Lélia (Hetzel, illustré 1854)/Chapitre 43

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Lélia (Hetzel, illustré 1854)
LéliaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 75-76).
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XLIII.

LES CAMALDULES.

Lélia et Valmarina redescendirent la montagne par le versant opposé à celui qui conduisait à la ville. Lélia marchait la première, mais sans empressement et sans trouble.

« Ce n’est pas le chemin, lui dit son compagnon, en lui faisant observer qu’elle marchait vers le sud.

— C’est mon chemin, à moi, répondit-elle ; car c’est le chemin qui éloigne de Sténio. Retournez à la ville, si vous voulez ; quant à moi, je n’en repasserai jamais les portes. »

Valmarina la suivit par complaisance, mais avec un sourire de doute.

« Je me défie un peu de ces résolutions si soudaines et si absolues, lui dit-il ; je ne crois pas aux partis extrêmes. Ils ne servent qu’à hâter les réactions.

— Toute résolution dont on diffère l’exécution est avortée, répondit Lélia. Quand il s’agit de vouloir, il faut de la réflexion ; quand il faut agir, il faut de l’audace et de la promptitude.

— Où allons-nous ? dit Valmarina.

— Nous fuyons le passé ! repondit Lélia avec une gaieté sombre. »

Le jour se levait ; ils entrèrent dans une vallée couverte de riches forêts. Les plus belles eaux serpentaient en silence à l’ombre des myrtes et des figuiers. De vastes clairières, où paissaient des troupeaux demi-sauvages, entrecoupaient de lisières d’un vert tendre ces masses d’un ton vigoureux. Ce pays était riche et désert. On n’y voyait d’habitations que des métairies éparses cachées dans le feuillage. On y pouvait donc jouir à la fois de toutes les grâces, de tous les bienfaits de la nature féconde, et de toutes les grandeurs, de toute la poésie de la nature inculte.

À mi-côte de la colline, Lélia s’arrêta saisie d’admiration.

« Heureux, s’écria-t-elle, les pasteurs insouciants et rudes qui dorment à l’ombre de ces bois silencieux, sans autre souci que le soin de leurs troupeaux, sans autre étude que le lever et le coucher des étoiles ! Plus heureux encore les poulains échevelés qui bondissent légèrement dans ces broussailles, et les chèvres farouches qui gravissent sans effort les roches escarpées ! Heureuses toutes les créatures qui jouissent de la vie sans fatigue et sans excès. »

Comme ils tournaient un des angles du chemin, Lélia aperçut dans le crépuscule une vaste ligne blanche sur le flanc de la montagne, qui ceignait la vallée d’un cirque majestueux et vaste.

« Qu’est-ce que cela ? dit-elle à son ami. Est-ce une ligne d’architecture splendide, ou bien une muraille de craie comme il s’en trouve dans ces rochers ? Est-ce une immense cascade, une carrière, ou un palais ?

— C’est un monastère de femmes, répondit Valmarina, c’est le couvent de Camaldules.

— On m’en a vanté la richesse et l’élégance, dit Lélia. Allons le visiter.

— Comme il vous plaira, répondit Valmarina : les hommes n’y entrent pas, mais je vous attendrai dans la cour.

Cette cour frappa Lélia de surprise et d’admiration : d’abord ce fut une longue galerie, dont la voûte de marbre blanc était soutenue par des colonnes corinthiennes d’un marbre rose veiné de bleu, séparées l’une de l’autre par un vase de malachite où l’aloès dressait ses grandes arêtes épineuses ; et puis d’immenses cours qui se succédaient dans une profondeur vraiment féerique, et que remplissaient, comme des tapis étendus, de riches parterres bigarrés des plus belles fleurs. La rosée dont toutes ces plantes étaient fraîchement inondées semblait les revêtir encore d’une gaze d’argent. Au centre des ornements symétriques que ces parterres dessinaient sur le sol, des fontaines, jaillissant dans des bassins de jaspe, élevaient leurs jets transparents dans l’air bleu du matin, et le premier rayon du soleil qui commençait à dépasser le sommet de l’édifice, tombant sur cette pluie fine et bondissante, couronnait chaque jet d’une aigrette de diamants. De superbes faisans de Chine, qui se dérangeaient à peine sous les pieds de Lélia, promenaient parmi les fleurs leurs panaches de filigrane et leurs flancs de velours. Le paon étalait sur les gazons sa robe de pierreries, et le canard musqué, au poitrail d’émeraude, poursuivait, dans les bassins, les mouches d’or qui tracent sur la surface de l’eau des cercles insaisissables.

Au cri moqueur ou plaintif de ces oiseaux captifs, à leurs allures mélancoliques et fières, se mêlaient les mille voix joyeuses et bruyantes, les mille familiarités curieuses des libres oiseaux du ciel. Le tarin espiègle et confiant venait se poser au front immobile des statues. Le moineau insolent et peureux allait dérober la pâture aux oiseaux domestiques et s’envolait épouvanté au moindre gloussement des couveuses ; le chardonneret s’en prenait aux aigrettes des fleurs que le vent lui disputait. Les insectes s’éveillaient aussi et commençaient à bruire sous l’herbe échauffée et fumante aux premiers feux du jour. Les plus beaux papillons de la vallée arrivaient par troupe pour s’abreuver du suc de ces belles plantes exotiques, dont la saveur les enivrait tellement qu’ils se laissaient prendre à la main. Toutes les voix de l’air, tous les parfums du matin montaient au ciel comme un pur encens, comme un naïf cantique, pour remercier Dieu des bienfaits de la création et du travail de l’homme.

Mais parmi toutes ces existences animales et végétales, parmi ces œuvres de l’art et ces splendeurs de la richesse, l’homme seul manquait. Le râteau s’était récemment promené sur le sable de toutes les allées, comme pour effacer le souvenir des pas humains. Lélia eut une sorte de frayeur superstitieuse en y imprimant les siens. Il lui sembla qu’elle allait détruire l’harmonie de cette scène magique, et faire tomber sur elle les murailles enchantées de son rêve.

Car, dans la confusion de ses idées de poëte, elle ne voulait point croire à la réalité des choses qu’elle voyait. En apercevant au loin, derrière les colonnades transparentes du cloître, les profondeurs désertes de la vallée, elle s’imagina volontiers qu’au sein des bois elle s’était endormie sous l’arbre favori d’une fée, et qu’à son réveil la coquette reine des prestiges l’avait environnée des merveilles impalpables de son palais pour la retenir en son pouvoir.

Comme elle se laissait mollement aller à cette fantaisie, enivrée des suaves odeurs du jasmin et du datura, contente d’être dans ces beaux lieux et s’y croyant presque reine, elle se rapprocha d’une haute et longue croisée dont le vitrage colorié, étincelant au soleil, ressemblait au rideau de soie nuancé d’un harem. Elle s’était assise sur les marches d’un bassin rempli de poissons, et s’amusait à suivre, au travers de l’eau limpide, la truite qui porte une souple armure d’argent parsemée de rubis, et la tanche revêtue d’un or pâle nuancé de vert. Elle admirait la mollesse de leurs jeux, l’éclat de leurs yeux métalliques, l’agilité inconcevable de leur fuite peureuse lorsqu’elle dessinait son ombre mobile sur les eaux. Tout à coup des chants tels que les anges doivent les faire entendre au pied du trône de Jéhovah partirent du fond de l’édifice mystérieux, et, se mêlant aux vibrations de l’orgue, emplirent toute l’enceinte du monastère. Tout sembla faire silence pour écouter, et Lélia, frappée d’admiration, s’agenouilla instinctivement comme aux jours de son enfance.

Des voix de femmes pures et harmonieuses montaient vers Dieu comme une prière fervente et pleine d’espoir, et des voix d’enfants pénétrantes et argentines répondaient à celle-ci comme les promesses lointaines du ciel exprimées par l’organe des anges.

Les religieuses disaient :

« Ange du Seigneur, étends sur nous tes ailes protectrices. Abrite-nous de ta bonté vigilante et de ta consolante pitié. Dieu t’a fait indulgent et doux entre toutes les Vertus, entre toutes les Puissances du ciel ; car il t’a destiné à secourir, à consoler les âmes, à recueillir dans un vase sans souillure les larmes qui sont versées aux pieds du Christ, et à les présenter en expiation devant ta justice éternelle, ô Très-Saint ! »

Et les petites filles répondaient du haut de la nef sonore :

« Espérez dans le Seigneur, ô vous qui travaillez dans les larmes ! car l’ange gardien étend ses grandes ailes d’or entre la faiblesse de l’homme et la colère du Seigneur. Louez Dieu. »

Puis les vierges reprirent :

« Ô le plus jeune et le plus pur des anges ! c’est toi que Dieu créa le dernier, car il te créa après l’homme, et te mit dans le paradis pour être son compagnon et son ami. Mais le serpent vint et fut plus puissant que toi sur l’esprit de l’homme. L’ange de la colère descendit pour punir ; toi, tu suivis l’homme dans l’exil et tu pris soin des enfants qu’Ève mit au jour, ô Très-Saint ! »

Les enfants répondirent encore :

« Remerciez à genoux, vous tous qui aimez Dieu, remerciez l’ange gardien ; car de son aile puissante il monte et redescend incessamment de la terre aux cieux, des cieux à la terre, pour porter d’en bas les prières, pour rapporter d’en haut les bienfaits. Louez Dieu. »

La voix fraîche et pleine d’une jeune novice récita ce couplet :

« C’est toi qui d’une chaude haleine réchauffes, au matin, les plantes engourdies par le froid ; c’est toi qui couvres de ta robe virginale les moissons de l’homme menacées de la grêle ; c’est toi qui d’une main protectrice soutiens la cabane du pêcheur ébranlée par les vents de la mer ; c’est toi qui éveilles les mères endormies, et, les appelant d’une voix douce au milieu des rêves de la nuit, les avertis d’allaiter les enfants nouveau-nés ; c’est toi qui gardes la pudeur des vierges, et poses à leur chevet le rameau d’oranger, invisible talisman qui détourne les mauvais pensers et les songes impurs ; c’est toi qui t’assieds, au soleil du midi, dans le sillon où dort l’enfant du moissonneur, et qui détournes de leur chemin la couleuvre et le scorpion, prêts à ramper sur son berceau ; c’est toi qui ouvres les feuillets du missel quand nous cherchons dans le texte sacré un remède à nos maux ; c’est toi qui nous fais rencontrer alors le verset qui convient à notre misère, et qui mets sous nos yeux les lignes saintes qui repoussent la tentation. »

« Invoquez l’ange gardien, dirent les voix enfantines, car c’est le plus puissant parmi les anges du Seigneur. Le Seigneur, quand il l’envoya sur la terre, lui promit que chaque fois qu’il remonterait vers lui il lui accorderait la grâce d’un pécheur. Louez Dieu. »

Lélia, charmée de cette douce poésie et de ces voix mélodieuses, s’était avancée insensiblement jusque sur le seuil d’une porte latérale qu’elle trouva entr’ouverte. Arrêtée sur le palier d’un escalier de mosaïque d’où l’œil plongeait dans la nef, elle voyait au-dessous d’elle les vierges prosternées. Saisie d’enthousiasme, elle étendit les bras et s’écria : « Louez Dieu ! » d’un ton si passionné, que toute la communauté leva les yeux sur elle par un mouvement spontané. Sa haute taille, sa robe blanche, ses cheveux flottants, et le son grave de cette voix qu’on pouvait prendre pour celle d’un jeune homme, firent tant d’impression sur les nonnes exaltées et timides, qu’elles crurent voir apparaître l’ange gardien. Un seul cri s’éleva de toutes les stalles, les jeunes filles tombèrent le visage contre terre, et Lélia descendit lentement l’escalier pour aller s’agenouiller parmi elles. En même temps la lourde porte qu’elle avait franchie retomba entre elle et Valmarina.

Il l’attendit plusieurs heures avec patience, et la chaleur de midi se faisant sentir, il se retira sous la galerie dans un endroit frais et bien aéré, où il rêva et demeura pour son propre compte assez longtemps encore. Quand ces heures brûlantes commencèrent à faire place au vent de mer qui s’élève et augmente avec le déclin du soleil, il se décida à sonner à la grille du cloître intérieur et à faire demander Lélia par une tourière. Au bout de quelques instants, on lui rapporta de la part de l’étrangère (c’est ainsi qu’on la désigna) une fleur qui, dans la langue symbolique des Salams, signifiait adieu. Valmarina, qui avait enseigné la science de ces emblèmes orientaux à Lélia, comprit que c’était un adieu irrévocable, et reprit seul le chemin de la ville.