Légendes pour l’imagerie populaire/3

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 19p. 285-289).


III

LES DEUX FRÈRES ET L’OR


Au temps jadis, non loin de Jérusalem, vivaient deux frères. L’aîné s’appelait Athanase, le cadet Jean. Ils vivaient dans la montagne, près de la ville, et se nourrissaient de ce que les gens leur apportaient. Les frères passaient leurs journées à travailler, non pour eux mais pour les pauvres. Partout où se trouvaient des gens accablés de besogne, des malades, des orphelins, des veuves, c’était là qu’ils venaient travailler, et ils s’en allaient sans jamais rien accepter en échange.

Ils passaient ainsi la semaine, chacun de son côté ; ils ne se retrouvaient que le samedi soir, dans leur demeure. Ils ne restaient chez eux que le jour du dimanche, priant Dieu et causant entre eux. Et l’ange du Seigneur descendait sur eux et les bénissait. Le lundi, chacun repartait de son côté. Ils vécurent ainsi pendant de longues années, et chaque semaine, l’ange de Dieu descendait sur eux et les bénissait.

Un lundi, comme ils venaient de se séparer pour aller chacun de son côté, à sa besogne, l’aîné se sentit soudain tout affligé d’avoir quitté son frère bien aimé. Il s’arrêta et tourna la tête. Jean cheminait tête baissée, et sans regarder en arrière. Tout à coup, il s’arrêta, comme s’il eût aperçu quelque chose, et, abritant ses yeux avec la main, regarda fixement de ce côté. Puis, il s’approcha de ce qu’il voyait, fit aussitôt un bond de côté, descendit en courant la colline et remonta l’autre versant, bien loin de l’endroit où l’on eût pu croire qu’une bête féroce l’avait poursuivi.

Très intrigué par ce manège, Athanase revint sur ses pas pour voir ce qui avait pu effrayer ainsi son frère. À mesure qu’il avançait, il voyait de loin quelque chose luire au soleil. Quand il fut tout près, il aperçut un tas d’or étalé sur le sol. Athanase s’étonna à cette vue et comprit moins encore la fuite de son frère.

« Pourquoi a-t-il eu peur ? Pourquoi s’est-il sauvé ? » se demandait-il. « Il n’y a pas de péché dans l’or ; c’est dans l’homme qu’est le péché. Si l’or peut engendrer le mal, il engendre aussi le bien. Que d’orphelins et de veuves on peut nourrir avec de l’or ! Que d’êtres nus on peut vêtir, que de malades, d’infirmes, on peut soulager ! Nous secourons les malheureux, mais nous pouvons peu, car nos ressources sont minimes, tandis qu’avec cet or, nous pourrions faire beaucoup de bien aux hommes. »

Telles furent les pensées d’Athanase. Il voulut les communiquer à son frère, mais Jean était déjà hors de la portée de la voix ; il ne le voyait pas plus gros qu’un insecte sur l’autre versant.

Athanase, ôtant alors ses habits, y mit tout l’or qu’il put emporter, le chargea sur son épaule et s’en fut à la ville. Il entra dans une auberge, confia cet or à l’aubergiste et repartit chercher le reste. Quand il eut apporté tout l’or, il se rendit chez un marchand, acheta du terrain dans la ville, de la pierre, du bois, embaucha des ouvriers, et se mit à construire trois maisons.

Athanase demeura ainsi trois mois à la ville, il construisit trois maisons : un asile pour les veuves et les orphelins, un hospice pour les malades et les indigents, un refuge pour les pèlerins et les mendiants. Puis il trouva trois vénérables vieillards : à l’un il confia l’asile, à l’autre l’hospice, au troisième le refuge ; et comme il lui restait encore trois mille pièces d’or, il en donna mille à chacun des vieillards pour être distribuées aux pauvres.

Les trois constructions furent bientôt remplies de gens qui louaient Athanase et le remerciaient de ce qu’il avait fait. Il en éprouvait une telle joie qu’il ne pouvait se résoudre à quitter la ville. Mais Athanase aimait son frère, et après avoir fait ses adieux à tout son monde, sans garder pour lui une seule pièce de monnaie, vêtu du vieil habit qu’il portait en venant, il reprit le chemin de sa demeure.

Comme il s’approchait de la montagne, il pensa : « Mon frère eut tort de s’enfuir ainsi du tas d’or. N’ai-je pas mieux agi que lui ? »

Mais à peine avait-il eu le temps de concevoir cette pensée que sur la route lui apparut soudain le même ange qui venait les bénir. Son regard était sévère. Athanase pâlit et dit seulement : « Pourquoi, Seigneur ? »

Et l’ange ouvrit la bouche et dit :

« Arrière ! Tu n’es pas digne de vivre avec ton frère. Un seul des bonds de ton frère est plus précieux que tout ce que tu as fait avec cet or ! »

Athanase lui expliqua, alors, comment il avait nourri en grand nombre des pauvres et des pèlerins, combien d’orphelins il avait recueillis.

Mais l’ange lui dit :

— « C’est Satan qui a mis cet or sur ton chemin, pour te séduire, et c’est lui qui t’a inspiré ces paroles. »

Et la conscience d’Athanase s’éveilla. Il comprit qu’il n’avait pas agi pour Dieu. Il fondit en larmes et se repentit. Alors l’ange lui rendit l’accès de la route, où son frère l’attendait.

Depuis ce temps, Athanase ne se laissa plus séduire par le diable et son or ; et il reconnut que ce n’est point par l’or, mais par le travail seul que l’on peut servir Dieu et les hommes.

Et les deux frères se remirent à vivre comme auparavant.