Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 3/Chapitre 1

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Traduction par J.-W. Bienstock.
Mercvre de France (Tome 1p. 205-277).


CHAPITRE I


LE CAUCASE



Les tentatives infructueuses de s’occuper de l’exploitation agricole, l’impossibilité d’établir des rapports souhaitables avec les paysans, et cette vie passionnée, dangereuse, marquée d’orgies de toutes sortes, dont j’ai parlé à la fin du chapitre précédent, poussèrent Léon Nikolaievitch à chercher une occasion de changer de vie.

D’après son propre témoignage, sa vie était si désordonnée, si dépravée, qu’il était prêt à saisir n’importe quelle occasion d’en changer. Même quand son beau-frère (le mari de sa sœur), Valérien Tolstoï, encore fiancé, repartit en Sibérie afin de régler là ses affaires, avant le mariage, au moment où il quittait la maison, Léon Nikolaievitch bondit dans son tarentass, sans chapeau, en blouse, et il semble que seul le fait qu’il était tête nue l’ait empêché de partir en Sibérie.

L’occasion de changer de vie se présenta enfin. En avril 1851 son frère Nicolas arriva du Caucase, en congé. Il était officier dans l’armée du Caucase et devait y retourner au printemps. Léon Nikolaievitch saisit cette occasion et, au printemps 1851, il partit avec lui au Caucase. Ils quittèrent Iasnaia Poliana le 20 avril, s’arrêtèrent deux semaines à Moscou, et de là Léon Nikolaeivitch écrit à sa tante Tatiana Alexandrovna, à Iasnaia :

« J’ai été à la promenade de Sokolniki par un temps détestable, c’est pourquoi je n’ai rencontré personne des dames de la société que j’avais envie de voir. Comme vous prétendez que je suis un homme à épreuves, je suis allé parmi la plèbe, dans les tentes bohémiennes. Vous pouvez aisément vous figurer le combat intérieur qui s’engagea là-bas pour et contre. Au reste, j’en suis sorti victorieux, c’est-à-dire n’ayant rien donné que ma bénédiction aux joyeux descendants des illustres Pharaons. Nicolas trouve que je suis un compagnon de voyage très agréable si ce n’était ma propreté. Il se fâche de ce que, comme il le dit, je change de linge douze fois par jour. Moi, je le trouve aussi compagnon très agréable, si ce n’était sa saleté, je ne sais lequel de nous a raison[1]. »

De Moscou ils partirent pour Kazan où ils allèrent voir V.-J. Uchkov, le mari de leur tante, chez qui ils avaient vécu à Kazan, et une amie de cette tante, une femme très originale et très intelligente, la directrice de l’Institut de Kazan, Mme Zagoskine.

Chez cette dame Zagoskine, Léon Nikolaievitch rencontra Mlle Z. M. une ancienne élève de l’Institut, et il éprouva pour elle le sentiment poétique de l’amour, mais par timidité il ne le lui avoua point et emporta son secret au Caucase. C’était chez Mme Zagoskine, qui recevait chez elle tous les jeunes gens comme il faut, qu’il avait rencontré le jeune procureur Ogoline, avec qui il se lia d’amitié. Avec Ogoline il alla à la campagne chez V.-I. Uchkov. Ogoline était un des représentants d’un type très nouveau de fonctionnaires. Léon Nikolaievitch m’a raconté comment V.-I. Uchkov, qui était habitué à voir des procureurs à cheveux blancs vénérables, importants, en uniforme, la croix au cou et la plaque au côté, fut frappé quand il vit Ogoline et fit sa connaissance dans les conditions les plus étranges.

« Comme nous étions arrivés à la maison, en face de laquelle il y avait un bouquet de bouleaux, pendant que le domestique allait annoncer notre arrivée, je proposai à Ogoline de voir qui de nous deux grimperait le mieux sur les bouleaux. Quand V.-I. Uchkov sortit, il aperçut le procureur grimpé sur l’arbre et longtemps n’en revint pas. »

Pendant ce voyage, l’humeur de Léon Nikolaievitch, comme il me l’a raconté lui-même, était des plus stupides. À Kazan, son frère eut l’occasion de lui faire sentir sa bêtise. Ils étaient dans la rue quand passa devant eux un monsieur en voiture, la main sans gant posée sur une canne appuyée sur le marchepied.

— « On voit que ce monsieur est un vaurien, dit Léon Nikolaievitch, s’adressant à son frère.

— « Pourquoi ? demanda celui-ci.

— « Il n’a pas de gants.

— « Est-ce une raison pour être un vaurien ? demanda Nicolas avec son sourire à peine perceptible, fin et moqueur. »

Nicolas Nikolaievitch agissait toujours non d’après les autres, mais comme il le jugeait bon. Ainsi il ne voulut point aller au Caucase comme on y va ordinairement par Voronèje et le territoire de l’armée du Don ; il eut l’idée d’aller en voiture jusqu’à Saratof, et de là de descendre la Volga en bateau jusqu’à Astrakhan, et d’Astrakhan, avec des chevaux de poste d’arriver à la stanitza. C’est, en effet, ce qu’il fit. À Saratof, il prit une barque sur laquelle on mit le tarentass et avec l’aide du pilote et de deux rameurs ils naviguèrent tantôt à rames, tantôt en se laissant porter par le courant. Ils prirent trois semaines pour arriver à Astrakhan. De là Léon Nikolaievitch écrivit à sa tante :

« Nous sommes à Astrakhan et sur notre départ pour ce qui fait que nous avons encore un voyage de 400 kilomètres à faire. J’ai passé à Kazan une semaine des plus agréables. Mon voyage jusqu’à Saratof a été désagréable, mais, en revanche, de là le trajet en petit bateau jusqu’à Astrakhan très poétique et plein de charmes par la nouveauté des lieux et par la manière même de voyager pour moi. J’ai écrit une bien longue lettre à Marie où je


La propriété des Uchkov, Panovo
où Tolstoï venait souvent, et où il passa quelques jours en allant au Caucase

lui parle de mon séjour à Kazan. Je ne vous en dis rien de crainte de me répéter, quoique je suis sûr que vous ne confondiez pas les deux lettres. Je me trouve très content jusqu’à présent de mon voyage. J’ai beaucoup de choses qui me font penser et puis le changement même des lieux est agréable. En passant à Moscou, je me suis abonné, de sorte que j’ai beaucoup de lectures que je fais même en voiture, puis, comme vous le savez bien, la société de Nicolas contribue beaucoup à mon contentement. Je ne cesse de penser à vous et à tous les miens ; je me reproche même quelquefois d’avoir quitté cette vie que me rendait si douce votre affection, mais il n’est qu’un retard et je n’aurai que plus de plaisir à vous revoir. Si je n’étais pressé j’aurais écrit à Serge, mais je remets cela au moment où je serai casé et plus tranquille. Embrassez-le de ma part et dites-lui que je me repens beaucoup de la froideur qu’il y a eu entre nous avant mon départ et de laquelle je n’accuse que moi[2]. »

Afin que le lecteur puisse comprendre les faits de la vie au Caucase qui rentrent dans la biographie de Léon Nikolaievitch, ainsi que ses récits du Caucase, nous dirons quelques mots brefs de ce qu’il faut comprendre par Caucase.

Quand l’empire moscovite, après s’être fortifié peu à peu, put lutter contre les Tatars et les repousser dans le Sud-Est ; quand il eut vaincu les royaumes de Kazan et d’Astrakhan, il se heurta aux peuplades montagnardes sauvages qui vivaient sur la pente septentrionale des monts du Caucase. Afin de lutter contre ces peuplades, vers le commencement du XIXe siècle on établit une longue file de bourgs cosaques, appelés stanitza sur la rive gauche du Térek et sur la rive droite du Kouban.

D’autre part, au sud du Caucase, le royaume de Georgie jusqu’alors indépendant avec son roi Héraclius ii, au commencement du XIXe siècle, se soumit à la Russie. Par des considérations politiques, la conquête des peuplades montagnardes vivant entre la Géorgie et la Russie fut jugée nécessaire, et cette conquête dura plus de cinquante ans.

Des stanitza des Cosaques sur le Térek et le Kouban, les Russes commencèrent à s’avancer peu à peu dans les montagnes. Mais le plus souvent ils se bornaient à des incursions : ils attaquaient les aouls montagnards, détruisaient les pâtûrages, enlevaient le bétail, prenaient autant de prisonnières qu’ils pouvaient, et, avec ce butin, retournaient dans leurs lignes. Les montagnards, de leur côté, ne leur en cédaient pas. Ils poursuivaient les détachements qui se retiraient après les incursions et leur infligeaient de fortes pertes par un tir très précis.

Ils se cachaient derrière les rochers, dans les forêts et les ravins étroits et parfois surgissaient tout à fait à l’improviste dans la stanitza elle-même, y faisant un affreux carnage, et emmenant dans la montagne des prisonniers, hommes et femmes. Cette lutte, parfois, se calmait pour un temps, ou, au contraire, prenait un caractère des plus sanguinaires, quand du côté de nos adversaires paraissaient des chefs capables de réunir sous leur commandement les peuplades les plus fortes et belliqueuses et d’exciter leur fanatisme en leur prêchant la guerre sainte contre les infidèles.

Parmi ces peuplades du Caucase, celle qui donna le plus à faire aux Russes, ce fut celle des Tchetenzes, les plus braves, qui vivaient dans les plaines boisées de la rive droite du Térek, arrosées par ses affluents la Sounja, l’Argoune, etc., et dans les gorges des montagnes d’Ichkeri.

De notre côté aussi l’esprit batailleur augmentait ou faiblissait suivant l’habileté ou l’énergie de ceux qui avaient la haute main sur les opérations militaires.

En 1856, quand le prince Bariatinsky fût nommé lieutenant général du Caucase, l’affaire prit une tournure décisive. Profitant de son influence personnelle sur l’empereur Alexandre ii, il réunit au Caucase une très forte armée, environ deux cent mille hommes, et il dirigea la plus grande partie de ses forces contre la Tchetchnia, l’Ichkerié et le Daghestan, qui étaient alors réunis sous le commandement du célèbre Schamyl.

L’habileté, l’énergie de ce chef, le fanatisme, le courage des montagnards qui le reconnaissaient comme leur Iman, tout se brisa devant l’attaque d’une force ennemie considérable dirigée par le général Eudokimov, qui ne reculait devant rien.

En 1867, la résidence de Schamyl, l’aoul Védéno, au centre d’Ichkerié, fut prise par les Russes, et en 1859, Schamyl lui-même, dans sa nouvelle forteresse du Daghestan-Gounibe, se rendit au prince Bariatinsky.

Le prince Bariatinsky, avant d’être nommé lieutenant général du Caucase, au commencement des années 50, avait commandé le flanc gauche de l’armée du Caucase, au nord de la chaîne de montagnes. C’est à cette époque que se rapporte le séjour de L.-N. Tolstoï au Caucase et c’est dans ce pays que se passèrent les événements qu’il a décrits dans ses récits du Caucase, l’Incursion, les Cosaques, la Coupe en forêt et la Rencontre dans le détachement.

D’Astrakhan, les deux frères partirent, par chevaux de poste, par Kisliar à la stanitza Starogladovskaia, où servait le frère aîné. Léon Nikolaievitch, venu au Caucase en simple particulier, s’installa avec son frère.

Sa première impression du Caucase n’était pas enthousiaste. Il la décrit ainsi, dans une lettre à sa tante, peu après son arrivée au Caucase :

« Je suis arrivé sain et sauf, mais un peu triste vers la fin du mois de mai dans la Starogladovskaia. J’y ai vu de près le genre de vie que mène Nicolas, et j’y ai fait la connaissance des officiers qui en font la société. Le genre de vie n’est pas très attrayant, à ce qu’il m’a paru d’abord puisque le pays que je m’attendais à trouver fort beau ne l’est pas du tout. Comme la stanitza est située sur un terrain bas, il n’y a point de vue et puis le logement est mauvais de même que tout ce qui fait le confort de la vie. Pour ce qui est des officiers, ce sont, comme vous pouvez vous figurer, des gens sans éducation, mais avec cela de très braves gens et surtout aimant beaucoup Nicolas.

« Alexéiev, son chef, est un petit bonhomme blond tirant sur le roux, avec moustaches et favoris et qui parle d’une voix perçante, mais excellent chrétien, rappelant un peu A.-S. Volkov, mais pas cafard comme lui. Puis B., un jeune officier, enfant et bon enfant rappelant Petroucha. Puis un vieux capitaine, Bielkoskï, des Cosaques de l’Oural, un vieux soldat simple, mais noble, brave et bon. Je vous avouerai qu’au commencement beaucoup de choses me choquaient dans cette société, mais je me suis habitué sans toutefois me lier avec ces messieurs. J’ai trouvé un heureux moyen dans lequel il n’y a ni fierté ni familiarité. Au reste en ceci je n’avais qu’à suivre l’exemple de Nicolas[3]. »

Mais à Starogladovskaia il ne resta pas longtemps. Il partit avec son frère dans le camp fortifié de Starï-Iourt, construit pour garder les malades à Goriatchévodsk, aux sources thermales qui venaient d’être découvertes et qui avaient de nombreuses qualités thérapeutiques. Nous empruntons la description de ces lieux à la lettre de L.-N. Tolstoï à sa tante, écrite à son arrivée là-bas, en juillet 1861.

« Nicolas est parti dans une semaine après son arrivée et moi je l’y suivis de sorte que nous sommes presque depuis trois semaines ici, où nous logeons dans une tente ; mais comme le temps est beau et que je me fais un peu à ce genre de vie, je me trouve très bien. Ici il y a des coups d’œil magnifiques, à commencer par l’endroit où sont les sources. C’est une énorme montagne de pierres l’une sur l’autre dont les unes se sont détachées et forment des espèces de grottes, les autres restent suspendues à une grande hauteur. Elles sont toutes coupées par les torrents d’eau chaude qui tombent avec bruit dans quelques endroits et couvrent surtout le matin toute la partie élevée de la montagne d’une vapeur blanche qui se détache continuellement de cette eau bouillante. L’eau est tellement chaude qu’on y cuit des œufs durs en trois minutes. Au milieu de ce ravin sur le terrain principal il y a trois moulins, l’un au-dessus de l’autre, qui sont construits d’une manière toute particulière et très pittoresque. Toute la journée les femmes tatares ne cessent de venir au-dessus et au-dessous de ces moulins pour laver leur linge. Il faut dire qu’elles lavent avec les pieds. C’est comme une fourmilière toujours remuante. Les femmes sont pour la plupart belles et bien faites. Le costume des femmes orientales, malgré leur pauvreté, est gracieux. Les groupes pittoresques que forment les femmes joints à la beauté sauvage de l’endroit font un coup d’œil véritablement admirable. Je reste très souvent des heures à admirer ce paysage. Puis le coup d’œil du haut de la montagne est encore plus beau et tout à fait dans un autre genre. Mais je crains de vous ennuyer avec mes descriptions.

« Je suis très content d’être aux eaux, puisque j’en profite. Je prends des bains ferrugineux et je ne sens plus de douleurs aux pieds. J’avais toujours des rhumatismes, mais pendant notre voyage sur l’eau, je crois que je me suis encore refroidi. Je me suis rarement aussi bien porté qu’à présent et malgré les grandes chaleurs je fais beaucoup de mouvements.

« Ici le genre des officiers est le même que celui dont je vous ai parlé, il y en a beaucoup, je les connais tous et mes relations avec eux sont les mêmes[4]. »

D’après les récits de Léon Nikolaievitch, Starï-Iourt était un grand aoul de 1500 habitants, remarquable par sa belle situation dans la montagne. Au-dessus de l’aoul coulait une source thermale sulfureuse dont la température était si élevée que, selon les récits de Léon Nikolaievitch, le chien de son frère étant tombé dans cette eau s’y ébouillanta et mourut. Les qualités de ces eaux sont incomparablement supérieures à celle de Piatigorsk.

De cet aoul Léon Nikolaievitch partit en excursion comme volontaire ; et, dans cet aoul, il vécut des heures inoubliables d’enthousiasme juvénile et poétique.

Il se rappelle surtout une nuit, qu’il a décrite dans son journal d’une façon merveilleuse, incomparable.

« 11 juin 1851, Starï-Iourt.

« La nuit dernière j’ai à peine dormi. Après avoir écrit un peu de mon journal, je me suis mis à prier Dieu. Il m’est impossible de décrire la douceur du sentiment que j’éprouvai en priant. J’ai récité les prières habituelles et ensuite je suis resté encore longtemps à prier. Si l’on s’en tient à la définition de la prière comme demande ou remerciement, je n’ai pas prié. Je désirais quelque chose de très grand, de très beau, mais quoi ? Je ne puis le dire, bien que je sache nettement que je désirais quelque chose. Je voulais me confondre avec l’être infini ; je lui demandais de me pardonner mes fautes. Mais non, je ne le demandais pas, car je sentais que, puisqu’il m’accordait ce moment heureux, il me pardonnait. Je priais et, en même temps, je sentais que je n’avais rien à dire et que je ne pouvais et n’osais pas prier. Je l’ai remercié non par des paroles mais en pensée. En un seul sentiment j’unissais tout : prière et reconnaissance. Tout sentiment de crainte avait complètement disparu. Ni foi, ni espérance, ni amour, je ne pouvais rien séparer du sentiment général. Non, le sentiment que j’ai éprouvé hier c’était l’amour de


Tolstoï en 1851

Dieu, l’amour grand qui unit en lui tout le bon, qui nie tout le mauvais. Combien ce m’était pénible de regarder tous les côtés mesquins, vicieux de la vie ! Il m’était impossible de comprendre comment ils pouvaient m’attirer. De tout mon cœur je priais Dieu de m’accepter dans son sein. Je ne sentais pas la chair. J’étais… mais non, le côté charnel, misérable a vaincu de nouveau, et une heure à peine s’était écoulée que, presque consciemment, j’écoutais la voix du vice, de l’ambition, de la vanité de la vie. Je savais d’où venait cette voix, je savais qu’elle détruisait mon bonheur. J’ai lutté et succombé, je me suis endormi en rêvant de la gloire et des femmes. Mais je ne suis pas coupable, c’était plus fort que moi.

« Le bonheur éternel n’est pas possible ici-bas. Les souffrances sont nécessaires. Pourquoi ? Je ne sais. Et comment osé-je dire que je ne sais pas ? Comment osé-je penser qu’on peut pénétrer les desseins de la Providence ? Elle est la source de la raison et la raison veut comprendre… La raison se perd dans les abîmes de la sagesse et le sentiment craint de le blesser. Je remercie Dieu pour ce moment de bonheur, pour m’avoir montré ma petitesse et ma grandeur. Je veux prier, mais je ne sais pas ; je veux comprendre, mais je n’ose pas. Je m’abandonne à Ta volonté !

« Pourquoi écris-je tout cela ? Comme l’expression de mes sentiments est petite, misérable, stupide, et ils étaient si grands ! »

Ces élans d’enthousiasme religieux souvent font place à l’angoisse et à l’apathie. Ainsi, le 2 juillet, dans le même Starï-Iourt, Léon Nikolaievich écrit dans son journal :

« Tout à l’heure, en me rappelant tous les moments désagréables de ma vie qui, seuls, pendant la nuit, me viennent en tête, j’ai pensé : Non… Il y a trop peu de plaisir pour aimer la vie… L’homme est trop capable de s’imaginer le bonheur et trop souvent, pour rien, le sort nous frappe trop durement, touche les cordes les plus sensibles. Et puis je sens quelque chose de très doux et de très grand dans cette indifférence de la vie et je jouis de ce sentiment, bien que j’aie beau me paraître fort contre tout, en face de tout, avec la ferme conviction qu’ici il n’y a rien à attendre, sauf la mort. Et tout à l’heure je pensais avec plaisir que j’ai commandé une selle sur laquelle je monterai à cheval ; je songeais à la cour que je ferai aux femmes cosaques, et au désespoir que j’aurais si ma moustache gauche se soulevait plus que la droite, et que, pendant deux heures, je l’arrangerais devant le miroir. »

Léon Nikolaievich devait souvent changer le lieu de son habitation. Le quartier général et l’état-major de la batterie où servait son frère se trouvaient à Staroglavodskaia, mais souvent on l’envoyait à Starï-Iourt, à l’avant-garde, et Léon Nikolaievich l’accompagnait. Et ces stanitza et ces aouls sont devenus des lieux historiques. C’est là que virent le jour ses premières œuvres artistiques.

La nature merveilleuse du nord du Caucase, les montagnes et le Térek, la bravoure des Cosaques, la simplicité presque patriarcale de la vie, tout cela, dans son harmonie entière, servit de berceau aux premières tentatives artistiques de Tolstoï et indiqua la voie de ce génie mondial qui embrassa la lutte pour l’idéal, pour la vérité, pour la recherche du sens de la vie. C’est justement l’arrivée à Starï-Iourt que Tolstoï dépeint dans sa nouvelle les Cosaques, qui nous donne un si éclatant tableau de l’impression qu’il éprouva à la vue de la nature majestueuse du Caucase.

« Le ciel matinal était tout à fait clair. Tout à coup, il vit à vingt pas de lui, comme il lui sembla au premier abord, d’énormes masses d’un blanc pur, aux contours légers, aux profils capricieux, nettement dessinés, et la ligne aérienne de leurs sommets sur le ciel lointain. Et quand il se rendit compte de l’immense distance entre lui, les montagnes et le ciel, de la grandeur des montagnes, et quand il sentit tout l’infini de cette beauté, il fut effrayé, croyant à une vision, à un rêve. Il se secoua pour s’éveiller. Les montagnes étaient toujours les mêmes.

« — Qu’est-ce ? Qu’est-ce donc ? demanda-t-il au postillon.

« — Les montagnes, répondit avec indifférence le Nogaï.

« — Et moi, aussi, je les regarde depuis longtemps, fit Vanucha. Comme c’est beau ! Chez nous on ne le croira pas.

« Au mouvement rapide de la troïka sur la route, on eût dit que les montagnes couraient à l’horizon avec leurs sommets roses brillant sous le soleil levant. Au commencement, les montagnes étonnèrent seulement Olénine ; ensuite il éprouva du plaisir, mais regardant de plus en plus cette chaîne de montagnes de neige qui paraissaient et disparaissaient non pas derrière d’autres montagnes sombres, mais tout droit dans la steppe, peu à peu, il commença à en pénétrer la beauté, et il finit par sentir les montagnes. À partir de ce moment tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il pensait, tout ce qu’il sentait reçut pour lui un caractère nouveau, le caractère majestueux et sévère des montagnes. Tous les souvenirs de Moscou, la honte et le regret, tous les rêves vulgaires sur le Caucase, tout se dispersa et ne reparut plus. Une sorte de voix solennelle semblait lui dire : « Maintenant, c’est, commencé ! » Et la route et la ligne du Térek qu’on voyait de loin, et les stanitza, et la population, maintenant tout cela ne lui semblait plus une plaisanterie. Il regarde le ciel et se rappelle les montagnes ; il se regarde lui-même, et Vanucha, et, de nouveau, les montagnes. Ah ! deux Cosaques à cheval ; leurs fusils engaînés se balancent en cadence sur leurs dos ; les chevaux mêlent leurs jambes baies et grises, et les montagnes… Derrière le Térek on aperçoit la fumée de l’aoul, et les montagnes… Le soleil s’élève et brille sur le Térek qu’on aperçoit à travers les roseaux, et les montagnes !… Un chariot vient de la stanitza, des femmes marchent, de belles et jeunes femmes, et les montagnes… Les Abreks courent dans la steppe et je vais, je n’ai pas peur d’eux, j’ai un fusil, la jeunesse, et les montagnes !…[5]. »

Au mois d’août il est de nouveau à Starogladovskaia. De la nouvelle les Cosaques, qui a un caractère autobiographique, nous pouvons nous faire une idée de la façon dont Léon Nikolaievitch vivait dans la stanitza ; les tentatives de rapprochement avec le peuple cosaque, la contemplation des beautés de la nature et la lutte intérieure incessante qui ne l’abandonne jamais et qu’il a présentée dans ses œuvres sous des couleurs si vives, voilà la vie de Léon Nikolaievitch qui correspond à cette période.

« Pourquoi suis-je heureux et pourquoi vivais-je auparavant ? » pensa-t-il. « Comment ai-je été exigeant pour moi et n’ai-je rien fait pour moi, sauf honte et douleur ? Et voilà, pour être heureux, il ne me faut rien ! »

« Et, tout à coup, brille devant lui une lumière nouvelle. — « Le bonheur, le voilà, se dit-il, c’est de vivre pour les autres. C’est clair. En l’homme se trouve le besoin du bonheur, donc il est légitime. En le satisfaisant d’une façon égoïste, c’est-à-dire en cherchant pour soi richesse, gloire, commodités de la vie, amour, il peut arriver que les circonstances surgiront telles qu’il sera impossible de satisfaire tous ses désirs. Alors ces désirs sont illégitimes, mais le besoin du bonheur, lui, n’est pas illégitime. Quels sont donc les désirs qui peuvent toujours être satisfaits malgré les conditions extérieures ? Lesquels ? L’amour, le sacrifice de soi-même ! Il devint si joyeux et si ému en découvrant ce qui lui semblait une vérité nouvelle, qu’il bondit, et, impatient, se mit à chercher pour qui il pourrait se sacrifier au plus vite, à qui faire le bien, qui aimer ? « Pour soi-même, il ne faut rien, alors pourquoi ne pas vivre pour les autres ? » pensait-il encore[6]. »

Déjà la voix de l’amour résonne comme un puissant accord dans l’âme du jeune homme à peine entré dans la vie sociale.

Mais les événements extérieurs marchent indépendamment, entraînant cette nature forte dans la voie destinée à son développement. La vie à la stanitza pour un jeune homme passionné ne va pas sans amour romanesque. Léon Nikolaievitch s’éprend d’une jeune Cosaque. L’histoire de cet amour est racontée dans la nouvelle les Cosaques. L’auteur y décrit très clairement toutes les phases de cet amour malheureux, et surtout dans une lettre, figurant dans cette nouvelle, adressée à des amis de Moscou. Dans cette lettre se montrent vivement l’amour de Léon Nikolaievitch pour la nature sauvage et le désir passionné de se confondre avec elle, et les souffrances causées par l’impossibilité de le faire, car l’auteur, à cause de son éducation et de sa position sociale, jugeait qu’entre elle et lui se trouvait un abîme. Citons le passage le plus clair et le plus essentiel de cette lettre.

… « Que vous êtes tous petits et misérables ! Vous ne savez point ce qui est le bonheur et la vie ! Il faut avoir une fois senti la vie dans toute sa pure beauté, il faut voir et comprendre ce que je vois chaque jour devant moi : les neiges inaccessibles des montagnes, et dans cette beauté primitive une femme majestueuse, telle que devait apparaître la première femme sortant des mains du créateur, pour savoir alors clairement qui se perd, qui est dans le vrai ou le faux, de vous ou de moi. Si vous saviez combien vous me paraissez lâches et misérables, avec vos illusions ! Aussitôt qu’au lieu de ma cabane, de ma forêt, de mon amour, je me représente ces salons, ces femmes aux cheveux pommadés sous les boucles fausses, ces lèvres qui se remuent avec artifice, ces membres faibles, cachés et déformés, et ce caquetage de salon, qu’on doit regarder comme la conversation, mais qui n’a aucun droit à ce titre, je me sens affreusement honteux, je me représente ces physionomies stupides, ces riches fiancées dont le visage dit : « Ce n’est rien, tu peux approcher, tu peux oser, bien que je sois un riche parti » ; ces cours et ces flirts, ces accouplements effrontés et ces potins éternels, cette feinte, ces règles : à qui l’on doit tendre la main, à qui seulement un salut, à qui causer ; et enfin cet ennui éternel, qui est dans le sang, qui se transmet de génération en génération (et toujours consciemment, avec la conviction que c’est nécessaire). Comprenez une chose ou croyez au moins ceci : qu’il faut voir et comprendre ce qui est la vérité et la beauté, et tout ce que vous dites et pensez, tous vos désirs du bonheur pour moi et pour vous, s’envoleront en poussière. Le bonheur, c’est d’être avec la nature, de la voir, de lui parler. « Que Dieu l’en préserve, il se mariera ensuite à une simple Cosaque et sera perdu à jamais pour le monde ! » C’est, je m’imagine, ce que l’on dit de moi, avec une franche commisération. Et moi je ne désire qu’une chose, me perdre absolument au sens que vous l’entendez. Je désire épouser une simple Cosaque et je n’ose le faire, parce que ce serait le comble d’un bonheur dont je ne suis pas digne.

« Trois mois sont passés depuis que j’ai vu pour la première fois la Cosaque Marianna. Les conceptions et les préjugés de ce monde d’où je venais étaient encore frais en moi, je ne croyais pas alors que je pourrais aimer cette femme, je l’admirais comme la beauté des montagnes et du ciel, et je ne pouvais point ne pas l’admirer puisqu’elle est belle comme eux. Ensuite, j’ai senti que la contemplation de cette beauté devenait une nécessité de ma vie et j’ai commencé à m’interroger, à me demander si je ne l’aimais pas.

« Mais je n’ai trouvé en moi rien de semblable à ce sentiment tel que je me l’imaginais. Ce sentiment n’était semblable ni à l’ennui de la solitude, ni au désir du mariage, ni à l’amour platonique, ni encore moins à l’amour sexuel que je connaissais. Il me fallait la voir, l’entendre, la savoir proche, et j’étais, je ne puis dire heureux, mais tranquille. Après la soirée où je me suis trouvé avec elle, où je l’ai touchée, j’ai senti qu’entre moi et cette femme existe un lien indéchirable bien qu’insoupçonné, contre lequel on ne peut lutter. Mais j’ai lutté quand même, je me disais : Puis-je aimer une femme qui ne comprendra jamais les intérêts moraux de ma vie ? Puis-je aimer une femme pour la beauté seule, aimer une femme statue ? Je m’interrogeais et je l’aimais déjà, bien que sans y croire.

« Après la soirée où je lui parlai pour la première fois, nos relations changèrent. Auparavant, elle était pour moi un objet étranger, mais majestueux, de la nature extérieure. Après la soirée, elle devint une femme. J’ai commencé à la rencontrer, à lui causer, à aller quelquefois travailler chez son père, à passer des soirées entières chez eux. Et dans ces relations intimes, elle restait devant mes yeux, aussi pure, inaccessible, majestueuse. À tout et toujours elle répondait avec calme et fierté, avec gaîté et indifférence. Parfois elle était caressante, mais, en général, chaque regard, chaque mot, chaque mouvement exprimait cette indifférence non pas méprisante, mais qui domine et charme. Chaque jour, un sourire forcé sur les lèvres, je tâchais de simuler, et, avec la souffrance de la passion et du désir dans le cœur, je causais avec elle, en plaisantant. Elle croyait que je feignais, mais elle me regardait tout droit, gaîment, simplement. Cette situation me devint insupportable : je voulais ne pas mentir devant elle, je voulais dire tout ce que je pensais et sentais. J’étais particulièrement agacé. C’était aux jardins. Je commençai à lui parler de mon amour, avec des expressions dont j’ai honte de me souvenir. J’ai honte de me souvenir, parce que je ne devais pas lui parler ainsi, parce qu’elle était supérieure en tout à ces paroles et aux sentiments que je voulais exprimer ;… je me suis tu et, de ce jour, ma situation est devenue insupportable. Je ne voulais pas m’humilier en gardant avec elle des relations de ton plaisant, et je sentais que je n’étais pas encore grandi jusqu’aux relations simples, franches, avec elle. Je me demandais avec désespoir : « Que faut-il faire ? » Dans mes rêves insensés je l’imaginais tantôt ma maîtresse, tantôt ma femme, et, avec dépit, je rejetais l’une et l’autre pensée. Faire d’elle ma maîtresse, ce serait affreux, ce serait un crime. Faire d’elle une dame, la femme de Dmitri Andréievitch Olénine, comme la Cosaque qu’a épousée notre officier, ce serait pire encore. Ah ! si je pouvais devenir Cosaque comme Loukachka, voler des chevaux, m’enivrer, chanter des chansons, tuer des hommes, et, étant ivre, entrer chez elle la nuit, par la fenêtre, sans songer à ce que je suis et pourquoi je suis ainsi, alors ce serait une autre affaire, alors nous pourrions nous comprendre, alors je pourrais être heureux[7] ! »

Mais il ne pouvait devenir Loukachka, c’est pourquoi il ne pouvait trouver là le bonheur.

En septembre, il écrit à sa tante une lettre dans laquelle on entrevoit déjà clairement le futur écrivain. Ce qui frappe particulièrement, c’est le sérieux qu’il met pour exprimer sa pensée. Probablement que déjà dans sa tête était une foule d’idées et d’images, et avec difficulté il choisissait celles qu’il pouvait exprimer sur le papier. Voici comment il exprime ses sentiments.

« Vous m’avez dit plusieurs fois que vous n’avez pas l’habitude d’écrire des brouillons pour vos lettres ; je suis votre exemple, mais je ne m’en trouve pas aussi bien que vous, car il m’arrive fort souvent de déchirer mes lettres après les avoir relues. Ce n’est pas par fausse honte que je le fais — une faute d’orthographe, un pâté, une phrase mal tournée ne me gênent pas, mais c’est que je ne suis pas parvenu à savoir diriger ma plume et mes idées. Je viens de déchirer une lettre que j’avais achevée pour vous, parce que j’y avais dit beaucoup de choses que je ne voulais pas vous dire et rien de ce que je voulais vous dire. Vous croyez peut-être que c’est dissimulation et vous direz qu’il est mal de dissimuler avec les personnes qu’on aime et dont on se sent aimé. J’en conviens, mais convenez aussi qu’on dit tout à un indifférent, et que plus une personne vous est chère, plus il y a de choses qu’on voudrait lui cacher[8]. »

Ne sachant comment dépenser toute la jeune énergie qu’il sentait en lui, Tolstoï risquait souvent sa vie dans des expéditions dangereuses.

Ainsi, une fois, il s’en alla en compagnie de son ami, le Cosaque Epichka (Erochka de la nouvelle les Cosaques), dans les montagnes, à l’aoul Khassaflourt. C’était une expédition lointaine et dangereuse, où il arrivait d’être attaqué en route par des montagnards.

Revenu de là sain et sauf, Léon Nikolaievitch rencontra un de ses parents, Ilia Tolstoï. Celui-ci demanda à Léon Nikolaievitch de l’accompagner, et il l’amena avec lui chez son ami intime, le prince Bariatinsky, commandant du flanc gauche. Tolstoï eut donc ainsi l’occasion de faire assez ample connaissance avec le commandant en chef. Bariatinsky le complimenta pour l’air gai et brave qu’il avait remarqué en lui, au cours d’une attaque où il l’avait vu. En même temps il lui conseilla d’adresser le plus vite possible sa demande pour entrer à l’armée, car Tolstoï était toujours au Caucase à titre privé et participait volontairement aux combats. Cet encouragement flatteur du commandant en chef et les conseils de ses parents décidèrent Léon Nikolaievitch à réaliser ses intentions ; et il donna la requête pour prendre du service.

Il passa encore août et septembre à Starogladovskaia et en octobre, avec son frère Nicolas, il partit pour Tiflis. Son frère le quitta bientôt, et lui resta à Tiflis pour y subir les examens et entrer au régiment. De là il écrit à sa tante Tatiana Alexandrovna :

« Nous sommes partis effectivement le 25, et après 7 jours de voyage fort ennuyeux, à cause du manque de chevaux presque à chaque relais, et fort agréable à cause de la beauté du pays qu’on passe, le 1er de ce mois nous étions arrivés.

« Tiflis est une ville très civilisée qui singe beaucoup Pétersbourg et réussit beaucoup à l’imiter ; la société y est choisie et assez nombreuse ; il y a un théâtre russe et un opéra italien dont je profite autant que me le permettent mes pauvres moyens. Je loge à la colonie allemande — c’est un faubourg, mais qui a pour moi deux grands avantages, celui d’être un fort joli endroit entouré de jardins et de vignes, ce qui fait qu’on s’y croit plutôt à la campagne qu’en ville (il fait encore très chaud et très beau : il n’y a eu ni neige, ni gelée jusqu’à présent) ; le deuxième avantage est celui que je paye pour deux chambres assez propres ici, cinq roubles par mois, tandis qu’en ville on ne pourrait avoir un logement pareil à moins de quarante roubles par mois. Par-dessus tout j’ai gratis la pratique de la langue allemande ; j’ai des livres, des occupations et du loisir, puisque personne ne vient me déranger, de sorte qu’en somme je ne m’ennuie pas.

« Vous rappelez-vous, bonne tante, un conseil que vous m’avez donné jadis — celui de faire des romans ; eh bien ! je suis votre conseil et les occupations dont je vous parle consistent à faire de la littérature. Je ne sais pas si ce que j’écris paraîtra jamais dans le monde, mais c’est un travail qui m’amuse et dans lequel je persévère depuis trop longtemps pour l’abandonner[9]. »

Cette lettre est particulièrement intéressante, car elle nous montre avec quelle timidité s’engendrait ce grand talent qui s’ignorait encore.

Il tomba malade, et dut se soigner pendant près de deux mois. Profitant de sa solitude et de ses loisirs forcés, il écrivit la nouvelle l’Enfance.

Le 23 décembre 1851 il adressa à son frère Serge la lettre suivante, pleine de détails très caractéristiques de la vie à Tiflis et à la stanitza.

« Ces jours-ci doit être signé l’ordre que j’attends depuis longtemps sur ma nomination de sergent dans la 4e batterie, et j’aurai le plaisir de faire le salut militaire et de suivre des yeux les officiers et les généraux qui passeront devant moi. Même maintenant, quand je me promène dans les rues, avec mon pardessus de Charmaire et mon chapeau mécanique, que j’ai payé dix roubles, malgré toute ma grandeur dans cette mise, je suis si habitué à l’idée d’endosser bientôt la capote grise que malgré moi ma main droite veut saisir le ressort du chapeau et le baisser. D’ailleurs si mon désir se réalise, le jour même de ma nomination je partirai à Starogladovskaia et de là en campagne, où je marcherai à pied et à cheval, en touloupe ou en tcherkeska, et où aussi, dans la mesure de mes forces et avec l’aide des canons, j’exterminerai les voraces asiates insoumis.

« Serge, tu vois par ma lettre que je suis à Tiflis où je suis arrivé le 9 novembre, de sorte que j’ai eu un peu de temps pour chasser avec les chiens que j’ai achetés là-bas (à Starogladovskaia), et ceux qu’on m’a envoyés, je ne les ai pas encore vus. La chasse ici, c’est-à-dire dans la stanitza, c’est une merveille : des champs propres, un marécage plein de lièvres, des îles entières, pas de bois mais de roseaux, où gîtent des renards. Je ne suis allé que neuf fois dans les champs ; c’est à dix ou quinze verstes de la stanitza, et seulement avec deux chiens dont l’un est excellent, tandis que l’autre ne vaut rien. J’ai tué deux renards et une soixantaine de lièvres. Aussitôt que je retournerai, j’essayerai de chasser la biche.

« J’ai assisté plusieurs fois à des chasses au fusil contre les sangliers et les cerfs, mais je n’ai rien tué. Cette chasse est aussi très agréable, mais après notre habitude de la chasse à courre on ne peut l’aimer ; c’est comme le tabac de Joukov après le tabac turc ; on ne peut l’aimer, bien qu’on puisse discuter sa qualité.

« Je connais ton faible, tu désires probablement savoir quelles sont ici mes connaissances et dans quels rapports je suis avec elles. Je dois t’avouer que c’est quelque chose qui ne m’intéresse nullement ici. Mais je me hâte de te satisfaire. Dans la batterie il n’y a pas beaucoup d’officiers, c’est pourquoi je les connais tous, mais très superficiellement, bien que je jouisse de la sympathie générale, parce que chez moi et Nikolenka, il y a toujours beaucoup d’eau-de-vie, de vin et de hors-d’œuvre. C’est sur les mêmes bases que s’est formée et se maintient ma connaissance avec d’autres officiers du régiment que j’ai rencontrés à Starï-Iourt (ville d’eaux où j’ai passé l’été) et dans une incursion à laquelle j’ai pris part. Bien qu’il y ait ici des gens plus ou moins distingués, comme j’ai toujours des occupations plus intéressantes que les conversations avec les officiers, je reste avec eux tous dans les mêmes rapports.

« Le lieutenant-colonel Alexiev, le commandant de la batterie où je dois entrer, est un homme très bon et très vaniteux. J’avoue que j’ai exploité ce dernier défaut et que je lui ai jeté de la poudre aux yeux. J’ai besoin de lui. Mais j’ai fait cela malgré moi et m’en repens. Avec un homme vaniteux on devient vaniteux soi-même. Ici, à Tiflis, j’ai trois connaissances. Je ne me suis pas fait d’autres relations, 1o parce que je ne le désire pas et 2o parce que je n’en ai pas eu l’occasion, puisque tout le temps j’ai été malade et que je n’ai commencé à sortir que depuis une semaine.

« La première personne avec qui j’ai fait connaissance c’est Bagration de Pétersbourg (le camarade de Fersen), la seconde, le prince Bariatinsky. J’ai fait sa connaissance dans une incursion commandée par lui à laquelle j’ai pris part. Après, j’ai passé une journée avec lui dans une forteresse en compagnie d’Ilia Tolstoï, que j’ai rencontré ici. Cette connaissance, bien entendu, ne me donne pas beaucoup de distraction, car tu comprends sur quel pied peut être un junker envers un général. Ma troisième connaissance, c’est l’aide d’un pharmacien, un Polonais dégradé, une créature très amusante. Je suis sûr que le prince Bariatinsky ne s’imaginera jamais qu’il puisse exister un papier quelconque où son nom figure à côté d’un aide pharmacien. Mais voilà, c’est ainsi. Nikolenka est très bien noté ici. Ses chefs et ses camarades l’aiment et l’estiment. En outre il a la réputation d’un officier courageux. Je l’aime plus que jamais, et quand je suis avec lui je me sens tout à fait heureux, et sans lui je m’ennuie.

« Si tu veux briller par des nouvelles du Caucase, tu peux raconter que le personnage le plus important après Schamyl, un certain Hadji Mourad, s’est rendu ces jours derniers au gouvernement russe.

« C’était le premier brave (djiguit) de toute la Tchetchnia, et cependant il a commis une lâcheté.

« Tu peux encore raconter avec tristesse que le général bien connu, intelligent, Sleptzov, a été tué ces jours-ci. Tu désires peut-être savoir si cela lui a fait mal, mais je ne puis te le dire. »

Le 6 janvier 1852, de Tiflis, Léon Nikolaievitch écrit à sa tante une remarquable lettre où il exprime toute sa tendresse et son affection pour son éducatrice.

« Je viens de recevoir votre lettre du 24 novembre, et je vous y réponds le moment même (comme j’en ai pris l’habitude). Dernièrement, je vous écrivais que votre lettre m’a fait pleurer et j’accusais ma maladie de cette faiblesse. J’ai eu tort. Toutes vos lettres me font depuis quelque temps le même effet. J’ai toujours été Liova-riova[10]. Avant, cette faiblesse me faisait honte, mais les larmes que je verse en pensant à vous et à votre amour pour nous sont tellement douces que je les laisse couler sans aucune fausse honte. Votre lettre est trop pleine de tristesse pour qu’elle ne produise pas sur moi le même effet. C’est vous qui toujours m’avez donné des conseils et quoique malheureusement je ne les aie pas suivis quelquefois, je voudrais toute ma vie n’agir que d’après vos avis. Permettez-moi pour le moment de vous dire l’effet qu’a produit sur moi votre lettre et les idées qui me sont venues en la lisant. Si je vous parle trop franchement, je sais que vous me le pardonnerez en faveur de l’amour que j’ai pour vous. En disant que c’est votre tour de nous quitter pour aller rejoindre ceux qui ne sont plus et que vous avez tant aimés, en disant que vous demandez à Dieu de mettre un terme à votre existence qui vous semble si insupportable et isolée, pardon, chère tante, mais il me paraît qu’en disant cela, vous offensez Dieu et moi et nous tous qui vous aimons tant. Vous demandez à Dieu la mort, c’est-à-dire, le plus grand malheur qui puisse m’arriver (ce n’est pas une phrase, mais Dieu m’est témoin que les deux plus grands malheurs qui puissent m’arriver, ce serait votre mort ou celle de Nicolas — les deux personnes que j’aime plus que moi-même), que resterait-il pour moi si Dieu exauçait votre prière ? Pour faire plaisir à qui voudrais-je devenir meilleur, avoir de bonnes qualités, avoir une bonne réputation dans le monde ? Quand je fais des plans de bonheur pour moi, l’idée que vous partagerez et jouirez de mon bonheur m’est toujours présente ; quand je fais quelque chose de bon, je suis content de moi-même, parce que je sais que vous serez contente de moi. Quand j’agis mal, ce que je crains le plus c’est de vous faire chagrin. Votre amour est tout pour moi, et vous demandez à Dieu qu’il nous sépare ? Je ne puis vous dire le sentiment que j’ai pour vous, la parole ne suffit pas pour vous l’exprimer et je crains que vous ne pensiez que j’exagère, et cependant, je pleure à chaudes larmes en vous écrivant. C’est à cette pénible séparation que je dois de savoir quelle amie j’ai en vous, combien je vous aime. Mais est-ce que je suis le seul, à avoir un sentiment pour vous, et vous demandez à Dieu de mourir ! Vous dites que vous êtes isolée, quoique je sois séparé de vous, mais si vous croyez à mon amour, cette idée aurait pu faire contrepoids à votre douleur ; pour moi je ne me sentirai isolé nulle part jusqu’à ce que je me sache aimé par vous comme je le suis.

« Je sens cependant que c’est un mauvais sentiment qui me dicte mes paroles, je suis jaloux de votre chagrin[11]. »

Plus loin, dans la même lettre, il raconte un cas intéressant au point de vue des mœurs ainsi qu’au point de vue psychologique.

« Aujourd’hui il m’est arrivé une de ces choses qui m’auraient fait croire en Dieu, si je n’y croyais déjà fermement depuis quelque temps.

« L’été à Starï-Iourt tous les officiers qui y étaient ne faisaient que jouer et assez gros jeu. Comme en vivant au camp il était impossible de ne pas se voir souvent, j’ai très souvent assisté au jeu et malgré les instances qu’on me faisait j’ai tenu bon pendant un mois, mais un beau jour, en plaisantant, j’ai mis un petit enjeu, j’ai perdu, j’ai recommencé, j’ai encore perdu, la chance en était mauvaise, la passion du jeu s’est réveillée et en deux jours j’ai perdu tout ce que j’avais d’argent et celui que Nicolas m’a donné (à peu près deux cent cinquante roubles argent), et par-dessus cela encore cinq cents roubles argent, pour lesquels j’ai donné une lettre de change payable au mois de janvier 1852. Il faut vous dire que, près du camp, il y a un aoul qu’habitent les Tchetchenzes. Un jeune garçon Tchetchenze, Sado, venait au camp et jouait, mais comme il ne savait pas compter et inscrire, il y avait des chenapans qui le trichaient. Je n’ai jamais voulu jouer pour cette raison contre Sado, et même je lui ai dit qu’il ne fallait pas qu’il jouât, parce qu’on le trompait, et je me suis proposé de jouer pour lui par procuration. Il m’a été très reconnaissant pour cela et m’a fait cadeau d’une bourse comme c’est l’usage de cette nation de se faire des cadeaux mutuels, je lui ai donné un misérable fusil que j’avais acheté pour huit roubles. Il faut vous dire que pour devenir kounak, c’est-à-dire ami, il est d’usage de se faire des cadeaux et puis de manger dans la maison du Kounak. Après cela, d’après l’ancien usage de ces peuples (qui n’existe presque plus que par tradition), on devient amis à la vie et à la mort, c’est-à-dire que si je lui demande tout son argent ou sa femme, ou ses armes, ou tout ce qu’il a de plus précieux, il doit me les donner, et moi aussi je ne dois rien lui refuser. Sado m’a engagé de venir chez lui et d’être kounak. J’y suis allé. Après m’avoir régalé à leur manière, il m’a proposé de choisir dans sa maison tout ce que je voudrais, ses armes, son cheval… tout. J’ai voulu choisir ce qu’il y avait de moins cher et j’ai pris une bride de cheval montée en argent, mais il m’a dit que je l’offensais et m’a obligé de prendre un sabre qui vaut au moins cent roubles argent.

« Son père est un homme assez riche, mais qui a son argent enterré et ne donne pas le sou à son fils. Le fils, pour avoir de l’argent, va voler chez l’ennemi des chevaux, des vaches ; quelquefois il expose vingt fois sa vie, pour voler une chose qui ne vaut pas dix roubles ; mais ce n’est pas par cupidité qu’il le fait, mais par genre. Le plus grand voleur est très estimé et on l’appelle djiguite (ou brave). Tantôt Sado a mille roubles, tantôt pas le sou. Après une visite chez lui, je lui ai fait cadeau de la montre d’argent de Nicolas et nous sommes les plus grands amis du monde. Plusieurs fois il m’a prouvé son dévouement en s’exposant à des dangers pour moi, mais pour lui ceci ce n’est rien, c’est devenu une habitude et un plaisir.

« Quand je suis parti de Starï-Iourt et que Nicolas y était resté, Sado venait chez lui tous les jours et disait qu’il s’ennuyait terriblement. Par une lettre je faisais connaître à Nicolas que mon cheval était malade, je le priais de m’en trouver un à Starï-Iourt. Sado ayant appris cela n’eut rien de plus pressé que de venir chez moi et de me donner son cheval, malgré tout ce que j’ai pu faire pour le refuser.

« Après la bêtise que j’ai faite de jouer à Starï-Iourt je n’ai plus repris les cartes en main, et je faisais continuellement la morale à Sado, qui a la passion du jeu, et quoiqu’il ne connaisse pas le jeu, a toujours un bonheur étonnant. Hier soir, je me suis occupé à penser à mes affaires pécuniaires, à mes dettes. Je pensais comment je ferais pour les payer. Ayant longtemps pensé à ces choses, j’ai vu que si je ne dépense pas trop d’argent, toutes mes dettes ne m’embarrasseront pas et pourront, petit à petit, être payées dans deux ou trois ans ; mais les cinq cents roubles que je devais payer ce mois me mettaient au désespoir. Il m’était impossible de les payer et dans ce moment ils m’embarrassaient beaucoup plus que jadis les quatre mille d’Ogareff.

« Cette bêtise d’avoir fait les dettes que j’avais en Russie et de venir en faire de nouvelles ici me mit au désespoir. Le soir, en faisant ma prière, j’ai prié Dieu qu’il me tire de cette désagréable position et avec beaucoup de ferveur. « Mais comment est-ce que je puis me tirer de cette affaire ? » pensais-je en me couchant. Il ne peut rien arriver qui me donne la possibilité d’acquitter cette dette. Je me présentais déjà tous les désagréments que j’avais à essuyer à cause de cela. Quand il exigera par le tribunal, si les chefs demandent l’explication pourquoi je ne paie pas, etc. Seigneur Dieu, aide-moi, me dis-je, et je me suis endormi.

« Le lendemain, je reçois une lettre de Nicolas à laquelle était jointe la vôtre et plusieurs autres. Il m’écrit :

« Ces jours-ci Sado est venu chez moi. Il a gagné à Knorrig tes billets à ordre et me les a apportés. Il était si content de ce jour, il était si heureux, et m’a demandé beaucoup :

« — Qu’en penses-tu ? Est-ce que le frère sera heureux de cela ? » Que je l’aimais beaucoup pour cela. Cet homme t’est vraiment attaché. »

« N’est-ce pas étonnant que de voir son vœu ainsi exaucé, le lendemain même, c’est-à-dire qu’il n’y a rien d’aussi étonnant que la bonté divine pour un être qui la mérite si peu que moi. Et n’est-ce pas que le trait de dévouement de Sado est admirable ? Il sait que j’ai un frère, Serge, qui aime les chevaux et comme je lui ai promis de le prendre en Russie quand j’irai, il m’a dit que, dût-il lui en coûter cent fois la vie, il volera le meilleur cheval qu’il y ait dans les montagnes, et qu’il le lui amènera.

« Faites, je vous prie, acheter à Toula un pistolet à six coups, et envoyez-moi, ainsi qu’une boîte à musique, si cela ne coûte pas trop cher. Ce sont des choses qui lui feront beaucoup de plaisir[12]. »

Ce récit est intéressant surtout en ce qu’il montre quelle voie a suivi Léon Nikolaievitch dans son développement moral : de la foi naïve, mystique, de l’immixtion de la divinité dans ses affaires de jeu et d’argent jusqu’à la liberté religieuse complète professée maintenant par lui.

Enfin quelques jours après cette lettre, après avoir arrangé ses affaires de service, Léon Nikolaievitch retourne à la stanitza Starogladovskaia. En route, de la station Mosdok, probablement obligé d’attendre longtemps les chevaux, il écrit à sa tante une longue lettre, comme toujours pleine


Les quatre frères Tolstoï
1. Serge ; 2. Dmitri ; 3. Nicolas ; 4. Léon

des idées religieuses les plus profondes, pleine de tendresse pour l’être aimé et de rêves et de plans sur le futur et modeste bonheur de famille.

« Voilà les idées qui me sont venues. Je tâcherai de vous les rendre parce que je pensais à vous. Je me trouve bien changé au moral, et cela m’est arrivé tant de fois. Au reste je crois que c’est le sort de tous. Plus on vit, plus on change, vous qui avez de l’expérience, dites-moi ; n’est-ce pas, que c’est vrai ? Je pense que les défauts et les qualités — le fond du caractère, — resteront toujours les mêmes, mais la manière d’envisager la vie, — le bonheur, — doit changer avec l’âge. Il y a un an je croyais trouver le bonheur dans le plaisir, dans le mouvement, à présent, au contraire, le repos au physique comme au moral est un état que je désire. Mais je me figure l’état de repos sans ennuis et avec les tranquilles jouissances de l’amour et de l’amitié — c’est le comble du bonheur pour moi ! Au reste, on ne ressent le charme du repos qu’après les fatigues, et les jouissances de l’amour qu’après les privations. Me voilà privé, depuis quelque temps, de l’un comme de l’autre, c’est pour cela que j’y aspire si vivement. Il faut m’en priver encore, pour combien de temps ? Dieu le sait. Je ne saurais dire pourquoi, mais je sens qu’il le faut. La religion et l’expérience que j’ai de la vie (quelque petite qu’elle soit) m’ont appris que la vie est une épreuve. Dans moi elle est plus qu’une épreuve, c’est encore l’expiation de mes fautes.

« J’ai dans l’idée que l’idée si frivole que j’ai eue d’aller faire un voyage au Caucase est une idée qui m’a été inspirée d’en haut. C’est la main de Dieu qui m’a guidé. Je ne cesse de l’en remercier. Je sens que je suis devenu meilleur ici (et ce n’est pas beaucoup dire puisque j’ai été très mauvais), et je suis fermement persuadé que tout ce qui peut m’arriver ici ne sera que pour mon bien, puisque c’est Dieu lui-même qui l’a voulu ainsi. Peut-être que c’est une idée bien hardie, néanmoins j’ai cette conviction. C’est pour cela que je supporte les fatigues et les privations physiques dont je parle (ce ne sont pas des privations physiques — il n’y en a pas pour un garçon de vingt-trois ans qui se porte bien) sans les ressentir, même avec une espèce de plaisir en pensant au bonheur qui m’attend.

« Voilà comment je me le représente.

« Après un nombre indéterminé d’années, ni jeune, ni vieux, je suis à Iasnaia, mes affaires sont en ordre, je n’ai pas d’inquiétudes ni de tracasseries. Vous habitez Iasnaia aussi. Vous avez un peu vieilli, mais vous êtes encore fraîche et bien portante. Nous menons la vie que nous avons menée, — je travaille le matin, mais nous nous voyons presque toute la journée. Nous dînons. Le soir je vous fais une lecture qui ne vous ennuie pas, puis nous causons, moi je vous raconte ma vie au Caucase, vous me parlez de vos souvenirs, — de mon père, de ma mère, vous me contez des histoires de brigands que jadis nous écoutions les yeux effrayés et la bouche béante. Nous nous rappelons les personnes qui nous ont été chères et qui ne sont plus ; vous pleurerez, j’en ferai de même, mais ces larmes seront douces : nous causerons des frères qui viendront nous voir de temps en temps et la chère Marie qui passera aussi quelques mois à Iasnaia qu’elle aime tant, avec tous ses enfants. Nous n’aurons point de connaissances — personne ne viendra nous ennuyer et faire des commérages. C’est un beau rêve, mais ce n’est pas encore tout ce que je me permets de rêver. Je suis marié — ma femme est une personne douce, bonne, aimante ; elle a pour vous le même amour que moi ; nous avons des enfants qui vous appellent grand’maman ; vous habitez la grande maison en haut, la même chambre que jadis habitait grand’maman. Toute la maison est dans le même ordre qu’elle a été du temps de papa et nous recommençons la vie, seulement en changeant de rôle, vous prenez le rôle de grand’maman, mais vous êtes encore meilleure, moi, le rôle de papa, mais je désespère de jamais le mériter ; ma femme celui de maman ; les enfants le nôtre ; Marie le rôle des deux tantes, leurs malheurs exceptés, même Gacha prend le rôle de Prascovie Ilinichna. Mais il manquera un personnage pour prendre le rôle que vous avez joué dans notre famille — jamais il ne se trouvera une âme aussi belle, aussi aimante que la vôtre. Vous n’avez pas de successeur. Il y aura trois nouveaux personnages qui paraîtront de temps en temps sur la scène — les frères, surtout l’un qui sera souvent avec vous, Nicolas — vieux garçon, chauve, retiré du service, toujours aussi bon, aussi noble.

« J’imagine comment, comme dans l’antiquité, il racontera aux enfants les contes de son invention, comment les enfants baiseront ses mains replètes (mais qui le valent), comment il jouera avec eux, comment la femme travaillera à la confection de son plat favori, comment nous causerons des souvenirs convenus des temps lointains ; comment vous resterez assise à votre place ordinaire, et vous écouterez avec plaisir ; comment vous nous appellerez, nous, les vieux, comme autrefois, Lovotchka, Nikolenka et comment vous me gronderez parce que je mange avec les mains et lui, parce que ses mains sont sales.

« Si on me faisait empereur de Russie, si on me donnait le Pérou, en un mot si une fée venait avec sa baguette me demander ce que je désire — la main sur la conscience, je répondrais que je désire seulement que ce rêve puisse devenir une réalité. Je sais que vous n’aimez pas faire des plans sur l’avenir.

« Mais quel mal y a-t-il ? et cela fait tant de plaisir. Je crains d’avoir été égoïste et d’avoir fait trop petite votre part de bonheur. Je crains que les malheurs passés, mais qui ont laissé des traces trop sensibles dans votre cœur, ne vous empêchent de jouir de cet avenir qui aurait fait mon bonheur. Chère tante, dites-moi, seriez-vous heureuse ? Tout cela peut arriver et l’espérance est une si douce chose.

« De nouveau, je pleure, pourquoi est-ce que je pleure quand je pense à vous ? Ce sont des larmes de bonheur — je suis heureux de savoir vous aimer. Si tous les malheurs pouvaient m’arriver, je ne me dirais jamais tout à fait malheureux tant que vous existez. Vous vous rappelez notre séparation à la chapelle d’Iverskaia, quand nous partions pour Kazan. Alors, comme par inspiration au moment de vous quitter, je compris tout ce que vous étiez pour moi, et, quoique enfant, par mes larmes et quelques mots décousus, j’ai su vous faire comprendre ce que je sentais, je n’ai jamais cessé de vous aimer, mais le sentiment que j’ai éprouvé à la chapelle d’Iverskaia et celui que j’ai à présent pour vous est tout autre — beaucoup plus fort, plus élevé que je n’ai eu dans tout autre temps.

« Je vais vous avouer une chose qui me fait honte, mais qu’il faut que je vous dise pour décharger ma conscience. Auparavant, en lisant vos lettres dans lesquelles vous me parliez des sentiments que vous aviez pour nous, j’ai cru voir de l’exagération, mais seulement à présent, en les relisant, je vous comprends, votre amour sans bornes, pour nous et votre âme élevée. Je suis sûr que toute autre excepté vous, en lisant cette lettre et la dernière, m’aurait fait le même reproche, mais je ne crains pas cela de vous, vous me connaissez trop bien, et vous savez que peut-être ma seule bonne qualité, c’est la sensibilité. C’est à cette qualité que je suis redevable des moments les plus heureux de ma vie. Dans tous les cas, c’est la dernière dans laquelle je me permets d’exprimer mes sentiments aussi exaltés, — exaltés pour les indifférents, mais vous saurez les apprécier[13]. »

En janvier 1852, Léon Nikolaievitch retourna à Starogladovskaia, cette fois en qualité de junker. En février, il partit en campagne comme sous-officier monté et en mars il rentra de nouveau à Starogladovskaia.

Il est intéressant de noter quelques-unes des pensées qu’il écrivit alors dans son journal.

Léon Nikolaievitch avait remarqué en lui trois passions principales qui lui faisaient obstacle dans la voie de l’idéal moral qu’il s’était tracé. C’était le jeu, la sensualité et la vanité. Voici comment il caractérise chacune de ces passions.

« Premièrement, la passion du jeu, c’est une passion de lucre qui, peu à peu, se transforme en habitude de sensations très fortes. La lutte contre cette passion est possible. Deuxièmement : la sensualité. C’est le besoin physique excité par l’imagination. Elle augmente par l’abstinence, c’est pourquoi la lutte contre elle est très difficile. Le meilleur remède c’est le travail, les occupations. Troisièmement : la vanité. C’est la passion la moins nuisible pour les autres et la plus nuisible pour soi-même. »

Plus loin nous rencontrons les raisonnements suivants : « Depuis quelque temps je commence à être tourmenté par le repentir de la perte des meilleures années de ma vie. Et cela, depuis que j’ai senti que je pourrais faire quelque chose de bon. Ce serait intéressant de décrire la marche de son développement moral, mais ni les paroles ni même la pensée n’y suffiraient. Pour la grande pensée, il n’y a pas de bornes, mais depuis longtemps déjà les écrivains sont arrivés aux dernières limites de son expression. »

« Il y a en moi quelque chose qui me pousse à croire que je ne suis pas né pour être comme tout le monde. »

Ces dernières paroles décèlent pour la première fois la conscience vague de sa vocation. Il faut remarquer qu’elles ont été écrites encore avant la fin de l’Enfance et par conséquent avant les premières louanges et les encouragements que cette nouvelle lui valut. C’était la conscience intérieure, spontanée, de cette force mystérieuse qui devait faire de Tolstoï l’un des grands représentants de la conscience morale de l’humanité !

Au mois de mai il prend un congé ; il va à Piatigorsk, pour prendre des eaux et soigner ses rhumatismes. De là il écrit à sa tante, Tatiana Alexandrovna, la lettre suivante :

« Depuis mon voyage et séjour à Tiflis, mon genre de vie n’a pas changé, je tâche de faire le moins de connaissances possibles et de m’abstenir de l’intimité de celles que j’ai. On est habitué à ma manière, on ne m’importune plus et je suis sûr qu’on dit que je suis un original et un orgueilleux.

« Ce n’est pas par fierté que je me conduis ainsi, mais cela s’est fait de soi-même ; il y a une trop grande différence dans l’éducation, les sentiments et la manière de voir de ceux que je rencontre ici, pour que je trouve quelque plaisir avec eux. Il n’y a que Nicolas qui a le talent, malgré l’énorme différence qu’il y a entre lui et ces messieurs, à s’amuser avec eux et à être aimé de tous. Je lui envie ce talent, mais je sens que je ne puis en faire autant. Il est vrai que ce genre de vie n’est pas fait pour s’amuser, aussi il y a bien longtemps que je ne pense plus aux plaisirs, je pense à être tranquille et content. Depuis quelque temps, je commence à prendre goût pour les lectures historiques (c’était un point de dispute entre nous et un sur lequel à présent je suis tout à fait de votre avis) ; mes occupations littéraires vont aussi leur petit train, quoique je ne pense pas encore à rien imprimer. J’ai trois fois refait un ouvrage que j’ai commencé il y a bien longtemps, et je compte le refaire encore une fois pour en être content. Peut-être que ce sera comme le travail de Pénélope, mais cela ne me dégoûte pas, je ne compose pas par ambition, mais par goût, je trouve mon plaisir et mon utilité à travailler et je travaille. Quoique je sois bien loin de m’amuser, comme je vous l’ai dit, je suis aussi bien loin de m’ennuyer, parce que je suis occupé, mais, excepté cela, je goûte un plaisir plus doux et plus élevé que celui qu’aurait pu me donner la société, celui de sentir le repos de ma conscience, de se connaître et de se savoir mieux apprécié que je ne l’avais fait et de sentir remuer en moi des sentiments bons et généreux… Il y a eu un temps où j’étais vain de mon esprit et de ma position dans ce monde, de mon nom, mais à présent, je sais et je sens que s’il y a en moi quelque chose de bon et que si j’ai à en rendre grâce à la Providence, c’est pour un cœur bon, sensible et capable d’amour qu’il lui a plu de me donner et de me conserver. C’est à lui seul que je suis redevable des moments les plus doux que je passe et de ce que, malgré l’absence des plaisirs et de société, je suis non seulement content mais souvent heureux[14]. »

Dans la lettre à son frère Serge, du 24 juin 1852, il raconte les détails caractéristiques de la vie à Piatigorsk.

« Que puis-je te dire de ma vie ? J’ai écrit trois lettres et dans chacune j’ai dit la même chose. Je voudrais te décrire l’esprit de Piatigorsk, mais c’est aussi difficile que de raconter à un étranger ce que c’est que Toula, et pour notre malheur nous le comprenons admirablement. Piatigorsk, c’est aussi un peu Toula, mais d’une espèce particulière, du Caucase. Par exemple, le rôle principal ici est tenu par les familles et les lieux publics. La société se compose de seigneurs ruraux (on appelle ainsi tous ceux qui arrivent ici) qui regardent les usages du pays avec mépris, et, de messieurs les officiers, qui regardent les plaisirs d’ici comme le comble de la béatitude. En même temps que moi, de l’état-major est arrivé l’officier de notre batterie. Il fallait voir son enthousiasme et son impatience quand nous entrâmes dans la ville. Encore avant, il me vantait la beauté et la gaieté de la ville d’eaux, les promenades au son de la musique sur les boulevards et ensuite l’envahissement des pâtisseries où l’on fait des connaissances même avec des familles ; le théâtre, les réunions, chaque année, il y a des mariages, des duels… en un mot la vraie vie parisienne. Aussitôt que nous sommes descendus de tarentass, mon officier mit des pantalons bleus, très étroits du bas, des bottes avec d’énormes éperons, ses épaulettes ; il s’est bien astiqué, puis est allé se promener à la musique sur les boulevards, et de là à la pâtisserie, au théâtre et au cercle. Mais je sais qu’au lieu de faire la connaissance de familles et de demoiselles à marier, propriétaires de mille âmes, pendant tout un mois il n’a pas fait d’autre connaissance que celle de trois officiers en dèche, qui l’ont écorché vif aux cartes, et d’une maison de famille où vivent dans la même chambre deux familles, et où l’on boit du thé à prikouska[15]. En outre cet officier, pendant un mois, a dépensé une vingtaine de roubles en bière et en bonbons et s’est acheté un miroir encadré de bronze pour sa table de toilette. Maintenant il se promène dans un vieux veston sans épaulettes, boit de l’eau sulfureuse autant qu’il peut, comme s’il faisait une cure sérieuse, et s’étonne de ne pouvoir faire connaissance avec l’aristocratie (ici, chaque petite forteresse a son aristocratie), bien qu’il aille chaque jour sur le boulevard et à la pâtisserie et dépense assez d’argent pour le théâtre, les voitures et les gants. Et l’aristocratie, comme exprès, organise des cavalcades, des piques-niques où il n’est point convié. Le même sort attend presque tous les officiers qui viennent ici, et ils feignent d’être venus uniquement pour se soigner : ils boitent sur leurs béquilles, portent des pansements, s’enivrent et racontent des histoires étranges sur les Circassiens. Néanmoins, dans l’état-major, ils raconteront de nouveau qu’ils ont fait connaissance de familles, qu’ils se sont beaucoup amusés, et chaque saison, de tous côtés, ils se rendent aux eaux pour s’amuser. »

À Piatigorsk, Léon Nikolaievitch continua d’écrire l’Enfance, en même temps que se poursuivait le travail intérieur, incessant, qui ne le quitte pas. Le 29 juin, il écrit dans son journal une pensée qui peut servir de brève formule à sa conception actuelle du monde.

« La conscience est notre guide le meilleur et le plus sûr. Mais où sont les indices qui distinguent cette voix des autres ? La voix de la vanité parle aussi fort, par exemple l’offense non vengée.

« L’homme qui n’a d’autre but que son propre bonheur est un mauvais homme. Celui dont le but est l’opinion des autres est un faible. Celui dont le but est le bonheur des autres est vertueux. Celui dont le but est Dieu est grand ! »

Plus loin on rencontre une pensée dont le développement se trouve aussi dans les œuvres actuelles de Tolstoï.

« L’équité, c’est l’extrême mesure de la vertu à quoi chacun est obligé de se tenir. Plus haut, c’est l’aspiration vers la perfection ; plus bas c’est le vice. »

Le 2 juillet, Léon Nikolaievitch termine l’Enfance, et quelques jours plus tard il expédie son manuscrit à Pétersbourg, à la rédaction du Sovrémennik (Contemporain).

Le titre primitif de cette première œuvre littéraire était Histoire de mon enfance. Elle était signée des initiales L.-N. T. et la rédaction, pendant longtemps, ne sut pas le nom de l’auteur.

Le 5 août, Léon Nikolaievitch quitta Piatigorsk et retourna dans sa stanitza. En route il inscrit cette pensée intéressante, qui fait l’une des bases principales de sa conception actuelle du monde :

« L’avenir nous occupe plus que le présent. Cette tendance est bonne, si nous pensons à l’avenir de l’autre monde. Vivre dans le présent, c’est-à-dire agir de la meilleure façon dans le présent, voilà la vraie sagesse. »

Le 7 août il est à Starogladovskaia, et, impressionné par la simplicité patriarcale qu’il aimait dans la vie des Cosaques, il écrit dans son journal : « La simplicité, voilà la qualité que je désirerais acquérir plus que toutes les autres. »

Le 28 août il reçoit enfin la lettre longtemps attendue de la rédaction du Sovremennik. « Elle m’a réjoui jusqu’à la stupidité », écrit-il dans son journal.

Voici cette lettre de Nékrassov, qui fut le parrain du talent nouveau-né :


« Monsieur,

« J’ai lu votre manuscrit, il contient tant de choses intéressantes que je l’insérerai. Ne sachant pas la suite, je ne puis le dire absolument, mais il me semble que son auteur a du talent. En tout cas, les idées de l’auteur, la simplicité et la réalité du sujet sont des qualités indiscutables dans cette œuvre. Si dans les parties suivantes (comme il faut s’y attendre) il y a de plus de vivacité et de mouvement, ce sera un beau roman. Je vous demande de m’envoyer la suite. Votre roman et votre talent m’intéressent. Je vous conseillerai de ne pas vous cacher derrière des initiales, mais de commencer à signer immédiatement votre nom, si toutefois vous n’êtes pas un hôte de passage dans la littérature. J’attends votre réponse.

« Veuillez agréer l’assurance de ma considération distinguée.

« N. Nekrassov. »

Un mois après cette lettre, il en reçut une seconde datée du 5 septembre 1852.

« Monsieur,

« Je vous ai écrit au sujet de votre nouvelle, mais maintenant je crois devoir ajouter quelques mots. Je l’ai donnée à composer pour le numéro 9 du Sovremennik, et en relisant cette nouvelle dans les épreuves et non dans le manuscrit raturé, je l’ai trouvée beaucoup mieux qu’elle ne m’avait paru à la première lecture. Je puis vous affirmer que son auteur a du talent. Cette conviction, pour vous, un débutant, est actuellement l’essentiel. Le numéro du Sovremennik, avec votre nouvelle, paraîtra à Pétersbourg demain et n’arrivera probablement pas chez vous (je l’enverrai à votre adresse) avant trois semaines. De la nouvelle quelque chose (peu cependant) est supprimé… rien n’y est ajouté.

« Bientôt je vous écrirai plus en détail, maintenant je n’ai pas le temps, j’attends votre réponse, et je vous demande de m’envoyer la suite si vous l’avez.

« N. Nekrassov. »

« P. S. — Bien que je devine, cependant je vous prie de m’écrire le nom de l’auteur de la nouvelle ; j’ai besoin de le savoir, c’est nécessaire selon la règle de notre censure. »

À propos de cette lettre Léon Nikolaievitch écrit dans son journal : « 30 septembre. J’ai reçu la lettre de Nekrassov. Des compliments, mais pas d’argent. » Or, il avait grand besoin d’argent et il attendait les honoraires de sa première œuvre. Il est probable qu’il l’écrivit à Nekrassov, car il reçut de lui une troisième lettre :

« Saint-Pétersbourg, 30 octobre 1852.
« Monsieur,

« Je vous prie de m’excuser d’avoir tardé à répondre à votre dernière lettre ; j’ai été très occupé. Quant à la question d’argent, je me suis tu sur ce sujet dans mes lettres précédentes pour la cause suivante : dans nos meilleures revues, depuis longtemps il existe l’habitude de ne pas payer pour la première nouvelle un auteur qui commence et que la Revue présente pour la première fois au public. À cette habitude se sont soumis jusqu’ici tous ceux qui ont commencé leur carrière littéraire dans le Sovremennik, comme : Gontcharov, Droujnine, Andréiev, et d’autres. À cette même coutume furent soumises en leur temps mes premières œuvres et celles de Panaiev. Je vous propose la même chose sous la condition que, pour vos œuvres futures, je vous donnerai tout de suite le prix supérieur, celui que reçoivent nos auteurs les plus célèbres (très peu nombreux), c’est-à-dire cinquante roubles pour une feuille d’impression.

« J’ai aussi tardé à vous écrire parce que je ne pouvais pas vous faire cette proposition avant de contrôler mon impression par le jugement du public. Ce jugement a été on ne peut plus favorable pour vous, et je suis très heureux de ne m’être pas trompé en jugeant votre première œuvre, et, avec plaisir, je vous propose maintenant les conditions sus-mentionnées.

« Écrivez-moi à ce sujet. En tout cas, je puis vous garantir que nous tomberons d’accord sur ce point. Puisque votre nouvelle a du succès, il nous serait très agréable d’avoir plus vite votre deuxième œuvre. Faites-nous le plaisir de nous envoyer ce que vous avez de prêt. J’ai voulu vous envoyer le numéro ix du Sovremennik, mais, malheureusement, j’ai oublié de donner l’ordre de tirer un exemplaire de plus et, pour cette année, toute la revue est épuisée. Cependant, s’il vous le faut, je puis vous envoyer un ou deux exemplaires des bonnes feuilles de votre nouvelle.

« De nouveau je vous demande instamment de nous envoyer une nouvelle ou quelque chose en genre de nouvelle, roman ou récit. En attendant votre réponse, je reste votre dévoué

« N. Nekrassov. »

« P. S. — Nous sommes obligés de savoir le nom de l’auteur dont nous insérons les œuvres, c’est pourquoi donnez-nous des renseignements positifs à ce sujet. Si vous le voulez, personne, en dehors de nous, n’en saura rien. »

Léon Nikolaievitch, avec sa modestie habituelle, mentionne cet événement dans la lettre à sa tante Tatiana Alexandrovna, du 28 octobre 1852 :


« Arrivé des eaux j’ai passé un mois assez désagréablement à cause de la revue que devait faire le général. Les exercices et le tir du canon ne sont pas très agréables, surtout parce que cela dérange la régularité de ma vie.

« Heureusement cela n’a pas duré longtemps et j’ai de nouveau repris mon genre de vie qui consiste dans la chasse, l’écriture, la lecture et les conversations avec Nicolas. J’ai pris du goût à la chasse au fusil et comme il s’est trouvé que je tire passablement, cette occupation me prend deux ou trois heures par jour. On n’a pas l’idée en Russie, combien et quel excellent gibier on trouve ici. À cent pas de chez moi je trouve des faisans et, dans l’espace d’une demi-heure, j’en tue deux, trois, quatre. Excepté le plaisir, cet exercice est excellent pour ma santé qui, malgré les eaux, n’est pas en très bon état. Je ne suis pas malade, mais je souffre très souvent de refroidissements, tantôt des maux de gorge, tantôt des maux de dents qui durent toujours, tantôt de rhumatismes, de sorte qu’au moins deux jours la semaine je garde la chambre. Ne pensez pas que je vous cache quelque chose, je suis, comme j’ai toujours été, d’une complexion forte, mais d’une santé faible. Je compte passer l’été suivant encore aux eaux. Si elles ne m’ont pas rétabli, elles m’ont fait du bien, il n’y a pas de mal sans bien.

« Quand je suis indisposé, je m’occupe avec moins de distraction à écrire un autre roman que j’ai commencé. Celui que j’ai envoyé à Pétersbourg est imprimé dans le livre du mois de septembre, Sovremennik 1852, sous le titre l’Enfance. Je l’ai signé L.-N., et personne, excepté Nicolas, n’en connaît l’auteur. Je ne voudrais pas aussi qu’on le sache[16]. »

Ainsi, à en juger par la deuxième lettre de Nekrassov, c’est le 6 septembre 1852 qu’eut lieu cet événement mémorable dans l’histoire de la littérature russe : l’apparition de la première œuvre de L.-N. Tolstoï.

Mme Golovatchov-Panaiev raconte dans ses « Souvenirs » des choses très intéressantes sur l’impression produite par cette première œuvre de Tolstoï sur la société des écrivains et sur les lecteurs.

« De tous côtés, on entendait les louanges du nouvel auteur, et tous étaient curieux de connaître son nom. Dans le monde littéraire on était assez indifférent pour le nouvel auteur, seul Panaiev était tellement enthousiasmé de l’Histoire de mon enfance qu’il en lisait chaque soir quelques pages chez ses connaissances. Tourgueniev se moquait de Panaiev, jurant que toutes ses connaissances se détournaient de lui sur la Nevsky, ayant peur qu’il ne se mit, même là, à leur dire des extraits de cette œuvre, car Panaiev était arrivé à savoir par cœur l’œuvre du nouvel auteur[17]. »

La critique ne s’occupa pas très vite de Tolstoï. Du moins dans le recueil de la littérature critique sur Tolstoï, de Zélinski, composé avec le plus grand soin, le premier article de critique est daté de 1854. Il parut dans les Annales de la Patrie (Otietchestvennia Zapisky) au mois de novembre, c’est-à-dire deux ans après l’apparition de l’Enfance. Cet article fut écrit à propos de la publication de l’Adolescence, et il y est question des deux nouvelles. Citons ici la caractéristique, brève mais très juste, de la première œuvre de Léon Nikolaievitch.

« L’Enfance, comme une grande chaîne de nos différentes représentations poétiques de ce qui nous entoure, fournit à l’auteur le moyen de jeter un coup d’œil sur la vie à la campagne, sous les mêmes couleurs poétiques. Il a choisi dans cette vie tout ce qui frappe l’imagination et l’esprit de l’enfant, et le talent de l’auteur a été si grand qu’il a présenté cette vie précisément telle que la voit l’enfant. Tout ce qui entoure l’enfant n’entre dans cette nouvelle qu’autant qu’il en est frappé. C’est pourquoi tous les chapitres de la nouvelle, au premier abord distincts, font un tout. Tous nous montrent la vision que l’enfant a du monde. Mais le grand talent de l’auteur se voit encore en ceci : Avec cette façon de peindre la vie réelle sous l’influence des impressions de l’enfant, il semble difficile de donner la place non plus à l’opinion d’un enfant, mais de rendre complètement les caractères. Or, après la lecture de ce récit, votre imagination se représente vivement et la mère, et le père et la vieille bonne et le gouverneur et toute la famille sous des couleurs très poétiques. Cela est admirable[18]. »

À mesure que le Sovremennik se répandait dans le public, l’intérêt pour le talent qui montait à l’horizon grandissait. Quand Dostoievski reçut en Sibérie les numéros du Sovremennik contenant l’Enfance et l’Adolescence il fut très impressionné par ces récits. Dans une lettre à un ami, datée de Sémipalatinsk, Dostoievski demande de lui dire absolument quel est ce mystérieux L.-N. T.[19]. »

Et ce mystérieux L.-N. T., comme exprès, ne voulait pas se découvrir et observait de côté l’effet qu’il produisait. Il garda même longtemps le secret envers son frère Nicolas et ses camarades.

La comtesse S.-A. Tolstoï écrit dans ses mémoires :

« Il m’a raconté qu’une fois ils ont reçu au Caucase les Annales de la Patrie, et Léon Nikolaievitch se mit à lire l’article du Sovremennik, plein des louanges les plus flatteuses pour l’auteur inconnu de l’Enfance. Il me disait : « J’étais couché dans l’izba, sur la planche, et, à côté de moi, mon frère et Ogoline. Je lisais et savourais le plaisir des louanges, même des larmes d’enthousiasme m’étouffaient et je pensais : personne, pas même eux, ne sait que c’est moi qu’on loue ainsi. »

En octobre, Léon Nikolaievitch, encore dans la stanitza Starogladovskaia, trace le plan du Roman du propriétaire russe. Voici quelle en était l’idée principale : Le héros cherche la réalisation de l’idéal et le bonheur dans la vie rurale. Ne le trouvant pas, désenchanté, il veut le chercher dans la vie de famille. Son ami le convainc que le bonheur n’est pas dans l’idéal mais dans un travail perpétuel dont le but est le bonheur des autres. Ce plan ne fut pas réalisé, mais nous trouvons l’expression de ces idées dans plusieurs des œuvres suivantes de Léon Nikolaievitch.

La carrière militaire, malgré la belle situation qu’elle lui offrait, ne souriait pas à Léon Nikolaievitch. Évidemment le service l’ennuyait et il n’attendait que sa promotion d’officier pour donner sa démission. Et cette promotion, comme un fait exprès, n’arrivait pas. En rentrant au service il avait espéré être officier au bout de six mois, mais il y avait près d’une année qu’il était au régiment, vers la mi-octobre, quand il reçut un papier duquel il résultait qu’il lui faudrait attendre encore trois ans. Cette remise tenait à une inexactitude dans ses papiers.

La comtesse S.-A. Tolstoï, dans ses Mémoires, raconte ce qui suit :

« La promotion de Léon Nikolaievitch, comme tout son service, n’alla pas sans beaucoup de difficultés et d’insuccès. Avant son départ au Caucase, il vivait à Iasnaia Poliana avec sa tante Tatiana Alexandrovna. Il voyait souvent son frère Serge qui à cette époque avait la passion des tziganes et de leurs chants.

« Les tziganes venaient chanter à Iasnaia Poliana et rendaient fous les deux frères. Quand Léon Nikolaievitch sentit que cette passion pouvait l’amener à des actes déraisonnables, tout d’un coup, sans rien dire à personne, il partit au Caucase sans se munir des papiers nécessaires. »

Cette négligence, ou plutôt cette haine des documents, plusieurs fois valut des ennuis à Léo Nikolaievitch. À bout de patience il s’en plaignit à sa tante Uchkov et celle-ci, par une lettre à un haut fonctionnaire quelconque, réussit à activer la promotion de Léon Nikolaievitch au grade d’officier.

Le 24 décembre de la même année, Léon Nikolaievitch termina le récit l’Incursion, et deux jours après l’envoya à la rédaction du Sovremennik.

En janvier 1853, la batterie où servait Tolstoï partit en campagne contre Schamyl.

Dans l’« Histoire de la 20e brigade d’artillerie » on lit dans la description de cette campagne :

« Auprès d’un des canons du détachement principal de la batterie no 4 se tenait, en qualité de sous-officier, le comte L. Tolstoï, plus tard auteur des œuvres immortelles, la Coupe en forêt, les Cosaques, Guerre et Paix et autres. »

Le détachement se logea dans la forteresse Groznaia, où, selon le journal de Tolstoï, tous s’adonnèrent à l’orgie et aux cartes.

« Le 18 janvier, est-il dit dans l’Histoire de la 20e brigade, le détachement retourna au village, Kourinskoié. Pendant les trois derniers jours, les sept canons de la colonne lancèrent jusqu’à huit cents obus, parmi lesquels près de 800 étaient lancés par la cinquième colonne de la batterie no 4 de la 20e brigade, commandée par le lieutenant Makalinsky et les sous-lieutenants Soulimovsky et Lodijensky, sous lesquels se trouvait, entre autres, le sous-officier de 4e classe, L.-N. Tolstoï. Le 19, le détachement était envoyé sous son commandement dans la forteresse Guerzel-aoul[20]. »

Léon Nikolaievitch prit aussi part à un engagement le 18 février et courut un sérieux danger ; il fut à deux doigts de la mort. Pendant qu’il pointait son canon, une grenade ennemie brisa l’affût et éclata à ses pieds, Léon Nikolaievitch n’eut heureusement aucun mal.

Vers le 1er avril il retourna avec son détachement à Starogladovskaia.

Dès les premiers pas de son activité littéraire L.-N. Tolstoï eut l’occasion de se heurter à un obstacle cruel et inerte qui depuis près de deux siècles étouffe le développement libre de la pensée russe et qui s’appelle la censure.

Dans sa lettre à son frère Serge, en mai 1853, il écrit :

« Je t’écris à la hâte, aussi excuse-moi si ma lettre est brève et sans suite. L’Enfance a été abîmée et l’Incursion perdue par la censure. Tout ce qui était bien a été rayé ou déformé. J’ai donné ma démission, et dans quelques jours, c’est-à-dire dans un mois et demi, j’espère aller à Piatigorsk, en homme libre, et de là en Russie. »

Mais ce n’était pas si facile de donner sa démission et en été de cette même année 1853, Léon Nikolaievitch courut de nouveau un grand danger : il évita à grand’peine la captivité.

Nous emprunterons le récit de cette aventure aux Souvenirs de Poltoratzki.

« Le 13 juin 1853, je partis pour l’occasion[21] à Groznaia, avec les 5e et 6e Compagnies du régiment Kourinskï et une compagnie du bataillon de ligne, avec deux canons. Après le relais, près du mamelon d’Ermolov, quand déjà les colonnes étaient en marche, tout d’un coup, du milieu de la colonne qui s’allongeait sur la route, j’aperçus non loin de l’avant-garde, à gauche, entre Khan-Kalé et la tour de Groznaia, un détachement de vingt à vingt-cinq Tchechenzes qui s’avançait en coupant la route à la colonne. En toute hâte je me jetai à l’avant-garde et j’entendis une salve de coups de fusil; mais avant d’arriver à la 5e Compagnie, une centaine de pas avant, j’aperçus le canon déjà ôté de l’avant-train et la mèche levée sur lui. « Arrête ! Arrête ! C’est les nôtres qui sont là-bas ! » criai-je de toutes mes forces, et par bonheur j’eus le temps d’arrêter le coup dirigé dans le tas des cavaliers qui se trouvaient sur la route et parmi lesquels étaient aussi les nôtres.

« À peine le 3e détachement s’était-il, par mes ordres, mis en mouvement, que les Tchetchenzes commençaient à s’enfuir par la steppe vers Argoune, et deux grenades étaient envoyées contre eux. Au même moment, du lieu de la bataille accourait à la colonne le baron Rosen, étourdi, pâle comme un mort et presque derrière lui, un cheval bai, sans selle, que les artilleurs reconnurent pour celui de leur officier. En même temps, des buissons qui bordaient la route, se montra le sous-lieutenant d’artillerie lui même, Stcherbachev, un jeune adolescent de dix-neuf ans, au teint rouge, qui, quelques mois auparavant, avait quitté les bancs de l’école d’artillerie. Lui qui nous étonnait tous par sa santé, sa corpulence extraordinaire et sa force, en ce moment nous frappa. Il marchait à pas lents mais assurés, sans boiter ni gémir, et ce n’est que tout près de nous que nous remarquâmes combien il s’était chèrement défendu des Tchetchenzes. Le sang coulait à flots de blessures à la poitrine. Ses deux jambes et son ventre étaient criblés de balles, par la mitraille ; son cou portait des entailles faites au sabre. Il n’y avait dans la colonne ni docteur ni infirmier et les barbiers de la Compagnie durent s’occuper du blessé. L’un d’eux pansa très habilement le blessé. Rosen, qui s’était enfin remis un peu du premier moment d’effroi, put expliquer que lui et quatre autres s’étant séparés de l’occasion partirent en avant, et qu’au moment de l’attaque des montagnards le comte L. Tolstoï, Paul Poltoratzki et le Tatar Sado s’étaient enfuis probablement à Groznaia, tandis que Stcherbachev et lui-même tournaient leurs chevaux à l’encontre de la colonne en marche. « Votre Seigneurie, m’interrompit le soldat d’artillerie qui était juché sur une haute charretée de foin, là-bas sur la route, il y a quelqu’un d’étendu et qui a l’air de remuer. » Je criai au troisième détachement : « En avant ! En avant 1 En course ! » et m’élançai moi-même sur la route. À cinq cents pas du canon d’avant-garde gisait le cheval noir que nous connaissions et au-dessous de lui on aperçut le corps mutilé de Paul[22]. Il gémissait affreusement et d’une voix désespérée suppliait de le délivrer du cadavre du cheval. Je sautai de ma monture, remis les brides à un Cosaque, et avec une force extraordinaire, d’un seul mouvement adroit, je renversai de côté le cadavre du cheval et délivrai le malheureux couvert de sang. Toutes ses blessures avaient été faites à l’arme blanche : trois coups sur la tête, quatre aux épaules, les derniers si forts et si cruels que l’épaule droite était littéralement détachée du tronc et qu’on voyait les organes internes… J’envoyai un Cosaque porter l’ordre à la colonne d’avancer jusqu’ici, et sur place on fît le pansement et prépara un brancard.

« Tout ce que je rapporte s’était passé en quelques minutes, qui nous permirent cependant de donner les premiers secours aux blessés, et à la cavalerie de Groznaia d’accourir à l’aide. Le chef de la garnison, après avoir examiné du mamelon la situatio normale de la colonne et vu que les Tchetchenzes disparaissaient déjà à l’horizon, avait cru inutile de les poursuivre et avait fait rentrer les troupes dans le fort. Mais quelques cavaliers qui s’étaient séparés d’eux accoururent chez nous dans la colonne qui se trouvait à quatre verstes au plus de Groznaia. Parmi ces cavaliers il y avait Pistelkorsk et quelques-uns de ses kounak, des Tchetchenzes pacifiés des aouls de Groznaia. Quand nous eûmes fait des brancards où nous installâmes les blessés, nous partîmes en avant. Pistelkorsk nous raconta que le comte L. Tolstoï et le tatar Sado, bien que poursuivis très furieusement par sept Tchetchenzes, grâce à la rapidité de leurs coursiers, en leur abandonnant une selle, étaient arrivés sains et saufs au fort. Tous les cinq ayant voulu arriver au plus vite à Groznaia s’étaient séparés près du mamelon d’Ermolov. Cette manœuvre, hélas ! est trop connue au Caucase. Qui de nous, forcé d’aller au pas sur un excellent cheval, avec l’occasion de l’infanterie, n’est pas parti en avant ? C’est une telle tentation que jeunes et vieux, malgré des ordres très sévères et les punitions des chefs, souvent y succombent, et nos cinq braves garçons avaient agi de même. Quand ils eurent laissé la colonne à cent pas derrière eux ils convinrent que deux d’entre eux marcheraient en éclaireurs, sur la hauteur, et que les autres suivraient la route en bas. Aussitôt que Tolstoï et Sado eurent gravi la montagne ils aperçurent une foule de Tchetchenzes à cheval qui, sortant de la forêt Khan-Kalsk, marchaient droit sur eux. N’ayant pas le temps de descendre pour prévenir ses camarades qui étaient en bas, Tolstoï leur cria que l’ennemi approchait et lui-même et Sado s’élancèrent au galop sur la crête de la montagne vers la forteresse. Les autres, en bas, tout d’abord ne crurent point à cet avertissement, et comme ils ne pouvaient voir sur la montagne ils restèrent quelques minutes immobiles. Quand les Tchetchenzes (dont sept se lancèrent à la poursuite de Tolstoï et de Sado) se montrèrent sur les rochers accourant en bas, Rosen, tournant alors sa monture, galopa sur ses pas, vers la colonne, et eut la chance de la rejoindre. Stcherbachev courut sur ses traces, mais son cheval galopait mal et les Tchetchenzes l’atteignirent, le blessèrent, et le jetèrent à terre, après quoi, à pied, il se traîna jusqu’à la colonne. Le plus infortuné, c’était Paul. En apercevant les Tchetchenzes, instinctivement il se jeta en avant dans la direction de Groznaia. Mais comprenant aussitôt que son cheval jeune, gâté, et trop nourri, ne ferait pas au galop, en pleine chaleur, les cinq verstes qui le séparaient du fort, il tourna bride au moment même où la bande ennemie descendait de la montagne, arrivant sur la route ; et, saisissant son épée, la tête, perdue (comme il s’exprimait lui-même), il voulut se frayer un chemin parmi eux. Mais un des montagnards dirigea sûrement son fusil et, attendant l’approche de Paul, tira presque à bout portant dans le front de son cheval noir. L’animal tomba et couvrit son cavalier de son cadavre. Le Tchetchenze se pencha sur Paul, lui arracha des mains l’épée à poignée d’argent et se mit à lui tirer son fourreau ; mais à la vue du 3e détachement qui volait à son secours, il lui frappa la tête d’un coup d’épée et s’enfuit. Son exemple était suivi par six autres montagnards qui, en toute hâte, avec force et cruauté, portaient des coups d’épée à la tête et à l’épaule de Paul, qui, immobile sous le fardeau du cheval, resta là, ensanglanté, jusqu’à ma venue[23]. »

Des souvenirs de Bers, nous apprenons encore un détail qui caractérise Léon Nikolaievitch :

« Le Tchetchenze Sado qui accompagnait Léon Nikolaievitch, était son grand ami ; peu de temps avant cet événement, ils avaient fait un échange de chevaux. Sado avait acheté un jeune cheval et après l’avoir dressé l’avait donné à Tolstoï, et avait accepté le sien qui était moins bon coursier. Quand ils furent poursuivis par les Tchetchenzes Léon Nikolaievitch, qui avait la possibilité de fuir plus vite sur le coursier rapide de son ami, ne l’abandonna pas. Sado, comme tous les montagnards, ne se séparait jamais de son fusil, mais par malheur il n’était pas chargé. Néanmoins il visa les ennemis et leur cria des menaces… À en juger d’après l’attitude des poursuivants ils avaient l’intention de les capturer tous deux, surtout Sado, par vengeance ; c’est pourquoi ils ne tirèrent pas. Cette circonstance les sauva. Ils eurent le temps de s’approcher de Groznaia, où la sentinelle, remarquant la poursuite, donna l’alarme. Les Cosaques qui sortirent à leur rencontre obligèrent les Tchetchenzes à cesser leur poursuite[24]. »

Cet épisode a servi à Léon Nikolaievitch pour son récit : le Prisonnier du Caucase.

Ni les dangers de la vie militaire, ni les accès d’orgie et de jeu qui, comme des ouragans, troublaient la vie paisible de Léon Nikolaievitch, n’arrêtaient son développement intérieur, et peu après les faits que nous avons décrits, il note dans son journal des pensées telles que celles-ci :

« Sois droit, même rude, et sincère avec tout le monde, mais pas d’une franchise naïve, sans nécessité. »

« Garde-toi du vin et des femmes. »

« Le plaisir est si minime et les regrets si grands ! »

« Donne-toi tout entier à chaque chose que tu entreprends. »

« À toute sensation forte retiens-toi du mouvement, mais une fois réflexion faite, même erronée, agis résolument. »

À la mi-juillet 1853, Léon Nikolaievitch partit à Piatigorsk et y resta jusqu’en octobre, après quoi il revint à Starogladovskaia. Le service monotone commençait évidemment à l’ennuyer fortement, et il attendait avec impatience un changement dans sa vie.

Ainsi, entre autres, il écrit à son frère, de Piatigorsk, le 21 juillet 1853 :

« Il me semble que je t’ai déjà écrit que j’ai donné ma démission. Dieu sait si on l’acceptera et quand, surtout maintenant, à cause de la guerre contre la Turquie. Cela m’ennuie beaucoup, parce que, maintenant, je suis déjà si habitué à l’agréable pensée de m’installer bientôt à la campagne, qu’il m’est très désagréable de retourner de nouveau à Starogladovskaia et d’attendre une éternité comme j’attends tout ce qui touche mon service. »

La même humeur se retrouve dans sa lettre de Starogladovskaia, de décembre 1853.

« Je t’en prie, écris plus vite sur mes papiers. C’est nécessaire. Quand viendrai-je ? Dieu seul le sait, parce que voilà déjà bientôt une année que je ne pense qu’à mettre mon épée au fourreau et ne le puis pas. Mais puisque je suis forcé de guerroyer n’importe où, je trouve plus agréable de le faire en Turquie qu’ici, ce que j’ai déjà demandé au prince Serge Dmitriévitch qui m’a répondu qu’il a déjà écrit à son frère, mais qu’il ne sait pas ce qu’il en résultera.

« En tout cas, j’attends pour le nouvel an un changement dans mon existence, qui, je te l’avoue, m’assomme beaucoup. Des officiers sots, des conversations sottes, rien de plus. Un seul homme au moins à qui l’on puisse parler à cœur ouvert ! On devient soi-même sensiblement bête. Bien que Nicolas ait amené avec lui, Dieu sait pourquoi, des chiens à courre (ce pourquoi moi et Epichka l’appelons souvent cochon), des journées entières, du matin au soir, je chasse seul. Ce n’est pas un plaisir, c’est un moyen de s’étourdir. On se fatigue et on s’endort comme un mort, et la journée est passée. Si tu as une occasion, ou si tu vas toi-même à Moscou, achète-moi un Dickens (David Copperfield), en anglais, et envoie-moi le dictionnaire anglais de Saddler qui se trouve dans mes livres. »

Pendant ce temps, Léon Nikolaievitch écrit l’Adolescence, et termine un récit : le Journal d’un marqueur, qu’il envoie à la rédaction du Sovremennik, mécontent de soi à cause de la hâte du travail.

Une de ses occupations de ce temps était la lecture de la biographie de Schiller. Au retour d’une courte expédition dans l’aoul Khasaf-Iourt, Léon Nikolaievitch écrit dans son journal :

« Je remplace toutes les prières que j’ai inventées par le Pater noster. Toutes les demandes que je puis adresser à Dieu sont exprimées avec plus de dignité, plus de hauteur morale, par ces paroles : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. »

Nous avons déjà dit quels désagréments avait causés à L.-N. Tolstoï l’irrégularité de ses papiers. Nous citerons encore un contre-temps qu’il éprouva au Caucase, par la même cause. Voici ce qu’il écrit à ce propos à sa tante Tatiana Alexandrovna, de Piatigorsk, en juin 1852 :

« Je ne vous parlais pas de cela dans mon avant-dernière lettre pour ne pas répéter une chose également désagréable à vous et à moi : c’est que j’ai un guignon constant dans tout ce que j’entreprends. Pendant cette expédition j’ai eu l’occasion d’être deux fois présenté à la croix de Saint-Georges et je n’ai pas pu la recevoir à cause du retard de quelques jours de ce maudit papier. J’ai été présenté pour la journée de 17 février (ma fête), mais on a été obligé de refuser à cause du manque de ce papier.

« La liste des présentations partit le 19 ; le 20 le papier était arrivé. Je vous avoue franchement que de tous les honneurs militaires, c’est cette seule petite croix que j’ai eu la vanité d’ambitionner et ce contre-temps m’a causé un violent dépit, d’autant plus qu’il n’y a qu’une époque pour la recevoir et qu’à présent, pour moi, elle est passée[25]. »

Tolstoï eut encore deux autres occasions de recevoir la croix de Saint-Georges, mais il les manqua toutes deux. Voici ce qu’il m’a écrit récemment à ce propos, en réponse à la question que je lui avais adressée :

« La deuxième occasion se présenta après le mouvement du 18 février, quand on envoya deux croix à notre batterie. Je me souviens avec plaisir que, non spontanément mais après une allusion de ce charmant Alexéïev, je refusai la croix en faveur du vieil et brave soldat Andrëev.

« La troisième occasion tomba juste quand le commandant de notre brigade, Lévine, me mit aux arrêts pour n’avoir pas rempli mon service de garde ; il refusa à Alexéiev de me donner la croix. J’en étais très attristé. »

Voilà comment L.-N. Tolstoï ne fut jamais décoré.

Pour terminer notre description de la vie de Léon Nikolaievitch au Caucase, citons une page des Souvenirs d’un militaire de Mikhail Alexéievitch Ianjoul, qui servit dans la stanitza Starogladovskaia, au cours des années 70, et qui trouva là-bas des souvenirs encore vivants du séjour de Tolstoï :

« En 1871, je fus promu officier dans la 20e brigade d’artillerie, dans la même batterie et à la même stanitza Starogladovskaia où dix-sept ans auparavant servait le comte L.-N. Tolstoï. Cette stanitza Starogladovskaia, avec ces jolies femmes, ces braves Cosaques et « la maison du commandant entourée de hauts et vieux peupliers » décrits par le comte Tolstoï dans sa nouvelle célèbre les Cosaques, je l’ai connue pendant plus de vingt ans. De mon temps, vivait encore le souvenir de Léon Nikolaievitch (tous là-bas l’appelaient ainsi), et on montrait une vieille Marinka (l’héroïne de la nouvelle) et quelques vieux Cosaques, des chasseurs, qui avaient connu personnellement L.-N. Tolstoï et avaient chassé avec lui le faisan et le sanglier. On sait que l’un d’eux, dans les années 1880, alla à cheval de la stanitza à Iasnaia Poliana, pour voir Tolstoï. Dans la batterie, je trouvai le capitaine Frolov (maintenant décédé) qui avait connu Tolstoï quand il était sous-officier et qui racontait, entre autres, que, déjà à cette époque, le comte avait un extraordinaire talent de conteur et captivait tout le monde par sa conversation[26]. »

Dans le même récit, Ianjoul donne une brève caractéristique du chef direct de Léon Nikolaievitch, le commandant de la batterie. « Nikita Petrovitch Alexeiev était aimé et respecté de tous par sa bonhomie. Il avait la réputation d’un savant artilleur. Il était très religieux, aimait particulièrement à aller à l’église où, des heures entières, il se tenait agenouillé, baisant le sol. À cela, il faut ajouter encore qu’il lui manquait une oreille qu’un jour un cheval lui avait arrachée. Entre autres étrangetés de Nikita Pétrovitch, il ne pouvait se tenir en paix quand les officiers buvaient de l’eau-de-vie et surtout quand c’était les jeunes. Selon la coutume de ce bon vieux temps, tous les officiers, chaque jour, dînaient chez le commandant de la batterie et là Léon Nikolaievitch le taquinait souvent, en faisant semblant de vouloir prendre de l’eau-de-vie. Alors Nikita Pétrovitch, de l’air le plus sérieux, se mettait à l’exhorter à ne pas boire et, selon son habitude, proposait des bonbons au lieu d’eau-de-vie[27]. »

La description de la vie de Léon Nikolaievitch au Caucase ne serait pas complète si nous ne mentionnions ses deux camarades : Boulka et Milton, deux chiens dont il a raconté lui-même les exploits dans ses Récits pour les enfants[28], dans une série de charmants tableaux idylliques de la vie du Caucase, récits que connaît chaque écolier russe.

L’ordre de la promotion attendue depuis si longtemps par Léon Nikolaievitch arriva enfin.

Le 13 janvier 1854 il passa à la stanitza l’examen d’officier, qui n’était alors qu’une simple formalité, et il se mit à se préparer pour le départ.

Le 19 janvier il partit en Russie. Le 2 février, il était à Iasnaia Poliana. Au cours de ce voyage, qui durait alors près de deux semaines, il éprouva une tourmente de neige qui, selon toute probabilité, lui a donné le sujet de son récit qui porte le titre : Une tourmente de neige[29].

Le peu de temps qu’il demeura en Russie, il le passa entre ses frères, sa tante et son ami Perfilev. Une nomination dans l’armée du Danube l’attendait déjà. Il partit et arriva à Bukarest le 14 mars 1854.

En terminant la description de la vie de Léon Nikolaievitch au Caucase, nous croyons nécessaire de citer son opinion actuelle sur cette vie. Il se rappelle ce temps avec joie et le regarde comme l’une des meilleures périodes de sa vie, malgré tous les écarts de l’idéal alors vaguement entrevu par lui. Quant à son service militaire postérieur et surtout son activité littéraire, L.-N. Tolstoï les tient pour une chute morale graduelle, et ce n’est qu’à la campagne, en s’adonnant tout entier aux occupations avec les enfants des paysans, qu’il sentit la complète résurrection et le relèvement moral.


  1. Lettre en français dans l’original.
  2. Lettre en français dans l’original.
  3. Lettre en français dans l’original.
  4. Lettre en français dans l’original.
  5. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï. P.-V. Stock, éditeur, tome iii, les Cosaques, pp. 22-23-24.
  6. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï. P.-V. Stock, éditeur, tom. iii, les Cosaques, pp. 156-157.
  7. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï. P.-V. Stock, éditeur, tome iii, les Cosaques, pp. 245-246-247-248-249.
  8. Lettre en français dans l’original.
  9. Lettre en français dans l’original.
  10. Léon-le-pleurnicheur.
  11. Lettre en français dans l’original.
  12. Lettre en français dans l’original.
  13. Lettre en français dans l’original.
  14. Lettre en français dans l’original.
  15. Manière russe de prendre le thé : sans le sucrer, par économie, en buvant le thé on tient entre les dents un petit morceau de sucre.
  16. Lettre en français dans l’original.
  17. Mme Golovatchov-Panaïev : les Écrivains et les artistes russes, p. 228.
  18. Annales de la Patrie, 1854, no 11.
  19. La première œuvre de L.-N. Tolstoï, M. M. Niédiele. Octobre 1892.
  20. Ianjoul, Histoire de la 20e brigade d’artillerie.
  21. Au cours des guerres contre les montagnards, il était très dangereux de circuler sans être accompagné de forts convois, aussi profitait-on, pour voyager, des mouvements de convois sous garde renforcée. Les voyages de cette sorte s’appelaient « occasions ». P.-B.
  22. Paul Poltoratzki, neven du narrateur. P. B.
  23. Souvenirs de V. A. Poltoratzki, Istoritscheski Viestnik (Messager historique). Juin 1893, p. 672
  24. S.-A. Bers : Souvenirs sur le Comte L.-N. Tolstoï, page 9.
  25. Lettre en français dans l’original.
  26. Pour la Biographie de L.-N. Tolstoï, A. Ianjoul. Rousskaia Starina (l’Antiquité russe), février 1900, p. 335.
  27. Pour la Biographie de L.-N. Tolstoï. M. A. Ianjoul, Rousskaia Starina (l’Antiquité russe).
  28. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï : P.-V. Stock, éditeur, tome xiv.
  29. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï. P.-V. Stock, éditeur, Une tourmente de neige, tome v.