Lélia (1833)/Première Partie/XI

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H. Dupuy et L. Tenré (1p. 69-72).
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XI



En effet c’est un secret terrible, et je ne sens en mon cœur qu’une grande reconnaissance pour l’homme qui n’a pas craint de me le confier. Vous m’estimez donc bien, Lélia, et il vous estime donc bien aussi, pour que ce secret soit venu de lui à moi en si peu de temps ? Eh bien ! voilà qu’un lien sacré est établi entre nous trois ; un lien dont j’ai frayeur pourtant, je ne vous le dissimule pas, mais que je n’ai plus le droit de dénouer.

Malgré toutes vos précautions oratoires, Lélia, je n’ai pu m’empêcher d’être écrasé. Quand je me suis souvenu qu’une heure avant le moment où je lisais cela j’avais vu cet homme presser votre main, votre main que je n’ai jamais osé toucher et que je ne vous ai encore vue offrir à nul autre qu’à lui, j’ai senti comme un froid de glace qui me tombait sur le cœur. Vous, faire alliance avec cet homme flétri ! Vous angélique, vous adorée à genoux, vous la sœur des blanches étoiles, je vous ai supposée un instant la sœur d’un !… Je n’écrirai pas ce mot. — Et voilà que maintenant vous êtes plus que sa sœur ! Une sœur n’eût fait que son devoir en lui pardonnant. Vous vous êtes faite volontairement son amie, sa consolation, son ange ; vous avez été vers lui, vous avez dit : — Viens à moi, toi qui es maudit, je te rendrai le ciel que tu as perdu ! Viens à moi qui suis sans tache, et qui cacherai tes souillures avec ma main que voici. — Eh bien ! vous êtes grande, Lélia, plus grande encore que je ne pensais. Votre action me fait mal, je ne sais pourquoi, mais je l’admire, mais je vous adore. — Ce que je ne puis supporter, c’est que cet homme, que je hais et que je plains, ait osé toucher la main que vous lui avez offerte ; c’est qu’il ait eu l’orgueil d’accepter votre amitié, votre amitié sainte que les plus grands hommes de la terre imploreraient humblement, s’ils connaissaient ce qu’elle vaut. Trenmor l’a reçue, Trenmor la possède, et Trenmor ne vous parle pas le front dans la poussière ; Trenmor se tient debout à vos côtés, et traverse avec vous la foule étonnée, lui qui cinq ans a traîné le boulet, côte à côte avec un voleur ou un parricide… lui le faussaire ! Ah, je le hais ! mais je ne le méprise plus, ne me grondez pas.

Quant à vous, Lélia, je vous plains, et je me plains aussi d’être votre disciple et votre esclave. Vous connaissez beaucoup trop la vie pour être heureuse ; j’espère encore que le malheur vous a aigrie, que vous exagérez le mal ; je repousse encore cette accablante conclusion de votre lettre : — que les meilleurs parmi les hommes sont les plus vains, et que l’héroïsme est une chimère !

Tu le crois, pauvre Lélia ! pauvre femme ! tu es malheureuse, je t’aime !