Légendes slaves du moyen âge (1169–1237)/Texte

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Légendes slaves du moyen âge (1169–1237) (Житїѐ Свѧты́хъ Се́рбскихъ Просвѣти́телей Сѷмеѡ́на и̑ Са́ввы, 1794)
Traduction par A. Chodźko.
chez l’auteur (p. 1-76).


LÉGENDES SLAVES DU MOYEN ÂGE


1169 — 1237




LES NÉMANIA





Saint Sabba, premier archevêque de Serbie, éclaireur de l’armée du Christ, et grand thaumaturge, était fils du Grand-Kniaze Némania, souverain autocrate de Dioclétie, de Dalmatie, de Travonie, de Bosnie, de Racie et de tous les peuples d’origine serbe, et de ceux qui habitent l’Illyrie, convertis autrefois au christianisme et baptisés par l’apôtre saint Paul. Né et élevé sous les auspices de cette religion, le très-pieux prince Némania, doué des dons de la sagesse et de la connaissance du vrai et du bien, pratiquait plusieurs vertus éminentes, mais surtout l’humilité, la miséricorde et la charité. Il avait épousé une princesse, qui lui ressemblait en toutes ces augustes qualités, Anne fille de Romanus, empereur grec. De cette union naquirent des fils et des filles qui, purifiés par le saint baptême, éclairés par le feu sacré de la foi, et fortifiés par l’instruction, faisaient la joie de leur père : tous ensemble jouissaient en paix des bienfaits de la Providence. Cependant, plusieurs années s’étant écoulées sans que la tzarine Anne eût enfanté, son mari et elle en étaient fort chagrins, vu qu’ils désiraient beaucoup avoir encore un enfant mâle. À cet effet, ils priaient nuit et jour, et les larmes aux yeux ils suppliaient Dieu en ces termes : « Maître suprême, Dieu tout puissant ! Toi qui jadis exauças Abraham et Sarah, et les autres Justes qui te demandaient de leur accorder des descendants ; dans ta clémence, Seigneur, daigne nous envoyer aussi un enfant ! Fais qu’après avoir imposé nos mains sur lui, et avoir invoqué ta divine bénédiction, nous puissions avoir en lui notre héritier, l’héritier des royaumes dont tu nous as gratifiés ! Donne-nous-le, et à compter du moment de la conception de l’enfant, jusqu’à la fin de notre vie, nous te promettons, ô notre Dieu, de vivre séparément et dans une chasteté parfaite ! »

Le Seigneur, qui est toujours près de ceux qui l’invoquent, agréa le vœu en leur accordant le fruit de nature : la tzarine accoucha heureusement d’un garçon (en 1169). Ils s’en réjouirent beaucoup, et, pénétrés de reconnaissance, ils glorifiaient Dieu pour avoir daigné exaucer leurs prières. Cet enfant tant désiré, au moment d’être régénéré par le saint baptême, reçut le nom de Rastko[1], afin qu’il pût grandir dans le bien du Seigneur. Lorsqu’il fut sevré, ses parents le confièrent aux soins des savans pour lui apprendre à lire dans les livres sacrés. Il y réussit à merveille, car c’était un enfant d’une perception rapide, naturellement gai, d’une figure charmante, aimé de tout le monde et adoré de ses parents. Rien qu’à le voir on se sentait l’âme réjouie, et l’on se disait l’un à l’autre : certes, ce sera l’homme le plus éminent de son pays. À l’âge de quatorze ans, son père lui donna à gouverner une province de l’empire, et attacha à son service des hommes capables non-seulement de lui faire apprendre les choses indispensables à tout homme qui doit régner un jour, mais aussi la morale, l’amour du vrai et la miséricorde. Grâce à ces maîtres habiles, Rastko, éclairé par le Saint-Esprit, reconnut que le commencement de la vraie sagesse, c’est la crainte de Dieu. Il évitait tous ces divertissements désordonnés qui énervent l’âme et le corps, ne recherchant que Dieu, son but unique ; il y faisait converger toutes ses pensées, soit qu’il assistât aux prières dans des sanctuaires, avec tous les sentiments de dévotion, de crainte de Dieu et d’humilité, soit qu’il méditât les merveilles de la commisération du Fils de Dieu envers les hommes, soit enfin qu’il voulût y conformer sa vie, absorbé dans la contemplation de la mort, du jugement dernier, de l’enfer et du royaume céleste, Rastko méprisait toutes les jouissances de ce monde. Lorsqu’il eut atteint sa dix-huitième année, ses parents se proposèrent de le marier. Par hasard, ou plutôt par un effet de la Providence divine, cela coïncida avec l’arrivée d’une mission de vénérables moines du mont Athos, envoyés à la cour de son père, pour y rechercher l’aumône. Le jeune prince s’en réjouit vivement, car il affectionnait le saint état monastique. Il ne tarda pas à apprendre que parmi les envoyés il y avait un prêtre, russien d’origine et très-versé dans les matières de la vocation religieuse et de la vie de privations. Rastko, se ménage une entrevue avec lui, et là, sans témoins, il lui demande des renseignements sur les anachorètes du saint mont Athos et le mode de vivre des dévots qui l’habitent. Puis, il lui dévoile ses pensées les plus intimes ainsi que son projet de s’enfuir avec eux, priant le prêtre de ne point en parler à qui que ce fût et de garder soigneusement le secret. Au récit que le prêtre lui fit de toutes les particularités de la règle, comme quoi les saints pères y vivaient dévotement, ou enfermés dans des monastères, en commun avec d’autres frères, ou isolés un à un, ou bien deux à deux et trois à trois, et comme quoi ils s’exaltaient à force de prières et de jeûnes ; Rastko, émerveillé et attendri, fondit en larmes, en s’adressant ainsi à son interlocuteur : Père, je m’aperçois, pauvre pécheur que je suis, que Dieu, qui sait tout, vous envoya ici pour calmer les angoisses de mon cœur. Oui, c’est maintenant, l’âme ravie de joie, que je commence à me comprendre moi-même et à m’expliquer ce que je désirais si ardemment ! Heureux en vérité, trois fois heureux ceux qui se sont assuré une existence si tranquille. Dites-moi, vénérable père, que dois-je faire pour briser à tout jamais avec cette vie mondaine et orageuse, pour vivre à l’instar de vos saints pères ? Maintenant si mes parents me contraignent de me marier, il me sera plus difficile encore de rompre tous ces liens de la terre qui me retiennent ici où je ne voudrais pas rester un jour de plus, de crainte que l’esprit du mal ne me fasse changer d’idée et de résolution. Je partirais tout seul pour Athos, mais je ne connais pas la route qui y conduit. Ah ! si je m’égare et si les émissaires de mon père m’atteignent ! Il est tout-puissant. Il me ferait revenir sur mes pas, et alors plus d’espérance ! Je lui aurais causé inutilement du chagrin, et moi-même je me serais couvert de honte avant d’avoir réussi dans l’œuvre de Dieu. Le vieillard, qui écoutait attentivement, répondit : « Enfant chéri de Dieu, l’amour des parents est certes une chose désirable et les liens de la nature doivent être respectés. Cependant Notre-Seigneur Jésus-Christ recommande de les abandonner pour le suivre dans le royaume du ciel. » Rastko, semblable à un sol fertile, recevait dans son cœur chacune des paroles du vieillard, en les arrosant avec des larmes de joie. Le prêtre étonné admirait la puissance de l’amour dont le jeune prince brûlait pour la cause de Dieu, et il dit : Mon fils, je vois ton âme plongée dans les profondeurs de l’amour divin ; hâte-toi de réaliser tes projets, qui ne manqueront pas de te profiter aussi bien qu’aux tiens. Pendant le voyage, je t’accompagnerai moi-même pour te soigner et te conduire jusqu’au mont Athos. Espérons en Dieu ; seulement pourvois-toi d’un bon cheval de course, et partons d’ici au plus tôt. À ces paroles, le jeune homme, plein de joie, ayant adressé une prière de reconnaissance au ciel, remercia aussi le vieillard : « Dieu te bénisse, ô saint père, dit-il, de m’avoir fortifié l’âme ! »

Il va trouver ses parents, et les prie de le bénir, sous le prétexte de vouloir prendre part à une chasse aux bêtes fauves, dont on organisait la battue dans les montagnes voisines du château. Que Dieu et sa bénédiction, disent-ils, soient avec toi, cher fils ; qu’il te défende et qu’il aplanisse le chemin sous tes pas. Pour mieux rassurer ses parents, Rastko fait aussitôt envoyer dans la montagne son équipage de vénerie, avec l’ordre d’y préparer la battue. Il sort du château avec ses gentilshommes, en déclarant que le lieu du rendez-vous général est au pied de telle et telle montagne. En effet ils y arrivent, et après s’être divertis en sa compagnie jusqu’au soir, ils s’endorment d’un sommeil profond. Alors Rastko court rejoindre son moine affidé et ils partent secrètement. Les voyageurs poursuivaient leur course accélérée pendant toute la nuit, et ils étaient déjà bien loin au moment où les premières lueurs de la matinée commencèrent à poindre. Lorsque le jour eut éclairé l’horizon, les nobles seigneurs, se rendirent au camp du tzarévitch[2], pour saluer leur maître, et ne l’ayant pas trouvé, ils disent : voilà le vilain tour qu’il nous a joué, parce que nous avons dormi plus longtemps que lui ! Dès le grand matin il sera retourné à la maison de son père. Cependant attristés et ne sachant pas comment agir, ils firent beaucoup de recherches dans la montagne sans pouvoir le trouver. Alors, abandonnant la chasse, ils se rendent chez ses parents, et ils déclarent ignorer ce qu’est devenu leur fils. Ceux-ci à la réception de cette triste nouvelle concernant Rastko, frappés de consternation et d’une immense douleur, tombent instantanément par terre, semblables à des corps inanimés. C’est à grand’peine qu’étant aspergés d’eau froide, on put les faire revenir à la vie. La nouvelle de ce fait étrange s’étant répandue parmi les seigneurs et les nobles de l’empire, ils accouraient de tous côtés et il y eut beaucoup de larmes et de gémissements. Après l’explosion des premières impressions d’affliction et de douleur, l’autocrate revenu à lui-même intima à tous l’ordre de cesser de pleurer. Il commença par rendre des actions de grâces à Dieu, et ensuite il dit à tous ceux qui l’entouraient, de même qu’à son épouse chérie, la mère du jeune prince : « Du courage, amis, nous n’avons pas de motifs pour continuer à nous affliger trop. Mon fils ne périra point. Dieu qui nous l’avait donné quand nous n’avions plus d’espoir, daignera encore une fois me permettre de le voir et de me repaître de la vue de ses traits chéris. » Aussitôt il fait venir un de ses chefs en lui disant : Ami, tu connais la douleur d’un père et l’ardeur qui consume les entrailles des parents, et le feu inextinguible qui brûle dans leur cœur ; saisis donc, mon cher, cette occasion de nous prouver ta fidélité et ton amour. Si tu atteins et ramènes mon fils, tu auras arraché la mère à une mort certaine et soulagé mon cœur paternel ; en même temps tu auras mérité de notre part toutes espèces de distinctions et de faveurs. Après quoi, il appelle auprès de lui plusieurs jeunes seigneurs, et les ayant excités par de semblables promesses, il les fait monter sur des chevaux vigoureux et leur ordonne de se rendre jusque dans les réduits les plus reculés du mont Athos. Pour autoriser leur démarche, il leur remet une lettre confidentielle adressée à l’éparque de Salone en lui enjoignant d’user de la force dans le cas où le prince ne voudrait pas obéir, et de le livrer au vaïvode les poings liés. Il ajoute aussi cette menace que : si l’éparque se refuse à l’accomplissement de mes ordres, qu’il sache qu’il s’attirera la haine et les châtiments au lieu de l’affection dont l’autocrate l’honorait jusqu’alors.

Le chef de l’expédition ayant reçu ces ordres et cette lettre, comme un dépôt du plus grand prix confié à ses soins, se met en route avec les jeunes seigneurs, et chevauchant nuit et jour, ils arrivent en toute hâte sans encombre dans la ville de Salone. Reçus avec honneur par l’éparque du lieu, ils lui remettent leur lettre, et lui racontent combien est grande l’affliction de leur souverain à cause de l’absence de son fils. L’éparque, qui aimait beaucoup le grand kniaze Étienne Némania, se fit rendre un compte exact de l’événement et en fut péniblement affecté. Avec des témoignages de respect et d’amitié envers le vaïvode et ses jeunes et nobles conseillers, il leur accorda d’honorables gardes pour les conduire directement chez le Prote, c’est-à-dire le chef supérieur de tous les couvents du mont Athos, auquel il avait écrit un message ainsi conçu : « Considérant qu’il s’agit d’une affaire importante, relative au fils du grand kniaze Étienne Némania, je prie ardemment Votre Éminence, de ne point dédaigner notre demande. Au contraire, si le fils de ce souverain de Serbie vient chez vous, faites en sorte qu’il retourne aussitôt chez ses parents. N’encouragez pas ceux d’entre les moines qui croiraient devoir favoriser sa retraite, car en agissant ainsi nous pourrions irriter non-seulement les ambassadeurs de Serbie, mais encore beaucoup d’autres. Tous sont prêts à verser leur sang pour leur tzar et à lui sacrifier leurs têtes. Gare à vous, car cette nation valeureuse ne nous laisserait pas en paix en Thessalie ni vous au mont Athos. »

L’ambassade, pendant son voyage dans l’intérieur de la montagne sainte, et après avoir franchi la barrière, s’enquérait près de tous ceux qu’elle rencontrait, leur décrivant la taille élancée du jeune prince, sa belle figure et autres particularités de son extérieur. On répondit : Peu de temps avant votre arrivée, celui que vous, cherchez s’est renfermé dans le monastère russien de saint Pantaléon, et y demeure depuis. À cette nouvelle, les officiers de l’ambassade quittent le chemin qui les conduisait chez le Prote, et se rendent au plus vite dans le monastère désigné. Ils y entrent inopinément et y trouvent celui qu’ils recherchent, ce qui les réjouit au point que, dans l’enivrement de leur joie, ils oublièrent le malaise et les fatigues d’un si lointain et si rapide voyage. Après avoir pris du repos, ils se demandèrent l’un à l’autre comment ils devraient s’y prendre pour le ramener à la maison paternelle. Ils furent d’abord d’avis de lui mettre les menottes, mais le cœur leur manqua, et ils eurent honte de porter la main sur leur maître ! Ils usèrent donc le moins possible de violence, se contentant de disposer des sentinelles, de manière qu’il fût sévèrement gardé à vue. En même temps ils firent reposer hommes et chevaux, pour pouvoir regagner leurs foyers au premier signal.

Le jeune prince observait tout cela : il était frappé de preuves de l’amour ardent que ses parents avaient pour lui et du zèle qui leur inspira l’idée d’envoyer dans un pays étranger le plus haut magistrat, choisi parmi les vaïvodes de la Serbie. Il en était si humilié qu’il n’osait lever les yeux vers le vaïvode. Enfin il le prend en tête à tête et le conjure avec instances de le laisser continuer l’œuvre qu’il s’est proposée et pour laquelle il avait déjà quitté ses parents, méprisé tout, ne voulant plaire qu’à Dieu. Le vaïvode lui répondit en peu de mots : Si, lorsque nous t’avons découvert, toi notre Seigneur, nous t’eussions trouvé ayant déjà embrassé l’état monastique, nous eussions eu tous deux un prétexte pour ne pas agir et différer l’exécution de mes instructions ; mais puisque, par la volonté de Dieu, nous te voyons tel encore que tes parents le désirent, comment pourrais-je éluder leurs ordres ? C’est pourquoi je t’en supplie, mon Seigneur, de n’y plus penser. Viens avec nous, tes esclaves, content et heureux de pouvoir calmer la douleur de tes parents. Il n’y a que ton retour chez eux qui, comme un baume salutaire, pourra cicatriser les blessures de leurs cœurs. Je dois pourtant déclarer que, dans le cas où tu serais d’un avis contraire, et ne voudrais retourner de bon gré avec nous, j’ai reçu l’ordre de te charger de chaînes et de t’y conduire par force.

Le tzarévitch ayant entendu cette menace et voyant le vaïvode inébranlable dans sa fidélité à son souverain, fait rayonner sa figure des sentiments de joie qu’il éprouve. Il serre dans ses bras le vaïvode, en ami, et lui prodiguant des caresses et des baisers, il s’écrie : « Réjouis-toi, mon ami ! l’esprit et la raison de la jeunesse changent souvent. Dans leurs rêves creux, ils présument qu’ayant une fois posé le pied sur le premier degré de l’échelle de la vraie piété, ils ont déjà atteint le ciel. C’est ainsi que moi-même, je m’imaginais pouvoir tout d’emblée quitter les festins royaux et les douceurs de l’éducation princière, pour hanter le palais des cieux et y jouir de la paix des bienheureux. Maintenant, mieux avisé, je sais ce que c’est que la vie monacale ; de combien et de quels jeûnes n’a-t-elle pas besoin pour être parfaite ! J’hésitais entre le désir de revenir sur mes pas et la honte de ne pouvoir pas m’y résoudre ; eh bien, je te remercie plus encore que mon père, d’avoir pris la peine de me contraindre au retour et, par ce moyen, me délivrer de la honte de reparaître dans la maison paternelle ! » Tandis que ses lèvres proféraient ces paroles en présence du vaïvode, sa pensée se portait secrètement ailleurs. Soupirant vers Dieu qu’il invoquait, il le priait de lui venir en aide dans l’accomplissement de ses désirs : car il combine une œuvre de pieuse ruse, inspirée par la sagesse de son cœur ; et éclairé par les lumières du Saint-Esprit, il se propose de surpasser le vaïvode en adresse. À cet effet, il supplie l’égoumène (abbé du monastère) de leur faire préparer un festin somptueux, comme s’il voulait se réjouir avec le vaïvode et ses nobles, et ne les laisser retourner chez eux que le lendemain. Le jeune prince communique son projet à l’égoumène, et il le prie d’ordonner aux moines du monastère de commencer le soir même à chanter les matines.

Sur ces entrefaites, les dispositions nécessaires ayant été prises, les convives s’assoient à une table somptueuse, pourvue de tout ce que le faste avait de plus digne d’être offert à ces hauts dignitaires. Le jeune prince les sert de ses propres mains et, leur versant du vin, il égaie ses illustres hôtes par des joyeusetés. Le souper s’étant prolongé bien avant dans la nuit, l’égoumène ordonna de faire résonner le maillet (billo) du monastère, car c’était un jour férié ; puis, s’étant levé, il se rendit avec le jeune prince à l’église, pour assister aux prières. Ils furent suivis par le vaïvode ainsi que par tous ceux qui se trouvaient présents. Les chants et les lectures se prolongeant plus que de coutume, les assistants, y compris les nobles préposés à la garde du prince et le vaïvode, par suite soit des fatigues du voyage, soit des amples libations du festin, succombèrent au poids du sommeil et s’endormirent.

Le jeune prince avec son regard pénétrant s’aperçut aussitôt de l’état où se trouvaient ses gardiens, qui ronflaient à qui mieux mieux. Il se lève, et, après avoir salué le saint autel, déclara qu’il voulait accomplir les vœux faits au Seigneur. Aussitôt qu’il eut reçu la bénédiction de l’égoumène, il choisit un moine dans le nombre des pères revêtus du sacerdoce. Tous deux étant montés sur une colonne (stolbe) qui se trouvait dans l’enceinte du monastère, et où il y avait une chapelle sous l’invocation du prophète saint Jean, précurseur du Christ, le très-orthodoxe tzarévitch s’y enferma et s’écria d’une voix ravie de bonheur : « Maintenant je te remercie, ô Dieu, inépuisable dans tes libéralités ! Désormais je t’exalterai, ô bonté suprême, comme tu m’as élevé !… » De son côté le moine, ayant prié, lui coupa les cheveux ; il le revêtit de la dalmatique si ardemment désirée, et changea son nom de Rastko en celui de Sabba. Le jeune homme, heureux de son nouvel état, remerciait beaucoup le Créateur du bienfait qu’il avait daigné lui accorder en accomplissant le désir de son cœur pacifique. Le vieillard admirait l’émotion et l’attendrissement du néophyte.

Pendant ce temps, les lectures se terminèrent, tous les fidèles se retirèrent. Alors les guerriers qui gardaient le prince s’éveillent en sursaut et le cherchent, sans pouvoir le trouver ni à l’église ni dans le monastère, grâce à sa métamorphose ; dépités et furieux, ils se mutinent. Le sang des soldats bout dans leurs veines. Ils commencent par s’en prendre à l’égoumène. Celui-ci ne pouvant donner aucune réponse satisfaisante, ils se ruent sur les prêtres et les accablent de coups. Ce ne fut qu’avec la plus grande peine que le vaïvode parvint à apaiser l’émeute ; après quoi, il dit à l’égoumène : « Quelle est cette perfidie que vous venez de commettre, ô pères révérends ? Quel méfait nous a valu une pareille insulte ? Comment avons nous mérité le tour indigne que vous venez de nous jouer ? Tout en respectant l’ange dont vous êtes l’image, nous méprisons votre malice diabolique. Nous avons été respectueux et bienveillants envers vous, nous vous avons traités avec autant de magnanimité que de cordialité. N’est-ce pas de votre part qu’est venu en Serbie ce fripon digne de mort (en montrant au doigt un des moines) ? Il commença par nous demander l’aumône, et ensuite il outragea le tzar qui vous a comblés de dons. Il suborna le fils dans les bras de son père et s’enfuit avec lui. Par cet instrument de votre insatiable perfidie, vous avez flétri ses parents, vous les avez abreuvés de mortelles larmes, et en même temps vous nous avez exposés à des peines affreuses inutilement endurées. Ici même et sous nos mains, après avoir perfidement soustrait notre maître, vous proposez-vous de le retenir plus longtemps encore dans les filets (la gorge) de vos infâmes intrigues ? Dans votre égoïsme présomptueux et votre sainteté supposée, présumez-vous être au-dessus de toutes les lois et en dehors de l’accomplissement des devoirs humains ? N’est-ce pas vous qui, vous abritant derrière la sainteté et l’innocence inhérentes à l’état sacerdotal, pensez pouvoir impunément commettre toutes les abominations ? Qu’y a-t-il donc de sacré pour vous, si vous osez même tromper votre propre tzar si impudemment ? Où pensez-vous aboutir par toutes ces machinations effrontées ? Est-ce une insulte ou un défi jeté à la face de votre souverain ? Ou bien prétendez-vous que nous nous résignerons à subir tant de fatigues en pure perte, et que nous frapperons l’air, sans trouver notre maître pour l’emmener avec nous ? Non, nous vous l’arracherons[3] lors même que vous persisteriez à nous cacher où il languit. Sachez que votre vie à tous est en notre pouvoir ! Voici ce qui vous donnera la mort ! Avec le tranchant de ce glaive, je faucherai vos têtes ! Ce fer saura bien affranchir le prince de votre violence arbitraire, et réduire à néant votre hypocrisie ! » Les guerriers qui, debout autour de leur chef et les yeux fixés sur lui, n’attendaient que le signal pour agir, recueillent ces paroles du brave vaïvode. Ils s’enflamment de colère, tombent en fureur sur les moines, et recommencent à les frapper cruellement, cherchant leur jeune maître… Au bruit de l’émeute, qui grondait terrible comme un orage, et aux cris plaintifs des saints Pères, battus sans pitié, le tzarévitch, caché dans sa colonne, fut ému. Il entendit leurs gémissements qui retentissaient tristement au fond de sa retraite, et il craignit que l’ardeur de la vengeance, embrasant de plus en plus les guerriers avides de sang, n’aboutît au meurtre. Aussi se penche-t-il du haut de sa colonne et d’une voix courroucée apostrophe le vaïvode : « Me voici ! je suis celui que vous cherchez ; mais, toi, qui es soi-disant sage, n’agis-tu pas avec l’irréflexion d’un enfant ? À la tête d’une poignée d’hommes et dans un pays étranger, oses-tu tenir des propos hautains et insensés ? » S’adressant aux nobles il ajouta : « Vous ne craignez pas Dieu puisque vous ne respectez pas ses sacrés représentants ! Est-ce beau, est-ce glorieux de vous armer ainsi contre les élus du Seigneur, de maltraiter les moines inoffensifs et de les faire trembler ? Quel mal vous ont fait ces pauvres du Christ ? N’avez-vous pas honte de dégainer et de vous ruer sur eux ? Je reste ici, mais je n’ai pas le loisir de vous entretenir plus longtemps. Vous ne me verrez que demain. » Le vaïvode et sa suite, ayant entendu ces paroles de la bouche du tzarévitch, se sentirent découragés et honteux. Ils ne savaient que lui répondre : seulement, s’étant rapprochés de la colonne, ils l’entourèrent et gardèrent toute la nuit. Le lendemain, en plein jour, le vénérable Sabba, se penchant du haut de la galerie, appela le vaïvode et ses nobles compagnons et parut devant eux dans sa mise de moine. Le voyant dans cet état, frappés d’épouvante et comme privés de parole, ils tombent tous le visage contre terre, l’arrosant de larmes amères. Ils y demeurèrent longtemps plongés dans les perplexités et le désespoir, tandis que le prince-moine chantait l’hymne du Seigneur, en leur disant : « Ô mon âme, glorifie le Seigneur, qui m’a revêtu du vêtement de sa miséricorde ! » Les guerriers sanglotant relèvent enfin la tête, et regardent le vaïvode qui, d’une voix forte et accentuée, s’écrie : « Enfant, au cœur d’une cruauté inouïe ! Prince, pourquoi nous précipitez-vous dans l’abîme de perdition et de honte à l’égard de notre souverain votre père ? Comment pouvez-vous mépriser une tendresse et une sollicitude semblables à celles que vous témoignent vos parents, le tzar et la tzarine, qui vous chérissent comme leur fils unique, plus que la prunelle de leurs yeux, et vous préfèrent à la couronne impériale et même à leur vie ! Vous, l’espoir et la joie d’un peuple tout entier qui attend votre règne, comment avez-vous pu, séduit par un vil moine, ouvrir votre cœur de prince à ces billevesées de couvent, que l’on vous a traîtreusement insinuées, et que vous avez préférées à l’amour paternel ? Ce bonheur imaginaire, que procure la solitude, peut-il vous être plus cher que le bien-être de millions d’hommes qui espèrent en vous l’héritier de leur tzar et leur futur souverain ? Ne savez-vous donc pas, Kniaze sans pitié, qu’à la réception de la nouvelle de votre déraisonnable erreur, le cœur de vos parents se brisera de chagrin et la joie de vos sujets sera changée en tristesse et en stupéfaction ? En présence de toutes ces considérations, comment pouvez-vous jouir de l’accomplissement de vos rêves, sans ressentir à tout moment les angoisses d’une âme bourrelée par de cruels remords ? Ne crains-tu donc pas que ton père, outragé d’une manière si éhontée, ne vienne ici venger l’insulte, et t’arracher de cette colonne après avoir écrasé tes suborneurs sous le poids de la toute-puissante main de son peuple, qui brûle du désir de se venger ? Ah ! que ne puis-je voir ici mon souverain, et sur un geste de lui, mon bras saurait bien venger le grand tzar de la sordide avidité de vos intrigants du monastère. »

Le tzarévitch frissonna de peur à la vue de l’extrême irritation de tous les guerriers, et redoutant la probabilité d’une nouvelle attaque de leur part, il essaya de les calmer par des paroles affectueuses. Il leur dit, entre autres : « Ô mes frères et amis ! je vous conjure de ne pas vous affliger sur mon sort. Remercions plutôt Dieu de la faveur qu’il vient de m’octroyer. Il m’a sauvé à deux reprises, d’abord en me permettant d’accomplir mon évasion sain et sauf, et puis en m’arrachant ici de vos mains. Vous voulez me faire échouer dans la poursuite d’un but méritoire et que je convoite ardemment. Vous désirez vous glorifier devant votre souverain de m’avoir fait revenir sur mes pas. Mais ce Dieu sur lequel j’ai compté, en fuyant la maison paternelle, fut mon aide et mon sauveur. Selon sa volonté suprême et sainte, il continuera de pourvoir à mes besoins. Quant au gouvernement et au bien-être auxquels la nation, me dites-vous, s’attend de ma part, ô mes amis, j’aurais beaucoup de choses à vous dire là-dessus. Élevé à la cour et sur le sein de mon père, j’eus maintes occasions d’assister à son action gouvernementale. J’ai vu quels immenses quantités de devoirs doit remplir le souverain à chaque heure du jour. Quelles entraves et quels lourds fardeaux ne rencontre-t-il pas sur son chemin ? Les premiers d’entre ses serviteurs n’hésitent pas à lui dissimuler habilement la vérité. Le bonheur de tant de milliers d’hommes relevant du tzar, que répondra-t-il devant Dieu s’il a négligé un seul des devoirs de souverain ? C’est par une sagesse surhumaine, un amour ardent pour le prochain, un travail assidu, et à force de veilles et de labeurs, de jour et de nuit, qu’on y réussit. Le tzar qui aime ses sujets comme ses enfants et remplit convenablement ses devoirs doit ou être partout, voir tout, et tout entendre par lui-même, ou avoir plusieurs serviteurs qui, en amis zélés et dévoués, n’aient devant les yeux que le bonheur de tous. Or, comme il est très-souvent presque impossible de pourvoir à l’un et à l’autre, il ne reste au prince qu’à opter entre les deux extrémités, ou ne pas s’inquiéter de la prospérité de ses peuples, ou se résoudre à mener cette vie d’au jour le jour, à travers d’incessantes sollicitudes, partagée entre le désir et la crainte, l’espoir et la séduction, la colère et l’affaissement. Quant à moi, avant de consulter mes penchants naturels, j’avais mis à l’épreuve mes forces et mes moyens. J’avoue que je ne les ai pas trouvés suffisants pour porter le poids immense de la gestion des affaires publiques[4]…… Ne croyez pas que j’aie prisé mes aises personnelles au-dessus du bien-être du peuple, ou que d’ignobles sentiments de mépris de l’amour filial et de la tendresse due aux parents, m’aient poussé à fuir le monde, les hommes et ma famille, jusqu’au fond de ce désert. — Ah ! s’il m’était donné de pouvoir ouvrir mon cœur devant vous, je serais certainement excusable aux yeux de tout le monde et en même temps justifié !…… Mais, maintenant c’en est fait !…… vos efforts ne sauraient me profiter non plus que les larmes et les sanglots de mes parents ! Je vous en supplie donc, mes braves amis, cessez vos lamentations. Retournez là où le devoir vous appelle, saluez-y mes chers parents ainsi que mes bien-aimés frères ; qu’ils ne s’affligent plus à cause de moi, qu’ils ne m’en veuillent pas ; je suis toujours de la famille ! — Mais, ô affreuse et foudroyante pensée, qu’ils ne me maudissent pas ! qu’ils viennent plutôt au mont Athos, eux aussi, glorifier le Très-Haut qui a daigné m’accorder la faveur de louer dans ce sanctuaire sa providentielle bonté, et d’atteindre enfin l’objet de tous les vœux de ma plus tendre enfance. Ici j’espère servir d’appui à leur vieillesse, et honorer leurs cheveux blancs…… En disant cela, il fait quelques pas en avant, la menace au front, le visage inondé de larmes ; puis il tombe par terre et reste là sans proférer aucune parole…… Il se relève enfin. Ses yeux, reflétant la rage, la souffrance et la résolution, s’arrêtent sur le groupe des guerriers qui se désespéraient réunis au bas de la colonne. Du fond de son cœur rempli d’amertume, il pousse un soupir, et, leur jetant ses vêtements princiers et des poignées de boucles des cheveux blonds dorés qu’on lui a coupés, il dit : « Prenez ces signes et emportez-les comme autant d’incontestables preuves que vous m’avez trouvé vivant, moi, Sabba de nom, moine de Dieu. » Il y joignit un message préparé d’avance, adressé à ses parents et conçu en ces termes :

« Mes très-gracieux et très-chers parents, je sais combien vous affligera tout d’abord la nouvelle de ma séparation, que l’on suppose à tort éternelle. J’espère qu’aussitôt que vous aurez appris pourquoi j’ai renoncé aux biens de ce monde, je vous verrai immédiatement venir, Dieu le permettant, visiter la montagne sainte. Ainsi serai-je de nouveau réuni à vous, et réjoui du bonheur de vous contempler, d’honorer votre vénérable et sainte vieillesse, de savourer les délices de la douceur de votre amour paternel, et, j’aime à l’espérer, de voir peu à peu votre douleur (morsure de serpent) diminuer et enfin disparaître. Je vous supplie de ne point vous affliger de mon sort. Ne me croyez pas perdu, mais félicitez-vous plutôt de ce que j’ai échappé à la perdition, et souvenez-vous de moi dans vos prières, afin que, grâces à elles, Dieu daigne me donner la force de parachever ma course ; autrement, vous ne me verrez plus vivant auprès de vous. Chers parents, à votre tour, prenez soin du salut de vos âmes…… » Il ajouta quelques réflexions tirées des textes évangéliques, touchant l’humilité, l’amour de la paix, la vérité et le Jugement, finissant ainsi son message : « Ne faites pas aux autres ce qui vous est pénible et ce qui n’est pas désirable pour vous-mêmes. »

Le vaïvode et ses nobles compagnons, ayant recueilli les cheveux, les vêtements et reçu le message du tzarévitch, dont la résolution fut implacable et inébranlable, se tournèrent vers lui les yeux pleins de trouble, s’écriant : « Malheur à nous, infortunés que nous sommes ! Pourquoi faut-il, ô notre Seigneur, qu’en te retrouvant nous soyons plus affligés qu’au jour de ta fuite ? Et vous, dépouilles chéries, vêtements du bien-aimé (désiré), objet de tant de regrets, comment vous emporter ? Comment vous faire voir aux parents, aux frères qui redemanderont leur fils et leur frère ? Ô cheveux chéris ! vous qui, jadis, délectiez les yeux et le cœur de la famille, comment nous résoudre de vous les offrir, vous des larmes, du trouble et du désespoir des parents ? Comment les porterons-nous, et quelle récompense nous en reviendra-t-il ? Notre festin de la dernière nuit n’était que dérision au lieu d’une réjouissance. Tu nous as trompés, comme Jacob trompa Ésaü pour hériter de la bénédiction paternelle. La coupe qu’hier encore, ô Seigneur, tu remplissais d’un vin généreux, était plus douce que le miel et débordait de plaisir ; aujourd’hui elle est remplie de fiel et d’absinthe ! Fatale nuit où, enivrés de plaisirs empoisonnés, nous nous endormîmes ; puisses-tu être éternellement sombre et que jamais tu ne sois embellie par les doux rayons de la lune ! Insensés que nous sommes, nous laissons dans un instant s’échapper de nos mains celui que nous avons poursuivi pendant plusieurs jours ! Pourquoi ne l’avoir pas plutôt enchaîné selon les ordres de son père ? Nous ne serions pas en proie à toutes ces angoisses mortelles ! Maintenant que ferons-nous ? Comment paraître devant notre souverain ? Quel roc ou quelle masse de fer ne se briserait pas de douleur et d’épouvante au triste récit que nous devrons faire aux parents et aux frères de notre maître ? S’entretenant par de tels et semblables discours, les uns pleuraient, les autres ne respiraient que vengeance, et, à les entendre, les pierres insensibles elles-mêmes se seraient émues. Enfin, accablés de tant de souffrances et de lassitude, ils lui jettent un regard de reproches mêlé de mépris, et disent : Adieu ! cœur de roc, adieu ! fuis le monde pour t’ensevelir dans les ténèbres, car tu es indigne de la lumière ! Après avoir trompé ton père, tu nous as trompés à notre tour. Nous ne comprenons pas comment Dieu t’agréerait, toi au cœur dur et astucieux ? Ces paroles, entrecoupées de larmes de rage et d’attendrissement, furent les dernières qu’ils prononcèrent. Puis ils partirent pour regagner la Serbie. Tout en chevauchant, ils se retournaient vers la colonne pour l’apercevoir, jusqu’à ce qu’elle eût entièrement disparu à leurs yeux. Lorsqu’ils furent éloignés, le saint descend du haut de sa colonne, remercie Dieu d’abord, puis court saluer l’égoumène et tous les frères. Il les conjure tous, mais principalement le vénérable vieillard, l’égoumène, de ne pas lui en vouloir de la brutalité qu’ils ont soufferte de la part des soldats du vaïvode. Au contraire, dit-il, priez Dieu de pardonner à ceux qui vous ont offensés et de les laisser en paix et santé regagner leurs foyers. Les frères, bien accablés de coups, pouvant à peine remuer, vinrent tous l’embrasser, lui montrant leurs plaies, leurs foulures et les tumeurs dont leur corps était bleui. Le sage et pacifique Sabba leur dit : « Frères, pardonnez aux soldats, car ils n’ont su ce qu’ils faisaient. Emportés par la colère, ils vous ont confondus avec leurs ennemis. Souvenez-vous des paroles du Seigneur, qui dit : « Bienheureux si vous êtes calomniés pour mon nom ; on vous chassera et on vous injuriera à cause de moi. Bienheureux ceux qui pleurent et souffrent pour mon nom, car ils seront consolés ; réjouissez-vous et soyez dans la joie, car votre récompense est abondante dans les cieux. » L’âme remplie de bonheur, il leur dit encore ceci : « Dieu est notre refuge et notre force, il nous aide dans les chagrins qui nous accablent. Fidèles aux ordres du tzar, ces émissaires voulaient arrêter mon essor vers Dieu et m’arracher d’ici, brisant les liens de cette parenté spirituelle par lesquels je vous suis uni dans le Seigneur. Mais grâce à vos prières et à la lutte que vous avez courageusement soutenue dans vos corps, outragés pour moi, la fureur des assaillants s’est vue impuissante contre vous. » Les moines, ses frères, si cruellement maltraités et encore gémissants de la douleur causée par leurs récentes blessures, trouvent un soulagement instantané dans ces sages et pacifiques paroles. Heureux d’avoir souffert pour le tzarévitch, dont les consolations leur profitèrent si bien, ils oublièrent vite leurs ressentiments et leurs meurtrissures.

La nouvelle se répandit aussitôt sur toute la surface du mont Athos. On se racontait comme quoi le fils du grand kniaze Étienne, autocrate de Serbie, avait quitté son père, glorieusement régnant, et comme quoi, par amour de la vie monacale et de la cellule d’anachorète, il est venu habiter avec nous et vivre à l’image des anges. Tout le monde voulait le voir. Le jour de la grande fête du monastère de Vatopède (dit impérial, ou le plus important dans le mont Athos), anniversaire de l’Annonciation de la très-sainte Vierge, mère de Dieu et notre souveraine, on lui envoya une invitation de la part du prieur de ce vénérable monastère, afin de jouir en communauté de la bénédiction des prières du jour, et de participer aux gloires du culte de l’immaculée mère de Dieu. En y arrivant, il reçut l’accueil le plus amical de la part de tous. Le nouveau venu chanta avec les frères tous les cantiques relatifs à la solennité, puis il visita le monastère dans tous ses détails. Il dit : Que vos tabernacles sont aimables, ô Seigneur des armées ! Enfin, il céda aux prières du prote de l’égoumène et de ses frères en Dieu, qui le suppliaient de rester à Vatopède, parce qu’il convenait qu’un fils de tzar habitât un monastère impérial. Obéissant au désir des frères et de l’égoumène, il dit : Qu’il est doux pour les frères d’habiter ensemble dans la paix, et l’abondance des bonnes œuvres, vaquant à la prière, et jouissant de toutes les joies et délices de l’âme ! Après un assez long temps, Sabba demanda à l’égoumène de le laisser aller visiter les monastères et les moines du mont Athos. La permission obtenue, il visita tous les ermitages et cellules des pénitents (jeûneurs). Il fit ensuite pieds nus le pèlerinage qu’il souhaitait d’accomplir depuis longtemps au sommet de la sainte montagne. Il y passa à genoux toute une nuit en prières, veillant et adressant à Dieu des supplications qui jaillissaient du fond de son cœur attendri, faisant pleuvoir de chaudes et joyeuses larmes sur la cime la plus élevée d’Athos. Il fit ensuite le tour de la montagne, y visita plusieurs pénitents qui ne vivaient que de fruits et de l’herbe des champs, glorifiant Dieu nuit et jour, n’ayant d’autre soin que de satisfaire la volonté divine. Les uns vivent dans le creux des rochers, ou bien au fond de précipices béants. Les autres, sur des pics et des montagnes élevées, n’ont pour tout abri que des tentes couvertes d’herbages. Ils se récréent au bruit du vent qui souffle dans les arbres et au chant des oiseaux, et cherchent à s’enflammer du feu de l’amour divin, et ainsi malgré leurs corps ils vivent nuit et jour à l’imitation des êtres incorporels. Le vénérable père Sabba, après avoir tout vu, revint dans son monastère. Le front soucieux, il salua l’égoumène, embrassa les frères qui tous lui demandaient les détails de son excursion à la montagne sacrée ; mais ils s’aperçurent que la teinte juvénile qui illuminait son visage était altérée. Ils ne s’imaginaient pas les peines qu’il avait eues à souffrir durant son pèlerinage, fait pieds nus, dans des chemins rocailleux, où souvent il se meurtrissait contre la pierre. Après les avoir entretenus pendant quelques instants, il se retira pour se reposer de tant de fatigues. Longtemps après, il vint chez l’égoumène et lui demanda la permission de vivre en ermite sur l’Athos. L’égoumène, étonné d’une si étrange demande, et peu disposé à la lui accorder, dit que quiconque n’a pas solidement fixé son pied sur le premier degré, ne doit pas s’aventurer vers les hauteurs de l’échelle qui conduit au faîte des vertus contemplatives ; à plus forte raison, ajoutait-il, toi qui ne sais pas encore lutter corps à corps avec Satan. Chaque œuvre a son temps pour être bonne, utile et agréable à Dieu. Ignores-tu donc que partout l’on connaît déjà ton illustre origine ? Si tu étais attaqué dans ton désert, c’est à nous quoique innocents que l’on s’en prendrait, à cause de ce désir téméraire. Il n’y a pas longtemps que nous avons subi pour toi tant d’humiliations et d’ennuis ! Ne fais donc pas cela, reste avec nous et tu ne t’en trouveras que mieux. Le saint obéit à l’égoumène, et lui répondit : Que la volonté de Dieu repose sur nous ! Tout le monde l’aimait et l’admirait pour son humilité. Il passait ses journées à aider les frères dont il faisait l’ouvrage, et passait la nuit en prières qu’il récitait chaque heure, se privant de sommeil. Son manger et son boire n’étaient que du pain sec et de l’eau, encore en usait-il fort modérément, pour dompter les révoltes du corps, émoussant et brisant ainsi l’aiguillon de la chair. En hiver, il souffrait beaucoup, car il ne portait qu’un léger vêtement de crin et marchait toujours sans chaussures. La plante de ses pieds s’était durcie au point qu’il ne craignait plus de se heurter aux cailloux. L’égoumène et tous les prêtres, témoins de ces abstinences et mortifications dont il harcelait son corps délicat, en étaient fort étonnés. Émerveillés d’un changement aussi prompt que parfait dans ses habitudes, ils admiraient le zèle qu’il montrait pour cette rude vie monacale, lui fils de roi, qui avait été élevé et avait grandi dans le luxe et l’abondance. Interrompons un instant notre histoire du jeune prince, pour dire quelques mots de ses dignes parents. Le vaïvode et ses nobles compagnons de voyage, d’abord n’ayant pu atteindre le saint comme nous l’avons raconté, puis trompés par lui dans le monastère, et n’ayant réussi à rien, revinrent à la cour de ses parents, les mains vides. Ils leur redisent toutes les particularités qui concernent leur fils, et produisent les vêtements et les cheveux du jeune Rastko, ainsi que la lettre écrite de sa main. En présence de ses parents et de ses frères, des seigneurs et de tous les assistants, la lettre est ouverte et lue. On y apprend l’histoire étrange du jeune tzarévitch. Les parents, comme frappés au cœur d’un coup d’épée, tombent par terre sans connaissance. Tous les autres sont saisis d’épouvante, mais bientôt se remettant de leur trouble, et usant du peu de force qui leur reste, ils s’empressent de prodiguer leurs soins au tzar et à la tzarine. Ils les relèvent et les font peu à peu revenir à eux… Enfin, le souverain donne les premiers signes de vie ; remis de sa défaillance, il ne dissimule pas son ardent désir de venger l’insulte dont cet événement flétrit l’honneur de son empire. Le tzar sent tout ce qu’il y avait d’ignoble et de perfide dans la conduite astucieuse des moines. Ses yeux lancent des éclairs brillants comme la foudre, et il s’écrie d’une voix colère : Ah ! loups rapaces, cachés sous la peau de brebis ! Que l’on m’apporte mon vieux casque et mon cimeterre, j’irai en essuyer la rouille sur leurs têtes ! Ces paroles, prononcées par le tzar, s’échappaient du fond de son cœur bouillant de rage et du dépit de voir sa majesté outragée. Tous les seigneurs qui l’entourent sont frappés de terreur. Ils redoutent que cette surexcitation n’exerce une pernicieuse influence sur la santé du prince. Ils se jettent à ses genoux, le suppliant de maîtriser les émotions de son cœur paternel, qui pourraient être funestes à son corps affaibli par l’âge. Ils ajoutent : Tous, nous sommes prêts à venger l’atteinte que vous avez reçue dans vos affections les plus intimes ! Ils n’attendent qu’un signe de lui pour exécuter ses ordres. Cependant l’un d’eux s’écria : Daigne, ô très-gracieux souverain, apaiser les éclats de ce courroux qui te bouleverse et expose ta santé précieuse à un imminent péril ! Au nom de l’affection que tu portes à tes sujets, et de l’amour dont tu brûles pour le fruit de tes entrailles, nous t’en conjurons, calme toi !… Pressé par les sollicitations des seigneurs qui l’entouraient et insistaient au risque de lui déplaire, le tzar se laissa enfin fléchir, et, prêtant l’oreille à leurs prières, il prit le deuil et commanda que tous les membres de sa famille le prissent avec lui. On voila de noir la couronne, le globe (royaume) et tous les insignes qui avaient appartenu à l’enfant. Il pleura d’abord avec la tzarine accablée de douleur ; ensuite ils baisèrent à plusieurs reprises les blonds cheveux de leur cher fils. Leurs regards ne se détournaient de ces objets que pour y revenir aussitôt. Ils appelaient leur cher enfant par son nom, et, embrassant ses frères, ils les pressaient sur leur poitrine suffoquée par la douleur, cherchant dans ces caresses soulagement et consolation. Quelques heures après, la cour et la ville se vêtirent de deuil, pour partager l’affliction du souverain. Mais suspendons ce lamentable récit. Il est si naturel que les pères et mères, les frères, les sœurs s’affligent de la perte des leurs, et en souffrent jusqu’au moment de leur mort ! Étant après cela revenus à de meilleurs sentiments, la crainte de Dieu ayant trouvé accès dans leurs âmes, ils se dirent : les âmes de nos jeunes enfants nous devancent dans leurs aspirations vers le beau et le bon ; ainsi en a disposé le Seigneur, qu’il en dispose désormais selon son bon plaisir et que son nom soit béni, à présent et toujours ! Alors ils envoient beaucoup d’or pour subvenir convenablement aux besoins du tzarévitch, disant : Notre fils doit être abondamment pourvu de tous les biens. Qu’il ne manque de rien pendant son séjour à l’étranger ! Ils y joignirent des sommes d’argent pour être distribuées aux vénérables Pères qui vivent dans la pauvreté, et aux indigents qui viendront le voir au mont Athos. Le tzar donne des ordres détaillés pour préparer tout ce qui est nécessaire à son fils, et lui écrit un message ainsi conçu : « Ta bonne et affectueuse lettre m’a fait beaucoup profiter, au point que désormais je te réserve la plus haute place dans mon estime. C’est avec des sentiments de crainte respectueuse que j’ai pris la plume pour t’écrire ; moi, ton père, n’osant pas, hésitant si je dois te donner le nom de fils ou celui de père spirituel, ou encore t’appeler mon maître, mon prieur, mon intercesseur auprès de Dieu. Dans mes prières, je te recommande au ciel, et je dis : notre maison est dans tes mains, enfant de Dieu ; nos âmes et nous tous dépendons de ta volonté. Ô bienheureux ! tes vertus font l’admiration de tes parents, qui, dans la prière, ont trouvé un soulagement à leurs souffrances. Daigneras-tu les honorer de ta visite ? Dans ce cas, nous te promettrons de ne plus mettre aucun obstacle à ton retour dans ta solitude. » Sabba reçut cette lettre de ses parents, la lut avec d’abondantes larmes, remercia Dieu, le suppliant longuement de bénir ses parents. Il accepta l’or, mais il n’en dépensa, à son usage personnel, que ce qui fut nécessaire pour s’acheter du pain et un froc. Du reste, sa vie exemplaire au mont Athos, ressemblait à celle de saint Thomas aux Indes. Il parcourait nu-pieds les déserts et les monastères, distribuant de l’or, et s’édifiant au ciel un palais invisible, qu’il appelait de tous ses vœux, espérant y demeurer éternellement avec son père ; et, en effet, ils y habitent maintenant ! Sabba, de retour à son monastère de Vatopède, reprit ses premiers exercices. Un jour qu’il avait fait cuire une provision de pains, il les chargea encore tout chauds sur les mulets du monastère, et alla les porter à ceux des frères qui travaillaient dans le désert. Dès le grand matin, il se mit en route et nu-pieds il marchait en avant, le premier des premiers. Occupé du soin de nourrir les ermites du désert, il y restait trois ou quatre jours, quelquefois même une semaine. Cette fois-ci, c’était un samedi, l’un des jours de la grande quarantaine. Le bienheureux Sabba s’empressa d’apaiser la faim des anachorètes avec ses pains chauds et vivifiants comme les prières qu’ils adressaient au ciel pour le salut du jeune moine. Lors de cette pieuse excursion, se trouvant à l’endroit nommé Mellipotame, il fut attaqué par des corsaires et fait prisonnier avec tous ses compagnons de voyage. Il était moins affligé de sa captivité que du regret de se voir arrêté et mis dans l’impossibilité de porter ses pains à l’heure du dîner des Pères, qui jeûnaient : voilà ce qui le faisait souffrir. À la demande des corsaires : D’où viens-tu ? à quel monastère appartiens-tu ? il répondit : Je suis disciple du vénérable Macaire. Il m’avait envoyé pour affaire au couvent de Svigmène, dont le prieur et les frères m’ont retenu, et voilà pourquoi ils m’ont chargé de porter du pain aux vieillards qui jeûnent dans le désert, et souffrent pour l’amour du Christ, selon l’ancienne coutume. Disant cela, il prie Dieu du fond de son cœur et conjure les saints de le délivrer de sa captivité. Ces brigands hérétiques, attendris ou plutôt aveuglés par Dieu, laissent partir le bienheureux avec tous ses compagnons, en sorte qu’il put porter à temps les pains destinés aux Pères. Il leur raconta comment, grâce à leurs prières, Dieu venait de le sauver des mains de leurs ennemis. Les ermites, les larmes aux yeux, demandaient à Dieu de récompenser, par sa grâce, le jeune moine, qu’ils embrassaient et bénissaient. Quant aux corsaires, revenus de leur étonnement et comme dégrisés, ils se demandaient l’un à l’autre : que nous est-il donc arrivé ? comment avons-nous été assez déraisonnables pour laisser partir sans rançon ce jeune homme et tous les siens ? Il est certainement ou un sorcier ou un homme de Dieu, pour échapper ainsi sain et sauf. Allons sur la montagne, et sachons s’il est réellement disciple du vénérable Macaire, dont le nom est célèbre et connu dans le monde. Ils montent donc chez le saint vieillard, et y trouvent le jeune moine près de son maître. S’étant recommandés aux prières du vénérable vieillard, et ayant reçu sa bénédiction, les brigands furent invités à s’asseoir. Le vénérable père leur offrit tout ce qu’il avait dans sa cellule : des fruits du désert, des olives et du pain, qu’il leur servit hospitalièrement lui-même, alimentant aussi leurs âmes de paroles pleines d’onction et de bonté. Touchés de ces marques de bienveillance du saint vieillard, les corsaires l’âme émue ne savaient que devenir. Ils auraient préféré être foudroyés ou engloutis dans les entrailles de la terre, plutôt que de se trouver indignes de l’estime de cet homme de Dieu. Cependant, pour se bien convaincre, ils demandèrent à saint Macaire : Pour l’amour du Christ, dis-nous, saint Père, ce jeune homme est-il réellement ton disciple, car aujourd’hui même nous avons vu quelques signes augustes à son sujet ? À la mention d’un miracle relatif au jeune Sabba, on vit les larmes inonder la vénérable figure du vieillard, qui leur dit : Mes enfants, il est moine, disciple de Dieu, et par conséquent notre frère. Quant à son origine, il est fils de l’orthodoxe tzar de Serbie. Il a quitté son père, il a méprisé le royaume, la gloire terrestre, les richesses, toutes les pompes de ce monde passager. Pour l’amour du Christ, il se plaît à vivre avec nous dans la pauvreté. Vous l’avez vu véritable envoyé de Dieu, et parcourant ce désert, les montagnes, les cavernes et les précipices de la terre. Pour l’amour du Christ, il visite et console ceux qui souffrent. Les pirates entendent les paroles du vieillard et sont étonnés de ses larmes. Ils reportent leurs regards attendris sur le jeune homme ; ils le voient humble et contrit ; lui, descendu volontairement de telles hauteurs à une telle indigence. Dans son amour spontané pour Dieu, il se revêt d’une misérable tunique de crin. Sa manière de voyager à pied, sans chaussures, sur des pierres aiguës, les étonne. Enfin ils se prosternent devant Sabba, demandent sa bénédiction et lui promettent de renoncer au brigandage. Bénis par le vieillard, ils embrassèrent respectueusement le jeune serviteur de Dieu. Sabba s’inclina jusqu’à terre devant chaque corsaire, et en prit congé avec amabilité et douceur. Les brigands convertis revinrent en paix dans leurs foyers, plus heureux d’avoir reçu la bénédiction des saints, que s’ils avaient acquis tout un trésor. Notre bienheureux retourna chez lui à Vatopède, avec maintes bénédictions des saints Pères. Quelque temps après il reçut une nouvelle lettre de ses parents qui le priaient instamment de revenir en Serbie. Tu viendras, écrivaient-ils, seulement pour nous voir, et tu retourneras là où tu es. À cette occasion, ils lui envoyèrent de l’or en plus grande quantité que précédemment. Le monastère de Vatopède, comme lieu de séjour du jeune moine, fut l’objet de leur libéralité toute particulière : outre une somme d’argent considérable, ils enrichirent l’église de vases sacrés en or et en argent, de somptueuses tentures brodées d’or. Ils y joignirent, à l’usage du monastère, des chevaux de race et beaucoup d’autres présents, à rendre jaloux les témoins étrangers au couvent et même le prote (de Salône). Le jeune Sabba, ayant lu et relu la lettre qui le rassurait sur l’état prospère et la santé de ses parents, fut ravi de joie. Avec des larmes de gratitude il paya à Dieu son tribut d’actions de grâces, et pria le ciel pour le salut des auteurs de ses jours. Une partie des sommes envoyées fut distribuée par lui aux pauvres, et le reste employé à construire des ermitages à deux et à trois étages[5]. Dans le jardin du monastère, il fit élever une église sous l’invocation de la Nativité de la très-sainte Mère de Dieu, une seconde au nom de saint Jean Chrysostôme, et une troisième sur la grande colonne, qu’il nomma chapelle de la Transfiguration. Ensuite, après avoir fait enlever le toit en ardoise de la grande église, il la revêtit du plomb que l’on y voit encore. Ces constructions à peine achevées, il remercia Dieu, et, les larmes aux yeux, il dit : Dieu, dans sa providentielle bonté, daignera aussi jeter sur moi un regard de miséricorde, et me faire voir ici le tzar mon père, pour me réjouir avec lui dans ces retraites. Il enrichit les monastères de beaucoup d’autres choses qui leur manquaient, d’où lui vint le surnom de second fondateur (ctitor). Tout cela une fois accompli, voici ce qu’il écrivit à ses parents et à tous ses frères : « Mes très-gracieux et très-chers parents, et vous mes bien-aimés ! votre lettre sympathique et affectueuse m’a percé le cœur comme un glaive, et a ravi mon âme ; car je ne suis ni oublieux de vos bontés, ni insensible à tant de marques de votre tendresse, que je partage, bien que je ne doive aimer personne au-dessus de Dieu, comme il est dit : Si tu aimes ton père et ta mère plus que moi, tu n’es plus digne de moi. Or, me rappelant de ces paroles évangéliques, dès mon arrivée ici, j’ai résisté au plaisir d’aller vous voir. En esprit, je me prosterne aux vénérables pieds de mon père, je les embrasse, les couvrant de mes larmes et de mes baisers, et je dis : Écoute-moi, mon saint père, prête l’oreille à ton fils que tu aimais autrefois ; écoute la voix de son cœur ! Déjà maintes fois, dans ton royaume de la terre, tu as agi en vrai apôtre, renversant les temples du démon, érigeant les sanctuaires de Dieu. Grâce à ces efforts, toutes les terres de ton empire brillent déjà des lumières de l’orthodoxie : tu en as chassé les loups de l’hérésie, et tu enseignas à tes sujets d’adorer le Père, le Fils et le Saint-Esprit, qui règnent ensemble ; tu fis établir des hospices pour recevoir les étrangers et nourrir les pauvres, et, par la grâce du Christ, tu sauvegardas l’exécution des autres commandements divins. Maintenant, je te supplie, mon père, je t’en conjure par tes vénérables cheveux blancs, ose encore une fois ! Accomplis le dernier des commandements que le Sauveur nous a légués, disant : Celui qui veut me suivre renoncera à tout ce qu’il possède et à lui-même ; il prendra sa croix de souffrance, et il me suivra dans l’humilité. Puisse mon conseil, ou plutôt celui du Christ, puisse-t-il être agréé par vous ! Méprise le royaume de la terre et ses richesses, comme changeants et éphémères. Le monde et tout ce qu’il a de beau et de séduisant ne flatte que nos yeux. Renonce donc à ce néant, et prends le chemin de l’humilité, que j’ai déjà frayé ; suis-moi, et, loin de ta patrie, sur une terre étrangère, viens vivre avec moi dans ce désert. Ici, libre de tout empêchement, à force de silence, d’humilité et de prières, tu parviendras à épurer ta raison et à comprendre plus nettement ce que c’est que Dieu. C’est ainsi que le Saint-Esprit nous instruit par la bouche du roi-prophète David, disant : Purifiez-vous et comprenez que je suis votre Dieu. De même qu’en ta qualité de roi de la terre, tu avais accompli des actions dignes d’un apôtre, de même, dans ton humble vie de moine, tu réussiras à parachever glorieusement ton existence dans ce désert. Alors, mais seulement alors, Dieu aura embelli ton front d’une double couronne de gloire, comme roi et comme saint. Alors ta vue et ton amour auront réjoui mon âme de même que je réjouirai la tienne, ô mon père ! Il serait à souhaiter aussi que la tzarine, ma bonne mère, cherchât de même à se retirer du monde, vivant dans sa patrie à l’image des saints (se faisant religieuse). Encore une fois, je t’en supplie, ô mon souverain ! ne m’en veuille pas pour ces paroles hardies, bien que tu possèdes un empire et beaucoup de richesses. Rappelle-toi ce jeune homme riche, de l’Évangile, à qui le Seigneur lui-même avait enseigné ce qu’il devait faire. Comme je le sais d’une science certaine, je te le dis, et tu peux m’en croire : Si, m’obéissant, tu quittes ton royaume terrestre, afin de venir chez nous, j’intercéderai là-haut pour ton royaume céleste et éternel. Mais si tu dédaignes mes paroles, alors renonce pour toujours à l’espoir de me voir en Serbie. Que la paix de Dieu, l’amour des saints Pères du mont Athos, et la prière que, moi pauvre pécheur, j’adresse à notre Seigneur Jésus-Christ, soient avec vous ! Amen. » À la réception de cette lettre, le père se leva de son trône et s’inclina, comme devant quelque sainte relique. Puis il baisa l’écrit, et après l’avoir déployé, il ne pouvait le lire à cause des larmes d’attendrissement. Enfin, maîtrisant son émotion, il lisait et il en admirait la rédaction et l’énergie des expressions. Incontinent il expédia un messager dans toutes les provinces de l’empire, à tous les grands seigneurs, chefs des armées et autres nobles gouverneurs du pays, leur enjoignant de se réunir en grand conseil auprès de lui au jour convenu. Cependant, et avant qu’ils ne s’assemblassent, le tzar mit l’ordre dans ses finances et dans sa maison impériale. Il fit distribuer d’abondantes aumônes aux pauvres, aux malades et aux vieillards infirmes. De tous côtés, il vint une telle quantité de seigneurs et de nobles, de toutes conditions et des deux sexes, qu’on ne savait plus où les loger dans la ville. Au jour désigné pour la convocation, l’autocrate se présenta au milieu de l’assemblée, et, se tenant d’abord debout, il ordonna de lire à haute voix l’écrit en question. Après la lecture, il leur tint ce discours : « Amis, frères et enfants, vous connaissez les détails de ma vie. Depuis son premier jour, elle s’est heureusement écoulée au milieu de vous ; j’ai élevé chacun de vous comme un fils chéri ; je vous considérais comme mes amis. Je me plais à vous rendre ici ce témoignage, que vous aussi, vous m’étiez toujours respectueusement soumis et fidèles. Tous ensemble et unis en Dieu, nous défendîmes nos vies et nous sauvegardâmes l’intégrité de notre empire contre les empiétements de nos ennemis. Ce n’est pas en mettant notre espérance dans nos arcs ni dans nos bras, que nous fûmes sauvés, mais bien par la fermeté de notre foi dans le Père, le Fils et Saint-Esprit, réunis dans un seul Dieu. De par la puissance de la vénérable croix du Sauveur nous terrassâmes nos ennemis ! Maintenant je supplie chacun de vous, et je vous lègue ceci : Éclairés par notre foi dans la sainte, l’unique, la vivifiante et l’indivisible Trinité, conservez-la pure et libre du contact de toutes ces hérésies que nous avons victorieusement repoussées. Obéissez et soyez fidèles à celui que, Dieu aidant, je laisse à ma place, pour vous gouverner avec amour ; je vous prie et vous recommande à vous tous, petits et grands, d’obéir à ses ordres comme vous avez obéi aux miens. Honorez dûment les sanctuaires de Dieu et ceux qui l’y servent. Bref, faites ce que vous êtes habitués de me voir faire ! » Ces paroles de l’autocrate émurent et en même temps étonnèrent tous les assistants, qui en ignoraient encore le motif ; or, pour éclaircir leurs doutes, il ajouta : « Membres du conseil que j’aime et que Dieu m’a donnés, vous venez d’entendre ce que m’écrit mon fils ; il me renie, déclarant qu’il ne me verra plus de ma vie si je ne le suis dans le désert. En effet, j’ai bien assez de ces jouissances du pouvoir suprême et de ces joies d’ici-bas, que j’ai partagées avec vous jusqu’à ce jour. J’en appelle à vos sentiments d’affection pour moi, et je vous prie de me laisser m’en aller vivre avec mon fils en portant ma croix derrière lui. »

Cette déclaration, faite devant tous, fut suivie d’un tonnerre de cris de détresse et de désespoir qui éclatèrent tout à coup, accompagnés de clameurs, de sanglots et de supplications des seigneurs, qui n’épargnaient ni les larmes ni les plus douces paroles pour détourner le prince de son projet de départ. Il ajouta : « Je vous en supplie, tranquillisez mon cœur, et ne m’empêchez point, car je ne saurais plus supporter l’éloignement de mon fils, qui est, après Dieu, mon père spirituel, mon maître et mon guide. » Là-dessus retentit un cri unanime : Que la volonté du Seigneur soit faite ! — Alors l’autocrate appelle son fils aîné Étienne, et aussi Sa Sainteté l’évêque Kyr Callinique. Entourés de tout le saint concile et de tous les seigneurs, ils entrent dans l’église des saints apôtres Pierre et Paul. Après le service divin, l’évêque et l’autocrate imposèrent les mains à Étienne, proclamé dès lors souverain et autocrate de Serbie. Le couronnement du nouveau tzar se fit avec tout le cérémonial usité, et la joie se ranima aussitôt que chacun des assistants, récompensé selon ses services et sa fidélité, eût été congédié à son tour. Le lendemain de cette mémorable journée, le père accompagné de son fils, le tzar nouvellement oint, l’évêque, la tzarine mère et leurs enfants, partirent pour le monastère de Stoudenitza, fondé et doté par lui. Après une messe célébrée par Sa Sainteté Callinique, le tzar père reçut la tonsure monastique, et changea son nom d’Étienne en celui de Syméon le Moine. Son épouse, la grande-duchesse Anna, reçut la tonsure, et prit le nom d’Anastasie la Moinesse. Elle rassembla une congrégation de filles, et s’enferma avec elles dans un monastère de religieuses. Là, jeûnant et priant, elle travaillait à l’œuvre de Dieu ; elle lui demeura fidèle jusqu’à ce qu’elle fut appelée là-haut pour entrer, chez son Seigneur, en jouissance des félicités éternelles. Quant à saint Syméon, il resta avec les autres moines dans le monastère de Stoudenitza, pour accomplir la loi des jeûnes.

Peu de temps après, il prit beaucoup d’or et des vases destinés au service, et se mit en route pour la montagne sainte d’Athos, afin d’y rejoindre son fils, le bienheureux Sabba. Le nouvel autocrate Étienne et tous les nobles seigneurs accompagnèrent le père jusqu’aux frontières grecques, où, après beaucoup de larmes et le dernier baiser, chacun se retira de son côté. Plusieurs nobles Serbes suivirent le vénérable Syméon jusqu’à la sainte montagne d’Athos ; ils y reçurent la tonsure monastique, et dès lors aimèrent à suivre la voie d’humilité.

En apprenant leur arrivée au monastère de Vatopède sur le mont Athos, l’égoumène, suivi de tous les frères de la congrégation, sortit à leur rencontre, faisant des prières appropriées à la circonstance. Il reçut amicalement le vénérable Syméon et ceux qui étaient avec lui. On entra dans l’église, et les dévotions achevées, tous allèrent un à un saluer et embrasser Syméon. Lorsque son fils de prédilection, Sabba, vint l’embrasser, ce fut d’abord un moment de silence : par l’effet de l’ineffable joie de se revoir enfin, on n’entendit pas une exclamation, pas un mot échangé entre eux. Le vieillard serait tombé s’il n’eût été soutenu. Il inondait de ses larmes la tête de son fils bien-aimé, qu’il désirait voir depuis si longtemps ; il le couvrait de baisers, et le pressait souvent contre son cœur. Le fils aussi, quelles actions de grâces ne rendit-il pas à Dieu, pour avoir pu contempler la vénérable figure de son père, entourée de l’auréole des anges (c’est-à-dire devenu moine), et de voir s’accomplir le fait qu’il appelait de tous ses vœux. Le bienheureux Syméon et ses compagnons de voyage, remis des fatigues de la route, offrirent des vases sacrés au monastère et de magnifiques tentures, ainsi que des chevaux et des mulets à l’usage de l’établissement. Ils remplirent deux outres d’argent monnayé, et firent de riches présents à l’égoumène et à chacun des frères moines en particulier. Quant aux compagnons de voyage de Syméon, après s’être suffisamment reposés, les uns restèrent au monastère pour y vivre en moines comme lui, les autres regagnèrent leurs foyers.

La nouvelle de l’arrivée du tzar-moine dans la montagne sainte y fut reçue avec autant d’étonnement que de gratitude envers Dieu. Tous les égoumènes et les Pères délégués exprès arrivèrent, au nom de leurs monastères, pour voir et embrasser le vénérable ex-roi, déjà connu comme leur bienfaiteur généreux et leur aide dans le besoin, par l’entremise de son fils. Le saint père et son fils Sabba les pourvoyaient tous à pleines mains. Voyant que journellement il venait beaucoup de monde pour les saluer, et craignant que cela n’exposât les moines à des dépenses extraordinaires, il achetait dans le monastère cinquante rations par jour, que l’on distribuait ensuite aux frères visiteurs. Plus tard, le bienheureux Syméon entreprit une tournée dans le mont Athos, pour visiter, en pèlerin, tous les saints monastères. Ayant obtenu la permission de l’égoumène, il prit son fils avec lui pour bâton de vieillesse. Celui-ci se disposa à l’accompagner comme d’habitude pieds nus, ce que le père ne voulut pas souffrir, lui disant : Aie pitié, mon enfant, car à chaque pierre qui te heurterait le pied, je me sentirais frappé au cœur ! Le jeune homme fit un salut en signe d’obéissance, et, pour ne pas l’affliger, il alla se chausser et monter sur un cheval. Arrivés à Carey, ils entrèrent dans l’église cathédrale de l’Assomption de la Très-Sainte Vierge et en vénérèrent l’image. C’est là que jadis, pendant la messe, on entendit une voix qui dicta les cérémonies et les chants appropriés à la solennité. Le tzar-moine donna pour l’église des vases sacrés en or et en argent, de magnifiques tentures et un plat d’argent massif rempli de monnaies. Il fit inscrire sur le canon liturgique son nom et celui de son héritier, l’autocrate Étienne, parmi les tzars fondateurs ou bienfaiteurs de la cathédrale. Quant au prote et aux autres serviteurs de ce sanctuaire, ainsi que les pauvres pèlerins, ils furent tous comblés de ses dons. Puis il se rendit dans le monastère d’Iverski et dans tous les autres monastères, qu’il visita en pèlerin, allant voir les ermitages du désert, faisant partout d’amples aumônes à tout le monde, jusqu’à ce qu’il retourna à Vatopède, sous le toit des ermitages bâtis à ses frais, où il se voua à une vie de sacrifices spirituels, n’ayant d’autre but ni d’autre désir que celui de plaire à Dieu. Par ses soins, toutes les constructions du monastère vieillies ou délabrées furent remises à neuf. L’égoumène et les frères lui parlèrent d’un couvent nommé Prosphori (situé aux gorges qui forment l’entrée du mont Athos), dont l’église de Saint-Siméon Christophore avait été ruinée par les corsaires et depuis abandonnée. Le tzar tout joyeux donna beaucoup d’or pour la réédifier. Outre l’église, il y fit aussi établir une grande tour (stolbe) pour servir de défense, un mur d’enceinte construit en pierre, des ermitages, des autels et autres constructions nécessaires, et en dehors du monastère, des vignobles et des plants d’oliviers. Sur une demande adressée à son cousin Alexis, empereur de Byzance, celui-ci lui concéda des métochies[6], et tout cela fut annexé à Vatopède. Sur ces entrefaites, il arriva que l’égoumène eut besoin d’aller voir l’empereur, son parent, pour quelques réclamations concernant son monastère. Or, comme c’était une affaire de grande importance, l’égoumène ayant peu d’espoir d’y pouvoir réussir personnellement, il consulta les frères qui tous ensemble résolurent d’envoyer à sa place le très-sage Sabba. Il se laissa fléchir et ne tarda pas d’arriver à Constantinople. L’empereur enchanté du plaisir de voir le saint, le reçut avec les honneurs dus à un ange, messager de Dieu. Il s’enquit gracieusement des nouvelles et de la santé du père de Sabba, admirant le courage qu’avaient eu le père et le fils, de fuir les soucis de ce monde pour s’assurer une part dans l’héritage de l’éternité. Le saint, hôte de l’empereur pendant plusieurs jours, lui fit connaître tous les besoins du monastère de Vatopède. Alexis, non-seulement souscrivit volontiers à toutes ces demandes, mais encore il promit d’octroyer toutes celles qui lui seraient faites dorénavant. Alors le saint saisit une occasion si favorable pour solliciter une autre grâce, et il lui dit : Très-gracieux tzar, dans la montagne sacrée, les décombres d’un monastère appelé Khilandar comptent au nombre de tes fiefs. Daigne nous en abandonner la possession, avec la permission de le restaurer, et nous le donnerons à Vatopède au nom de notre famille, comme un bienfait de Votre Majesté. L’empereur leur en fit présent avec plaisir, et confirma ce don par des actes revêtus du sceau impérial. Ensuite, après l’avoir gratifié d’autres preuves de sa libéralité, il lui permit de prendre congé. À cette occasion, Alexis envoya une lettre au bienheureux Syméon, avec des valeurs considérables en or, le louant beaucoup de ce qu’il avait renoncé au monde, et se recommandant à ses prières. Quant à saint Sabba, il retourna dans l’Athos, au monastère de Vatopède, pour raconter à l’égoumène et à ses autres frères moines comment l’empereur Alexis avait agréé leur demande. D’une voix unanime, ils glorifièrent Dieu d’abord, puis témoignèrent leur reconnaissance envers l’empereur, et remercièrent Sabba des peines qu’il s’était données et de son zèle pour les intérêts du couvent. Va, disaient-ils, communiquer toi-même la bonne nouvelle à ton père. Grande fut la joie du vieillard ; il remercia Dieu et la Vierge immaculée, en apprenant tout de la bouche de son bien-aimé, qui l’assura de la bienveillance de l’empereur à leur égard, remettant personnellement l’or, la lettre et ses salutations de vive voix, et enfin le diplôme signé par l’empereur conférant la possession de Khilandar. Le lendemain, le saint ayant appelé l’égoumène et les frères, leur remit la lettre de l’empereur en réponse à leur demande, la donation de Khilandar et l’or, que Sa Majesté leur envoyait pour les besoins du monastère. Peu de temps après, Dieu inspira un bienfaisant vieillard qui vint chez saint Sabba, et lui dit : C’est une œuvre méritoire que celle que vous faites, vous et votre père, aimant les pèlerins et les pauvres et, pour l’amour de Dieu, faisant du bien dans les saints monastères, surtout à Vatopède. Mais en agissant ainsi, vous n’assurez que votre salut individuel, et votre œuvre ne vivra que la durée de votre vie. C’est pourquoi, agréez bien l’avis que je vous donne ici de la part de Dieu, et que je vous supplie et conseille de mettre à exécution. Maintenant, Dieu aidant, tout vous est possible et tout vous réussira. Comme autocrate dans votre terre natale, et apparenté avec notre empereur, actuellement régnant, vous n’avez qu’à demander quelque chose pour l’obtenir aussitôt. Eh bien, profitez-en pour demander et obtenir que le monastère de Khilandar appartienne désormais à votre nation et à votre langue. Qu’il soit nommé votre monastère serbe. Que tous vos compatriotes qui aiment Dieu et qui voudraient se retirer de la vie mondaine, pour vivre dans la montagne sainte, y trouvent un asile national, possession dont ils hériteront après vous. Pensez-y, et voyez combien d’honneur et de bénédictions de Dieu, il en résultera pour vous, ici et là-haut. Le bienheureux Sabba ne douta pas que ce ne fût un conseil transmis directement du ciel, ou par l’entremise d’un ange céleste. Il remercia donc Dieu et, obéissant au vieillard, il s’empressa de proposer cet arrangement à l’égoumène et aux frères de Vatopède. Avisez-y et aidez-moi de vos conseils, leur dit-il. L’égoumène et les frères, bien qu’affligés de l’idée de devoir se séparer un jour de leurs bienfaiteurs, n’avaient rien de plausible à objecter. Le bienheureux Sabba se rendit pareillement à Carey, chez le prote du lieu, et lui fit part de tous ces détails. Celui-ci, trouvant l’affaire conforme à la volonté divine, répondit : Puisque vous entreprenez une œuvre pour l’amour de Dieu, libre à vous d’opter entre les différents moyens de la conduire à bonne fin. Il y a plusieurs monastères ruinés dans la montagne sainte ; or, vous pouvez restaurer celui qui vous plaira, et affecter à l’usage tout spécial de votre patrie, soit Khilandar qui vous a été donné antérieurement par notre empereur, soit tout autre couvent que vous auriez choisi à votre convenance. Sabba, de retour chez son père, lui raconta avec combien d’amour le prote de Carey accueillit leur demande. Le vieillard, mû par les sentiments d’un zèle ardent, voulut voir par lui-même la place où, Dieu aidant, ils devaient faire construire leur monastère. Mais se trouvant tellement affaibli par la vieillesse et les jeûnes, qu’il ne pouvait plus se tenir à cheval, saint Sabba lui prépara un lit suspendu entre deux chevaux tranquilles et l’y fit asseoir commodément. De toutes les localités qu’ils visitèrent ainsi, aucune ne leur plut à l’égal du monastère abandonné de Khilandar ; ils firent part de leur projet à l’égoumène et aux frères-moines. Ceux-ci, mus par les sentiments d’affection d’un accord unanime, s’empressèrent de leur abandonner Khilandar, formalité indispensable à remplir, parce que ce monastère fut d’abord donné aux princes par l’empereur Alexis, et ils l’avaient ensuite cédé à Vatopède. On convint en même temps entre eux, qu’à l’avenir Vatopède et Khilandar, unis par des liens d’amour, ne feraient qu’un couvent, et qu’ils n’auraient qu’un même Père, savoir Sabba, avec Syméon et leurs successeurs. Alors ils écrivirent à l’autocrate Étienne, pour leur annoncer leur résolution de faire bâtir un monastère, qui leur appartînt en propre à eux-mêmes, aux descendants de leur famille et à toute la nation Serbe. Tu le possèderas, disaient-ils, et tes fils après toi, jusqu’à la consommation des siècles. À la réception de ces nouvelles, l’orthodoxe ami du Christ, le grand kniaze et autocrate de Serbie, Étienne se sentit pénétré d’une grande joie. Il leur fit aussitôt expédier beaucoup d’or, d’argent et les mulets nécessaires aux travaux, promettant de leur fournir en outre tout ce dont ils auraient besoin. Envoyez ici, disait-il, et prenez tout ce qui sera utile à l’érection de votre monastère ; soyez larges, afin que vos frères dans le Christ ne manquent de rien à Khilandar. Je vous remercie des soins que vous voulez bien prendre dans l’intérêt du salut éternel de mon âme et de celle de mes fils. Alors, le bienheureux Sabba et son père, adressent une fervente prière au Dieu de miséricorde qui tira la terre du néant, et à sa divine mère, l’immaculée Vierge et, après les avoir invoqués, décident qu’il faut mettre la main à l’œuvre. Sabba, ce sage selon Dieu, commença par demander la bénédiction de l’égoumène et de son vénérable père. Il prit incontinent un grand nombre d’ouvriers et les conduisit sur les décombres de Khilandar, où ils trouvèrent que tous les murs croulaient excepté ceux de l’église. Sabba prosterné corps et âme devant Dieu, anéantissant en sa présence toutes ses facultés intellectuelles et morales, adressa cette prière au Christ son Seigneur : Ô toi qui, par la volonté de ton père, conduisis tous les êtres du néant à l’existence ! toi qui, par ton verbe de vérité, posas les bases de la terre et la consolidas, lui ordonnant d’être immuable jusqu’à la consommation des siècles, daigne maintenant jeter un regard tout providentiel, daigne m’exaucer, moi ton serviteur, fais descendre sur moi ton Esprit saint, et du haut de ton séjour éternel, envoie-le à mon secours ! Du haut de ton séjour sacré, aide-moi, ô souverain de tous, toi notre maître et notre monarque suprême ! daigne me permettre d’ériger ici une maison pour ta mère, la plus pure, et éternellement vierge Marie ! Que tous ceux d’entre les enfants de ma patrie qui t’aiment, trouvent ici un abri sûr, et une place dans l’immensité de la gloire de ton règne, à travers les siècles des siècles ! Amen. On commença les travaux par établir une enceinte et poser les bases du maître-autel et des ermitages. L’église s’enrichit de nouvelles images, et les parois en furent dorées. On la pourvut de vases sacrés et de tentures de grand prix. Avec le secours de Dieu, Sabba acheva tout le reste en peu de temps, et il fit consacrer l’église sous l’invocation de la Présentation de la Sainte Vierge au temple de Jérusalem. Après avoir réuni quelques frères en Dieu, il les organisa selon le rang et la règle, sur le modèle des institutions déjà en vigueur à Vatopède et qui, sans aucun changement, furent suivies à Khilandar. Quant aux affaires ecclésiastiques, il les confia aux soins de l’égoumène, homme aussi vertueux qu’habile.

Une autre fois, le vénérable Syméon envoya à son fils l’autocrate, par l’entremise de l’égoumène Méthodius, une prière accompagnée d’une sainte eulogie, et d’une croix d’honneur qu’il portait jadis lui-même sur l’épaule, lors de ses campagnes victorieuses contre les hérétiques. Il y avait aussi un message écrit et ainsi conçu : « Homme aimé de Dieu et serviteur du Seigneur, esclave fidèle de Jésus-Christ et mon fils chéri ! Avec cette première bénédiction que je te donne, je fais le vœu que tu puisses régner en Dieu sur mon trône ! avec l’eulogie tu recevras une vénérable croix du Christ. Puisse-t-elle te défendre, te conserver, et en assurant le salut de ton âme et de ton corps, servir en même temps de bouclier à la patrie, et l’aider à triompher de ses ennemis visibles et invisibles, pour toi-même et pour ta race, de génération en génération ! Puisse cette croix te servir de rempart, d’abri et de tente, pour toi et pour tous tes enfants fidèles à notre sainte église, et vous protéger contre vos ennemis ! Comme Dieu le Père protégea David contre Goliath et son fidèle serviteur, l’empereur Constantin, de même puisse cette vénérable croix du Christ, vous couvrir, vous fortifier et vous sauver partout et éternellement ! Amen. Antérieurement, par un écrit rédigé en Serbie, je t’avais transmis tous mes droits à la possession de la maison (église) de l’Assomption de la Très-Sainte Vierge, sur la rivière de Stoudénitza. Maintenant je te transmets, par les présentes, la mise en possession de la très-célèbre et très-sainte basilique (lavra) de Khilandar, qui me fut donnée de Dieu, ce sanctuaire de la Présentation de la Sainte Vierge dans le saint des saints du temple de Jérusalem. Prends-en soin toi-même, et tes fils après toi, jusqu’à la consommation des siècles. Je pense à toi, mon enfant chéri, ayant présentes ces paroles que le Saint-Esprit a proférées par la bouche de David : Confesse tes péchés devant Dieu et supplie-le ! Point de retard, et sans remettre d’un jour à l’autre, occupe-toi, je te le recommande du fond du cœur, d’exécuter effectivement ce testament que je te fais. Je vous bénis, et j’espère que Dieu aidant vous accomplirez cette bonne œuvre, toi et les fils de tes fils jusqu’à la consommation des siècles. » Ensuite, avec la permission du prote, le vénérable Syméon acheta des ermitages déserts, des plants d’oliviers, des vignobles et des vergers, sis autour de Khilandar, et en outre le monastère de Saint-Georges, appelé Homologète, celui de Saint-Nicolas à Miléa, de même qu’à Carey, où il acheta du terrain et fit construire plusieurs ermitages. Il y fit établir une hôtellerie pourvue de tout ce qui serait nécessaire aux frères venant à Carey pour y faire retraites et veillées. Afin de consolider la prise en possession du monastère, le révérend Syméon envoya son fils Sabba chez son cousin (ami et parent par le mariage) l’empereur Alexis Comnène, lui annonçant l’achèvement du monastère et le priant de ratifier cet acte par des édits impériaux (diplômes ou priviléges), et de donner à Khilandar le titre de « monastère impérial, » comme étant placé sous l’autorité immédiate du tzar. L’empereur en témoigna sa haute satisfaction ; il leur accorda tout ce qu’ils avaient demandé, et dit : Puisque moi aussi, je tiens à ce que mon nom soit prononcé conjointement avec les vôtres, lors du sacrifice non sanglant, je me fais un plaisir d’accéder à vos demandes. À ces donations, il ajouta le monastère de Zig, de l’Ascension du Seigneur, annexé à Khilandar avec toutes ses terres, métochies et villages (aujourd’hui on l’appelle « le vieux monastère sur mer » ). Pour plus de respect, l’empereur leur conféra le sceptre (crosse) d’égoumène, que l’on conserve à l’église et que l’on met entre les mains du nouvel égoumène, lors de sa consécration. Qu’ils conservent, disait-il, cet emblème de la présence du tzar au milieu d’eux. Avec la lettre il envoya à Syméon beaucoup d’or, en disant : J’accède à toutes vos demandes, et je prie votre révérence de ne pas nous oublier dans ses saintes prières. Le bienheureux Sabba, lors de son séjour à Constantinople, alla visiter son monastère nommé Éverguétessa. Tandis que pour le repos des âmes en peine, il y distribuait aux pauvres la plus grande partie de l’argent que l’empereur lui avait donné, une dame, douée d’une agréable figure et respectueusement modeste, s’approcha de lui et lui dit : Saint ami de Dieu, par son ordre et celui de la Très-Sainte Vierge, Éverguétessa (ce qui correspond en langue slave à Blahodetelnitza, c’est-à-dire la bienfaitrice) je te dis que sur le mont Athos et aux alentours de ton monastère, à tel endroit (ici elle nomma le lieu et en donna le signalement), il se trouve deux trésors. Va les chercher pour pouvoir compléter les choses nécessaires à l’œuvre du Seigneur. Le saint, étonné de cette déclaration inattendue, glorifia Dieu, et, après avoir embrassé le patriarche et en avoir reçu la bénédiction, il retourna dans l’Athos, où il raconta à son vénérable père tout ce qui lui était arrivé. Quant au prince orthodoxe, le grand-kniaze Étienne de Serbie, aussitôt après la réception de la croix et de la lettre, il agréa volontiers la tutelle de Khilandar, comme une partie de l’héritage paternel, et il y fit annexer des villages et des terres affectées à l’entretien du monastère et des frères, à titre de propriété perpétuelle. Le vénérable Syméon vécut encore longtemps dans la pratique de ces bonnes œuvres. Enfin, ayant le bonheur de plaire à Dieu, il vit s’approcher sa dernière heure. Il appela près de lui son fils chéri, lui disant : Le temps de mon départ d’ici-bas vient d’arriver, enfant bien-aimé ; tu as déjà beaucoup fait pour le salut de mon âme, mais c’est à présent surtout que j’ai besoin de ton aide, car je sais que Dieu t’accorde tout ce que tu lui demandes. À ces tristes paroles, le bienheureux Sabba, les larmes aux yeux, se jette au cou du vieillard : C’est à moi de te prier, dit-il, ô mon maître et père, de me secourir ! De même que, pendant la vie, grâce aux ferventes et pieuses prières que tu adressais au ciel, j’ai vécu exempt de tous les maux, et comme sous l’aile d’un ange, de même, puisque tu retournes auprès du Christ, continue à me couvrir là-haut de tes prières, que Dieu aime à exaucer ; continue-les jusqu’à la fin de mes jours. Ne nous oublie pas, n’abandonne aucun de nous, ni tes enfants selon l’esprit, ni tes parents selon la chair, ni notre patrie, ni notre église ; travaille pour nous tous ! À cela, le vénérable Syméon, fondant en larmes, répondit : Quant à moi, j’ignore s’il me sera donné de contempler le Christ, ni s’il daignera m’encourager au point de pouvoir intercéder en votre faveur. Il posa ses deux mains sur Sabba, le bénit, et l’entoura de ses bras, en lui donnant le dernier baiser. Il fit ensuite des dispositions testamentaires concernant ses saintes reliques, que voici : Dans un moment propice, Dieu aidant, tu recueilleras les ossements de mon misérable corps, pour les ramener toi-même en la terre de mes ancêtres et les déposer au monastère de Stoudénitza, dans l’église que j’y ai construite. Sabba, le sage selon Dieu, promit d’exécuter volontiers tous ses ordres. Voyant tous les frères avec l’égoumène, réunis autour de son lit, il appelait chacun par son nom, le bénissait et se recommandait à leurs prières. Après les avoir congédiés, il leur défendit de venir chez lui jusqu’au lendemain matin. Ensuite, il participa aux saints mystères, récitant à haute voix ses actions de grâces. Il eut un paroxysme de fièvre. Saint Sabba passa toute la nuit à son chevet, récitant tous les psaumes et, à l’aube du jour, il le transporta sous le portique de l’église. L’agonisant était sur le point de rendre le dernier soupir, et c’est à peine s’il pouvait soulever sa main vers l’image du Christ et de la très-sainte Vierge qu’il regardait avec joie. Il avait l’air d’accompagner les chants de quelqu’un, mais on ne put comprendre que les derniers mots qu’il prononça d’une voix forte et claire : Que tout ce qui respire loue le Seigneur ! et il s’endormit en Dieu, comme d’un sommeil paisible, le 13e jour de février (1200). On l’enterra ensuite dans un sarcophage de marbre, dans l’église, après les chants d’usage. Les aumônes que le bienheureux Sabba distribua aux pauvres en mémoire du défunt, furent si abondantes qu’il ne resta rien pour lui-même. Ce fut alors qu’il se rappela cette digne dame de Constantinople qui lui apprit l’existence des trésors. À cet effet, après ses prières adressées au ciel, il se rendit avec ses disciples au lieu désigné. Convaincu de leur discrétion, il s’avança, se mit à creuser un peu, et voici que la terre restitua, on dirait de ses propres mains, l’or qu’elle cachait dans ses entrailles. Saint Sabba porta le trésor au couvent, et ainsi se réalisèrent ces paroles du prophète, qui dit : L’or est à moi, et l’argent est à moi, et je les donnerai à qui je veux. En prenant cet or et cet argent, don de Dieu, saint Sabba ne voulait point les garder en usurier : il en donna une partie au monastère de la très-sainte Vierge, l’Éverguétesse à Tsarograd ; la plus forte somme en fut distribuée aux monastères du mont Athos. Il donna le troisième lot aux Pères et aux anachorètes du désert. Quant à la quatrième partie, il la dépensa, soit pour les besoins de son propre monastère, soit pour tous les pauvres en général, car c’est dans ce but que l’existence des trésors lui a été révélée, comme à un distributeur intègre et impartial. À cette époque de sa vie appartient aussi la résolution que prit Sabba de se consacrer au silence, vœu qu’il avait fait antérieurement et qu’il désirait ardemment accomplir. Il choisit donc à Carey un terrain très-propre à l’exécution de son projet, et l’ayant acheté au prote, il s’y fit bâtir un ermitage de silence, avec une chapelle dédiée à saint Sabba l’illuminateur. Cloîtré dans cette retraite, il y resta dans un mutisme absolu, s’oubliant soi-même, et n’obéissant qu’à l’élan de l’amour de Dieu, pour courir après les conquêtes de l’âme, mener une vie dure, jeûner au delà des limites des forces humaines, veillant des nuits entières, couchant dans une fosse (dolom léganié), méditant à genoux, le cœur contrit, avec des larmes incessantes et des prières jaillissant du fond de l’âme. À force de s’humilier et de plonger dans les profondeurs de l’amour divin, il com promit sa santé, à un tel point que son estomac, affaibli par des jeûnes excessifs, ne pouvait plus supporter aucune nourriture solide. Cependant il souffrait avec des sentiments de gratitude, n’y voyant qu’une épreuve de plus envoyée par Dieu, et aimant mieux mourir d’un effort aussi sublime que de donner prise à des passions charnelles. Il se souvenait de cette parole de l’apôtre : Tant plus l’homme extérieur se détruit, tant plus l’homme intérieur se renouvelle. Maints témoins de ces luttes héroïques essayaient de l’imiter. Souvent il priait Dieu de lui faire savoir si son père jouissait déjà des gloires célestes. Une nuit, il vit apparaître saint Syméon, marchant en compagnie de quelques figures éblouissantes de lumière, couronné d’une gloire ineffable et d’une auréole de rayons solaires, et lui disant : Pourquoi te tourmenter ainsi et te chagriner après moi, fils chéri ? Réjouis-toi plutôt et sois heureux de ce que, sur ta demande, le Seigneur Dieu t’envoie cette vision à mon sujet. Contemple l’immensité de ces gloires dont le bon Dieu m’a enrichi, en m’octroyant la faveur de participer au règne du Christ. Sois béni par notre Seigneur, pour m’avoir procuré cette béatitude éternelle : Dieu s’est souvenu de tes bonnes œuvres, des prières et des aumônes que tu avais faites pour moi. Tu trouveras un jour les biens qui te sont déjà préparés comme récompense, et qui t’attendent ici avec moi. Mais il faut qu’auparavant tu reçoives de la part de Dieu la consécration et l’autorité archiépiscopales pour lier et délier les hommes de leurs péchés, ainsi que pour éclairer et instruire ta patrie, et ramener tes compatriotes au Christ. Tu iras encore une fois faire un pèlerinage aux lieux saints, et servir de modèle des vertus chrétiennes. Ce n’est qu’après t’être acquitté de tout cela, que tu pourras venir nous rejoindre et recueillir des dons nombreux que Dieu t’a octroyés pour avoir bien mérité de moi et de ton prochain. Alors Sabba, le saint, qui, dans le monde de l’intuition, ne voyait que ce qui se passait au dedans de son cœur, se sentit tout rempli d’aise, de joie et d’ineffables délices. Il croyait être non pas sur la terre, mais au paradis ; élevant ses mains vers le ciel et pleurant, il le remercia des grandeurs et des merveilles que Dieu fait pour ceux qui l’aiment. Notre saint suffisait à tout, pouvant à discrétion puiser dans les trésors de son frère l’autocrate Étienne, qui l’aimait beaucoup. Aussi ses aumônes, distribuées à tous ceux qui en avaient besoin, étaient-elles innombrables, et notre récit se prolongerait trop s’il nous fallait les énumérer. Nous les abrégeons donc en nous résumant par quelques citations seulement. Il y a dans la montagne sainte le couvent de Caracal, avec une église des Saints apôtres Pierre et Paul. Elle fut alors ruinée et pillée par des corsaires qui, ayant saisi l’égoumène et les prêtres, les conduisirent devant le supérieur de la cathédrale de Saint-Athanase du mont Athos, disant : Si vous ne le rachetez pas, nous allons les décapiter tous, en votre présence. Les prêtres de Saint-Athanase offrirent de payer la rançon, mais à cette condition expresse, que les frères et leur égoumène subiront désormais l’autorité de la cathédrale de Saint-Athanase. La peur de mourir les força d’accepter la proposition, bien qu’ils n’eussent pas voulu se soumettre au chef en question. Aussitôt rachetés et délivrés, ils se rendent chez le bienheureux Sabba et le supplient de restituer à la cathédrale l’argent qu’elle a dépensé pour leur rançon. Plein de compassion pour leur détresse, il leur remit une somme suffisante, non-seulement pour leur acquittement, mais encore pour réparer les dégâts faits au couvent par les corsaires. Il leur fournit tout le nécessaire, et prit l’engagement d’en prendre soin et de les approvisionner durant toute sa vie. Il mérita également bien du monastère de Kiropotam, dévasté et ruiné par les mêmes corsaires ; il le fit restaurer à ses frais, fournissant tout ce qui était nécessaire pour y vivre. Repeinte à neuf et ornée d’images, l’église se releva sous l’invocation de Quarante martyrs de Sévaste. Il agit de même ailleurs, pour le monastère de Philothée, fondé par un dévot ami du Christ et par le vénérable Père Dionysius. Cet établissement à peine commencé allait être abandonné, parce que les fondateurs ne pouvaient pas subvenir aux frais de la construction ultérieure. Ils demandèrent des subsides à saint Sabba, qui leur donna tout ce qu’il fallait pour conduire les travaux à bonne fin.

Ensuite, le saint, désireux de contribuer à populariser, pendant sa vie, la gloire de son père, et de prouver son amour pour Dieu et l’auteur de ses jours, commença par la prière, disant : Seigneur, je glorifie ta miséricorde pour ce que tu as daigné me manifester dans le secret, et ce que j’ai contemplé dans ma joie solitaire ! Mais, ô Seigneur, toi dont l’amour est inépuisable, tu peux tout ce que tu veux ! Chacune de tes paroles est suivie d’un fait accompli. Exauce la prière de ton serviteur ! envoie ton très-Saint-Esprit, afin qu’il renouvelle les ossements de celui qui pour ton amour s’expatria, et qui gît ici dans la terre étrangère ! Abreuve-les de la rosée de ta grâce, que notre patrie s’enivre de l’abondance de la miséricorde de ton tabernacle ! Qu’ils distillent l’odorante myrrhe (huile), que la face et l’âme de tes serviteurs en soient ointes ! Que le monde comprenne enfin ta force et ton amour infini, et qu’on voie quels bienfaits tu répands, sur ceux qui te craignent et observent tes commandements ! De même qu’au ciel en présence des anges, tu rendis célèbres tes faveurs envers mon père, ton serviteur, de même sur la terre devant les hommes, ô Seigneur, daigne étonner le monde, et fais qu’il glorifie ton immense bonté, dans les reliques de Syméon ! Moi aussi, ton indigne serviteur, j’oserai m’enorgueillir à la face du monde parce que tu as exaucé ma prière. Je redoublerai d’efforts pour te complaire ! Tous les hommes le verront en glorifiant ton saint nom, et ils glorifieront encore et encore, toi avec le Père et le Saint-Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles ! Amen. Ayant entre les mains tant de preuves de la bienveillance impériale, il convoqua le prote, tous les supérieurs religieux et les vénérables Pères des monastères et du désert de la montagne sainte, pour honorer la mémoire de son bienheureux père Syméon, dans son couvent de Khilandar. Après avoir orné l’église et le tombeau du bienheureux, il reçut le prote et l’introduisit dans l’église, en disant : Moi et mes compatriotes Serbes, nous monterons sur la tour (stolbe) de l’église de Saint-Jean le précurseur, pour y faire la vigile. Vous, saint père, et tous les vôtres, réunis dans la basilique, vous chanterez les matines et des cantiques commémoratifs près du tombeau de mon père ; je vous en supplie, n’épargnez pas des prières pour le repos de son âme. Si Dieu veut glorifier son serviteur par quelque signe extraordinaire, appelez-moi, je viendrai aussitôt. Il ferma l’église et en remit la clef au prote, reçut sa bénédiction, et monta sur la grande tour. Le prote, n’ayant pas bien compris ce que le saint voulait dire, se contenta de répondre : Que la volonté de Dieu soit faite ! Remettant la clef au desservant, il retourna dans sa cellule pour y prendre du repos. Sabba, qui portait Dieu dans l’âme, veilla pendant toute la nuit : il redit les premières prières, mainte fois il se prosterne et cherche à mériter la grâce de Dieu, et obtenir l’accomplissement de sa demande antérieure, disant : Ô toi le meilleur des souverains, exauce ton serviteur qui recourt à ta suprême bonté ! Seigneur, répands ici la grâce du Saint-Esprit, sur les ossements de mon père, ton serviteur, ossements jadis fatigués et brisés par les jeûnes faits pour ton amour ! Daigne honorer ses reliques et fais qu’elles distillent la myrrhe, et que la gloire de ton très-saint nom soit exaltée à travers les siècles ! Or, voilà que le prote et ceux qui, avec lui, étaient occupés dans la basilique à chanter les matines, s’aperçoivent que le sanctuaire s’est rempli soudain d’un parfum suave au delà de toute expression, et la myrrhe bouillonnait avec bruit et découlait du sarcophage du bienheureux Syméon. Les prêtres, saisis d’effroi, s’écrièrent : Seigneur, aie pitié de nous ! Et, se penchant sur le tombeau en marbre de Syméon, ils le trouvèrent débordant de myrrhe liquide, qui, semblable au ruisseau du vallon, coulait et arrosait toute l’église. Alors le prote se rappela les paroles de saint Sabba, et l’envoya chercher. Le saint arrive avec une joie ineffable, tout en larmes, glorifiant et remerciant Dieu ; il étreint dans ses bras le sarcophage et le couvre de baisers, comme s’il embrassait son père lui-même. Le prote commença par se frotter tout le corps de la sainte huile et à s’oindre les organes des cinq sens (vsia svoïa tchouvstva), puis il en oignit Sabba et tous les assistants. Parmi eux il y avait des infirmes et des gens atteints de diverses maladies qui, se sentant tout à coup guéris, glorifièrent Dieu, le remerciant, lui et ses élus. La sainte messe étant finie, le prote avec tous les égoumènes et les vieillards, appela saint Sabba, lui donna la bénédiction et lui recommanda de rédiger la vie de son bienheureux père, pour l’édification des générations à venir. En même temps il établit une fête en sa mémoire, le 13 février, jour anniversaire de son décès (né en 1114, mort en 1200). Le saint, après leur avoir donné l’hospitalité, les congédia comblés de présents, et continua de rendre grâces à Dieu. Ayant rempli une fiole de myrrhe, il l’envoya en guise d’eulogie à son frère Étienne l’autocrate, et dans une lettre il lui raconta les preuves de la faveur divine récemment accordée à leur père. Enfin, il gratifia ses frères moines de quelques paroles inspirées par le Saint-Esprit, et il se retira dans son silencieux ermitage de Carey. Le prote, c’est-à-dire le vénérable Domitius, surnommé le Jérosolymite, voyant le bienheureux Sabba rempli de vertu et de sainteté, et capable de servir de guide aux dévots pour les conduire au salut, fit beaucoup d’instances et lui conseilla de recevoir l’ordre sacerdotal. Le saint y consentit, et Nicolas, évêque de Hiérisie et du mont Athos, ordonna et consacra saint Sabba diacre et prêtre. Il advint quelque temps après, que le saint, pour les affaires de son monastère, fut obligé de se rendre à la ville de Salone. Il y commença ses visites par l’église du grand martyr saint Démétrius, où il se fit oindre avec de la myrrhe sacrée, qui découlait des reliques du patron de ce sanctuaire, mais il choisit pour demeure son monastère de Philocali, dont il fut un des fondateurs et le restaurateur. De là, il alla demander la bénédiction de sa sainteté l’archevêque métropolitain, qui le reçut avec beaucoup d’affabilité et de joie. Par un heureux hasard, Nicolas, évêque du mont Athos, Michel de Cassandre et Dmitri d’Adramérie, s’y trouvaient aussi. Le jour d’une grande fête, l’archevêque métropolitain et les évêques invitèrent saint Sabba à participer à la messe qu’ils célébrèrent, et pendant laquelle ils l’élevèrent à la dignité d’archimandrite de Khilandar, et le consacrèrent en cette qualité. Après quoi il revint à l’Athos, dans son monastère.

L’autocrate Étienne, frère de saint Sabba, aussitôt qu’il eut reçu sa lettre et la myrrhe, les salua et les baisa respectueusement, avec des expressions de reconnaissance envers Dieu qui venait d’octroyer une si haute faveur à leur père. Il fit appeler l’archevêque et tous les seigneurs du royaume, et ordonna de leur donner lecture de la lettre. À la nouvelle d’une si grande manifestation de la faveur divine et des miracles opérés sur la tombe du bienheureux Syméon leur père, tous s’étonnaient et remerciaient Dieu. Après quoi il arriva que le prince Volkan, frère de l’autocrate Étienne, suscité par Satan, ennemi de l’espèce humaine, leva l’étendard de la révolte contre ce souverain. Il y eut beaucoup de sang répandu inutilement, et la terre de Serbie se trouva malheureusement dans une grande détresse. Plusieurs citoyens durent quitter leur patrie pour se disperser dans des pays étrangers. L’autocrate Étienne, en véritable ami de Dieu, supplia son frère Sabba, dans une lettre, lui disant : Ô toi que je chéris comme mon cœur et comme mon âme, saint père et frère, écoute le récit de ce qui me fait verser des larmes ! Prête l’oreille à la voix de ton frère et ton esclave ! Entends mes soupirs, viens au milieu de nous pour l’amour de Dieu, et prouve ainsi que tu nous aimes tendrement ! Prends avec toi les reliques sacrées de notre saint père Syméon, et toi-même aie pitié de nous. D’une terre étrangère reviens dans ta patrie, et apporte-nous les dépouilles précieuses ! Que par un effet de tes saintes prières, notre patrie s’éclaire, et que la bénédiction revienne sur nous tous ! Car aussitôt après votre départ d’ici, notre terre a été souillée par nos iniquités, notre sang versé, et nous sommes tombés sous l’esclavage des étrangers ! Nos ennemis nous exterminent, parce que nos frères se haïssent l’un l’autre. Nous sommes en butte à l’outrage et à la dérision de nos voisins. Et qui sait si votre arrivée en Serbie et vos prières ne nous rendront pas la faveur du Seigneur, qui réunira notre dispersion et humiliera nos adversaires ? Sabba ayant lu ce message de son frère bien-aimé, s’en affligea beaucoup. Son cœur se brisait de douleur, compatissant aux malheurs d’Étienne. Il désirait relever son âme affligée et abattue par le désespoir, consoler le frère et en même temps remplir les dernières volontés du père. En homme qui n’espère qu’en la divine Providence, il suppliait Dieu, les larmes aux yeux, de diriger ses pas sur cette nouvelle route, selon sa volonté divine. Là-dessus, remettant sa vie entre les mains du Seigneur, il prend avec lui quelques prêtres, emporte les reliques du bienheureux Syméon, et, après avoir prévenu l’autocrate de son arrivée prochaine, il part avec les ossements vénérables. Étienne tout joyeux de la réception de cette nouvelle, remercia Dieu en ces termes : Gloire à toi, ô le meilleur des meilleurs, maître suprême, tu as écarté loin de nous nos ennemis, et tu as créé les anges pour nous les envoyer ! Le tzar mande l’archevêque, les moines, les serviteurs de l’église et les seigneurs. Il les conduit tous jusqu’aux frontières grecques, où il rencontre les vénérables restes de son père et le bienheureux Sabba, son frère ; il les accueille alors avec tous les honneurs, chantant des psaumes et des cantiques spirituels, portant cierges et encensoirs. C’est au milieu d’une allégresse ineffable et des larmes de joie que, chacun honorant ces saintes reliques par des génuflexions, et les baisers qu’il y déposait, elles furent reçues et portées sur les bras avec une vénération et une piété extrêmes. Le tzar les accompagna jusqu’au monastère de Stoudénitza, où elles furent déposées dans un nouveau tombeau en marbre. Pendant cinq jours consécutifs, ce n’étaient que des ovations, des prières publiques et des fêtes. Après quoi chacun regagna ses foyers. Saint Sabba et les moines, amenés par lui du mont Athos, restèrent à Stoudénitza, attendant le jour anniversaire de la mort du bienheureux Syméon, afin de le célébrer en son honneur et de ne s’en retourner qu’après avoir dûment accompli ce pieux devoir. Le 13 février, jour consacré à la mémoire du bienheureux, le grand-kniaze Étienne, avec tous les évêques, prêtres, seigneurs et nobles, arriva au monastère de Stoudénitza. Une foule de dévots, accourus de différents pays, remplissait l’église. On y passa toute la nuit, afin de payer au Seigneur le tribut d’actions de grâces, pour avoir octroyé à la Serbie un si précieux trésor. À l’heure de la grand’messe, le bienheureux Sabba, entouré d’évêques, occupé du service divin, fondit en larmes en adressant au ciel cette prière : Seigneur que ta très-sainte volonté s’accomplisse ! Que ton très-saint nom soit glorifié par le miracle de la myrrhe découlant des reliques de ton élu ! Voici que tout à coup l’église se remplit d’un merveilleux parfum, suave au-delà de toute expression. Tous étonnés et effrayés s’écrient : Seigneur, aie pitié de nous ! À Stoudénitza, comme au mont Athos, tout le monde pouvait voir et entendre la myrrhe jaillissant des reliques, et imitant le bruit de l’eau en ébullition. Le grand-kniaze Étienne, en prince orthodoxe, se tenait près du sarcophage, contemplant le tombeau de son père inondé de myrrhe. Tout à coup, ravi dans une extase de bonheur, il s’écria : Seigneur, aie pitié de nous ! Attendri jusqu’aux larmes, il remercia Dieu de l’immensité de sa grâce, devenue ainsi manifeste et visible. Il chantait à haute voix : Que tu es grand, ô Seigneur, que tes œuvres sont merveilleuses, gloire à toi ! On vit pareillement la myrrhe suinter des fresques peintes sur les parois de l’église (représentant le bienheureux Syméon), ainsi qu’au-dedans du maître-autel. Le peuple glorifiait Dieu et son élu. Après le service divin, et les honneurs rendus à la mémoire du défunt, saint Sabba s’approcha des reliques paternelles inondées de myrrhe, et fit une prière accompagnée de larmes pour exprimer sa reconnaissance. Il oignit son visage et celui de l’autocrate, et de tous ceux qui se trouvaient présents. Plus d’un malade fut guéri, dès qu’il eut été oint de la myrrhe des reliques du bienheureux. Sains et joyeux ils regagnèrent leurs foyers. Saint Sabba, dans un sermon prononcé à cette occasion, s’adressant à l’autocrate et à tous ses auditeurs, énuméra toutes les vertus du bienheureux Syméon qui lui ont valu une si glorieuse récompense de la part du Seigneur, et que nous devons imiter à notre tour. Il y joignit le tableau émouvant du Jugement dernier et des tortures éternelles des pécheurs. Tous, les yeux mouillés de larmes et les oreilles encore remplies de ces instructives paroles, étaient pénétrés de sentiments d’espérance et d’amour, étonnés et émerveillés en même temps de l’éloquence douce et persuasive du saint. Celui-ci ne les congédia qu’après un repas, servi avec magnificence. Quelques jours après, le saint fit souvenir l’autocrate des devoirs qui rappelaient au mont Athos Sabba et les moines venus avec lui. À ces mots, la joie d’Étienne se change en tristesse. Il se met à pleurer amèrement, et avec tous ses seigneurs, il supplie le saint, disant : Ne nous quittez pas dans ce moment d’épreuves, ô notre saint père et frère ! Ne faites pas tristement descendre, avant le temps, mon âme au tombeau ! Pour Dieu et l’amour de notre père Syméon, restez ici, dans notre monastère de Stoudénitza, et soyez-y le chef de vos frères, non pas pour ajouter à votre gloire, mais afin de nous corriger de tous nos défauts, œuvre pour laquelle Dieu vous a envoyé ici. En effet, le saint lui-même, craignait que son absence n’amenât quelque désastre inattendu sur son frère. Or, entraîné par les nobles sentiments de son excellent cœur, qui militaient en faveur de la proposition, il se laissa fléchir et répondit : Que la volonté du Seigneur soit faite ! L’autocrate et tous ses seigneurs, ravis de joie, se sentirent aussi heureux que s’ils eussent gagné un immense trésor. Alors on convint que, sous ses auspices, le monastère serait nommé retraite (lavra[7]) de Saint-Syméon, et que désormais son chef serait revêtu de la dignité d’archimandrite. Tout cela s’accomplit par un effet de la divine Providence. On vit cette grande lumière éclairer les déserts, car on ne doit pas cacher le flambeau sous le boisseau. Et ainsi, petit à petit, les circonstances préparaient saint Sabba au grand siége archiépiscopal, dont les rayons bienfaisants devaient se répandre sur toutes les terres de la Serbie. En acceptant la direction de ce monastère, il ne changea en rien ni ses aspirations à la vie ascétique du désert, ni ses travaux habituels. Au contraire, il renchérit sur ces derniers, et non-seulement sa vie servait de modèle aux moines, mais encore on le voyait parcourir à pied toutes les provinces de sa patrie, expliquant en véritable apôtre les divins dogmes de la foi, les mystères de l’Église, les saints conciles, les traditions des apôtres apostoliques et la morale chrétienne. Il opéra plusieurs miracles et guérisons, soit par les prières, soit par des onctions avec la myrrhe qui découlait du tombeau de son père. Il établissait des églises, leur prescrivait, selon l’habitude du mont Athos, les chants, les matines et actions de grâces. Par ses soins, les hérésies, les préjugés, le scepticisme, extirpés et rejetés loin de la Serbie, firent place à la propagation de la foi orthodoxe. Il réconcilia ses frères en détruisant radicalement les sujets d’inimitié qui les divisaient. Le grand-kniaze Volkan, son frère, ramené aux sentiments de repentir, se sentit très-honteux de ses méfaits à l’égard de l’autocrate Étienne, et il lui avoua son orgueil criminel, disant : J’ai péché devant Dieu et devant vous ! Alors tous les deux lui pardonnèrent, et il se rattacha à son frère d’un amour plus intime qu’autrefois, joint à une douceur et une obéissance parfaites. La paix revint sur les terres de Serbie qui recula ses limites, tandis que la foi orthodoxe étendait de plus en plus son action et se consolidait. C’est aussi alors que saint Sabba commença à fonder à Gidetcha la grande église cathédrale de l’Ascension de Notre-Seigneur Jésus-Christ, chef-d’œuvre d’architecture, qui plus tard devint premier archevêché de Serbie.

Saint Sabba, étant une fois sorti pour voir les ouvriers, trouva un paralytique couché près du grand chemin pour demander l’aumône. Le saint, avec l’aide d’un de ses disciples, ayant posé le malade sur son manteau, le porta à l’église, et le laissa devant l’image du Christ sauveur, médecin de nos âmes et de nos corps. À la tombée de la nuit, le saint resté seul, s’enferma dans l’église avec le malade, et se mit à prier avec larmes, et persuadé que le Dieu miséricordieux aurait pitié du paralytique et le délivrerait de son infirmité. Il s’écria : Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, je te dis, mon enfant, lève-toi et marche droit ! Aussitôt le paralytique sauta de dessus le manteau, et se mit à marcher lestement, témoignant sa reconnaissance à Dieu et au saint. L’événement s’ébruita bientôt au milieu du peuple ; tous ceux qui avaient des infirmes les apportaient chez le saint que les guérissait, en imposant les mains et priant pour chacun d’eux. Cependant la plus grande partie de ces cures merveilleuses s’opéra dans l’enceinte du monastère. Les malades transportés au tombeau du bienheureux Syméon, et oints avec la myrrhe qui découlait de ses restes sacrés étaient aussitôt rétablis. Tels furent les astres qui alors éclairaient la terre de Serbie, dont la puissance et la gloire retentissaient partout. Les princes étrangers, ses voisins, édifiés par les œuvres merveilleuses des saints de Serbie, cherchaient l’amitié de l’autocrate. Il y avait alors entre autres un prince, d’origine bulgare, parent de Kalo Joannes, roi de Zagorie et de Bulgarie (le même dont le royaume échut après sa mort à Borill), qui s’appelait Strézo, homme non moins célèbre par sa cruauté que par sa bravoure. Borill craignant qu’il ne lui ravit un jour sa principauté avec la vie, le persécutait et cherchait à le faire périr, ce qui obligea ce dernier de recourir à l’autocrate serbe Étienne. En prince aimant le Christ et compatissant aux malheurs d’autrui, Étienne fit un accueil plein d’affabilité à Strézo et à ceux qui l’accompagnaient. Il lui rendit des honneurs comme à un frère, et lui donna la ville de Prociek avec toutes ses dépendances, à titre d’usufruit (ougivanie). Lorsque Strézo fut devenu riche, bouffi d’orgueil, il se mit à exercer des actes de cruauté et d’injustice envers ses sujets. Il se construisit une demeure, au sommet d’un rocher, situé sur la grande rivière de Vardar qui coulait au centre même de la ville de Prociek. Le tyran y ayant fait établir une passerelle en bois, se donnait des spectacles étranges. Son amusement favori était de faire mourir les hommes. Toutes les fois qu’il était ivre, on le voyait assis à sa fenêtre, ordonnant pour la plus légère faute, de précipiter le délinquant du haut de son rocher. Tandis qu’un malheureux périssait ainsi, Strézo se pâmait d’aise, et, avec de grands éclats de rire, lui criait à tue tête : « Gare, gare, tu mouilleras ta pelisse ! » Le tzar Étienne ne tarda pas à apprendre ces procédés inhumains, et sa conscience de chrétien lui disait qu’il ne devait pas tolérer de pareils méfaits de la part d’un prince dont la méchanceté affligeait les hommes et attirait la colère de Dieu. Il lui écrivit plus d’une fois pour le ramener à de meilleurs sentiments, le priant de cesser ces actes de férocité et de barbarie. Mais ces remontrances, faites sur un ton bienveillant et les conseils donnés en ami, ne firent aucune impression sur le caractère dur et intraitable de Strézo. Il s’en moquait, et, au lieu de chercher à prouver sa reconnaissance envers son bienfaiteur en s’abstenant de ses crimes, il y ajouta le parjure. Violant les lois de fraternité prescrites dans l’Évangile, et oubliant l’amour du prochain, Strézo devint traître : il s’allia avec les tzars de Grèce et de Bulgarie, et, à la tête des forces armées qu’ils lui avaient procurées tous les deux, il porta la guerre dans les États de son bienfaiteur.

L’autocrate, convaincu enfin de l’impossibilité d’amollir le cœur de cet homme dur et ingrat, ordonna à ses kniazes de préparer les guerriers au combat. Il se prosterna contre terre pour prier Dieu : Viens à mon secours, disait-il, les larmes aux yeux ; Seigneur, hâte-toi de me donner aide ! Seigneur, par les prières de la très-pure Vierge, ta mère, et celle de ton élu saint Syméon, mon père, ne me rends pas le jouet de mon ennemi ! Comme souverain suprême, décide ma cause encore indécise, car il veut me rendre le mal pour le bien ! Par ces paroles et plusieurs autres Étienne se sentit confirmé dans ses espérances de réussir, et prépara ses troupes pour la guerre. Quant à saint Sabba, il souffrait de voir son frère affligé, et sa patrie exposée à voir beaucoup de sang versé de part et d’autre. Il va trouver son frère et les seigneurs, leur disant : Restez-ici, et laissez-moi d’abord aller chez notre ennemi, pour traiter de la paix. S’il ne veut pas écouter les conseils que Dieu m’a inspirés, vous agirez à votre tour, en hommes justement offensés. Là-dessus le saint va trouver ce lion sanguinaire. Dès que celui-ci l’eut aperçu, il s’inclina respectueusement jusqu’au parquet, l’embrassa et le reçut avec amabilité, comme il le faisait d’ordinaire lorsqu’il était encore l’hôte d’Étienne[8]. Ils s’assirent entourés de beaucoup de nobles réunis chez Strézo. Le saint ouvrit la séance par un discours plein de douceur et de calme, citant les passages de l’Évangile, des prophètes, et les maximes de son père, sur la bonne entente et la réconciliation. Il lui rappela l’accueil fraternel, la bienveillance du tzar envers lui. Il lui parla ensuite de la crainte de Dieu, de la punition réservée au serment violé, de la promptitude de la vengeance divine, etc. Strézo, inexorable et insensible comme le rocher, ne fit aucun cas de ces représentations, ni des peines que le saint s’était données en venant le conseiller jusque chez lui. Saint Sabba, voyant qu’il ne voulait céder à aucun raisonnement, dit : Nous voulons ton bien autant que le nôtre. Maintenant, prince, libre à toi de rejeter ces paroles, sans obéir ni à Dieu ni à nous ; mais tu verras bientôt le malheur s’appesantir sur ta tête ! Sorti de chez Strézo, il revint dans son camp, éleva ses mains vers Dieu et lui adressa une prière sortie des profondeurs de sa conscience. En le suppliant de cœur et d’âme, il dit : Seigneur, hâte-toi de nous venir en aide, car nous avons mis toutes nos espérances en toi ! Maître souverain ne laisse pas les renégats se réjouir de nos péchés. Ah ! que leurs glaives pénètrent plutôt dans leur propre cœur, et que tous voient ta bienveillance envers nous qui est immense et jusqu’ici sans exemple ! Que ton nom soit sanctifié et glorifié, avec le Père et le Très-Saint-Esprit dans tous les siècles ! Amen. On eût dit qu’il voyait déjà en esprit ce qui devait arriver, car cette nuit même il s’empressa de retourner près de son frère. Quant à Strézo, le possédé, étant cette même nuit endormi dans son lit, il poussa tout à coup un cri féroce : Ah ! Sabba, Sabba ! Quelqu’un qui veillait auprès de lui demanda : Qu’avez-vous donc, mon prince ? À quoi il répondit, pouvant à peine respirer : Je ne sais quel terrible jeune homme, envoyé par Sabba le Serbe, m’a attaqué ; il m’arrachait mon glaive, il le plongeait dans mon cœur ! Effrayé, il supplia instamment ses gens d’aller promptement chercher Sabba. Les messagers ne l’ayant pas trouvé au camp qu’il avait déjà quitté, l’inflexible Strézo périt au milieu d’un bruit infernal. Ses vaïvodes, témoins de sa mort, saisis d’effroi, se retirèrent dans leurs maisons, et il y en eut plusieurs qui, reconciliés avec l’autocrate, finirent par embrasser son parti. Tous allèrent chez le saint lui raconter ce qui était arrivé à Strézo. Mais Sabba, tout en remerciant Dieu, pleurait de regret que son ennemi n’eût pas voulu se repentir. Arrivé près de son frère Étienne, il apporta à tous des paroles de paix et d’amour. Tous, pénétrés de reconnaissance envers Dieu, exaltèrent le mérite du saint et en prirent congé tranquilles et rassurés sur leur sort.

Le saint, après ce séjour prolongé à Stoudénitza, bien qu’à l’apogée de la gloire et des honneurs, regrettait souvent ses heures de silencieuse retraite au mont Athos, ces prières qui, partant du cœur, éclairaient sa raison et entretenaient la vie de l’âme. Ne pouvant cicatriser les blessures d’un cœur piqué du désir de rentrer dans le silence, saint Sabba prit les dispositions nécessaires à Stoudénitza, établit à sa place un habile égoumène, et alla couvrir de baisers la tombe de son père. Il se rendit ensuite chez l’autocrate, son frère, pour l’embrasser avant son départ définitif ; mais Étienne, qui eût plutôt consenti de se séparer de son âme que de Sabba son frère, reçut cette nouvelle avec un vif chagrin qui fut partagé par tous les seigneurs de Serbie. Le saint promit et leur donna sa parole de revenir vivre avec eux, et ce ne fut qu’alors qu’ils consentirent à son départ. L’autocrate se chargea de fournir tout le nécessaire, soit pendant le voyage, soit dans le mont sacré, pour le monastère et pour les ermites. Il lui donna donc beaucoup d’or, et il l’accompagna à la tête de la noblesse du pays jusqu’aux frontières grecques, où ils se séparèrent. En arrivant à son monastère de Khilandar, le saint y fut l’objet de nombreuses visites des Pères du mont Athos qui, dans son arrivée, voyaient celle d’un ange céleste, et accouraient tous pour le voir et l’embrasser. Sans plus tarder, il se retira dans son silencieux ermitage de Carey, réjoui en esprit et savourant les délices d’une vie toute consacrée aux pensées divines. L’orthodoxe Étienne, son frère, lui écrivait souvent pour le rappeler en Serbie. Sabba, ne voulant pas renoncer au vœu du silence, préférait causer du chagrin à son frère pour un temps plutôt que d’offenser Dieu. Après quoi, par les motifs inhérents à la volonté divine, la myrrhe des reliques du bienheureux Syméon cessa tout à coup de couler. L’autocrate et les autres s’en affligeaient beaucoup, et ils envoyaient lettre sur lettre au mont Athos, suppliant le saint frère de remédier à ce contre-temps, et de revenir consoler l’âme affligée de l’autocrate et celle de tous ses sujets. Ces messages étaient accompagnés de dons en espèces d’or et d’argent, pour distribuer aux pauvres. Hâte-toi de nous rejoindre, suppliait le tzar, et aide-nous par tes prières à obtenir l’écoulement de la myrrhe, ainsi que le retour des miracles et de la bénédiction de notre saint père Syméon. Au moment, disaient-ils, où votre sainteté nous a quittés, lui aussi nous a abandonnés. Nous voyons en esprit qu’il détourne de nous ses regards, car les saintes huiles et la puissance des guérisons, qui nous venaient de sa miraculeuse tombe, ont cessé de paraître, à cause de nos péchés. Nous avons beau prier le saint de nous rendre ses faveurs, il s’y refuse car nous ne nous sommes pas repentis de nos fautes. C’est pourquoi je te supplie, saint père, guéris ma douleur, taris mes larmes, aie pitié de mon âme ! Quoique, vu le grand nombre de mes péchés, je n’ose plus me donner le nom de ton frère, veuille bien te rappeler que nous avons eu les mêmes père et mère. Ô bien-aimé de Dieu, viens chez nous, toi que notre bienheureux père aimait mieux que nous tous. Peut-être, grâce à ton arrivée ici, le souverain Dieu daignera tourner sa face vers nous, et, cédant à tes prières, permettra que la sainte myrrhe émane comme autrefois des reliques de notre père bienheureux, ce qui nous rendrait très-joyeux, nous ses esclaves ! Le saint reçut la lettre et l’or. Il la lut, mais plongé dans les délices du silence, il ne voulait ni sortir de cet état, ni s’en sevrer pour rien au monde. Que lui importent la gloire et les honneurs humains qu’il haïssait ? Aussi ne fit-il aucun cas des prières ni des larmes de son frère, préférant l’amour de Dieu à l’amour fraternel. Cependant il adressa une lettre autographe à son père, comme s’il était encore au nombre des vivants. La voici : « Vu l’ordre de Dieu et nos supplications, père bienheureux, daigne oublier que nous avons péché contre Dieu, en te désobéissant. Par la grâce que tu tiens du très Saint-Esprit, laisse couler la sainte myrrhe à présent comme autrefois ! Que tes enfants s’en oignent et que les hommes se réjouissent en Dieu ! Qu’ils ne dépérissent plus d’affliction. Te souviens-tu lorsque tu étais encore dans la chair, tu m’avais promis d’obéir à tout ce que je te demanderais au nom de Dieu ? À mon tour, je t’avais promis d’accomplir tes ordres. Eh bien ! voici l’occasion de me prouver que tu ne m’as point oublié dans tes prières. Maintenant fais-moi comprendre ton amour. De même que jadis revêtu du corps humain, tu m’as obéi plus d’une fois ; de même exauce-moi présentement, ô pur esprit ! Vois comment ton enfant fonde toutes ses espérances, après Dieu en toi seul ! Ne me fais pas rougir devant les hommes, et ne m’enlève pas mes espérances, mais prie Dieu pour nous tous ! » Outre cette lettre il en écrivit une autre au tzar Étienne, pour le consoler ; il lui envoya en même temps un de ses disciples, homme vénérable et vertueux, le moine (hiéromonaque) Hillarion. Celui-ci, chargé de la lettre pour le bienheureux Syméon, avait l’ordre de ne point la communiquer à personne, ni lire avant le jour indiqué par saint Sabba, où, après une messe solennelle, lui, Hillarion, s’approchant de la tombe du bienheureux, devait personnellement donner lecture du message en question. L’hiéromonaque, dès son arrivée près du tzar, remit la lettre que le saint lui avait adressée, disant : Je tiens aussi un message pour le bienheureux Syméon, mais on m’a prescrit de ne le donner à personne. Quand l’autocrate eut pris connaissance du contenu de sa lettre, il s’étonnait de ce que l’amour divin eut déjà étouffé tous les sentiments humains dans le cœur de son frère. Hillarion s’empressa d’aller au tombeau du bienheureux, pour y attendre le moment d’exécuter l’ordre de saint Sabba. L’autocrate Étienne voulut l’accompagner au monastère de Stoudénitza. Ils y arrivèrent la veille du jour fixé. Le lendemain, après avoir passé la nuit entière en dévotions, le vieillard Hillarion présida lui-même la célébration des saints mystères. Enfin, les dévotions derrière l’ambon aussitôt achevées, le vieillard s’approcha de la tombe du bienheureux, et l’ayant encensée devant tout le peuple réuni, il se penche sur le cercueil, puis, comme s’il s’adressait à un vivant, il lit d’une voix haute, mais douce et suppliante, le message de saint Sabba. Tout de suite après cette lecture, on vit déborder la sainte myrrhe et découler du tombeau et des reliques, avec une telle profusion que toute l’église s’emplit comme autrefois d’un parfum exquis et délicieux. À la vue d’un si glorieux miracle, tout le peuple, épouvanté et édifié, s’écria comme un seul homme : Dieu aie pitié de nous ! Chacun d’eux fut oint par les mains du vénérable Hillarion, avec la sainte myrrhe fraîchement découlée, dont ils recueillirent quelques gouttes pour les garder chez eux comme une chose sainte et bénie. L’autocrate, en prince pieux, prononça une allocation d’une voix sonore et expressive : Admirons Dieu, dit-il, dans les merveilles opérées par ses saints ! Glorifions-le toujours et proclamons ses louanges avec une crainte respectueuse. Il est aussi souverainement utile d’admirer ses saints, de les vénérer et même de les imiter, car par ce moyen nous aurons travaillé pour le salut de notre âme, dans les limites du possible. Cependant là où les vivants écrivent aux morts et leur adressent des commandements, là certes il s’agit de faits en dehors du domaine de la nature. Nos yeux contemplent aujourd’hui même les très-glorieux prodiges émanés de nos saints Pères, et opérés par la toute-puissance du Christ. Vous savez combien nous avons supplié notre feu père de nous gratifier de l’effusion de la myrrhe, et il ne nous a pas écoutés. Tandis que maintenant, l’un ayant échangé quelques paroles avec l’autre, Dieu s’empresse de les exaucer ! Tout cela s’accomplit pour notre salut éternel. Sachons donc que Dieu aime mieux un seul juste que des milliers de prévaricateurs. En même temps tenons-nous pour avertis que notre manière de vivre ne saurait plaire à Dieu. Tous ceux qui entendirent cette allocution s’en édifièrent beaucoup, et, pleins de joie, ils se dispersèrent. Le vénérable vieillard Hillarion, hâtant son retour chez le saint, le tzar n’osa le retenir plus longtemps ; il lui permit au contraire de s’en aller, et le saluant il lui dit : Vénérable Père, vous venez de me faire contracter une grande dette de reconnaissance, en nous apportant jusqu’ici le message de mon frère et en nous enrichissant du trésor de la sainte myrrhe de mon père. Il lui remit beaucoup d’or et d’argent pour les nécessiteux, ainsi qu’un vase de verre rempli de myrrhe, et une lettre pour le saint, où il écrivit : « Par tes prières nous avons obtenu du bienheureux Syméon et surtout de la grâce divine, cette précieuse huile. Prends-la comme tienne, et prie le Seigneur pour nous, pauvres pécheurs. » Hillarion, de retour au mont Athos, raconta à saint Sabba tous les détails du miracle céleste, détails que le saint ignorait et dont il glorifia Dieu, et lui rendit grâces, les larmes aux yeux, de ce qu’il n’a pas méprisé ses prières. Quelque temps après ces événements, par un hasard providentiel, saint Sabba fut obligé d’aller à Constantinople, pour les affaires du monastère. L’empereur grec alors régnant, Théodore Lascaris, le reçut avec honneur et affabilité, tant à cause de ses vertus, que pour sa parenté, car Radoslav, son cousin, avait épousé la fille de l’empereur. Les affaires du monastère une fois achevées, Sabba voulut encore rendre un service utile à sa patrie. Le cœur inspiré d’en haut, le saint s’humilia d’abord devant Dieu, puis alla chez l’empereur et lui dit : Dieu, qui veut sauver le monde entier par ses bienfaits, s’est servi des bras de mon père pour rejeter loin de notre patrie tous les hérésiarques. La seule chose qui nous manque encore, c’est que dans notre empire nous n’avons pas d’archevêque serbe (qui saurait la langue du pays). C’est pourquoi je supplie votre majesté de daigner recommander à sa sainteté le patriarche, qu’il fasse sacrer l’un des frères qui se trouvent ici avec moi, et le proclamer archevêque de Serbie. L’empereur goûta beaucoup ce conseil, et sans perdre de temps il convoqua à sa cour le patriarche, le synode, les seigneurs, saint Sabba et ses frères en Dieu. Il y eut beaucoup d’avis différents et des discussions de part et d’autre, pour savoir qui d’entre eux méritait le mieux d’être archevêque. Enfin, tous se lèvent pour prier en commun, après quoi, l’empereur prend la parole, et s’adressant à saint Sabba : Tes frères, dit-il, sont certainement vertueux et saints, mais notre cœur n’est aucunement inspiré à leur égard. Nous n’avons de l’inspiration que pour toi. Il faut que tu acceptes la grâce de Dieu et que tu sois constitué premier archevêque, apôtre et instructeur de ta patrie ! Alors, tous d’une voix unanime s’écrièrent : Qu’y a-t-il à la fois de plus vénérable et de plus saint ! Quant à lui, il s’y refusa d’abord longtemps, mais convaincu à son tour, il fut dûment promu et élu en qualité d’archevêque des terres de Serbie. Le jour d’une fête heureusement survenue, le très-saint patriarche œcuménique, Herman de Constantinople, imposa les mains à saint Sabba, et le consacra archevêque de toutes les terres de Serbie. L’empereur, avec le saint concile, tout son synode et une foule de gens du peuple, assistaient au sacre. On y voyait saint Sabba inondé d’une lumière brillante au delà de toute expression, et semblable à la lueur du feu. Après le service divin, l’empereur, les seigneurs, les nobles et tout le peuple, passèrent un à un sous sa main droite pour en recevoir la bénédiction. L’empereur invita à sa table le saint, nouvellement sacré archevêque de Serbie, et avec lui le patriarche et les membres du saint concile. Pour l’amour de saint Sabba, l’empereur les combla tous de riches présents, et après un festin plein de gaieté et de magnificence, il les congédia gracieusement.

Saint Sabba voulait regagner ses foyers pour suivre la destinée que Dieu lui avait faite, mais il fut arrêté par les considérations suivantes : Quelle longue distance ne nous faut-il pas parcourir pour se rendre de la Serbie jusqu’à Tsarograd, toutes les fois qu’il faudra s’occuper de l’élection et du sacre de notre archevêque ? Quelles immenses dépenses la Serbie devra faire, soit pour frais de voyage, soit pour distribution de présents ? Mais surtout, quels obstacles pourra nous susciter, soit la jalousie des souverains orientaux et occidentaux, qui souvent enfreignent la paix pour recourir aux hostilités et à la violence, soit le patriarche, qui par des motifs de haine ou autres, entravera la marche des affaires de notre église nationale ? Préoccupé de toutes ces réflexions, saint Sabba se rendit auprès de l’empereur et le supplia, disant : Si votre majesté[9] voulait couronner l’œuvre d’amour et de bienveillance que Dieu lui a inspirée, je la prierais d’ordonner au très-saint Père le patriarche œcuménique, de me donner sa bénédiction avec le droit de ne plus venir à Constantinople, pour le sacre des archevêques de Serbie. Qu’il nous autorise de recevoir désormais la consécration archiépiscopale dans notre pays, et d’y être institués par les évêques nationaux. Bien que cette proposition majeure déplût au patriarche et à l’empereur, celui-ci, mû par les sentiments de son affection toute particulière envers le saint, ne lui put rien refuser. Aussi persuada-t-il le patriarche de la nécessité d’agréer la demande des Serbes. Le très-saint patriarche fit écrire sa bénédiction, revêtue de sa signature autographe et de celle de tous les magistrats du synode. En l’investissant de ses titres, il lui remit aussi de ses propres mains la crosse (sceptre) d’archevêque et tous les habits pontificaux. L’empereur avant de congédier le saint, ratifia tous ses titres par un édit officiel. À son retour dans le mont Athos, les Pères apprenant qu’il était archevêque, accoururent tous près de lui, joyeux et en même temps affligés de son départ prochain. Ils voulaient recevoir sa bénédiction et lui donner le baiser d’adieu. Il les accueillait comme auparavant, dans son monastère de Khilandar, leur prodiguant sa bienveillance, ses consolations et ses dons, et se recommandant à leurs prières. Le prote et tous les égoumènes l’invitaient chacun dans leur monastère, et il s’y rendait pour célébrer les messes, consacrer les prêtres et les diacres conformément à leurs demandes, honorant les reliques de tous les monastères, et scellant d’un baiser les actes de divine charité. De retour dans son monastère, il s’occupa des dernières dispositions, recommandant à l’égoumène de servir de modèle aux autres moines par sa vie vertueuse, puis enjoignant aux siens d’avoir la crainte de Dieu dans l’âme et de se soumettre en tout à l’égoumène, lui obéissant comme au Christ. Ayant donné à tous la paix et la bénédiction, il se remit en route, emmenant avec lui quelques prêtres, qu’il jugeait capables de devenir évêques. En quittant la montagne sainte, il se retournait souvent tout en pensant à ceux qui y vivaient comme des anges dans la chair, et à la vie qu’il y avait menée lui-même, dans le silence, loin des soucis et des distractions mondaines. Les larmes aux yeux, il se disait en lui-même : Hélas, de combien de félicités ne me verrai-je pas privé, malheureux que je suis ! Voilà ce que j’ai perdu, et que gagnerai-je en quittant le service de la sainte mère de Dieu ? Ai-je encore en moi le sentiment de ta volonté, ô mon souverain maître ? Je l’ignore, mon Dieu, mais c’est par toi que j’espère obtenir mon salut, grâce à l’intercession de la Vierge, la très-pure, et aux prières de ton élu Syméon, mon père. Ah ! ne me laisse pas dans l’affliction, car je succombe sous les angoisses qui m’accablent ! Et il pleurait ainsi et s’avançait brisé de douleur. À l’entrée de la nuit, il vit apparaître devant lui la Très-Sainte Vierge, qui le releva de son abattement et réconforta son âme par ces paroles : Pourquoi t’affliger ainsi ? ne suis-je pas ton aide et ton garant auprès du souverain Dieu, mon fils ? Sus, relève-toi de ta langueur, et aborde courageusement l’œuvre pour laquelle Dieu t’a choisi. Plus d’hésitations, et tout ira bien, tout réussira par la grâce du Très-Haut. Le saint, remis du trouble que lui causa cette vision, sentit son cœur déborder d’aise et de joie ineffable ; ses larmes témoignèrent sa gratitude envers Dieu et la très-pure mère de Dieu, et rassuré dans ses espérances, il poursuivit son chemin avec allégresse. Arrivé dans la ville de Salone, il alla embrasser le métropolitain et l’éparque, puis alla se reposer dans son monastère de Philocali. Ayant fait venir un peintre habile, il lui commanda deux tableaux, l’un représentant Jésus-Christ, l’autre la très-pure mère de Dieu, d’après les dimensions qu’il avait vues en songe pendant son voyage. Pour en perpétuer le souvenir, il le fit orner et enchâsser d’argent, d’or, de perles et de pierres précieuses, et le plaça dans le monastère de Philocali. Ayant achevé tout ce qui était nécessaire à sa grande église, il reprit la route de sa patrie, reconduit jusqu’aux portes de la ville par le métropolitain, l’éparque et les premiers magistrats de Salone. Il dépêcha un messager pour prévenir de son arrivée le tzar Étienne qui l’attendait depuis longtemps. Aussi reçut-il la nouvelle de la venue de ce frère chéri, avec d’autant plus de bonheur qu’il apprit en même temps que saint Sabba avait été revêtu de l’autorité archiépiscopale. L’autocrate en rendit des actions de grâces à Dieu, et comme il souffrait d’une maladie cruelle, il envoya à sa rencontre ses fils avec les évêques et les seigneurs de la cour. Ils s’avancèrent jusqu’à la ligne des frontières grecques, où ils eurent la joie de rencontrer et recevoir leur oncle paternel, selon la chair, leur maître et père selon Dieu. Tous se prosternèrent à ses pieds sacrés, baisèrent ses mains archiépiscopales, et le conduisirent avec de grands honneurs chez le tzar leur père. Celui-ci, malade et pouvant à peine marcher, soutenu par les autres, vint l’embrasser, et avec la bienvenue du saint tous ses chagrins se convertirent en allégresse. Le saint se fit donner de l’eau qu’il bénit lui-même et dont il aspergea son frère. Puis il lui en donna à boire, lui imposa les mains, le couvrant de ses baisers et de ses larmes. Dans le secret de son cœur, il priait Dieu pour la guérison de son frère, et voici que tout à coup l’autocrate se relève complètement guéri. Ivre de bonheur, il ne sait que faire, ni comment reconnaître les bienfaits du Seigneur qui lui rend tout à la fois son frère et la santé. Élevant ses mains vers le ciel, en action de grâces, il remerciait et glorifiait Dieu à haute voix. Tout en larmes, il tombe aux pieds de son frère l’archevêque, lui exprimant sa gratitude de son retour et de son rétablissement. Pour célébrer ce double bonheur il fit donner un repas splendide à tous, mais principalement aux indigents, afin que tous fussent joyeux et louassent Dieu.

Le saint, remis des fatigues du voyage, alla partager la joie du tzar et lui raconta tout ce que Dieu a fait lors de son séjour à Constantinople. Ensuite, saint Sabba se retira au monastère de Stoudénitza. Entré dans l’église, il fit ses saluts accompagnés de larmes, et couvrit de ses baisers la tombe de son père. Il bénit l’égoumène, les frères et tous les assistants. Quelques jours après il se rendit dans la ville de Gidtcha, siége métropolitain, d’où il écrivit à l’autocrate, son frère, le priant de venir le rejoindre avec tous les évêques, le clergé et les seigneurs. Au jour convenu, en présence d’un peuple nombreux, le saint, assis sur le trône à côté de l’autocrate, déclara à toute l’assemblée les motifs de la convocation. Vous savez déjà, dit-il, comment à deux reprises j’ai fui loin de notre patrie, afin de vivre seul dans le désert, dont les délices me charmaient plus que le parfum de la myrrhe, et auquel je n’ai préféré que l’amour de Dieu. Cependant, pour vous, mes compatriotes, j’ai abandonné ma douce solitude, et je suis venu vous rechercher ici, et, dans l’intérêt de vos âmes, négliger la mienne. Si à votre tour vous m’en tenez compte, en obéissant aux instructions que je vous fais au nom de Dieu, et en observant les commandements divins, alors, au lieu d’avoir perdu j’aurai doublement gagné. Or, je vous supplie, et je vous conjure d’obéir à ma voix. Que dirai-je sur les merveilles de Dieu, pour votre édification ? Puisse Notre-Seigneur Dieu, par les prières de son élu Syméon, notre père, puisse-t-il multiplier en vous le nombre de ses serviteurs et le rendre infini. Puisse-t-il vous combler d’honneurs ! devenez prélats, vaïvodes et princes, et que je n’aie point à rougir de partager avec vous les grandeurs de l’autorité que je tiens de Dieu. De même que Dieu m’a désigné chef de l’église, de même après Dieu devez-vous obéir au souverain qu’il vous a donné, et dont il m’ordonne d’orner le front d’une couronne royale, pour votre honneur, votre prospérité et votre gloire. Quand tout cela sera accompli, nous nous entretiendrons de quelques articles de notre foi sainte et orthodoxe, et du salut éternel de vos âmes. Tous ceux qui entendirent cette allocution s’empressèrent, après avoir salué Dieu, d’en remercier leur archiprêtre. Comme c’était la veille du jour de la fête de l’Ascension, après la vigile, tous les évêques réunis et l’archevêque présidant, ils célébrèrent la liturgie sacrée. Au moment propice pour le sacre du tzar, l’archevêque fit signe au grand-kniaze Étienne de s’approcher du maître-autel, où il l’attendait. Après avoir récité sur lui les prières du sacre, et l’avoir oint de myrrhe sainte, il le revêtit de la pourpre impériale, lui posa le diadème sur la tête, remit le sceptre et le globe entre ses mains, et le ceignit du glaive des tzars. Puis il le proclama roi (kral) de Serbie. L’imposition des mains terminée, l’archevêque dit à voix haute : Vive le premier couronné[10] roi de Serbie, Étienne l’autocrate, trois fois vive le roi ! Tous les seigneurs, les nobles et le peuple saluèrent leur monarque, en s’écriant : Qu’il vive de longues années ! Tous ceux qui étaient présents furent invités, à leur sortie de l’église, à un festin magnifique. Ils se réjouissaient de leur nouvel archevêque et de leur roi récemment sacré. Le lendemain l’archevêque reparut assis à côté de l’autocrate, et il dit : Frères, amis et mes enfants en Dieu, prêtez une oreille attentive, car je veux prêcher inspiré par mon amour pour vous et pour votre édification. Alors, il parla de la résurrection de Notre-Seigneur, de son ascension, et enfin de l’envoi aux disciples de l’esprit consolateur, et de la dispersion des apôtres pour évangéliser. Il discourut aussi du baptême et de plusieurs autres sujets relatifs aux dogmes contenus dans le symbole des articles de foi, qu’il exposa d’une manière claire et précise. Il finit par indiquer les moyens de se préserver de l’hérésie. Les auditeurs attendris acclamèrent d’une seule voix : Nous croyons à tout ce que tu enseignes et ordonnes, et nous y resterons fidèles, ô saint père et maître ! Ensuite l’archevêque et l’autocrate entrèrent ensemble à l’église. Le service divin y fut célébré en commun ; après la lecture de l’Évangile, l’archevêque, de manière à être entendu par tout le monde, invita le roi son frère, à la profession de foi. Il commença ensuite à réciter le symbole, que le tzar, les seigneurs, la noblesse et le peuple, répétaient mot pour mot après lui. Suivirent les décisions des saints conciles rendues à diverses époques pour consolider la foi chrétienne et orthodoxe. Il termina par cette prière : Nous respectons les saintes images, la croix vivifiante, les sept mystères du Nouveau Testament ; nous croyons que sous l’apparence du pain et du vin, nous recevons le corps et le sang du Christ. Nous baisons les saintes reliques, et les vénérons ainsi que nos églises ; nous croyons et confessons tout ce qui nous est transmis de la part de Dieu dans l’Évangile, et ordonné par les saints Pères comme la voie du salut. Après la fin du service divin, tous les assistants furent invités à un festin. Le jour suivant le saint les engagea à se rendre à l’archevêché pour assister au sermon, dans lequel il s’étendit longuement sur les commandements divins, la morale, la vérité, la charité ; après quoi il dit à ses ouailles de se retirer en paix. Saint Sabba fit ensuite une tournée dans toutes les provinces de sa patrie, les visitant et réprimant les désordres, les mauvaises mœurs, convainquant et exhortant les hérétiques obstinés, expulsant du royaume ceux qui ne se convertissaient pas et persistaient dans l’erreur ou se mutinaient.

Le roi de Hongrie, ayant entendu comme quoi le roi de Serbie avait été couronné sans son consentement, et sachant que jusqu’alors la Serbie n’avait eu aucun roi couronné, fut jaloux de tant de gloire. Il envoya des ambassadeurs au roi Étienne, nouvellement couronné, et, en dépit de la paix et de l’amitié, lui déclara la guerre. Étienne n’avait aucune envie de briser les liens de bonne entente qui les unissaient, ni de voir le sang inutilement versé de part et d’autre. C’est pourquoi il engagea son frère saint Sabba, l’archevêque, d’aller en mission chez le roi de Hongrie. Le saint y trouva un accueil plein de distinction, comme archevêque et comme frère du souverain de Serbie. Malgré le langage empreint de douceur et de religion du saint, qui l’entretenait de la paix, de la vérité et de la charité, le roi de Hongrie ne pouvait maîtriser sa colère. Il repoussa de prime-abord les propositions pacifiques, et tout courroucé menaçait de la guerre. Comme cela se passait au cœur de l’été, et dans une année remarquable par ses excessives chaleurs, le saint demanda un peu de glace pour rafraîchir l’eau et le vin. Le roi ordonna volontiers de fournir au saint tout ce dont il aurait besoin. Mais les serviteurs envoyés dans les glacières, en revenaient les mains vides. On n’avait pu se procurer un morceau de glace, car les grandes chaleurs de la canicule l’avaient fait fondre partout. Le roi se chagrinait de ne pas être servi selon ses désirs. Saint Sabba, au contraire, réjoui de cette nouvelle, commença par ordonner à tous ceux qui se trouvaient sous sa tente d’en sortir. Puis levant les mains et les yeux pleins de larmes au ciel, il pria ainsi : Seigneur Jésus-Christ, mon Dieu, toi notre espoir et notre refuge à tous, notre auxiliaire et notre sauveur, tu vois maintenant ceux qui nous ont offensés et qui cherchent à nous nuire ! Ne nous abandonne pas, Seigneur Dieu, par les prières de ta mère immaculée, de ton élu Syméon notre saint père, fais-nous maintenant paraître une marque de ta bienveillance, que nos ennemis la voient et en soient confondus ! Exauce-nous, Seigneur ! De même que jadis tu as exaucé ton prophète Élie en lui envoyant le feu d’en haut, de même accorde-nous de la glace, gratifie-nous-en, afin que tout le monde apprenne que nous sommes tes serviteurs. Ceux qui cherchent à nous faire du mal auront peur, et frappés d’étonnement, ils glorifieront ton nom et celui du Père et du Saint-Esprit, dans les siècles ! Amen. La prière n’était pas encore achevée, que tout à coup le vent mugit, la foudre brille et gronde, une grande terreur s’empare de tous et du roi lui-même. Dans le seul endroit où se trouvait le camp du saint, et autour de sa tente, on vit la glace s’amonceler en gros grêlons et couvrir une surface égale à celle d’une aire à battre le blé. Le saint remercia la bonté divine, en s’écriant : Gloire à toi, ami de l’homme, toi Père qui dans la miséricorde exauces nos prières ! Il se fit donner un plat d’argent, et après l’avoir rempli de grêlons transparents, il l’envoya au roi avec ces paroles : La glace que j’avais demandée à votre majesté n’ayant pu être procurée, j’ai été forcé d’en demander à notre très-miséricordieux Créateur. Or, ma prière étant exaucée, j’en envoie à votre majesté comme eulogies. Les vôtres peuvent en recevoir aussi s’ils le veulent. Le roi, témoin de ce miracle, saisi d’étonnement et de peur, se repentit de la manière dont il avait répondu aux ouvertures pacifiques du saint. Il regrettait de les avoir repoussées. Enfin, il prit conseil de ses ministres, et rétablit la paix et la bonne amitié d’autrefois. Tous s’empressaient de venir mettre leurs têtes sous ses mains, pour demander sa bénédiction. Saint Sabba leur parlait de Dieu, des commandements divins, de manière à les étonner et les édifier. Quant au roi, il se prit d’un tel amour pour le saint qu’il voulait le voir souvent à sa cour, pour jouir du charme de sa parole instructive et éloquente. Attendri et contrit, il le supplia d’être son père spirituel, et de vouloir bien recevoir l’aveu de ses péchés, qu’il me pouvait plus lui cacher. Grande fut la joie du saint, en recevant la confession du roi. Celui-ci, grâce au traitement habile et efficace du médecin de son âme, se sentit guéri de la lèpre de l’hérésie. Il y renonça pour s’unir à l’église universelle et apostolique. S’étant confessé, il reçut le saint sacrement. Pour remercier l’archevêque qui se préparait au départ, il lui dit : La grâce de Dieu est avec toi, ô vénérable Père ! Béni soit le jour de ton arrivée chez nous, car tu as éclairé mon âme ! Pars, homme inspiré de Dieu, pars en paix. Dis à ton frère, qui est aussi le mien, le roi Étienne de Serbie, qu’il peut dorénavant compter sur mon amitié sincère et solide, et ne nous oublie jamais dans tes saintes prières ! Il joignit à cela beaucoup de dons précieux, félicitant le roi de son sacre et de ses titres de souverain. Le saint, comblé de présents, fut reconduit loin de la ville par le roi et les hauts dignitaires du royaume. Ils s’en séparèrent pénétrés de joie et de satisfaction. Revenu dans sa patrie, saint Sabba proclama la paix et l’amitié en présence de tous les seigneurs réunis à la cour. Il remit les cadeaux, au grand contentement de tous. Quelque temps après, le roi son frère, tombé gravement malade, le pria de le consacrer moine. Le saint ne voulut pas y consentir, disant : Lorsque ton temps sera venu, je te servirai de mes propres mains. Le roi s’étant rétabli un peu, l’archevêque se rendit ailleurs. Sa majesté eut une rechute qui le fit plus cruellement souffrir que la première fois. Il expédia messagers et lettres pour presser le retour du saint : Dépêche-toi, lui écrivait-il, toi mon ange tutélaire, et hâte-toi ou tu ne me verras plus vivant. Aussitôt la lettre reçue et lue, le saint partit pour rejoindre le roi Étienne. Mais celui-ci avait rendu l’âme sans avoir pris l’habit monastique, et sans avoir désigné l’héritier des droits de sa maison royale et du trône. En arrivant, saint Sabba regrettait beaucoup de n’avoir pas consenti au désir du défunt. Il se mit à prier, disant : Maître suprême, Seigneur Jésus-Christ, notre Dieu et fils coéternel d’un père qui n’a pas d’origine ! toi qui as daigné enfin te revêtir du corps humain pour nous sauver ! toi qui, dans ta double nature, as daigné pleurer sur ton ami Lazare, et qui, par la puissance de ta divinité, l’as relevé de la pourriture de son tombeau de quatre jours, pour le rendre à ses sœurs tout vivant ! toi, qui n’as point méprisé la prière du centenier et de la veuve, en leur remettant leurs enfants arrachés au lit de la mort ! Moi, pauvre pécheur que je suis, j’ose les imiter, et, recourant à ta grâce, t’invoquer pour mon frère ! Daigne ordonner à son âme de rentrer dans son corps aujourd’hui et d’y demeurer jusqu’à la nuit suivante ! Qu’il puisse vivre assez longtemps pour être consacré moine, selon son désir ! Après cette prière, du doigt de sa main droite, il lui traça le signe de la croix sur le cœur, disant : Lève-toi, frère, et parle-moi ! Alors, ô merveille, le défunt, comme s’il se réveillait, ouvre les yeux et les attachant sur le saint, penché au-dessus de lui, prend sa main et la baise respectueusement. Le saint le relève et le fait asseoir. Il lui confère d’abord la tonsure monastique. Ensuite, saint Sabba amène devant lui son fils aîné Radoslav, aux mains duquel le père ressuscité confie le royaume, la maison et ses frères. Puis le ressuscité se confesse, communie et dit : Dieu soit glorifié pour tout ce qu’il a fait ! Ensuite, l’ex-roi Étienne, surnommé Symon-le-Moine, rendit derechef son esprit à Dieu. On porta son corps au monastère de Stoudénitza et on l’y enterra honorablement dans un tombeau de marbre près de son père. Ce fut alors que saint Sabba y fit à Radoslav l’onction royale, le couronna roi de Serbie, et lui donna de bons conseils. Quelques mois après, le saint témoigna le désir d’aller en pèlerinage à Jérusalem. Le roi Radoslav fournit les frais du voyage, lui donna beaucoup d’or et d’argent, tant pour ses besoins personnels que pour faire l’aumône aux pauvres des saints lieux, et il l’accompagna avec honneur jusqu’en Dalmatie, où le saint trouva un vaisseau prêt, et s’y embarqua. Par un effet de la Providence et de sa direction (okormlenie) divine, il atteignit la sainte Jérusalem en peu de temps. Le patriarche de la ville, Athanase, le reçut amicalement et avec beaucoup d’honneurs. Remis des fatigues du voyage, l’illustre pèlerin visita toutes les stations, y laissant des dons. Il se rendit aux rives du Jourdain, et à tous les lieux saints y répandit ses largesses. Enfin, il vint saluer le monastère de saint Sabba l’illuminé, baisa les saintes reliques et y fit plus d’aumônes que partout ailleurs. Pendant plusieurs jours, il s’y reposa. Les Pères lui firent présent de la crosse de saint Sabba, l’illuminé, fidèles à une tradition laissée par les moines leurs devanciers, comme quoi saint Sabba, le fondateur de leur église, leur avait légué par testament cette crosse, disant : Gardez-la jusqu’à l’arrivée de mon homonyme qui viendra ici des pays occidentaux, et sera le premier des archevêques de sa patrie ; vous lui remettrez votre crosse. De là, le saint retourna à Jérusalem, où il acquit, pour les transporter dans sa patrie, maintes reliques, ou données par le patriarche de la ville, ou trouvées par lui-même dans des monastères. Dans la grande église de la Résurrection du Christ, il célébra une grande messe, après quoi il baisa le saint sépulcre et l’arrosa de larmes ; il embrassa le patriarche et tous les Pères, dont il reçut la bénédiction pour rentrer en Serbie. À Saint-Jean-d’Acre, il s’embarqua sur un navire, qui aborda providentiellement en peu de temps à Bithynie, en Asie. Puis il alla voir l’empereur grec Joannes Batatz (car Constantinople se trouvait alors entre les mains des Francs et des Vénitiens, et l’empire grec divisé en deux : celui de Bithynie, en Asie, et celui de Salone, en Europe, où régnait Théodore, le même qui, plus tard fait prisonnier de guerre par Aciène, tzar de Bulgarie, eut les yeux crevés, et en mourut). Arrivé à Bithynie, le saint y reçut une hospitalité honorable et amicale. L’empereur Batatz lui donna un de ses navires, pour le transporter jusqu’au mont Athos, avec ses nombreuses reliques, ses présents et ce dont il pouvait avoir besoin. Parmi les présents impériaux, se trouvait un morceau de bois, long et large d’un empan, entouré de pierres précieuses et de perles, détaché de la vraie croix sur laquelle notre Sauveur fut crucifié. Outre cela, l’empereur lui remit beaucoup d’or et d’argent, soit pour distribuer en aumônes aux Pères du mont Athos, soit pour couvrir les frais de son voyage lointain jusqu’à sa patrie. Saint Sabba, arrivé dans la montagne sacrée, alla se reposer dans son monastère de Khilandar, d’où il renvoya les nobles officiers que l’empereur lui avait donnés pour escorte. Le saint pourvut d’abord largement aux dépenses de leur retour, leur remit une lettre pour l’empereur, et les congédia. Après avoir édifié et consolé l’égoumène et ses frères, par ses discours, il célébra la messe, embrassa avec une affectueuse piété le tombeau de son père, saint Syméon, donna à tous des paroles de bénédiction et de paix, et poursuivit sa route vers la Serbie.

À la nouvelle de l’approche du saint, le roi Radoslav se hâta, avec les évêques et les nobles, d’aller à sa rencontre. Ils l’accompagnèrent d’abord jusqu’au monastère de Stoudénitza, où le saint s’arrêta afin de s’y remettre des fatigues de la route et y accomplir un devoir important. Après avoir célébré une messe pour le repos de l’âme de son frère Symon-le-Moine, il ouvre le cercueil et y trouve le corps dans un état de parfaite conservation, exhalant une agréable odeur.Tous partageaient la joie du roi, et avec lui rendirent des actions de grâces. On transporta le corps de Stoudénitza à l’archevêché de Gidtcha, pour l’y déposer dans une tombe de marbre, devenue célèbre par plusieurs miracles et guérisons opérés sur ceux qui, pleins de foi, venaient visiter les reliques. Après cela, le vénérable archevêque fit une tournée dans l’intérieur du royaume, consolidant l’église, soignant le troupeau, guérissant et consolant chacun. À quelque temps de là, il arriva que le roi Radoslav, pour expier quelques fautes, prit la tonsure monastique, et son frère Vladislav lui succéda (en 1230) au trône de Serbie. Comme ces faits avaient eu lieu sans le consentement de saint Sabba, il en fut mécontent. Toutefois, considérant l’urgence et espérant en Dieu, il oignit et couronna le nouveau roi de Serbie, et lui fit épouser la fille d’Aciene, roi des Bulgares. C’est à cette occasion que Vladislav reçut sa bénédiction et commença la construction du monastère de Milochévo, sous le nom de l’Ascension de Notre-Seigneur. Le saint, voyant sa nation prospérer sous une administration habile, les églises riches et embellies, voulut quitter encore une fois sa patrie pour finir ses jours sur la terre étrangère. Il invita donc le roi et, en présence des évêques, des seigneurs et du clergé réunis, il leur légua et recommanda d’avoir soin du peuple, de la religion, de l’église et de la morale. Après ces instructions, il déclara qu’il serait remplacé sur son siége archiépiscopal par l’un de ses disciples, Arsénius, qu’il avait lui-même choisi, établi et nommé archevêque. Tout cela étant exécuté, le saint dit à tous des paroles de paix et de bénédiction, et il partit avec quelques-uns de ses disciples, emportant de l’or et de l’argent pour les frais de route et les aumônes à distribuer dans les lieux saints et aux indigents. Arrivé dans les eaux de la mer occidentale, à Dioclétie, il s’y embarqua sur un navire préparé d’avance. La nouvelle qu’il partait pour Jérusalem avec de grandes richesses, s’étant ébruitée, quelques pirates qui infestaient ces mers, montés sur des barques (ladia) légères, coururent s’embusquer dans une baie y attendant le moment favorable au pillage. Mais là aussi, Dieu fut son aide et sa protection : des brouillards (magla) couvrirent la baie, et il passa inaperçu. Lorsque le brouillard fut dissipé, les pirates virent de loin le vaisseau du saint entrant déjà dans le port. D’abords courroucés et irrités de leur insuccès, réflexion faite, les brigands reconnurent en lui l’homme de Dieu. Or, ils se rendent chez le saint, lui avouent leur coupable dessein et lui en demandent pardon. Le saint leur donna à manger, fit quelques présents de valeur, et les ayant bénis et instruits, par un discours approprié aux circonstances, il les congédia. Une bonté de cœur (blaho-outrobié) si parfaite les étonna tellement qu’ils remercièrent Dieu de les avoir préservés d’un sacrilége, et tout en se repentant de leur péché, ils se dispersèrent chacun de son côté. Le saint poursuivant sa route vers Jérusalem, au milieu de gouffres affreux, l’orage éclata tout à coup ; les vagues soulevaient le vaisseau avec une telle violence, que les voyageurs se précipitant vers le saint, s’écrièrent : Aie pitié de nous, ô saint Père, nous allons périr, si tu ne nous sauves par tes prières ! Saint Sabba étendit le bras, fit en l’air le signe de la croix, et dit : Au non de Notre-Seigneur Jésus-Christ, je vous dis, à vous vents et mer, cessez vos fureurs et calmez-vous ! À sa dernière parole, les vents tombèrent et le calme régna. Les témoins de ce miracle, étonnés et effrayés à la fois, glorifièrent Dieu et son élu. Avec l’aide de Dieu, on arriva promptement à Acre, d’où le saint se rendit par terre à Jérusalem ; il y fut reçu par le patriarche Athanase, avec honneur et joie.

Entré dans la grande église, il salua le saint sépulcre ainsi que les saints lieux au dehors et au dedans de la ville, les couvrant de baisers. Le patriarche le bénit et lui donna des guides pour Alexandrie, dont le métropolitain vint à sa rencontre et l’introduisit dans la ville avec beaucoup d’honneurs. Ils passèrent plusieurs jours à savourer la douceur de ses pieuses conversations. Ils visitèrent les églises et les monastères des environs, profitant d’une si bonne occasion. Après quoi, le saint accepta l’offre du patriarche d’Alexandrie de lui donner des conducteurs, pour visiter les déserts de Maréoth, de Libye, de Thébaïde, de Nitrie, etc. Il les parcourut tous, visitant les saints Pères jeûneurs, qu’il trouva rayonnants de vertus comme les soleils du monde religieux. De là, il rebroussa chemin pour retourner à Jérusalem. Chemin faisant, il descendit à Calomna, au monastère de la Très-Sainte-Vierge, construit à l’endroit même où elle s’arrêta avec l’enfant Jésus et son époux Joseph, fuyant Hérode en Égypte. De Jérusalem, notre saint, par une route longue et difficile, pénétra dans la grande Babylone, où le sultan, caliphe turc, l’accueillit honorablement dans une maison préparée pour lui et pourvue du nécessaire. Le saint alla d’abord à l’église des Trois-Enfants de la fournaise, où il fut reçu avec respect par l’évêque métropolitain des chrétiens. Quant au sultan, il admira le courage du saint vieillard, venant de si loin et avec tant de fatigues, pour voir Babylone. Aussi lui fournit-il tout ce qui était nécessaire pour le retour, en lui donnant des conducteurs chargés de l’accompagner respectueusement jusqu’auprès du sultan d’Égypte et d’en rapporter des nouvelles du saint. Le sultan égyptien reçut Sabba honorablement ; l’ayant fait héberger à ses frais, et lui ayant procuré un séjour tranquille et agréable, il ordonna à ses propres officiers de l’escorter jusqu’au mont Sinaï, et de pourvoir à tous ses besoins. Arrivé au mont Sinaï, au monastère du Buisson-ardent, et de Sainte-Catherine la grande martyre, il salua et couvrit de ses baisers les reliques de la sainte et l’emplacement où le buisson avait brûlé sans se consumer. Sur le sommet du mont Sinaï, où Dieu s’entretint avec Moïse, notre saint pria et pleura longtemps. Pendant le carême que saint Sabba passa au Sinaï, il en visitait le sommet tous les samedis, et n’en redescendait au monastère qu’après y avoir dit la messe. Les aumônes qu’il y distribuait furent nombreuses. Sitôt son retour à Jérusalem, il la quitta pour la grande Antioche, dont le très-saint patriarche le reçut révérencieusement. Il y resta quelque temps pour se reposer. Notre saint fit de riches présents à l’église, au patriarche et à tous les clercs. Ensuite, il partit pour la grande Arménie, recherchant partout les reliques des saints, afin de les emporter dans sa patrie. En traversant la grande Arménie, il y trouva les têtes des cinq couronnés, qu’il acheta pour en doter la Serbie. De là, le saint se rendit au bord de la mer, et y rencontrant un navire nolisé pour Constantinople, il s’embarqua. Pendant la traversée, le saint tomba malade à la suite de ses fatigues excessives, et du roulis du vaisseau ballotté par une mer houleuse. Ses disciples étaient au désespoir de ne pouvoir aborder pour le reposer un peu. Le saint voyant leurs larmes et leur chagrin, dit : Mes enfants, ne vous dérangez ni ne vous affligez point, j’ai confiance en Dieu, il ne vous arrivera aucun malheur. Alors ils le supplièrent de prendre quelque nourriture, pour éviter une mort prématurée, causée par ses fréquents jeûnes. Quant à lui, ne pouvant goûter de leurs aliments, il dit : Si l’on avait un poisson frais, je pourrais en manger. Les disciples prièrent donc le capitaine d’essayer de jeter un filet, lui offrant une forte récompense. Le capitaine, riant de leur simplicité, leur observa : Voyez vous-mêmes, nous sommes en pleine mer, et le vaisseau s’avance avec force et rapidité, nous ne pouvons pas pêcher ; vous demandez l’impossible. Alors le saint leur dit : Ne vous inquiétez pas, mes enfants ; que la volonté de Dieu s’accomplisse ! À ces dernières paroles, une vague couvrit le tillac : elle jeta, on eût dit avec la main, un gros poisson sur la poitrine du saint, et se retira aussitôt, sans même la mouiller. Lorsque le saint vit ce miraculeux poisson envoyé de Dieu, il en remercia et glorifia le Très-Haut, disant : Voici que le Seigneur Dieu accomplit notre désir ! Prenez cela, préparez-le comme vous savez et servez-nous-le. Le capitaine fut frappé d’épouvante ; lui et son équipage ne pouvaient en revenir, ni s’expliquer le miracle. Enfin, il s’approche du saint, s’excusant et demandant pardon de s’être moqué de la demande de ses disciples. Dès que le saint eut goûté de ce poisson merveilleux, il fut soulagé. Par un effet de la divine Providence (okormlenie), il arriva à Tzaragrad, et se rendit aussitôt à son monastère d’Éverguétessa. Il n’y demeura que le temps nécessaire pour se remettre des fatigues de la route. Puis il se rendit à Ternov, chez son ami, le tzar Aciène. Dès que ce dernier eut appris la nouvelle de son arrivée, il s’empressa de sortir à sa rencontre avec tous les hauts dignitaires, lui donnant force marques d’honneur et d’amitié. La ville entière prit part à cette grande et triomphale joie. Comme c’était en hiver, le tzar le logea chez lui, dans une aile du palais bâti pour la saison froide. Le jour de l’Épiphanie, le tzar et le patriarche Joachim, pour témoigner leur haute estime au saint, le prièrent d’officier aux vêpres et à la grande bénédiction de l’eau du lendemain, cérémonie qui était réservée au patriarche. On remarqua que lorsque l’archevêque saint Sabba bénit l’eau dans les fonts, elle se sépara en deux, et puis se rapprocha. Le tzar et ceux qui l’accompagnaient, voyant ce miracle, furent épouvantés et glorifièrent Dieu et le saint.

Après la fête, le tzar alla chasser la bête fauve. Le saint tomba gravement malade, et, pressentant sa fin prochaine, appela près de lui ses disciples. Il leur remit tous les objets sacrés qui lui appartenaient, et un écrit renfermant le détail de ses dernières volontés. Il les chargea de sa bénédiction et de paroles de paix pour le roi Vladislav, l’archevêque Arsénius, son successeur, et pour chacun de ses compatriotes. Le patriarche bulgare, venu au chevet du malade et voyant sa fin prochaine, lui dit : Permettez-moi d’informer le tzar de votre maladie. Le saint le supplia de ne pas déranger le tzar, disant : Laissez-moi rendre tranquillement mon esprit au Seigneur. Il reçut les saints sacrements. À minuit, sa figure brilla et rayonna comme celle d’un ange. Le saint, très-pâle, dit : « Dieu soit loué en tout ! » Il expira, et l’air se remplit d’un parfum délicieux. Le patriarche lava lui-même le cadavre, pour le revêtir de ses habits pontificaux. Dès le matin, accompagné de tout son clergé et des hauts dignitaires, il conduisit les saintes dépouilles à l’église en chantant des psaumes. On en informa le tzar, lui demandant où il fallait l’enterrer : « En Bulgarie », répondit le tzar, « au monastère des Quarante martyrs de Sébaste », et il fit distribuer beaucoup d’or, pour les funérailles et les pauvres. L’inhumation se fit en grande pompe, le 14 janvier. Par l’ordre de l’empereur, on éleva au saint un tombeau du plus beau marbre, recouvert d’un drap de pourpre, où l’on tenait des cierges et des lampes allumées jour et nuit. Quelque temps après, Arsénius, archevêque de Serbie, demanda au roi Vladislav, à transférer les reliques du saint en Serbie. Le roi s’en chargea lui-même. Après avoir fait un choix particulier des évêques, archimandrites, égoumènes et des seigneurs de sa cour qui devaient l’accompagner, et avoir pris beaucoup de présents, il se rendit chez son beau-père Aciène, roi de Bulgarie. Celui-ci les reçut amicalement. Les fêtes et les réjouissances étant terminées, le roi Vladislav parla de la translation des reliques. Cette proposition affligea beaucoup Aciène. Si le corps de votre père et maître, dit-il, était tombé entre les mains d’indignes hérétiques, vous auriez un prétexte pour insister, mais, grâce à Dieu, nous sommes tous de la même religion, frères dans le Christ et même parents ! J’en prends à témoin le ciel et la terre, et vos propres yeux chéris, voyez et dites ; n’avons-nous pas bien honoré la tombe de votre père et maître ? Sa vie et ses divines paroles ont longtemps profité chez vous ; laissez-nous donc à notre tour jouir de sa mort. Que le souvenir de ses derniers jours passés chez nous et son tombeau vénérable soient toujours devant nos yeux. Non, jamais nous ne consentirons à l’enlèvement de ses reliques ! Vladislav et sa suite en furent attristés. Ils passèrent tous la nuit suivante en prières, demandant à Dieu et au saint de changer le cœur d’Aciène, afin qu’il se laissât fléchir. Or, Dieu ne voulant pas qu’ils retournassent dans leur patrie tristes et honteux, envoya un ange, sous la figure de saint Sabba, qui, cette nuit même, apparut au tzar Aciène et lui ordonna de permettre au roi Vladislav, de ramener les reliques en Serbie. Le lendemain matin, le tzar fit venir son gendre, le roi de Serbie, et lui dit : La foi, l’amour du bien, et la piété m’avaient inspiré le désir de garder toujours le saint corps de l’élu de Dieu, pour sauvegarder notre puissance dans toutes les générations à venir. Cependant comme tu t’es donné la peine de descendre de ton trône pour venir jusqu’ici, je ne te laisserai pas retourner triste et les mains vides. Tu n’es pas venu comme un brigand, mais bien comme mon fils bien-aimé, plein de douceur et de piété. Reçois donc ce que ton cœur désire, et pars avec la paix de Dieu ! Que saint Sabba ne m’oublie pas dans les prières qu’il fait là-haut. À ces paroles, le roi Vladislav, étonné, dit dans son cœur : La droite du Seigneur a opéré ce changement, gloire à toi, ô mon Dieu ! Il se lève, remercie le tzar et, joyeux, court annoncer la bonne nouvelle aux siens et préparer le départ. Le lendemain, après le service divin et les prières pour le défunt, on ouvrit le cercueil, et l’on trouva le corps parfaitement conservé, la figure gaie et rayonnante de sainteté ; on l’eût dit endormi. Les cheveux et la barbe intacts exhalaient une suave odeur. Divers malades furent guéris, dès qu’ils touchèrent les précieux restes. On les mit dans un coffre de grand prix et, pour éviter les violences de la populace, le roi la prit avec lui dans une voiture d’Aciène, escortée par des gens bien armés. Le tzar offrit de riches présents à son gendre et à sa suite, et leur fit ses adieux. Sur les frontières de Serbie, ils furent reçus par Sa Sainteté l’archevêque Arsénius, le clergé et des délégués de toutes les classes de la nation, qui vinrent au-devant avec des cierges et des lampes, chantant des psaumes ; les prêtres étaient revêtus de leurs ornements sacerdotaux. Ce magnifique convoi arriva au monastère de Milochévo, nouvellement bâti par Vladislav. On déposa les reliques dans la cathédrale. Pendant la veille de nuit, les messes, et les dévotions solennelles, le peuple accourut baiser les reliques, et plusieurs malades furent guéris pour la plus grande gloire du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen. Dans la ville royale de Ternow, chef-lieu de la Bulgarie, le tzar orthodoxe Aciène, en l’honneur de saint Sabba, fit orner sa première tombe, et, par une dévotion particulière pour le saint, il y fit suspendre des candélabres d’or et des lampes, et ordonna de l’encenser à chaque messe. Aciène y venait souvent prier. Il y avait dans ce monastère un certain moine nommé Néophyte, courbé par la décrépitude, et ne pouvant marcher qu’à l’aide des genoux et des mains. Un jour, des étrangers, venus pour visiter le monastère et saluer la tombe du saint, firent manger et boire copieusement le pauvre perclus, et allèrent aux vêpres suivi par lui. Or, alourdi par trop de viandes et de boisson, il s’endormit profondément sur le tombeau du saint. Personne ne l’ayant remarqué, on ferma l’église. À minuit, un être resplendissant de lumière le réveilla. Il se lève en sursaut, se sent solide sur ses jambes et les membres parfaitement sains. Effrayé, il se demande à lui-même, suis-je bien Néophyte ? Est-ce bien moi qui suis plein de santé et pouvant me tenir debout et marcher ? Il palpe ses genoux et y trouve encore les bandelettes et les coussinets sur lesquels il rampait. Il cherche à tâtons sur la tombe et y trouve enfin ses échasses. Alors se prosternant sur le tombeau de son bienfaiteur, il l’arrose de ses larmes et adresse maintes actions de grâces à Dieu et à saint Sabba, prolongeant sa prière jusqu’à l’heure des matines. Le sacristain, qui était entré dans l’église un peu avant les matines, pour allumer les lampes sur la tombe du saint, eut peur en voyant quelqu’un ; il se signa, disant : Qui es-tu ? C’est moi, ô saint père, moi, le pécheur Néophyte ! Le sacristain, croyant à une apparition surnaturelle, réplique : Comment t’es-tu introduit dans l’église avant moi ? Comment se fait-il que tu restes debout, comme un homme bien portant ? Néophyte répondit : frère, pardonne-moi ; hier, grâce à ces visiteurs étrangers, j’ai bu et mangé mon soûl. Je les ai suivis dans l’église pour les vêpres, puis je ne sais comment je me suis endormi et attardé. Il paraît que, troublé par le vin, je me suis couché sur le tombeau du saint. Eh bien ! à minuit quelqu’un, revêtu des ornements pontificaux, vint au-dessus de moi, et me heurtant doucement du bout de sa crosse, me dit : tu dors sur mon tombeau. Réveille-toi vite, et descends ! Effrayé je saute à bas, et je me réveille sain et sauf ! Le sacristain allumeur alla immédiatement raconter à l’archimandrite tous les détails de l’aventure arrivée à Néophyte. Le supérieur, dès le matin, en fit part au patriarche et au roi. Tous ceux qui voyaient Néophyte en bonne santé, étonnés, remerciaient Dieu, qui montre sa toute-puissance dans les œuvres de ses saints. Ils se réjouissaient de ce que saint Sabba ne cessait de leur prouver sa bienveillance. Il y eut plusieurs infirmités ou maladies qui cessèrent quand les patients prièrent avec foi. Au monastère de Milochévo, saint Sabba apparut aussi à un vieux moine, lui ordonnant de dire au roi et à l’archevêque de tirer son corps du tombeau et de l’exposer dans l’église, à la vue de tous et pour leur profit, mais surtout pour la plus grande gloire de Dieu. Ce vertueux vieillard s’acquitta du message. Le roi, l’archevêque, les évêques et le clergé au complet, les seigneurs et la noblesse accoururent au monastère. Ayant chanté des cantiques toute une nuit, récité les prières matutinales et l’office divin, on ouvrit le tombeau, et l’on y trouva le corps du saint entièrement conservé, exhalant une suave odeur, comme autrefois à Ternov. On le mit dans une châsse de grand prix. Dès lors chacun put le voir, le toucher et le baiser, pour l’utilité de tous et la gloire de Dieu. Différentes guérisons s’opérèrent tout à coup, de nombreux miracles eurent lieu alors et depuis, par l’intercession de saint Sabba, et la foi, la piété et l’amour de ceux qui l’invoquèrent. Que de fois n’a-t-on pas vu saint Syméon et saint Sabba à la tête des légions serbes, au fort de la bataille, comme des anges de Dieu, conduisant l’armée contre les hérétiques et les forçant à une fuite honteuse ! Plusieurs nobles guerriers serbes, dignes de foi, les ont vus tantôt planant dans les airs, tantôt montés sur des coursiers blancs. Tels sont les miracles dont Dieu nous étonna, soit du vivant de nos saints, soit après leur mort. Qu’il en soit glorifié dans les siècles des siècles ! Amen.

  1. Du verbe rasti, croître, grandir.
  2. Titre honorifique qui signifie « fils du tzar, » et en même temps, « héritier de sa couronne. »
  3. Vyborim eho : « Nous l’aurons à force de lutter. » Le dictionnaire de l’Académie de Saint-Pétersbourg ne donne que le primitif borotsia, lutter.
  4. Nous conservons ces points, ici et ailleurs, parce qu’ils désignent probablement le lieu des passages supprimés ou abrégés par l’évêque Givkovitch.
  5. Dvoékrovny, troékrovny, mot pour mot : « à double toiture et à triple toiture ».
  6. Metochium, ex graeco μετόχιον, cella monastica à monasterio aliquo principali dependens. Ducange, sub voce.
  7. Lavra ou laura, nom originairement donné à un certain nombre de grottes ou cellules, dont plusieurs monastères de l’Égypte, de la Palestine et de la Syrie étaient environnés. Voy. Suicer, Thesaur. Eccles. II, p. 205, 218.
  8. Mot à mot, kod brata iého « chez son frère ». Le mot kod, de même que ougivanié, sur la page précédente, appartiennent à la langue serbe.
  9. Votre majesté, tvoia tihost, littéralement « ta tranquillité ».
  10. Pervoventchan, épithète qui appartient à Étienne II, pour désigner qu’aucun de ces prédécesseurs n’a été sacré.