie ? demanda alors le visiteur.

— Sans doute, fit le maître.

Il cria hors de la tente :

— Grand-père ! Grand-père ! viens boire du koumiss avec nous, et amène la vieille avec toi.

Ilias entra avec sa femme. Ils saluèrent le maître et les hôtes ; puis Ilias fit la prière et s’accroupit près de la porte, tandis que sa femme passait derrière le rideau et allait s’asseoir avec la maîtresse. On donna une tasse de koumiss à Ilias. Il salua, but une gorgée, et reposa la tasse.

— Eh bien ! Grand-père, lui dit le visiteur, cela doit t’attrister de nous voir ainsi, en songeant à ta vie passée, en comparant ton bonheur d’autrefois avec la vie si humble que tu mènes aujourd’hui ?

Ilias sourit et répondit :

— Si je parlais moi-même de mon bonheur ou de mon malheur, tu ne me croirais peut-être pas. Interroge plutôt ma femme. C’est une femme qui a le cœur sur la langue, elle te dira la vérité.

Le visiteur cria derrière le rideau :

— Eh bien ! Grand’mère, que penses-tu de ton bonheur passé et de ta misère présente ?

Et Scham-Schemagi répondit de derrière le rideau :

— Voici ce que j’en pense. Nous avons vécu cinquante ans, mon vieux et moi, cherchant le bonheur sans l’avoir trouvé. C’est seulement depuis deux ans, depuis que nous n’avons plus rien et vivons aux gages d’autrui, que nous avons trouvé le vrai bonheur. Nous ne demandons rien de plus.

Les visiteurs et le maître furent saisis d’étonnement. Le maître se leva même et s’en fut écarter le rideau pour voir la vieille. Celle-ci était debout, les bras croisés sur sa poitrine, et elle souriait en regardant son vieux. Et le vieillard lui souriait aussi.

La vieille reprit :

— J’ai dit la vérité. Je ne plaisante pas. Pendant cinquante ans, nous avons cherché le bonheur ; riches, nous ne l’avons point trouvé. Et maintenant qu’il ne nous reste plus rien et que nous vivons chez les autres, nous avons trouvé le bonheur et ne désirons plus rien.

— En quoi consiste donc votre bonheur ?

— Voilà. Nous étions riches, et nous n’avions, mon vieux ni moi, pas un seul moment de répit. Nous ne pouvions ni causer entre nous, ni songer au salut de notre âme, ni prier Dieu. Et combien de soucis !

Un hôte arrivait, et voilà un souci. Nous nous disions : « Que faut-il lui servir ? Quel présent lui faire, pour qu’il garde une bonne opinion de nous ? » Le visiteur parti, il fallait surveiller nos serviteurs, toujours portés à paresser et à bâfrer, et nous prenions garde que notre bien ne se gaspillât point, et voilà un péché. Ou bien nous craignions que le loup n’enlevât un poulain ou un veau, ou qu’on ne nous volât ; et, une fois couchés, nous ne pouvions fermer l’œil : pourvu que les moutons n’écrasent pas les agneaux ! On se levait, on allait voir, la nuit. Une fois rassurés sur ce point, c’étaient d’autres inquiétudes : comment faire les provisions d’hiver pour le bétail ? ou pis encore. Nous n’étions pas toujours du même avis, mon vieux et moi ; lui disait ceci, moi je voulais cela ; nous nous querellions, et voilà un péché. Ainsi tombions-nous d’un souci dans l’autre, d’un péché dans l’autre. Et notre vie n’était pas heureuse.

— Et maintenant ?

— Maintenant, nous nous levons, mon vieux et moi, toujours de bon accord ; plus de discussions ni de tourments. Un seul souci : servir le maître. Nous travaillons selon nos forces, et avec plaisir, afin que les choses tournent à l’avantage du maître, et non à son préjudice. Nous arrivons, le koumiss est prêt, le repas servi. S’il fait froid, nous avons de la tourbe et une pelisse. Et nous pouvons causer entre nous à loisir, nous avons le temps de songer au salut de notre âme, de prier Dieu. Durant cinquante ans, nous avons cherché le bonheur, et nous ne l’avons trouvé qu’à présent.

Les hôtes se mirent à rire. Ilias leur dit :

— Ne riez pas, mes frères, ce n’est pas une plaisanterie, cela : c’est toute la vie de l’homme. Nous étions biens sots, auparavant, ma femme et moi, quand nous pleurions la perte de nos biens. Mais, maintenant Dieu nous a dévoilé la vérité ; et ce n’est pas pour notre plaisir, c’est pour votre bien, qu’à notre tour nous vous la dévoilons.

Le mollah dit alors :

— Voilà de sages paroles. Ilias vous a dit vrai. C’est écrit dans le Coran.

Et les visiteurs, cessant de rire, devinrent pensifs.