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Lélia (1833)/Première Partie/X

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H. Dupuy et L. Tenré (1p. 55-67).
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X



Sans doute vous valez beaucoup mieux que nous, jeune homme ; que votre orgueil se rassure. Mais dans dix ans, dans cinq ans même, vaudrez-vous Trenmor, vaudrez-vous Lélia ? Cela est une question.

Tel que vous voilà, je vous aime, ô jeune poëte ! que ce mot ne vous effraie ni ne vous enivre. Je ne prétends pas vous donner ici la solution du problème que vous attendez. Je vous aime pour votre candeur, pour votre ignorance de toutes les choses que je sais, pour cette grande jeunesse morale dont vous êtes si impatient de vous dépouiller, imprudent que vous êtes ! Je vous aime d’une autre affection que Trenmor ; malgré ses larges passions, malgré son organisation supérieure, je trouve moins de charme dans l’entretien de cet homme que dans le vôtre, et je vous expliquerai tout à l’heure pourquoi je me sacrifie au point de vous quitter pour lui.

Avant de continuer mon récit pourtant, je répondrai à une de vos questions.

Pourquoi, dites-vous, cet homme si puissant de volonté n’a-t-il pas employé sa force à se réprimer ? Pourquoi !… heureux Sténio ! — Mais comment donc concevez-vous la nature de l’homme ? — Qu’augurez-vous de sa puissance ? — Qu’attendez-vous donc de vous-même, hélas ?

Sténio, tu es bien imprudent de venir te jeter dans notre tourbillon ! Vois ce que tu me forces à te dire !…

Les hommes qui répriment leurs passions dans l’intérêt de leurs semblables, ceux-là, vois-tu, sont si rares que je n’en ai pas encore rencontré un seul. — J’ai vu des héros d’ambition, d’amour, d’égoïsme, de vanité surtout ! — De philanthropie ?… Beaucoup s’en vantèrent à moi, mais ils mentaient par la gorge les hypocrites ! Mon triste regard plongeait au fond de leur ame et n’y trouvait que vanité. La vanité est, après l’amour, la plus belle passion de l’homme, et sache, pauvre enfant, qu’elle est encore bien rare. La cupidité, le grossier orgueil des distinctions sociales, la débauche, tous les vils penchans, la paresse même, qui est pour quelques-uns une passion stérile mais opiniâtre, voilà les ambitions qui meuvent la plupart des hommes. La vanité, au moins, c’est quelque chose de grand dans ses effets. Elle nous force à être bons, par l’envie que nous avons de le paraître, elle nous pousse jusqu’à l’héroïsme, tant il est doux de se voir porté en triomphe, tant la popularité a de puissantes et adroites séductions ! Et la vanité est quelque chose qui ne s’avoue jamais, les autres passions ne peuvent se donner le change. La vanité peut se cacher derrière un autre mot, que les dupes acceptent. — La philanthropie ! — Ô mon Dieu ! quelle puérile fausseté ! Où est-il, l’homme qui préfère le bonheur des autres hommes à sa propre gloire ?

Le christianisme lui-même, qui a produit ce qu’il y a eu de plus héroïque sur la terre, le christianisme, qu’a-t-il pour base ? L’espoir des récompenses, un trône élevé dans le ciel. Et ceux qui ont fait ce grand code, le plus beau, le plus vaste, le plus poétique monument de l’esprit humain, savaient si bien le cœur de l’homme, et ses vanités, et ses petitesses, qu’ils ont arrangé en conséquence leur système de promesses divines. Lisez les écrits des apôtres, vous y verrez qu’il y aura des distinctions dans le ciel, différentes hiérarchies de bienheureux, des places choisies, une milice organisée régulièrement avec ses chefs et ses degrés. Adroite commentation de ces paroles du Christ : « Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers ! – Je vous le dis, en vérité, celui qui est le plus petit sur la terre sera le plus grand dans le royaume des cieux ! »

Maintenant, pourquoi Trenmor n’a-t-il pas employé sa force morale à se dompter dans l’intérêt de ses semblables ? — C’est qu’il a mal compris la vie, c’est que son égoïsme l’a mal conseillé, c’est qu’au lieu de monter sur un théâtre somptueux, il est monté sur un théâtre en plein vent ; c’est qu’au lieu de s’employer à déclamer de spécieuses moralités sur la scène du monde et à jouer les rôles héroïques, il s’est amusé, pour donner carrière à la vigueur de ses muscles, à faire des tours de force et à se risquer sur un fil d’archal. Et encore cette comparaison ne vaut rien ! le saltimbanque a sa vanité comme le tragédien, comme l’orateur philanthrope. Le joueur n’en a pas ; il n’est ni admiré, ni applaudi, ni envié. Ses triomphes sont si courts et si hasardés, que ce n’est pas la peine d’en parler. Au contraire, la société le condamne, le vulgaire le méprise, surtout les jours où il a perdu. Tout son charlatanisme consiste à faire bonne contenance, à tomber décemment devant un groupe d’intéressés qui ne le regardent même pas, tant ils ont une autre contention d’esprit qui les absorbe ! Si, dans ses rapides heures de fortune, il trouve quelque plaisir à satisfaire les vulgaires vanités du luxe, c’est un tribut bien court qu’il paie aux faiblesses humaines. Bientôt il va sacrifier sans pitié ces puériles jouissances d’un instant à l’activité dévorante de son ame, à cette fièvre infernale qui ne lui permet pas de vivre tout un jour de la vie des autres hommes. De la vanité à lui ? Il n’en a pas le temps ! il a bien autre chose à faire ! N’a-t-il pas son cœur à faire souffrir, sa tête à bouleverser, son sang à boire, sa chair à tourmenter, son or à perdre, sa vie à remettre en question, à reconstruire, à défaire, à tordre, à déchirer par lambeaux, à risquer en bloc, à reconquérir pièce à pièce, à mettre dans sa bourse, à jeter sur la table à chaque instant ? Demandez au marin s’il peut vivre à terre, à l’oiseau s’il peut être heureux sans ses ailes, au cœur de l’homme s’il peut se passer d’émotions ?

Le joueur n’est donc pas criminel par lui-même ; c’est sa position sociale qui presque toujours le rend tel ; c’est sa famille qu’il ruine ou qu’il déshonore. Mais supposez-le, comme Trenmor, isolé dans le monde, sans affections, sans parentés assez intimes pour être prises en considération, libre, abandonné à lui-même, rassasié ou trompé en amour, et vous plaindrez son erreur, vous regretterez pour lui qu’il ne soit pas né avec un tempérament sanguin et vaniteux, plutôt qu’avec un tempérament bilieux et concentré.

Où prenez-vous que le joueur soit dans la même catégorie que les flibustiers et les brigands ? Demandez aux gouvernemens pourquoi ils tirent une partie de leurs richesses d’une source si honteuse ? Eux seuls sont coupables d’offrir ces horribles tentations à l’inquiétude, ces funestes ressources au désespoir.

Mais vous ne comprenez pas encore pourquoi j’excuse cet homme ; sachez que je le rencontrai un jour au milieu de ses plus brillans succès, et que je me détournai de lui avec mépris. Je le mépriserais encore s’il n’eût pas expié sa faute ; mais nous allons voir si vous ne la lui pardonnerez pas quand vous saurez tout.

Si l’amour du jeu n’est pas en lui-même aussi honteux que la plupart des autres penchans, c’est le plus dangereux de tous, le plus âpre, le plus irrésistible, celui dont les conséquences sont les plus misérables. Il est presque impossible au joueur de ne pas se déshonorer au bout de quelques années.

Trenmor, après avoir pendant long-temps supporté cette vie d’angoisses et de convulsions, avec l’héroïsme chevaleresque qui était la base de son caractère, se laissa enfin corrompre. C’est-à-dire que, son ame s’usant peu à peu à ce combat perpétuel, il perdit la force stoïque avec laquelle il avait su accepter les revers, supporter les privations d’une affreuse misère, recommencer patiemment l’édifice de sa fortune, parfois, avec une obole, attendre, espérer, marcher prudemment et pas à pas, sacrifier tout un mois à réparer les pertes d’un jour. Telle fut long-temps sa vie. Mais enfin, las de souffrir, il commença à chercher hors de sa volonté, hors de sa vertu (car il faut bien le dire, le joueur a sa vertu aussi) les moyens de regagner plus vite les valeurs perdues ; il emprunta, et dès-lors il fut perdu lui-même.

On souffre d’abord cruellement de se trouver dans une situation indélicate, et puis on s’y fait, comme à tout, on s’étourdit, on se blase. Trenmor fit comme font les joueurs et les prodigues : il devint nuisible et dangereux à ses amis. Il accumula sur leurs têtes les maux que long-temps il avait courageusement assumés sur la sienne. Il fut coupable, il risqua son honneur, puis l’existence et l’honneur de ses proches, comme il avait risqué ses biens. Le jeu a cela d’horrible qu’il ne vous donne pas de ces leçons sur lesquelles il n’y a point à revenir. Il est toujours là qui vous appelle ! Cet or, qui ne s’épuise jamais, est toujours devant vos yeux. Il vous suit, il vous invite, il vous dit : — Espère ! — et parfois il tient ses promesses ; il vous rend l’audace, il rétablit votre crédit, il semble retarder encore le déshonneur ; mais le déshonneur est consommé du jour où l’honneur est volontairement mis en risque.

C’est à cette époque que je connus Trenmor et que je le méprisai. Mon mépris lui fit du mal, et il cessa d’emprunter à ses amis. Mais il eût fallu guérir de sa passion, et cela était peut-être au-dessus de ses forces.

Il eut recours à ces déplorables moyens qui soutiennent encore quelque temps les existences perdues. Il se livra aux usuriers, et parvint, quelques semaines encore, à combler les énormes déficit qu’amenaient de telles spéculations. Mais enfin les dettes grandirent, la fortune baissa, l’hydre aux cent têtes devint de plus en plus menaçante. Un jour Trenmor se trouva réduit à n’avoir plus un denier à jeter sur l’infernal tapis, plus un seul denier à montrer en cautionnement des millions qu’il devait.

Il m’a dit qu’une pensée lui était ce jour-là venue du ciel, mais son mauvais ange l’étouffa en lui. Il songea à moi, à moi qui n’étais pas son amie, et qui n’avais pas le droit de lui refuser des secours, à moi qui l’avais blessé au fond de l’ame et pour qui il éprouvait plus de sympathie, en cet instant de désespoir, que pour aucun de ses dangereux compagnons. Mais la mauvaise honte parla plus haut, il ne vint pas.

Alors, en ce jour de malédiction, la facilité de commettre une infamie vint le trouver. L’occasion lui tendit les bras, lui jeta ses sales caresses, s’embellit de ses hideux appas, et vint à bout de son ame égarée. Cet homme, qui n’avait jamais voulu jouer contre un ami, qui avait scrupuleusement refusé de profiter d’un jeu d’adresse ou de combinaison, cet homme, qui hors d’un lieu public n’avait jamais succombé à la tentation de dépouiller ses proches, ce joueur en grand, intrépide, mais scrupuleux à sa manière, qui avait accepté des services, mais qui par reconnaissance n’avait jamais voulu mettre le démon du hasard entre lui et ceux qui les lui avaient rendus, cet homme enfin, qui maintenant se sentait trop de fierté pour aller emprunter une modique somme, se décida à commettre une escroquerie, une escroquerie de cent francs envers un vieux millionnaire fraudeur et libertin, qui ne lui avait rendu nul bon office et qui ne comptait point les billets de banque qu’il jetait à ses prostituées. En réalité, Sténio, c’était un bien moindre crime pour Trenmor que tous ceux qu’il avait commis sans manquer aux lois écrites. Il avait fait souffrir d’honnêtes gens par ses emprunts illimités, et maintenant il dérobait une imperceptible aumône au mauvais riche. Eh bien ! cela seul le perdit plus que tout le reste. La fraude fut découverte, Trenmor a subi cinq ans de travaux forcés.