Lélia (Hetzel, illustré 1854)/Chapitre 42

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Lélia (Hetzel, illustré 1854)
LéliaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 70-75).
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XLII.

LÉLIA AU ROCHER.

Ainsi parlait Valmarina en marchant lentement avec Lélia dans un sentier des montagnes. Ils étaient sortis à minuit de la ville, et ils s’étaient enfoncés dans les gorges désertes, sous la clarté pleine et douce de la lune. Ils allaient sans but, et pourtant ils marchaient vite. Le voyageur avait peine à suivre cette grande femme pâle qui semblait plus pâle et plus grande cette nuit-là qu’à l’ordinaire. C’était une de ces courses agitées qui ne déplacent que l’imagination, qui n’emportent que l’esprit, et où le corps semble n’avoir point de part, tant on est distrait de toute fatigue physique ; une de ces nuits où l’œil ne s’élève pas vers la voûte éthérée pour y suivre la marche harmonieuse de la constellation, mais où le regard de l’âme descend et pénètre dans les abîmes du souvenir et de la conscience ; une de ces heures qui durent toute une vie, et où l’on ne se sent exister que dans l’avenir et le passé.

Lélia levait pourtant vers le ciel un front plus audacieux que de coutume, mais elle ne voyait pas le ciel. Le vent soufflait dans ses cheveux et en rejetait à chaque instant le voile sombre sur son visage sans qu’elle s’en aperçût. Si Sténio l’eût vue en cet instant, pour la première fois il eût surpris l’agitation de son sein et l’inquiétude de son geste. Une sueur froide baignait ses épaules nues ; et son sourcil mobile s’abaissait et se joignait sous son front, dont un nuage semblait avoir obscurci la blancheur immaculée. De temps en temps elle s’arrêtait, croisait les bras sur sa poitrine ardente, et toisait son compagnon d’un regard sombre : on eût dit que la colère céleste allait éclater en elle.

Cependant, quand il s’interrompait, effrayé de l’effet de ses remontrances et craignant d’outre-passer le but, elle retrouvait, comme par magie, toute sa sérénité hautaine ; et, souriant de la timidité affectueuse de son ami, elle lui faisait signe de continuer son discours et sa marche.

Quand il eut fini de parler, elle attendit encore longtemps qu’il ajoutât quelque chose ; puis elle s’assit sur une roche escarpée à un des sommets de la montagne, et leva convulsivement ses grands bras roidis par le désespoir vers les impassibles étoiles.

« Vous souffrez ! lui dit son ami avec tristesse ; je vous ai fait du mal.

— Oui, répondit-elle en laissant retomber ses bras de marbre sur ses genoux, vous avez fait du mal à mon orgueil, et je m’écrierais volontiers avec les héros de Calderon : Ô mon honneur, vous êtes malade !

— Vous savez que ces maladies de l’orgueil se traitent par des moyens violents ? dit Valmarina.

— Je le sais ! dit-elle en étendant la main pour lui commander le silence. »

Puis elle monta sur la crête du rocher, et, debout sur ce piédestal immense, dessinant sa haute taille aux reflets de la lune, elle se prit à rire d’un rire affreux, et Valmarina lui-même eut peur d’elle.

« Pourquoi riez-vous ? lui dit-il d’un ton sévère, est-ce que l’esprit du mal l’emporte ? Il me semble que je viens de voir votre bon ange s’envoler au bruit de ce rire amer et discordant.

— Il n’y a pas de mauvais ange ici, dit Lélia ; et, quant à mon bon ange, je me le serai à moi même. Lélia saura sauver Lélia. Celui qui s’envole épouvanté par ce rire d’anathème et d’adieu, c’est l’esprit tentateur, c’est le fantôme qui avait revêtu cette face d’ange, c’est celui que ma raillerie méprisante salue là-bas, c’est Sténio, le poëte sacré, qui soupe cette nuit chez les filles de joie. »

Valmarina, abaissant ses regards vers les lointains horizons de la vallée, aperçut les lumières pâlissantes de la ville et le palais de la courtisane Pulchérie qui flamboyait de tout l’éclat d’une orgie nocturne.

En reportant son attention sur Lélia, il la vit assise et baignée de larmes.

« Malheureuse femme, lui dit-il, la jalousie vient d’entrer dans ton cœur.

— Dites plutôt, homme insensé, qu’elle vient d’en sortir, répondit-elle ; je pleure une illusion et non pas un homme. Sténio n’a jamais existé ! c’était une création de ma pensée. Oh ! qu’elle était belle ! Il faut que je sois un grand artiste, un habile ouvrier, pour avoir produit cette figure céleste ! Raphaël et Michel-Ange, fondus l’un dans l’autre, n’eussent jamais rien fait d’aussi beau que ce qui était là. »

Et Lélia passa la main sur ce grand pli qui traversait son front dans ses heures d’extrême souffrance.

« J’ai beau l’y chercher maintenant, dit-elle, elle n’y est plus qu’une ombre pâlissante prête à rentrer dans la nuit du néant. Le vent de la mort a brisé ce lis de l’Éden. Le souffle de Pulchérie a tué mon Sténio. Il y a là-bas un spectre effaré qui hurle dans une taverne : comment l’appelle-t-on maintenant ?

Ô mon poëte ! je t’ensevelirai dans un tombeau digne de toi, dans un tombeau plus froid que le marbre, plus impénétrable que l’airain, plus caché que le diamant dans la pierre. Je t’ensevelirai dans mon cœur !

Et toi, spectre ! lève ton bras chancelant. Porte à ta lèvre souillée la coupe d’onyx de la bacchante ! Bois par défi à la santé de Lélia ! raille l’orgueilleuse insensée qui méprise les lèvres charmantes et la chevelure parfumée d’un si beau jeune homme. Va, Sténio ! ce corps ne sera bientôt plus qu’une outre propre à contenir les cinquante-sept espèces de vins de l’Archipel. Déjà c’est une amphore vide, un fragile albâtre où le sang du cœur ne circule plus, où le feu de l’âme s’est éteint, et qui va tomber en éclats parmi des débris d’hommes et de coupes brisées sous la table de Pulchérie.

Merci, ô mon Sténio ! tu m’as sauvée. Tu m’as empêchée de répandre la fange des passions vulgaires sur cette neige impolluée, sur cette glace éclatante où Dieu m’avait ensevelie. Grâce à toi, je ne suis pas sortie de mon palais de cristal. Quand tu m’as vue me risquer sur le seuil, tu t’es envolé en souriant vers les cieux, ô mon doux songe ! en jetant à l’impureté une robe souillée qu’elle couvre de baisers infâmes, et qu’elle croit être Sténio !

— Calmez ce délire, dit Valmarina en tâchant d’arracher Lélia à ce rocher qui semblait être pour elle le trépied de la pythonisse, et où il craignait que sa raison ne s’égarât entièrement.

— Laisse donc, laisse ! homme de petite patience et de lentes transactions ! s’écria-t-elle en le repoussant. Pour toi, la force est l’œuvre de toute une vie, n’est-ce pas ? Apprends que pour Lélia c’est l’œuvre d’une seule nuit. Va, ne crains rien de mon délire ; quand je descendrai de ce rocher, la ménade que tu vois sera la plus chaste et la plus calme des vestales. Laisse-moi dire adieu à un monde qui s’écroule, à un soleil qui s’efface. L’esprit de l’homme est une image abrégée, mais fidèle et complète, de l’infini. Quand un de ses foyers de vie s’éteint, il s’en rallume un autre plus brillant ; c’est que ce principe appartient à Dieu seul. Lélia n’est pas foudroyée parce qu’un homme l’a maudite. Il lui reste son propre cœur, et ce cœur renferme le sentiment de la Divinité, l’intuition et l’amour de la perfection ! Depuis quand perd-on la vue du soleil parce qu’un des atomes que son rayon avait embrasés est rentré dans l’ombre ? »

Elle s’assit et redevint muette et immobile comme une statue. Le travail intérieur n’était pas plus visible en elle que le mouvement d’une montre au travers du métal qui le cache. Valmarina la contempla longtemps avec admiration et respect. Il n’y avait en elle, à ce moment-là, rien d’humain, rien de sympathique. Elle était belle et froide comme la force. Elle ressemblait à ces grands lions de marbre blanc du Pirée, qui, à force de regarder les flots, semblaient avoir acquis la puissance de les dompter.

— Vous dites qu’en entrant dans le boudoir de ma sœur, et qu’en y voyant mon buste, il a jeté sa coupe pleine de vin sur ce pauvre visage de marbre ? Vous dites qu’il a allumé le punch avec ma dernière lettre ? »

Lélia fit ces questions avec calme, et voulut savoir les détails de cette colère de jeune homme, dont Valmarina avait été témoin quelques heures auparavant.

« Je m’attachais à vous raconter ces choses, lui répondit-il, lorsque je croyais qu’elles ne serviraient qu’à allumer votre colère, et à vous rendre la fermeté dont vous avez trop longtemps manqué. Mais les larmes que je vous ai vue répandre tout à l’heure me font craindre de vous avoir blessée plus profondément que je ne voulais.

— Ne craignez rien, dit-elle, il y a trois jours que je ne l’aime plus. C’est sur lui que j’ai pleuré et non pas sur moi. Ne croyez pas que son vain dépit et ses folles insultes me touchent. Ce n’est pas là que je me sens outragée : c’est dans le pavillon d’Aphrodise, il y a maintenant quatre nuits, que l’outrage a été consommé ; c’est lorsqu’il a pris la main d’une courtisane pour ma main, sa bouche pour ma bouche, et son sein pour mon sein : c’est lorsqu’il s’est écrié : — Qu’as-tu donc ce soir, ma bien-aimée ? Je ne t’ai jamais vue ainsi. Tu m’enivres d’un bonheur dont je n’avais pas l’idée ; ton haleine m’embrase. Reste ainsi, c’est d’à présent seulement que je t’aime ; jusqu’ici je n’ai aimé qu’une ombre !

— Vouliez-vous qu’il eût le don de magie pour déjouer la tromperie cruelle à laquelle vous vous étiez prêtée ?

— Prêtée ! moi ? Oh non ! Dieu m’est témoin qu’en le suivant dans ces couloirs sombres où l’insensée l’entraînait, je ne pensais pas qu’il en serait ainsi. J’avais vu sa résistance, je croyais être témoin de sa victoire. Pensez-vous que j’allais là pour assister à leurs embrassements ? Le ciel me soit témoin encore de ceci ! je l’aimais, hélas ! oui, je l’aimais, cet enfant gracieux et doux ! et j’avais résolu souvent de vaincre mes terreurs, et d’essayer avec lui un hymen sanctifié par de nobles convenances. Celui-là, me disais-je, n’est-il pas mon frère, le rêveur, l’idéaliste, le poëte sacré qui pourrait ennoblir et déifier ma vie ? Puis, je voulais encore tenter sa constance et la force de son cœur par quelques épreuves, par la crainte de me perdre, par l’absence ; et je ne prenais pas un plaisir cruel, comme vous l’avez dit, à le faire souffrir pour ma gloire. Je souffrais moi-même plus que lui de son attente et de son effroi. Mais je savais comme l’amour cesse en moi ! Je me souvenais du jour où le dégoût et la honte avaient balayé mon premier amour de ma mémoire, comme le vent balaie l’écume des flots. Je voyais, je croyais voir dans Sténio une passion si vraie, que mon indifférence devait briser sa vie ; et je ne voulais pas faire naître en lui la plus légère espérance sans être sûre de ne pas la lui ravir le lendemain. Aussi, comme je l’examinais ! Avec quelle amoureuse et maternelle sollicitude j’ohservais les instincts et les dispositions de ce disciple bien-aimé ! Je voulais lui enseigner l’amour, folle que j’étais ! Je voulais lui apprendre tout ce que je savais des ravissements et des délicatesses de la pensée, en retour de ce qu’il m’eût rappris des ardeurs du sang et des délire de la jeunesse… Oh ! je fis bien de ne pas me presser et de donner attention au développement de cette plante si précieuse ! Hélas ! elle avait un ver dans le cœur, et le démon de l’impureté n’a eu qu’a souffler dessus pour qu’elle tombât dans la fange. Les voilà donc, ces êtres si délicatement organisés, ces maîtres es-arts de la volupté, ces prêtres de l’amour ! Ils nous accusent d’être de froides statues, et eux, ils n’ont qu’un sens, celui qu’on ne peut pas nommer ! Ils disent que nos mains sont glacées ; les leurs sont si épaisses, qu’elles ne distinguent pas la chevelure de leur maîtresse d’avec celle de la première femme qu’on leur présente ! Ils ouvrent tous leurs pores à la plus grossière méprise. Le plus mince voile, la plus belle nuit d’été, suffisent pour frapper leurs yeux comme leur esprit d’une cécité stupide ; leur oreille s’abuse complaisamment et croit retrouver le son d’une voix chérie dans une voix inconnue… Il suffit qu’une femme quelconque baise leur bouche, pour qu’un nuage s’étende sur leur vue, pour qu’un bourdonnement s’élève dans leur oreille, pour qu’un trouble divin, pour qu’un désordre sublime les précipite avec délires dans un abîme de prostitution !



Un petit page entra tout effaré. (Page 78.)

Ah ! laissez-moi rire de ces poëtes sans muse et sans Dieu, de ces fanfarons misérables qui comparent leurs sens aux subtiles émanations des fleurs, leurs embrassements aux magnifiques conjonctions des astres ! Encore mieux valent ces débauchés sincères qui nous disent tout de suite ce qui doit nous dégoûter d’eux !

« Ah ! Lélia ! dit Valmarina, toute cette indignation est de la jalousie, et la jalousie, c’est l’amour !

— Non pas pour moi, répondit-elle en passant de la colère brûlante au plus froid dédain. La jalousie tue l’amour du premier coup dans les âmes fières. Je n’entre pas en lutte avec des champions indignes de moi. J’ai souffert, j’en conviens, j’ai souffert horriblement pendant une heure. J’étais dans ce cabinet, j’étais presque entre eux. Je parlais alternativement avec ma sœur, et il ne s’apercevait pas de la différence de nos voix et de nos paroles. Il saisissait quelquefois ma main, et il la quittait aussitôt pour reprendre par instinct et machinalement cette main souillée qui lui semblait bien plus mienne. Ah ! je le voyais, moi ; d’où vient donc qu’il ne me voyait pas ? Je l’ai vu presser Pulchérie sur son cœur, et je n’ai eu que le temps de fuir ; ses soupirs étouffés, ses cris d’amour et de triomphe m’ont poursuivie jusque dans les jardins. Cela me faisait l’effet d’une agonie ; et, quand j’ai vu passer les gondoles, je me suis élancée dans la première venue pour quitter ce sol empoisonné qui venait de donner la mort à Sténio.

— Vous étiez bien pâle, Lélia, lorsque vous vîntes tomber près de moi dans la barque, et je crus que vous alliez mourir vous-même. Ah ! malheureuse ! consultez bien vos forces avant d’écouter votre colère.

— Je n’ai de colère que contre vous, qui me comprenez si peu. Perdre un enfant qu’on a nourri de son lait et porté tout un an attaché à son sein, n’est pas plus cruel au cœur d’une mère que ne me l’a été le détachement soudain et terrible qui s’est opéré à ce moment entre Sténio et moi. Mais le jour se levait lorsque je me jetai mourante dans la gondole, et le disque du soleil était à peine sorti en entier de la mer lorsque, debout à la proue, je chantais d’une voix éclatante cet air de bravura qu’on m’avait demandé. Tous les dilettanti qui se trouvaient là ont déclaré que je n’avais jamais chanté avec tant de puissance ; et la puissance ne réside pas seulement dans le poumon, que je sache : elle prend, je crois, sa source un peu plus haut.



La princesse Claudie.

— Ah ! tête de fer ! vous vous briserez contre l’arc de triomphe que vous vous édifiez.

— Je ferai cet arc si beau et si vaste, qu’il y aura de la place pour Satan lui-même, s’il veut y passer. Trouvez-vous que j’aie montré depuis ces trois jours un instant de dépit à Pulchérie ou à Sténio ? N’ai-je pas essayé de consoler celui-ci de sa honte, et d’ennoblir celle-là aux yeux du poëte ? N’ai-je pas offert à l’enfant mon éternelle amitié, mes sollicitudes et ma direction maternelle ?

— Et pourquoi êtes-vous agitée à cette heure ? Parce qu’il a persisté à vous demander votre amour, et que, irrité par votre refus, il est cette nuit, par dépit, par fureur, au milieu de l’ivresse et du désespoir, l’amant volontaire de Pulchérie !

— Non pas ! Il se tromperait celui qui croirait entrer en lutte avec Lélia. On ne combat point avec les vents de la mer, avec les vagues de l’Océan ; et mon orgueil est plus indispensable à la volonté d’un homme que les flots et les tempêtes. Ce qui m’offense, c’est que vous m’engagiez à prendre ici un parti, comme si je pouvais hésiter, comme si, à la vue d’un cadavre, j’en étais à me demander si je dois le mettre en terre ou dans mon lit ! Débarrassons-nous de tout cadavre, et vivons après.

— Et quelle sera cette vie ?

— Ceci importe assez peu pour le moment. Laissez-moi le temps d’essuyer mes yeux, d’abaisser le linceul entre le mort et moi ; et, pourvu que je l’aie oublié dans une heure, vous n’avez rien de plus à me demander. Tenez, Valmarina, voici les belles pléiades qui lancent leur courbe légère sur l’horizon : avant que la dernière d’entre elles ait disparu, il y aura bien du changement dans ce coeur déchiré, dans cette existence ébranlée ! Vous vous inquiétez de me voir dans une mauvaise voie ; vous pensiez que je luttais contre de petite passions et de méchants instincts. Vous vous trompiez : j’allais vers un but ; la foudre est tombée, elle a emporté le chemin et le but tout ensemble. Laissez-moi le temps de soulever quelques débris qui ont roulé jusque sur moi et de m’écarter de ce chemin maudit.

— Il y a plus d’un chemin, mais il n’y a qu’un but pour vous, dit Valmarina. Vous croyez que la solitude peut vous y conduire ; mais méfiez-vous de la colère pour compagnon de voyage. Si le regret venait à vous atteindre un jour, quel que fût votre calme extérieur, quel que fût le triomphe de votre amour-propre, cet orgueil dont vous faites votre palladium, et que je respecte en vous parce que je l’ai vu être le mobile de vos meilleures actions, cet orgueil auquel vous sacrifiez tout serait-il pleinement satisfait ?

— Cela se passerait entre Dieu et moi. Lui seul serait témoin de ma souffrance, et mon orgueil s’arrête à lui…

— Dieu ! Oui, sans doute ; mais croyez-vous bien en lui, Lélia ?

— Si j’y crois ! Et ne voyez-vous pas que je ne puis rien aimer sur la terre ! Expliquez-vous cela comme l’explique peut-être le chaste Sténio à l’heure qu’il est, en commentant avec Zinzolina les causes de ma froideur ? Ceux qui n’ont pas d’autre dieu que leur corps ne conçoivent pas d’autre cause d’abstinence qu’une impuissance physique. Qu’est-ce que l’exigence des facultés exquises ? qu’est-ce que le besoin de l’idéale beauté ? qu’est-ce que la soif d’un amour sublime aux yeux du vulgaire ? Lorsque de passagères lueurs d’enthousiasme l’éclairent par hasard, ce n’est que l’effet d’une violente excitation des nerfs, d’une réaction toute mécanique des sens sur le cerveau. Toute créature, si médiocre qu’elle soit, peut inspirer ou ressentir ce délire d’un instant et le prendre pour l’amour. L’intelligence et l’aspiration du grand nombre ne vont pas au delà. L’être qui aspire à des joies toujours nobles, à des plaisirs toujours vivement et saintement sentis, à une continuelle association de l’amour moral à l’amour physique, est un ambitieux destiné à un bonheur immense ou à une éternelle douleur. Il n’y a pas de milieu pour ceux qui font un dieu de l’amour. Il leur faut le sanctuaire d’une affection immense comme la leur pour célébrer leurs divins mystères ; mais qu’ils n’espèrent jamais connaître le plaisir au lupanar ! Or l’amour des hommes est devenu un lupanar jusque sous le toit conjugal. La plupart d’entre eux sont à une femme pure ce qu’une prostituée est à un jeune homme chaste. Le jeune homme a le droit de mépriser la prostituée, de la chasser de ses bras aussitôt qu’elle a satisfait un besoin dont il rougit lui-même. D’où vient donc qu’on refuse aux femmes pures la faculté de sentir le dégoût et le droit de le manifester aux hommes impurs qui les trompent ? Plus vils cent fois que les courtisanes qui ne promettent que le plaisir, ne promettent-ils pas l’amour, ces hommes souillés ? Or, une femme fière ne peut connaître le plaisir sans l’amour : c’est pourquoi elle ne trouvera ni l’un ni l’autre dans les bras de la plupart des hommes. Quant à ceux-ci, il leur est bien moins facile de répondre à nos instincts nobles et d’alimenter nos généreux désirs que de nous accuser de froideur. Ces âmes ascétiques, disent-ils, habitent toujours des êtres imparfaits. La dernière fille publique a plus de charme pour eux que la plus pure des vierges. La fille publique est la véritable épouse, la véritable amante des hommes de cette génération ; elle est à leur hauteur. Prêtresse de la matière, elle a étouffé tout ce qu’il y avait dans la femme de divinement humain, pour y développer des instincts excessifs empruntés à la brute. Elle n’est ni orgueilleuse ni importune ; elle n’exige que ce que de tels hommes peuvent donner, de l’or. Ah ! je te remercie, mon Dieu ! Tu as voulu qu’un dernier voile tombât de devant mes yeux, et que ces vérités hideuses dont je voulais douter encore me fussent démontrées claires comme la lumière de ton soleil par Sténio lui-même, par celui que j’appelais déjà mon amant, par celui que je croyais pur entre tous les enfants des hommes. Tu as permis qu’un profond abattement plongeât mon âme dans les ténèbres pendant quelque temps, et que la souffrance obscurcît mon entendement au point de me faire douter de l’éternelle vérité. Démence, mensonge, sagesse, sophisme, amour divin, négation impie, chasteté, désordre, tous les éléments d’erreur et de vérité, de grandeur et d’abjection, ont tournoyé et flotté confusément dans le chaos de mon imagination. Il y a eu dans l’abîme de ma pensée des orages terribles et des naufrages imminents ! J’ai tout remis en question, j’ai failli essayer de tout, et je n’ai trouvé dans cet abandon de ma volonté, dans cette abdication de ma raison, que souffrance toujours plus vive, isolement toujours plus solennel. Alors j’ai tendu les bras vers toi dans mon angoisse, et tu m’as fait voir la corruption de la nature humaine dans ses causes et dans ses effets. Tu m’as fait savoir que nul homme (pas même Sténio) ne méritait cet amour dont le foyer était en moi. Tu m’as donné une forte leçon : tu as voulu que toute la douleur et toute l’humiliation qui remplissent la vie des femmes vulgaires me fussent révélées en un instant, que l’ongle impur de la jalousie me fît au cœur une légère blessure et en tirât quelques gouttes de mon sang comme un stigmate d’expiation et de châtiment. J’ai regretté un instant de ne pas être une courtisane ; et, pour mon éternel enseignement, j’ai vu sous mes yeux une courtisane l’emporter sur moi au premier baiser. Merci, mon Dieu ! de m’avoir humiliée à ce point ; car en même temps j’ai vu que ce n’était pas là ma destinée. Non, non ! mon plaisir et ma gloire ne sont pas là et ce ne sont pas des plaintes, ce sont des bénédictions que je t’adresserai désormais. J’ai été ingrate, ô souveraine perfection ! j’avais ton image dans le cœur, et j’ai cherché i’infini dans la créature. J’ai voulu te retirer mon culte pour le donner à des idoles de chair et de sang. J’ai cru qu’entre toi et moi il fallait un intermédiaire, un prêtre, et que ce prêtre serait l’homme. Je me suis trompée ; je ne puis avoir d’autre amant que toi ; et tout ce qui se placerait entre nous, loin de m’unir à toi par le bonheur et la reconnaissance, m’en éloignerait par le dégoût et la déception. Ah ! vous me demandez, Valmarina, si je crois en Dieu ! il faut bien que j’y croie, puisque je l’aime d’un amour insensé, puisque le feu de cette passion insatiable dévore ma poitrine, puisque je ne puis nier sa providence sans que mon sang se glace dans mes veines et sans que ma vie se flétrisse comme on fruit atteint de la gelée. Il faut bien que je croie en lui, puisque je ne vis que d’amour, tout en n’aimant aucune créature faite à mon image ; puisque je ne puis me résigner au commandement d’aucun autre pouvoir que le ciel. Et toi, Sténio, comment as-tu pu être assez aveugle pour songer à m’aimer ? Comment as-tu osé tenter d’être le rival de Dieu, de remplir une vie qui n’est qu’une fureur, une extase, un embrassement, une querelle et un raccommodement d’amante jalouse et absolue de la Divinité ? C’est à toi qu’il faut renvoyer l’épithète d’orgueilleux, car tu as voulu être Dieu toi-même : tu as espéré de moi les mêmes colères, les mêmes larmes, les mêmes imprécations, les mêmes désirs et les mêmes transports que j’ai pour lui. Pauvre enfant ! tu m’as bien mal connue. Tu as été bien peu poëte, malgré tous tes vers. Tu as bien peu compris ce que c’est que l’idéal, puisque tu as cru qu’un souffle mortel pouvait en effacer l’image dans le miroir de mon âme !

— Tout ce que vous dites est palpitant et délirant d’orgueil, ô ma chère Lélia ! dit Valmarina avec un affectueux sourire, en lui tendant la main pour descendre du rocher ; mais j’aime à vous entendre parler comme vous faites ; car je vous retrouve, et telle que je vous connais rien de ce qui est en vous ne m’effraie. D’ailleurs l’amitié vraie est l’acceptation complète et absolue d’un être par un autre ; j’aime donc vos défauts. Quand je m’inquiète, quand je vous interroge, c’est quand je vous vois sortir de votre voie, et faire les actions d’une autre personne. C’est alors que je ne vous reconnais plus, et que, vous voyant devenir timide, incertaine et douce comme les femmes qu’on aime et qu’on gouverne, je m’imagine que vous êtes perdue, que la plus folle et la meilleure créature de Dieu n’existe plus.»

Lélia releva d’une main ses cheveux épars, et, tenant de l’autre celle de son ami, elle se dressa une dernière fois de toute sa hauteur sur le rocher.

« Orgueil ! s’écria-t-elle, sentiment et conscience de la force ! saint et digne levier de l’univers ! sois édifié sur des autels sans tache, sois enfermé dans des vases d’élection ! Triomphe, toi qui fais souffrir et régner ! J’aime les pointes de ton cilice, ô armure des archanges ! Si tu fais connaître à tes élus des supplices inouïs, si tu leur imposes des renoncements terribles, tu leur fais connaître aussi des joies puissantes, tu leur fais remporter des victoires homériques ! Si tu les conduis dans des thébaïdes sans issue, tu amènes les lions du désert à leurs pieds, et tu envoies à leurs nuits solitaires l’esprit de la vision pour lutter avec eux, pour leur faire exercer et connaître leur force, et pour les récompenser au matin par cet aveu sublime : « Tu es vaincu ; mais prosterne-toi sans honte, car je suis le Seigneur ! »

Lélia renoua sa chevelure, et sautant au bas du rocher :

« Allons-nous-en, dit-elle, la dernière des pléiades est couchée et je n’ai plus rien à faire ici ; ma lutte est finie. L’esprit de Dieu a mis sa main sur moi comme il fit à Jacob pour lui ouvrir les yeux, et Jacob se prosterna. Tu peux me frapper désormais, ô Très-Haut ! tu me trouveras à genoux !

« Et toi, roc orgueilleux, dit-elle en se retournant après l’avoir quitté, j’ai été clouée un instant à ton flanc comme Prométhée ; mais je n’ai pas attendu qu’un vautour vint m’y ronger le foie, et j’ai rompu tes anneaux de fer de la même main qui les avait rivés.