Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 3/Chapitre 2

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Traduction par J.-W. Bienstock.
Mercvre de France (Tome 1p. 278-319).


CHAPITRE ii


LE DANUBE. — SÉBASTOPOL



Avant de commencer la description de cette période de la vie de Léon Nikolaievitch, je crois utile de dire quelques mots des événements politiques qui eurent quelque influence sur elle.

C’était les dernières années du règne de Nicolas. Le despotisme du pouvoir avait atteint son plus haut degré et provoquait enfin les protestations du peuple et des classes supérieures. Comme il arrive toujours, le gouvernement, sentant instinctivement le danger qui le menaçait, se jeta demi-consciemment dans les événements extérieurs, afin d’y décharger l’énergie violente accumulée dans le peuple par le massacre sanglant du troupeau docile des soldats, dont toute l’éducation consiste à faire d’eux le soutien du pouvoir dans les moments difficiles de son existence criminelle.

Le peuple et la société se jettent aussi demi-consciemment en de pareilles mêlées, de même que l’homme malheureux cherche dans toute la bestialité de l’ivresse l’apaisement de l’angoisse qui l’étreint.

El la Russie, ruinée et dépravée par la tyrannie de Nicolas ier, le 4 novembre 1853 déclara la guerre à la Turquie. Les débuts de l’action furent heureux pour les troupes russes. Elles pénétrèrent en Turquie, occupèrent la Moldavie, et la flotte de la mer Noire, sous le commandement du célèbre Nakhimov, détruisit la flotte turque devant Sinope.

C’est alors que les puissances européennes, l’Angleterre et la France, interviennent dans cette guerre et que commence la célèbre campagne de Crimée, qui se termina par la défense héroïque de Sébastopol. Et, comme toujours, en pareils cas, à côté des manifestations bruyantes de la vie extérieure, s’accomplit le travail intérieur, au fond de l’âme des hommes les meilleurs du peuple et des classes supérieures, et ce travail se manifesta dans le nouvel idéal élaboré, qui s’exprima, bien que faiblement, dans les réformes libérales de la société. Et ces deux phénomènes : la dépense de l’énergie populaire dans les actes héroïques militaires et l’élévation de l’esprit du peuple dans la découverte d’idéals nouveaux, ont mis leur empreinte sur l’activité créatrice de Tolstoï, contemporain de ces événements.

Mais comme ces deux phénomènes entrèrent bientôt en conflit, alors cette activité créatrice reçut la forme d’une poésie tragique qui caractérise ses récits de Sébastopol.

Léon Nikolaievitch, comme il a été dit plus haut, après avoir vu ses parents, partit d’abord à l’armée du Danube.

En arrivant à Bukarest, il écrit à sa tante Tatiana Alexandrovna une lettre sous forme de journal, où il décrit brièvement le voyage et ses premières impressions à l’arrivée.

« 13 mars. — de Koursk j’ai fait près de 2000 verstes au lieu de 1000 que je croyais et suis allé par Poltava, Balta, Kichineff et non par Kieff, ce qui aurait été un détour. Jusqu’au gouvernement de Cherson j’ai eu un excellent traînage, mais là j’ai été obligé de jeter mon traînage, et de faire 1000 verstes en changeant les chevaux, par un chemin affreux jusqu’à la frontière, et de la frontière jusqu’à Bukarest ; — c’est un chemin impossible à décrire, il faut en avoir goûté pour comprendre le plaisir de faire 1000 verstes en chariot plus petit et plus mauvais que ceux dans lesquels on transporte le fumier chez nous. Ne comprenant pas un mot du moldavan et ne trouvant personne qui comprenne le russe, et avec cela payant pour 8 chevaux au lieu de 2, quoique mon voyage n’ait duré que neuf jours j’ai dépensé plus de deux cents roubles, et je suis arrivé presque malade de fatigue.

« 17 mars. — Le prince n’était pas ici. Hier il vient d’arriver et je viens de chez lui. Il m’a reçu mieux que je ne croyais, en vrai parent. Il m’a embrassé, il m’a engagé de venir dîner tous les jours chez lui, et il veut me garder auprès de lui, mais ce n’est pas encore décidé.

« Pardon, chère tante, que je vous écris si peu, je n’ai pas encore la tête à moi : cette grande et belle ville, toutes ces présentations, l’opéra italien, le théâtre français, les deux jeunes Gortchakof qui sont de très braves garçons… de sorte que je ne suis pas resté deux heures chez moi et je n’ai pas pensé à mes occupations.

« 22 mars. — Hier, j’ai appris que je ne reste pas auprès du prince, mais je vais, à Oltenitza, rejoindre ma batterie[1]. »

Deux jours après il écrit de nouveau, déjà sous une autre impression :

« Tandis que vous me croyez exposé à tous les dangers de la guerre, je n’ai pas encore senti la poudre turque, et je suis très tranquillement à Bukarest à me promener, à faire de la musique et à manger des glaces. En effet, tout ce temps, excepté deux semaines que j’ai passées à Oltenitza, où j’ai été attaché à une batterie et une semaine que j’ai passée en courses par la Moldavie, la Valachie et la Bessarabie, par ordre du général Serjpoutovsky auprès duquel je suis à présent attaché comme ordonnance, je suis resté à Bukarest et à vous avouer franchement ce genre de vie un peu dissipé, tout à fait oisif et très coûteux que je mène ici me déplaît infiniment. Auparavant, c’était le service qui m’y retenait, mais à présent j’y suis resté pendant près de trois semaines à cause d’une fièvre que j’ai attrapée pendant mon voyage, mais dont, Dieu merci, je suis pour le moment assez rétabli pour rejoindre dans deux ou trois jours mon général qui est au camp près de Silistrie. À propos de mon général, il a l’air d’être un très brave homme et paraît, quoique nous nous connaissions fort peu, être bien disposé à mon égard. Ce qui est encore agréable est que son état major est composé pour la plupart de gens comme il faut ; les deux fils du prince Serge, que j’ai trouvés ici, sont de braves garçons, surtout le cadet, qui, quoique n’ayant pas à lui seul inventé la poudre, a beaucoup de noblesse dans le caractère et un très bon cœur. Je l’aime beaucoup[2]. »

Citons encore la lettre qui, bien qu’écrite de Sébastopol, se rapporte aux événements du Danube. Comme le verra le lecteur, cette lettre, commencée pour la tante Tatiana Alexandrovna, s’adresse, à la fin, au frère Nicolas. Selon nous cette lettre est une page de l’histoire de la Russie :

« Je vais vous parler donc du passé, de mes souvenirs de Silistria, j’y ai vu tant de choses intéressantes, poétiques et touchantes que le temps que j’y ai passé ne s’effacera jamais de ma mémoire. Notre camp était disposé de l’autre côté du Danube, c’est-à-dire, sur la rive droite, sur un terrain très élevé au milieu de superbes jardins, appartenant à Mustafa Pacha, le gouverneur de Silistrie. La vue de cet endroit est non seulement magnifique, mais pour nous tous de plus grand intérêt. Sans parler du Danube, de ses îles et de ses rivages, les uns occupés par nous, les autres par les Turcs, on voyait la ville, la forteresse, les petits forts de Silistrie comme sur la main. On entendait les coups de canon, de fusils, qui ne cessaient ni jour ni nuit et avec une lunette d’approche on pouvait distinguer les soldats turcs. Il est vrai que c’est un drôle de plaisir que de voir des gens s’entretuer. Tous les soirs et matins je me mettais sur une charrette et je restais des heures entières à regarder et ce n’était pas moi seul qui le faisais ; le spectacle était vraiment beau, surtout la nuit. Les nuits, ordinairement, mes soldats se mettent aux travaux des tranchées, et les Turcs se jettent sur eux pour les en empêcher, alors il fallait voir et entendre cette fusillade. La première nuit que j’ai passée au camp, ce bruit terrible m’a réveillé et effrayé, je croyais qu’on était allé à l’assaut et j’ai bien vite fait seller mon cheval ; mais ceux qui avaient déjà passé quelque temps au camp me dirent que je n’avais qu’à me tenir tranquille ; que cette canonnade et fusillade était une chose ordinaire et qu’on appela en plaisantant « Allah ». Alors je me suis recouché, mais, ne pouvant m’endormir, je me suis amusé, une montre à la main, à compter les coups de canon que j’entendais, et j’ai compté 110 explosions dans l’espace d’une minute. Et cependant tout ceci n’a pas de près l’air aussi effrayant que cela le paraît. La nuit, quand on n’y voyait rien, c’était à qui brûlerait le plus de poudre, et avec ces milliers de coups de canons on tuait tout au plus une trentaine d’hommes de part et d’autre. Vous me permettez, chère tante, de m’adresser dans cette lettre à Nicolas, car une fois que je me suis mis à donner des détails de la guerre, je voudrais continuer et m’adresser à un homme qui me comprenne, et vous puisse donner des explications sur ce qui vous paraît obscur. Ceci est donc un spectacle ordinaire que nous avions tous les jours et dans lequel, quand on m’envoyait avec des ordres dans les tranchées, je prenais aussi ma part ; mais nous avions aussi des spectacles extraordinaires, comme celui de la veille de l’assaut, quand on a fait sauter une mine de 240 pouds[3] de poudre sous l’un des bastions de l’ennemi. Le matin de cette journée, le prince avait été aux tranchées avec tout son état-major (comme le général auprès duquel j’étais en fait partie, j’y ai aussi été) pour faire les dispositions définitives, et pour l’assaut du lendemain. Le plan, trop long pour que je puisse l’expliquer ici, était bien fait, tout était si bien prévu que personne ne doutait de la réussite. À propos de cela il faut que je vous dise encore que je commence à avoir de l’admiration pour le prince (au reste il faut en entendre parler parmi les officiers et les soldats, non seulement je n’ai jamais entendu dire du mal de lui, mais il est généralement adoré). Je l’ai vu au feu pour la première fois pendant cette matinée.

« Il faut voir cette figure un peu ridicule avec sa grande taille, ses mains derrière le dos, sa casquette en arrière, ses lunettes et sa manière de parler comme un dindon. On voit qu’il était tellement occupé de la marche générale des affaires que les balles et les boulets n’existaient pas pour lui, il s’expose au danger avec tant de simplicité qu’on dirait qu’il n’en a pas l’idée et qu’involontairement on a plus peur pour lui que pour soi-même ; et puis donnant ses ordres avec tant de clarté et de précision et avec cela toujours affable avec chacun. C’est un grand, c’est-à-dire un homme capable et honnête, comme je comprends ce mot, un homme qui s’est voué toute sa vie au service de sa patrie et pas par l’ambition, mais par le devoir. Je vais vous raconter un trait de lui qui se lie à l’histoire de cet assaut que j’ai commencé à raconter. L’après-dîner du même jour, on a fait sauter la mine et près de 600 pièces d’artillerie ont fait feu sur le fort qu’on voulait prendre, et on continuait ce feu pendant toute la nuit ; c’était un de ces coups d’accueil et une de ces émotions qu’on n’oublie jamais. Le soir, de nouveau, le prince avec tout le tremblement est allé coucher aux tranchées pour diriger soi-même l’assaut qui devait commencer à trois heures de la nuit même. Nous étions tous là et comme toujours à la veille d’une bataille nous faisions tous semblant de pas plus penser à la journée de demain qu’à une journée ordinaire et tous, j’en suis sûr, au fond du cœur ressentaient un petit serrement de cœur et pas même un petit, mais un grand, à l’idée de l’assaut. Comme tu sais, Nikolas, que le temps qui précède une affaire est le temps le plus désagréable, c’est le seul où on a le temps d’avoir peur et la peur est un sentiment des plus désagréables. Vers le matin, plus le moment approchait, plus le sentiment diminuait et vers trois heures, quand nous nous attendions tous à voir partir le bouquet de fusées qui était le signal de l’attaque — j’étais si bien disposé que si l’on était venu me dire que l’assaut n’aurait pas lieu, cela m’aurait fait beaucoup de peine. Et voilà que juste une heure avant le moment de l’assaut arrive un aide de camp du maréchal avec l’ordre d’ôter le siège de Silistrie. Je puis dire sans craindre de me tromper que cette nouvelle a été reçue par tous, — soldats, officiers et généraux — comme un vrai malheur, d’autant plus qu’on savait par les espions qui nous venaient très souvent de Silistrie, et avec lesquels j’avais très souvent l’occasion de causer moi-même, on savait que ce fort pris, chose dont personne ne doutait — Silistrie ne pouvait tenir plus de deux ou trois jours. N’est-ce pas que si cette nouvelle devait faire de la peine à quelqu’un ce devait être au prince, qui, pendant toute cette campagne, ayant fait toute chose pour le mieux, au beau milieu de l’action vit venir le maréchal sur son dos pour gâter les affaires et puis, ayant la seule chance de réparer nos revers par cet assaut, il reçoit le contre ordre du maréchal au moment de le commencer. Eh bien, le prince n’a pas eu un moment de mauvaise humeur, lui qui est si impressionnable ; au contraire, il a été content de pouvoir éviter cette boucherie dont il devait porter la responsabilité et tout le temps de la retraite qu’il a dirigée lui-même, ne voulant passer qu’avec le dernier des soldats, qui s’est faite avec un ordre et une exactitude remarquables, il a été plus gai qu’il n’a jamais été. Ce qui contribuait beaucoup à sa bonne humeur c’était l’émigration de près de 7000 familles bulgares que nous prenons avec nous pour le souvenir de la férocité des Turcs, férocité à laquelle, malgré mon incrédulité, j’ai été obligé de croire. Dès que nous avons quitté les différents villages bulgares que nous occupions, les Turcs y sont revenus et, excepté les femmes assez jeunes pour un harem, ils ont fait main basse sur tout ce qu’il y avait. Il y a un village dans lequel je suis allé du camp pour y prendre du lait et des fruits qui a été exterminé de la sorte. Alors, dès que le prince avait fait savoir aux Bulgares que ceux qui voulaient pouvaient avec l’armée passer le Danube et devenir sujets russes, tout le pays se soulève et tous, avec leurs femmes, enfants, chevaux, bétail, arrivent au pont ; mais comme il était impossible de les prendre tous, le prince a été obligé de refuser à ceux qui sont venus les derniers et il fallait voir comme cela le chagrinait. Il recevait toutes les députations qui venaient de ces pauvres gens, il causait avec chacun d’eux, tâchait de leur expliquer l’impossibilité de la chose, leur proposant de passer sans leurs chariots et leur bétail et en se chargeant de leurs moyens de subsistance jusqu’à ce qu’ils arrivassent en Russie, payant de sa propre bourse des vaisseaux particuliers pour les transporter, en un mot faisant tout son possible pour faire du bien à ces gens.

« Oui, chère tante, je voudrais bien que votre prophétie se réalise, la chose que j’ambitionne le plus, c’est être l’aide de camp d’un homme comme lui, que j’aime et que j’estime du plus profond de mon cœur. Adieu, chère et bonne tante, je baise vos mains[4]. »

Au milieu de toutes ces impressions fortes et nouvelles, Tolstoï inscrit dans son journal les notes suivantes dans lesquelles se manifeste son travail intérieur.

« 7 juillet, je manque de modestie. Voilà mon grand défaut ! Que suis-je ? Un des quatre fils d’un lieutenant-colonel en retraite, resté orphelin à sept ans sous la tutelle de femmes et d’étrangers, qui a reçu une éducation ni mondaine ni scientifique et s’est trouvé absolument libre à dix-sept ans, sans grande fortune, sans aucune position sociale et, particulièrement, sans principes, un homme qui a dérangé ses affaires jusqu’à l’extrême, qui a passé sans but ni plaisir les meilleures années de sa vie, qui enfin s’exile au Caucase pour fuir ses créanciers et ses habitudes et qui de là, en invoquant des liens quelconques qui existèrent jadis entre son père et le généralissime, va passer dans l’armée du Danube, lieutenant à vingt-six ans, presque sans ressources sauf ses appointements (car il doit employer ce qu’il possède à payer les dettes restantes), sans protecteurs, sans règle de conduite, sans aptitudes au service, sans capacité pratique, mais avec un immense amour-propre. Oui, telle est ma situation sociale ! Voyons maintenant ce qu’est ma personne :

« Je suis laid, gauche, malpropre et sans éducation mondaine. Je suis irritable, désagréable pour les autres, prétentieux, intolérant et timide comme un enfant. Je suis presque ignorant. Ce que je sais, je l’ai appris par ci par là, sans suite et encore si peu. Je suis indécis, inconstant, extraordinairement ambitieux et violent comme tous les hommes sans caractère. Je ne suis pas courageux : je suis inexact et si paresseux que l’oisiveté est presque devenue pour moi une habitude invincible.

« Je suis intelligent, mais mon esprit n’a encore jamais été bien éprouvé en rien. Je n’ai ni l’esprit pratique, ni l’esprit mondain, ni l’esprit d’affaires.

« Je suis honnête. C’est-à-dire que j’aime le bien ; j’ai pris l’habitude de l’aimer et quand je m’en écarte je suis mécontent de moi et je retourne au bien avec plaisir. Mais il y a des choses que j’aime plus que le bien, c’est la gloire ; je suis si ambitieux et ce sentiment a été si peu satisfait que, s’il me fallait choisir entre la gloire et la vertu, je crois bien que je choisirais la première.

« Oui, je ne suis pas modeste. C’est pourquoi je suis fier en mon for intérieur, et timide et gêné dans le monde. »

Parfois l’impression poétique le saisissait et il dessinait des tableaux artistiques.

Pendant son service, il s’arrêta une fois dans une petite ville roumaine et là-bas, le soir, il éprouva une impression remarquable qu’il traduisit sous la forme suivante :

« Après le dîner je me suis accoudé sur le balcon et j’ai regardé ma lanterne favorite qui brillait si joliment à travers les arbres. Des quelques nuages d’orage qui sont passés aujourd’hui, et ont mouillé la terre, un seul, un grand, est resté, et a recouvert toute la partie sud du ciel, et une certaine légèreté agréable, humide, se sentait dans l’air.

« La jolie fille du maître du logis était comme moi accoudée à sa fenêtre. Quelqu’un est passé dans la rue avec un orgue de barbarie et quand le son d’une jolie et vieille valse, s’adoucissant peu à peu, eut disparu tout à fait, la fillette soupira très profondément, se releva et s’éloigna rapidement de la fenêtre. Un sentiment d’une douce mélancolie remplissait mon âme ; malgré moi je souris et regardai longuement ma lanterne dont la lumière parfois était cachée par les branches tremblantes des arbres. Je regardais l’arbre, la haie, le ciel et tout cela me semblait encore plus beau qu’auparavant. »

La campagne malheureuse du Danube, la retraite de l’armée, la vie ennuyeuse à l’état-major, tout cela ne satisfaisait point Léon Nikolaievitch. Il cherchait une activité plus grande, des sensations plus fortes, et il résolut de passer dans l’armée de Crimée.

Le 20 juillet, après la retraite de Silistrie, il part en Crimée. Il traverse les villes Tekoutchi, Berladd, Iassé, Kherson, Odessa, Sébastopol, où il arrive le 7 novembre 1854. En route, il était tombé malade et avait dû rester à l’hôpital, c’est ce qui explique la longue durée de son voyage. Aussitôt à Sébastopol il est attaché à la troisième batterie légère de la 14e brigade d’artillerie.

Là, tant d’impressions nouvelles l’assaillent qu’il ne peut se ressaisir de suite ; enfin, deux semaines après, le 20 novembre, il écrit à son frère, Serge :

« Cher ami Serge ! Dieu sait combien je suis coupable envers vous tous depuis mon départ, et je ne sais pas moi-même pourquoi tout cela est arrivé : tantôt la vie distraite, tantôt une situation ennuyeuse, tantôt la guerre, tantôt un empêchement quelconque, etc., etc. Mais la cause principale, c’est la vie distraite, riche en impressions. J’ai tant appris, tant senti, et tant éprouvé durant cette année que je ne sais absolument pas par quoi en commencer la description ni si je serai capable d’écrire ce que je voudrais. J’ai écrit à notre tante sur la Silistrie, mais à toi et à Nicolas je n’écrirai pas ainsi. Je voudrais vous écrire pour que vous me compreniez comme je le désire. La Silistrie, maintenant, c’est une vieille chanson ; maintenant c’est Sébastopol où j’étais il y a quatre jours, et dont vous lisez, je pense, les nouvelles avec un battement de cœur. Comment te raconter tout ce que j’ai vu là-bas, ce que j’y ai fait, ce que disaient les Français et les Anglais blessés et prisonniers, s’ils souffrirent beaucoup, quels héros sont nos ennemis, les Anglais surtout. Nous causerons de tout cela après, à Iasnaia ou à Pirogovo, et il y a beaucoup de choses de moi que tu apprendras, mais par la presse. Comment cela ? Je te le raconterai après, pour le moment je te donnerai à comprendre dans quelle situation sont nos affaires à Sébastopol. La ville est assiégée d’un seul côté, au sud — où nous n’avions aucune fortification quand l’ennemi approcha. Maintenant nous avons de ce côté plus de cinq cents canons de gros calibre et quelques rangées de fortifications terrestres absolument inaccessibles. J’ai passé une semaine au fort et jusqu’au dernier jour j’ai erré dans les dédales de la batterie comme dans une forêt. Il y a déjà trois semaines, l’ennemi, à un certain endroit, s’est approché à une distance de 80 sagènes et ne bouge pas. Au moindre mouvement en avant, on le comble d’une pluie d’obus.

« L’esprit de l’armée est au-dessus de tout ce qu’on peut dire. Au temps de la Grèce antique il n’y avait pas tant d’héroïsme. Kornilov, en parcourant


Tolstoï en 1855

les troupes, au lieu de « Bonjour, mes enfants ! » a dit : « Il faut savoir mourir, mes enfants ! Saurez-vous mourir ? » Et les soldats ont crié : « Nous saurons mourir, Votre Excellence ! Hourra ! » Et ce n’était pas de la pose : on voyait sur le visage de chacun que c’était vrai, et vingt-deux mille ont déjà tenu leur serment. Un soldat blessé, presque mourant, m’a raconté comment ils ont pris, le 2l du mois dernier, une batterie française, sans qu’on leur eût envoyé des renforts. Il sanglotait. Une compagnie de marins faillit se révolter parce qu’on voulait les remplacer à la batterie où ils étaient depuis trente jours sous les bombes. Des femmes apportent de l’eau aux bastions pour les soldats ; plusieurs ont été tuées ou blessées. Les prêtres viennent aux bastions avec la croix et, sous le feu, récitent des prières. Dans une brigade, le 24, cent soixante soldats blessés n’ont pas quitté les rangs. Époque sublime ! Toutefois, maintenant, depuis le 24, nous sommes plus calmes et à Sébastopol tout va bien. L’ennemi tire peu. Tous sont convaincus qu’ils ne prendront pas la ville, et, en effet, c’est impossible. Trois hypothèses sont possibles : ou l’ennemi marche à l’assaut, ou il nous déroute par de faux travaux, ou il se fortifie pour passer l’hiver. La première est la moins probable, la deuxième est la plus vraisemblable. Je n’ai pas eu la chance d’être à une seule affaire, mais je remercie Dieu d’avoir vu ces choses et de vivre en ce valeureux temps. Le bombardement du 5 restera le fait le plus glorieux, le plus brillant, non seulement de l’histoire russe, mais de l’histoire universelle. Plus de quinze cents canons, deux jours durant, ont tiré sur la ville et non seulement ils ne l’ont pas forcée de se rendre, mais ils n’ont pas même fait taire un deux centième de nos batteries. Si, comme il me semble, en Russie, on regarde cette campagne d’un œil malveillant, la postérité la placera au-dessus de toutes. N’oublie pas qu’avec des forces égales et même moindres, avec la baïonnette seule et les plus mauvaises troupes de l’armée russe (le 6e corps), nous combattons contre un ennemi numériquement supérieur, qui a une flotte, avec trois mille canons, qui est merveilleusement armé et met en ligne ses meilleures troupes. Et je ne parle pas de la supériorité de ses généraux.

« Il n’y a que notre armée capable de rester sans broncher et de vaincre (nous vaincrons, j’en suis sûr) dans de telles conditions. Il faut voir les prisonniers français et anglais (surtout ces derniers), ce sont des hommes de choix, moralement et physiquement ; un peuple brave. Les Cosaques disent que c’est même pitié de les sabrer. Et à côté d’eux, il faut voir un de nos fantassins quelconques, petit, pouilleux, ratatiné…

« Maintenant je te raconterai comment tu sauras de moi, par la presse, les exploits de ces héros pouilleux et ratatinés. Dans notre état-major d’artillerie, qui est composé, comme je crois te l’avoir écrit, d’hommes très distingués et honnêtes, est parue l’idée d’éditer une revue militaire destinée à soutenir la bravoure de nos troupes, une revue à bon marché (trois roubles) et populaire, afin que les soldats la lisent. Nous avons écrit le projet de la revue et l’avons présenté au prince. Cette idée lui a plu beaucoup et il a soumis à l’autorisation de l’Empereur notre projet avec une feuille d’essai, que nous avons composée. C’est moi et Stolipine qui avançons l’argent de l’édition. C’est moi qui suis le rédacteur en chef avec un certain Constantinov, qui a déjà édité le Caucase et qui a l’expérience de ces choses. Dans la revue, nous donnerons la description des combats, mais pas si sèche et si inexacte que dans d’autres feuilles ; les actes de bravoure, les biographies et les nécrologies des héros et principalement des humbles ; des récits militaires, des chansons de soldats, des articles populaires sur l’art de la guerre, l’artillerie, etc… Cette affaire me plaît beaucoup : 1o j’aime ce genre d’occupations ; et, 2o j’espère que la revue sera utile et pas tout à fait mauvaise. Tout cela ce n’est que des projets, tant que nous n’aurons pas la réponse de l’Empereur, et moi, j’avoue que je redoute cette réponse. Dans la feuille d’essai envoyée à Pétersbourg nous avons imprudemment placé deux articles pas tout à fait orthodoxes : l’un de moi, l’autre de Rostovtzev.

« Pour cette entreprise il me faut 1.500 roubles qui sont à la banque et que j’ai demandés à Valérien de m’envoyer. Puisque j’ai déjà trahi le secret, alors dis-le-lui.

« Dieu merci, je vais bien. Ma vie est gaie et agréable depuis mon retour de l’étranger. En général, tout mon séjour dans l’armée se divise en deux périodes ; à l’étranger, mauvais, j’étais mal, pauvre, seul ; et dans la patrie, agréable ; je suis bien portant, j’ai de bons amis, mais toutefois je suis pauvre ; l’argent file.

« Je n’écris rien, mais je sens comment tante me taquine. Une seule chose m’inquiète, c’est la quatrième année que je vis hors de la société des femmes. Je puis devenir tout à fait grossier, et n’être plus apte à la vie de famille que j’aime tant. Au revoir, Dieu sait quand nous nous verrons si vous et Nicolas ne pensez pas faire un tour de Tambov au quartier général, pendant la chasse. »

J’ai cité entièrement cette remarquable lettre qui montre combien à cette époque Léon Nikolaievitch avait l’âme jeune, combien il était capable de s’enthousiasmer, et comment cet enthousiasme lui obscurcissait la représentation de tout ce qui se passait autour de lui. Avec une vigueur d’autant plus grande apparaissent sur ce fond la conscience claire et l’inspiration prophétique.

Il est évident que, malgré leur force, ses impressions extérieures ne remplissaient pas toute l’âme de Léon Nikolaievitch, et dans l’isolement des blindages du 4e bastion, quand il écrivait son journal, il restait le même chercheur d’idéal qu’il fut toujours. Son état d’âme d’alors est exprimé dans ces quelques vers :

« Quand cesserai-je enfin

« De couler des jours tristes et sans passion,

« Et de sentir dans mon cœur la blessure profonde,

« Sans jamais savoir comment la guérir ?

« D’où vient cette blessure, Dieu seul le sait.

« Mais depuis ma naissance me tourmentent

« Cette preuve du néant futur,

« La tristesse accablante et le doute. »

Le 23 novembre, il va à Simféropol.

Le 6 janvier 1855, il écrit à sa tante T. A. la lettre rassurante suivante :

« Je n’ai pas pris part aux deux sanglantes batailles qui ont eu lieu en Crimée, mais j’ai été à Sébastopol tout de suite après celle du 24 et j’y ai passé un mois. On ne se bat plus en rase campagne à cause de l’hiver qui est extraordinairement rigoureux, surtout à présent, mais le siège dure toujours. Quelle sera l’issue de cette campagne, Dieu seul le sait ; mais dans tous les cas la campagne de Crimée, de manière ou d’autre, doit finir dans trois ou quatre mois. Mais, hélas ! la fin de la campagne de Crimée ne veut pas dire la fin de la guerre, il paraît au contraire qu’elle durera bien longtemps. J’avais parlé dans mes lettres à Serge et à Valérien, je crois, d’une occupation que j’avais en vue et qui me souriait beaucoup ; à présent que la chose est décidée, je puis le dire, j’avais l’idée de fonder un journal militaire. Ce projet auquel j’ai travaillé avec le concours de beaucoup de gens très distingués fut approuvé par le prince et envoyé à la décision de Sa Majesté, mais comme chez nous on intrigue contre tout, il s’est trouvé des gens qui craignaient la concurrence de ce journal et puis peut-être que l’idée de ce journal n’était pas dans les vues du gouvernement ; l’empereur a refusé.

« Cette déconfiture, je vous l’avoue, m’a fait une peine infinie et a beaucoup changé mes plans. Si Dieu veut que la campagne de Crimée finisse bien et si je ne reçois pas une place dont je suis content et qu’il n’y ait pas de guerre en Russie, je quitterai l’armée pour aller à Pétersbourg, à l’Académie militaire. Ce plan m’est venu : 1o parce que je voudrais ne pas abandonner la littérature, dont il m’est impossible de m’occuper dans cette vie de camps, et 2o parce qu’il me paraît que je commence à devenir ambitieux, pas ambitieux, mais je voudrais faire du bien et pour le faire il faut être plus qu’un sous-lieutenant ; 3o parce que je vous verrais tous et tous mes amis. Nicolas m’écrit que Tourguenieff a fait la connaissance de Marie ; je suis enchanté de cela, si vous le voyez chez eux, dites à Varenka que je le charge de l’embrasser de ma part et de lui dire que, quoique je ne le connaisse que par écrit, j’aurais eu une quantité de choses à lui dire[5]. »

Sa vie postérieure est très bien racontée dans une lettre qu’il écrit à son frère au mois de mai 1855, et où il donne la nomenclature chronologique des faits de sa vie militaire pendant le dernier hiver 1854-1855.

« Bien que tu saches probablement par les nôtres où je suis et ce que je fais, je te redirai mes aventures depuis Kichinev, d’autant plus qu’il sera peut-être intéressant pour toi de savoir la manière dont je les raconte ; tu sauras par là dans quelle phase je me trouve, puisqu’il est convenu qu’on se trouve toujours dans une phase quelconque. De Kichinev, le 1er novembre, j’ai demandé à partir en Crimée, d’une part pour voir cette guerre, de l’autre pour m’arracher à l’état-major de Serjpoutovskoï qui me déplaisait, et surtout par patriotisme qui, en ce moment, je te l’avoue, m’a saisi fortement. J’ai laissé aux autorités de disposer de mon sort. En Crimée, on m’a nommé dans la batterie à Sébastopol même, où j’ai passé un mois très agréable parmi des camarades simples et bons, qui sont surtout bons pendant la guerre et le danger. En décembre, on a envoyé notre batterie à Simféropol et là-bas j’ai vécu un mois et demi dans une maison de campagne très confortable. J’allais à Simféropol danser et jouer du piano avec des demoiselles et chasser les biches sauvages dans les forêts de Tchatirdag. En janvier, nouvelle permutation d’officiers : je fus nommé dans la batterie qui campait à dix verstes de Sébastopol, sur le Belbek. Là j’ai passé le temps très péniblement. C’est le cercle le plus vilain des officiers de la batterie. Le commandant, bien que brave homme, est très grossier. Aucun confort dans les masures. Il fait très froid. Pas un seul livre, pas un seul homme à qui causer. Et c’est ici que je reçus quinze cents roubles pour éditer la revue qui était déjà interdite, et c’est ici que j’ai perdu 2500 roubles et prouvé par cela, à tout le monde, que je suis vraiment un garçon de rien. Bien que les circonstances précédentes puissent être tenues pour atténuantes, c’est toujours abominable. Au mois de mars le temps est devenu plus chaud, et il est arrivé à la batterie, Brenevskï, un charmant et excellent garçon. J’ai commencé à me reprendre et le 1er avril, la batterie, pendant le bombardement, est allée à Sébastopol même, et je me suis ressaisi tout à fait. Là, jusqu’au 15 mai, bien que sérieusement en danger, c’est-à-dire quatre jours sur huit de service à la batterie du 4e bastion, mais le temps et le printemps sont admirables. Il y a une foule d’impressions et une foule de connaissances ; toutes les commodités de la vie et même un cercle agréable d’hommes distingués, de sorte que ce mois et demi restera parmi mes souvenirs les plus agréables. Le 15 mai, à Gortchakov, ou au chef de l’artillerie est venue l’idée de me confier la formation et le commandement d’une division de batterie de montagne à Belbek, à l0 verstes de Sébastopol : ce qui jusqu’à ce jour me fait grand plaisir sous beaucoup de rapports[6]. Voici le tableau général. Dans ma prochaine lettre, je t’écrirai plus en détail sur le présent. »

À cette description brève nous pouvons ajouter que le ton plaisant de la lettre ne correspondait pas du tout aux pensées et aux sentiments sérieux qui en ce moment troublaient Léon Nikolaievitch. Dans son journal, à la date du 5 mars 1855, il note la prophétie suivante sur lui-même :

« La conversation sur la divinité et la foi m’a amené à une grande idée, pour la réalisation de laquelle je me sens capable de consacrer toute ma vie. Cette idée c’est la fondation d’une nouvelle religion, correspondant au niveau du développement de l’humanité, la religion du Christ, mais purifiée du dogme et des mystères, une religion pratique ne promettant pas la béatitude de la vie future, mais donnant le bonheur sur la terre. Je comprends que ce ne sont que des générations entières, travaillant consciemment dans ce but qui puissent réaliser cette idée. Une génération léguera cette idée à la suivante, et un jour, le fanatisme ou la raison l’accompliront. Agir consciemment afin d’unir les hommes par la religion — voilà la base de l’idée qui, je l’espère, me guidera. »

L’homme qui, il y a cinquante ans, écrivit ces lignes et qui, par suite, avec tant d’énergie et de fermeté, a posé les bases de la réalisation de cette idée, cet homme n’avait évidemment pas sa place dans l’armée. Il le sentait vaguement, et dans son journal, de temps en temps, se glisse la conscience qu’il est créé non pour la carrière militaire, mais pour la carrière littéraire.

Et tout ce temps il ne néglige pas ses travaux littéraires. Durant le voyage, de Roumanie à Sébastopol il termine la Coupe en forêt. Ensuite, à Sébastopol, il commence à écrire la Jeunesse et les Récits de Sébastopol.

Du 11 au 14 avril il est au 4e bastion. La conscience du danger provoque en lui l’élévation de l’esprit et il adresse à Dieu la prière suivante : « Seigneur, je te remercie de la protection que tu m’accordes sans cesse. Avec quelle sollicitude me conduis-tu au bien, et quelle créature misérable je serais si tu m’abandonnais. Seigneur, ne m’abandonne pas, garde-moi, et non pour satisfaire mes désirs misérables, mais pour atteindre le but éternel et glorieux de l’existence inconnu encore, mais déjà conscient en moi. » Le 4 août 1855, Léon Nikolaievitch prit part, mais indirectement, à la bataille de la Tchornaia, et, pressé de rassurer les siens, le 7 août il écrit entre autres à son frère :

« Je t’écris quelques lignes pour te rassurer à cause de la bataille du 4, où je suis resté sauf. D’ailleurs, je n’ai rien fait parce que l’artillerie de montagne n’a pas eu l’occasion de tirer. »

En même temps, comme on le voit par la correspondance de Léon Nikolaievitch avec Nekrassov, il suivait la littérature russe et soutenait activement la rédaction du Sovremennik en réunissant à Sébastopol un cercle de collaborateurs.

Voici ce qu’il écrit à Nékrassov :

« Cher monsieur Nicolas Alexéievitch,

« Vous devez avoir déjà reçu mon article Sébastopol, au mois de décembre, avec la promesse de l’article de Stolipine. Voici cet article malgré l’orthographe barbare du manuscrit que vous-même donnerez l’ordre de corriger, s’il est inséré sans coupures de la censure, ce que l’auteur veut éviter à toute force. Vous conviendrez, j’espère, que, chez nous, malheureusement, on insère peu ou point les articles pareils de militaires. Par le même courrier peut-être recevrez-vous l’article de Saken, dont je ne vous dis rien, mais que, j’espère, vous n’insérerez pas. Les corrections (dans l’article de Stolipine) sont faites à l’encre noire par Krouliev, de la main gauche, car il est blessé à la main droite. Stolipine demande de les mettre en notes. Si possible, je vous prie de faire passer mon article, ainsi que celui de Stolipine, dans le numéro de Juin. Maintenant nous sommes réunis. La société littéraire de notre revue commence à s’organiser et, comme je vous l’ai écrit, je vous enverrai chaque mois deux, trois, quatre articles, traitant des affaires militaires actuelles. Les deux meilleurs collaborateurs, Bakounine et Rostovtzev, n’ont pas encore pu terminer leurs articles. Ayez la bonté de me répondre et, en général, écrivez avec le courrier (l’aide de camp de Gortchatov) et avec les courriers suivants, qui sans cesse font le service de vous ici et inversement[7]. »

Le 15 juin, il reçoit la lettre de Panaiev et le numéro du Sovremennik contenant le récit : Sébastopol en décembre. La lettre lui apprend que son récit a été lu par l’empereur Alexandre ii. Ce récit avait évidemment produit sur l’empereur une impression très forte, car il ordonna de le traduire en français. Au mois de juillet, Tolstoï termina la Coupe en forêt et l’envoya au Sovremennik, et ce même mois il acheva un nouveau récit : Sébastopol en mai et l’envoya à la rédaction.

Ce qu’il advint de ce récit, on le voit par la lettre de Panaiev à Tolstoï, du 28 août 1858.

« Dans ma lettre que je vous ai envoyée par Stolipine je vous écrivais que votre article était autorisé par la censure avec quelques petites modifications et je vous demandais de ne pas être fâché contre moi parce qu’il m’avait fallu ajouter à la fin quelques mots pour adoucir les expressions. L’article Une nuit à Sébastopol[8] était déjà tiré en 3.000 exemplaires quand, tout à coup, la censure le fit chercher à la typographie et arrêta l’apparition du numéro de la revue (c’est pourquoi le numéro d’août n’est paru que le 18 à Pétersbourg) et cela en mon absence de Pétersbourg (j’étais parti pour quelques jours à Moscou), et on le soumit à la lecture du président du comité de la censure, Pouschkine, que vous connaissez, de Kazan. Si vous connaissez Pouschkine vous pouvez vous imaginer ce qui s’en suivit. Il devint furieux contre les censeurs et contre moi, d’avoir présenté à la censure de pareils articles et il le modifia personnellement. Sur ces entrefaites je rentre à Pétersbourg, et en voyant les transformations, j’ai été terrifié et j’ai voulu ne pas publier du tout l’article. Mais Pouschkine, dans une explication avec moi, m’a dit que j’étais obligé de le publier sous cette forme. Il n’y avait rien à faire et votre article défiguré paraîtra dans le numéro de septembre, mais sans la signature L.-N. T., que je ne pouvais plus voir après cela au bas de cet article. Mais l’article était si bien que, malgré sa complète déformation par la censure, je l’ai donné à lire à Milutine, à Krasnokoutzkï et aux autres, il plaît beaucoup à tous. Milutine m’a écrit que ce serait un péché de priver le public de cet article et de ne le pas publier même sous cette forme. En tout cas ne m’en veuillez pas si votre article paraît sous tel aspect. J’y ai été forcé. Si Dieu permet que nous nous voyions (ce que je désire vivement), je vous expliquerai cette histoire plus amplement. Maintenant deux mots de l’impression qu’a produite votre récit (Une nuit), sous sa forme primitive, sur nous et tous ceux à qui je l’ai lu… Il n’y a pas parler ici de la censure. Tous trouvent ce récit beaucoup plus fort que le premier par l’analyse délicate et profonde des mouvements intérieurs et des sensations chez ces hommes que la mort menace sans cesse, par cette vérité avec laquelle sont saisis les types des officiers de l’infanterie, leur animosité contre les aristocrates de l’armée et leurs rapports mutuels entre eux. En un mot tout est admirable, tout est peint de main de maître, mais jusqu’à tel point plein d’amertume, tout est décrit si impitoyablement, si tristement, qu’en ce moment où le lieu du récit est presque un lieu sacré, c’est pénible pour ceux qui sont loin, et votre récit pourrait même produire une impression désagréable.

« La Coupe en forêt, avec la dédicace à Tourgueniev, paraîtra aussi en septembre. (Tourgueniev nous a demandé de vous remercier beaucoup pour votre souvenir et votre attention)… Dans ce récit qui a passé également par trois censures : celle du Caucase (le censeur, sous-secrétaire Boutkov), la censure militaire (le général Steffen), et la censure civile, le nôtre (Pouschkine), on a aussi estompé quelques types d’officiers et, malheureusement, supprimé quelques passages. »

En automne de cette même année, Nekrassov écrit à Tolstoï :


« Cher Monsieur Léon Nikolaievitch,

« Je suis arrivé à Pétersbourg au milieu d’août, dans les circonstances les plus tristes pour le Sovremennik. Les manipulations révoltantes qu’a subies votre article ont fini de me gâter le sang. Jusqu’ici je n’y puis penser sans ennui et sans colère. Sans doute votre travail ne sera pas perdu… il témoignera toujours de la force qui a pu conserver une vérité profonde et réelle dans des circonstances où peu la conserveraient. Je ne dirai pas combien je place haut tout cet article et, en général, la direction de votre talent, et en quoi il est fort et neuf. C’est précisément ce qu’il faut maintenant à la société russe : la vérité, la vérité dont, après la mort de Gogol, il est resté si peu dans la littérature russe.

« Vous avez raison en appréciant le plus ce côté de votre talent. Cette vérité que vous apportez dans notre littérature, c’est quelque chose de tout à fait nouveau chez nous. Je ne connais pas actuellement d’écrivain qui force tant l’affection et la sympathie que celui auquel j’écris, et je n’ai peur que d’une chose : que le temps et la lâcheté de la réalité, la surdité et le mutisme de tout ce qui nous entoure ne fassent avec vous ce qu’ils ont fait avec la plupart d’entre nous, qu’ils ne tuent en vous l’énergie sans laquelle il n’y a pas d’écrivain, tout au moins de ceux qui sont maintenant nécessaires à la Russie. Vous êtes jeune, il se produit maintenant des changements qui, espérons-le, finiront bien, et peut-être, devant vous, y a-t-il un large champ d’action. Vous commencez de telle façon que vous forcez les hommes, même les plus prudents, à espérer beaucoup en vous. Cependant, je me suis écarté du but de ma lettre. Je ne vous consolerai pas en vous disant que beaucoup trouvent magnifiques même les extraits de votre article qui sont insérés, mais pour ceux qui connaissent l’article tout entier, ce n’est plus qu’une série de mots dénués de sens et de signification. Mais il n’y a rien à faire. Je ne vous dirai qu’une chose : que l’article n’eût pas été inséré si ce n’eût été nécessaire, mais votre signature ne figure pas.

« La Coupe en forêt est passée assez bien quoique quelques traits précieux aient été rayés. Voici mon opinion sur cette nouvelle. Par la forme elle rappelle, en effet, Tourgueniev, mais là s’arrête la ressemblance ; tout le reste vous appartient et ne pourrait être écrit par personne, sauf vous. Dans ce récit, il y a beaucoup de petites notes admirablement justes, et tout y est nouveau, intéressant et utile. Ne négligez pas des récits pareils à celui-là. Sur le soldat notre littérature n’a rien dit jusqu’ici, sauf des banalités. Vous commencez seulement, et, quelle que soit la forme sous laquelle vous direz ce que vous savez sur ce sujet, tout sera au plus haut degré intéressant et utile. Panaiev m’a transmis votre lettre où vous nous promettez d’envoyer bientôt la Jeunesse. Je vous prie de l’envoyer. Indépendamment de la revue, je m’intéresse personnellement à la continuation de votre première œuvre. Nous préparerons pour la Jeunesse une place dans les nos 10 ou 11, selon la date de la réception.

« L’argent vous sera envoyé ces jours-ci.

« Je me suis installé pour l’hiver à Pétersbourg et je serais très heureux si, à l’occasion, vous m’écriviez quelques lignes.

« Veuillez agréer l’assurance de mes salutations sincères.

« N. Nékrassov. »

Mais les occupations littéraires n’absorbaient pas tout le temps de Tolstoï. Il menait la vie habituelle des officiers, était bon camarade, ce qu’attestent ses contemporains et ses amis. Dans les Souvenirs de Nazariev est cité le récit d’un ancien compagnon de Tolstoï à Sébastopol, qui se souvient de lui avec plaisir et du temps passé avec lui, dans la même batterie. Il s’est même reconnu dans un des héros des récits de Sébastopol.

« Je dirai, raconte avec un sourire heureux le vieillard, que Tolstoï, avec ses récits et ses couplets improvisés, animait tous et chacun dans les moments difficiles de la vie militaire. Il était l’âme de la batterie. Tolstoï est avec nous, et nous ne nous apercevons pas de la fuite du temps, c’est une gaîté générale sans fin… Le comte n’est plus là, il est parti à Simféropol, et tous sont tristes. Il disparaît pour un jour, pour deux, pour trois… Enfin, il est de retour… tout à fait comme l’enfant prodigue, sombre, maigre, mécontent de soi… Il me prend à l’écart et commence à se confesser. Il raconte tout : comment il a fait la noce, joué, où il a passé le jour et la nuit, et avec cela, croyez-vous, il se tourmente comme un vrai criminel… c’est même pénible à voir… Voilà quel homme c’était. En un mot un homme étrange, et, à vrai dire, il m’était difficile de le comprendre. D’un autre côté c’était un excellent camarade, le cœur le plus honnête, et il est absolument impossible de l’oublier[9]. »

La bravoure militaire de Léon Nikolaievitch et ses hautes relations pouvaient lui assurer une belle carrière, en outre la publication de ses Récits de Sébastopol qui avaient attiré sur lui l’attention d’Alexandre ii et de l’impératrice Alexandra Feodorovna, qui, dit-on, pleura à la lecture du premier récit, pouvait l’y aider aussi. Mais ce même don littéraire mit fin à ces succès. L’obstacle à un avancement rapide fut la chanson de Sébastopol que voici :


Chanson de Sébastopol.

À la date du quatre
Le diable nous poussa
À reprendre les montagnes. (bis)
Le général, baron Vrevsky,
Houspillait Gortchakov,
Quand il se grisait ! (bis)
« Prince, prends cette montagne,
« Ne te querelle pas avec moi,
« Autrement je dénoncerai ! » (bis)
Toutes les grandes épaulettes
Se réunirent au conseil,
Même Platz-Bekok. (bis)
Le chef de police Platz-Bekok,
N’a jamais pu trouver
Ce qu’il fallait dire, (bis)
Longtemps on réfléchit et discuta ;
Les topographes écrivaient sans cesse
Sur une grande feuille, (bis)

Sur le papier c’était très bien,
Mais on oublia les ravins
Et il fallait les traverser. (bis)
Les princes et les comtes sont partis,
Et derrière eux les topographes,
Sur une grande redoute… (bis)
Le prince dit : « Va, Liprandi ! »
Et Liprandi : « Non, attendez,
« Ma foi je n’irai pas ! (bis)
« Là-bas il ne faut pas d’homme d’esprit
« Envoie donc là-bas Read,
« Et moi je regarderai ! » (bis)
On l’envoie. Read tout simplement
Nous conduit tout droit vers le pont.
« Eh bien ! Hourra ! » (bis)
Martenaü le suppliait
D’attendre la réserve :
« Non, qu’ils marchent ! » (bis)
Hourra ! Nous le criâmes.
Mais les réserves n’arrivèrent pas à temps.
« Quelqu’un prit fausse route ! (bis)
Le général Belevtzov
Brandissait fortement le drapeau
Mais sans utilité ! (bis)
Sur les hauteurs de Fédukhine
Trois compagnies seulement arrivèrent.
Et c’étaient des régiments mis en marche. (bis)
Notre armée n’était pas grande
Les Français étaient trois fois plus nombreux,
Avec d’énormes renforts. (bis)
On espérait qu’à notre secours
Une colonne quitterait la garnison.
On a donné le signal ! (bis)
Et là-bas le général Saken
Lisait sans répit les Acathistes
À Notre-Dame. (bis)
Et nous dûmes reculer

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · [10]

Ceux qui nous avaient amenés-là !


Cette variante de la chanson de Sébastopol fut publiée dans la revue Rousskaia Starina (l’Antiquité russe) (en outre nous en avons corrigé le texte d’après la copie que nous a fournie Léon Nikolaievitch) par le savant écrivain M. J. Venukov qui l’accompagne de la note suivante :

« … En ce qui concerne l’auteur de cette spirituelle plaisanterie, Anossov m’écrivait que l’opinion générale, au régiment, l’attribuait à notre talentueux écrivain comte L.-N. Tolstoï. Mais, tu comprends, ajoutait Anossov, qu’il est impossible de l’affirmer avec certitude, pour ne pas nuire à Tolstoï dans le cas où il en serait effectivement l’auteur. »

Dans cette même revue, cette chanson parut de nouveau, en février 1884. Elle était signée : « Un des auteurs de la chanson de Sébastopol. »

Voici comment il racontait l’origine de cette chanson : « Le comte L.-N. Tolstoï est, en effet, l’un des auteurs de cette chanson, mais pas l’auteur de tous les couplets. Aussi n’est-il pas tout à fait exact de lui attribuer la composition de toute cette spirituelle chanson. C’est pour la vérité historique qu’en ma qualité de témoin oculaire je vous communique l’histoire de son origine.

« Pendant la guerre de Crimée, presque chaque soir nous nous réunissions chez le chef de l’état-major d’artillerie, général Krijanovsky. Là se trouvaient tous les officiers de l’état-major et quelques


autres, dont ci-dessous les noms. Ordinairement le lieutenant-colonel Baluzeck se mettait au piano, les autres faisaient le cercle. Ensemble nous composâmes ces couplets. Chacun apportait son idée et mettait son mot. Le comte L.-N. Tolstoï a donné aussi des idées, mais il n’a pas fait tout. C’est pourquoi l’on peut dire que cette improvisation était une œuvre commune exprimant l’impression du milieu militaire.

« Voici les noms des officiers qui prirent part à la composition de la Chanson de Sébastopol : le lieutenant-colonel Baluzeck, plus tard gouverneur de la province de Tourgaïsk, décédé ; le capitaine A.-I. Frédé, aujourd’hui chef de l’artillerie du Caucase ; le capitaine en second comte L.-N. Tolstoï ; le lieutenant V. Louguinine ; le lieutenant Schoubine ; le capitaine en second Serjpoutovskoï ;le lieutenant Chklarskï ; l’officier des uhlans N. F. Kozlianinov, et l’officier des hussards N. S. Moussine-Pouschkine. »

On nous a fourni encore un texte d’une chanson analogue composée probablement dans les mêmes circonstances, bien qu’un peu plus tard. Nous en donnons aussi le texte, écrit de mémoire par Serge Lvovitch Tolstoï.

Dans cette chanson il y a quelques expressions grossières qu’il est impossible d’insérer ; nous les avons atténuées partout où nous avons pu le faire sans changer le sens ; ailleurs nous les avons remplacées par des points :
Chanson de Sébastopol, pour le 8 septembre 1855.

Quand, le huit septembre,
Pour sauver la religion et le tzar,
Nous nous enfuîmes des Français, (bis)
L’amiral, prince Alexandre,
Noyait ses navires
Dans le gouffre de la mer. (bis)
« Je vous souhaite bonne chance » ! dit-il
Et lui-même partit à Baktchisaraï
Ah ! vous tous · · · · · · · · · · · · · · · (bis)
Saint-Arnaud ayant tardé,
Il était très poli,
Il nous contourna par derrière ! (bis)
Et si le mardi,
Le saint n’était pas venu à notre aide,
Il nous prenait tous ! (bis)
Et le général Liprandi
S’empara de beaucoup de tranchées,
Mais ce fut en vain ! (bis)
De la ville Kichinev
On attendait une grande armée.
L’armée est arrivée. (bis)
Elle fut confiée à Danenberg
Qu’on pria instamment
De ne pas épargner les troupes. (bis)
Pavlov, Saïmonov s’en sont allés.
Ils ont contourné les montagnes
Mais ne se sont pas rencontrés ! (bis)
Et, bien que Liprandi vit
Comment les Français nous battaient,
Il ne tendit pas la main ! (bis)
Les grands-ducs vinrent eux aussi,
Mais les Français n’ont pas eu peur
Et continuèrent de tirer des mortiers ! (bis)
On laissa là-bas dix mille,
Et sans mériter auprès du tzar
De grandes faveurs ! (bis)
Le prince se fâcha.
Notre soldat ne vaut rien,

Et il a montré le dos. (bis)
Et pendant la grande bataille
Il n’y avait que deux héros :
Leurs altesses ! (bis)
Ils ont reçu la croix de Saint-Georges,
On les a fait revenir de la mer
Pour les montrer à Pétersbourg ! (bis)
Tout le clergé a prié
Afin que pour noyer les Français
Dieu envoyât la tempête ! (bis)
Il y eut une grande tempête
Mais les Français sans s’émouvoir
Restèrent sur la mer. (bis)
L’hiver on fit des sorties.
On fit tuer beaucoup de soldats
Et tout cela à cause des sacs de sable. (bis)
Au moins qu’on nous envoie Khroulev
Chasser les Turcs de Kaslov
Nous n’avons pas vaincu ! (bis)
Le prince Menchikov demanda des renforts.
Le tzar pour le consoler
Lui envoya Saken. (bis)
Menchikov, en amiral intelligent
Écrivit tout droit au tzar :
« Petit père notre tzar ! (bis)
« Ton Erophéïtch[11] n’est pas très fort
« Et de tes petits enfants
« On n’obtient rien de bon ! » (bis)
Le tzar se fâche contre Menchikov,
Mais en ce moment il tombe malade
Pendant une revue. (bis)
Et il est allé au ciel,
Où probablement on avait besoin de lui
Et il en était temps ! (bis)
Au moment de sa mort
Il a dit à son fils :
« Maintenant, fais attention ! » (bis)
Et le fils a écrit à Menchikov :

« Mon cher amiral
« Je t’envoie au diable ! (bis)
« J’en nomme un autre,
« Le prince Gortchakov
« Qui alla chez les Turcs. (bis)
« Il ne lui faut pas beaucoup de troupes
« Et il aura pour récompense
« Un pantalon rouge ! (bis)

Ces chansons furent rapidement attrapées par les soldats. Si l’on songe dans quelles circonstances elles furent composées, si l’on se rappelle les horreurs de la mort, les gémissements des blessés, le sang, l’incendie, les meurtres, qui emplissaient l’amosphère de Sébastopol, malgré soi on reste étonné de cette force d’esprit qui laissait place à la plaisanterie en dépit des dangers incessants, des souffrances et de la mort.

Cependant, dans le cercle des littérateurs de Saint-Pétersbourg, Tolstoï acquérait une célébrité chaque jour croissante. Un des premiers qu’il conquit fut Tourgueniev. Le lecteur se rappelle par le récit de Mme Golovatchov-Panaiev, cité dans le chapitre précédent, comment Tourgueniev raillait Panaiev pour son enthousiasme. En 1854, de Spasskoié il écrit entre autres à E. Kolbasine, un des rédacteurs du Sovremennik : « Je suis très content du succès de l’Adolescence. Que Dieu donne seulement longue vie à Tolstoï et je crois qu’il nous étonnera tous. C’est un talent de premier ordre. J’ai fait ici la connaissance de sa sœur (elle est aussi mariée à un comte Tolstoï) ; c’est une femme charmante et très sympathique… »

Quand parurent les Récits de Sébastopol, Tourgueniev, déjà enthousiasmé, s’exprime ainsi dans une lettre à Panaiev :

« L’article de Tolstoï sur Sébastopol, est merveilleux ! J’ai pleuré en le lisant et crié hourra ! Je suis très flatté de son intention de me dédier son nouveau récit. J’ai lu l’annonce du Sovremennik dans les Moskovskia Viedomosti. Dieu fasse que vous puissiez tenir vos promesses, c’est-à-dire que les articles passent, qu’on ne tue pas Tolstoï, etc. Cela vous fera beaucoup de bien. L’article de Tolstoï a soulevé ici un enthousiasme général. »

En général, après la publication des Récits de Sébastopol, Léon Nikolaievitch est classé parmi les grands écrivains. A.-F. Coni, dans la biographie de Gorbounov, cite une opinion très intéressante de Pisemsky sur ces récits. « En ce temps, Pisemsky, qui avait écrit déjà une œuvre aussi remarquable que Mille âmes, a dit d’un air sombre à Gorbounov, à propos de Tolstoï, qui alors débutait, en causant des Récits de Sébastopol dont il venait d’entendre quelques passages : « Ce petit officier nous effacera tous. Nous pouvons passer la plume[12]. »

Après la reddition de Sébastopol, Tolstoï fut envoyé comme courrier à Pétersbourg. Avant de quitter Sébastopol, il eut l’occasion d’exercer son talent littéraire en composant le compte-rendu de la dernière bataille.

Voici ce que Léon Nikolaievitch dit lui-même de ce compte-rendu dans son article « Quelques mots à propos du roman Guerre et Paix »[13] : « Après la prise de Sébastopol, le chef de l’artillerie, Krijanovsky, m’envoya les rapports des officiers d’artillerie de tous les bastions et me demanda, de faire de ces vingt rapports un seul. Je regrette de n’en pas avoir pris la copie. C’était le meilleur spécimen de ce mensonge naïf, nécessaire, avec lequel se composent les descriptions. Je pense que plusieurs de mes camarades qui ont fait alors ces rapports, s’ils lisent ces lignes, riront en se souvenant comment, par ordre des chefs, ils ont écrit des choses qu’ils ne pouvaient savoir. »

Pendant le service militaire, Tolstoï avait parfois des chocs avec ses chefs et ses camarades. La cause en était son amour de la justice. Selon les coutumes d’alors, les commandants des diverses sections de l’armée, et de ce nombre les commandants de batterie, recevaient l’argent du trésor pour l’entretien de la batterie, et pouvaient garder pour eux tout ce qu’ils économisaient. Pour la plupart des commandants, c’était une source de jolis revenus, et sans doute y avait-il beaucoup d’abus.

Tolstoï, ayant constaté, après avoir fait ses comptes, un excédent d’argent du trésor, l’inscrivit en recettes, c’est-à-dire ne se l’appropria point. Cet acte provoqua sans doute le mécontentement des autres commandants. Le général Krijanovsky fit mander Tolstoï et lui fit une observation à ce sujet.

Nous trouvons un témoignage de ce fait dans les Souvenirs de M.-A. Krilov, nommé en 1856 dans la 14e batterie, que venait de quitter Tolstoï, après sa démission.

« Il avait laissé dans la brigade le souvenir d’un bon cavalier, d’un plaisant et d’un hercule. Ainsi il se couchait par terre, sur ses bras on plaçait un homme pesant quatre-vingts kilos, et, en tendant le bras, il le soulevait. Il a laissé beaucoup d’anecdotes très spirituelles, qu’il contait merveilleusement. On accusait le comte de prêcher aux officiers de rendre au trésor même l’excédent de l’argent du fourrage[14]. »

À Pétersbourg, une tout autre vie attendait Léon Nikolaievitch, et il s’y adonna avec toute sa jeune énergie, sa franchise et sa passion.


  1. Lettre en français dans l’original.
  2. Lettre en français dans l’original.
  3. Un poud correspond à environ 16 kilogr.
  4. Lettre en français dans l’original.
  5. Lettre en français dans l’original.
  6. Cette mission que reçut Tolstoï était due aux soins de l’empereur Alexandre ii, qui, ayant lu, en épreuves, son premier récit de Sébastopol (Sébastopol en décembre 1854), en fut si impressionné qu’il donna l’ordre d’écarter du danger le jeune officier qui promettait un avenir si remarquable.
  7. Souvenirs littéraires de Panaiev, p. 414.
  8. Titre primitif du récit, Sébastopol en mai 1855.
  9. V. N. Nazariev : la Vie et les hommes des temps passés, Istoritcheskï Viestnik (Messager historique), novembre 1900.
  10. Ici une expression ordurière, populaire, omise même dans
    l’édition d’Herzen.
  11. Nom patronymique de Saken.
  12. Biographie de Gorbounov, par A.-F. Coni. Préface aux œuvres complètes de Gorbounov, page 115.
  13. Œuvres complètes du comte L. Tolstoï, L.-V. Stock, éditeur, vol. xvi, p. 457.
  14. Rousskia Viedomosti, 1900, no 136.