Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 4/Chapitre 4

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (Tome 2p. 116-174).


CHAPITRE IV


LE DEUXIÈME VOYAGE À L’ÉTRANGER. — NICOLAS
TOLSTOÏ ; SA MALADIE ET SA MORT



Au mois de février 1860, Fet adresse à Tolstoï une lettre où il lui demande un conseil à propos de l’achat d’une propriété, qu’il aurait l’intention de faire valoir. Léon Nikolaievitch très sympathique à ce projet lui répond en l’assurant de son concours et lui indique diverses propriétés à vendre, et après cette partie pratique de la lettre sans intérêt général, il exprime les pensées suivantes à propos des œuvres de Tourgueniev et d’Ostrovsky.

« J’ai lu Nakanounié (la Veille). Voici mon opinion : C’est en général tout à fait inutile d’écrire des nouvelles, surtout pour les hommes qui sont tristes et ne savent pas bien ce qu’ils veulent de la vie. Cependant Nakanounié est beaucoup mieux que le Nid des gentilshommes, et il y a dans cette nouvelle quelques types négatifs merveilleux : le peintre et le père. Et les autres, non seulement ne sont pas des types, mais même leur situation n’est pas typique, sans compter qu’ils sont tout à fait


Tolstoï en 1860

vulgaires. D’ailleurs c’est toujours le défaut de Tourgueniev. La jeune fille est tout à fait mauvaise : « Ah ! Je t’aime ! » « Ses cils étaient longs… »

« En général, je suis toujours étonné que lui, Tourgueniev, avec son esprit et son flair poétique, ne sache pas se garder de la banalité, même dans ses moindres procédés. Cette banalité se montre surtout dans les procédés négatifs qui rappellent Gogol. Il n’y a pas d’humanité, pas de sympathie pour la personne : il présente des monstres qu’il injurie, mais ne plaint pas. Cela sonne mal avec le ton et le sens de libéralisme de tout le reste. C’était bien au temps du roi de Thulé et de Gogol (et encore, il faut dire que si l’on ne plaint pas ses personnages les plus minimes, il faut alors les insulter de telle façon que le ciel en ait chaud, ou se moquer d’eux jusqu’à ce que le ventre en éclate) et non comme le fait Tourgueniev, qui est saisi de mélancolie et de dyspepsie. Mais, en général, il faut dire que personne ne serait actuellement capable d’écrire une pareille nouvelle, bien qu’elle ne doive pas avoir de succès.

« L’Orage d’Ostrovsky est selon moi une œuvre très triste, mais qui aura du succès. Ce n’est ni Ostrovsky ni Tourgueniev qui sont coupables, mais l’époque. Maintenant de longtemps ne naîtra pas cet homme qui fera dans le monde poétique ce qu’a fait Boulgarine. Quant aux amateurs de l’antique, desquels je suis, personne ne les empêchera de lire sérieusement des vers et des nouvelles et de les discuter sérieusement. Maintenant, il faut autre chose. Ce n’est pas nous qui devons nous instruire, mais nous devons apprendre un peu à Marfoutka et Tarasska ce que nous savons. Au revoir, cher ami[1]. »

Léon Nikolaievitch avait en effet décidé que l’homme doué de raison et riche en connaissances était obligé, avant d’en jouir, de partager avec ceux qui en sont privés, c’est pourquoi il consacrait ses loisirs à l’enseignement. À ces occupations il passa l’hiver 1859-1860. Au cours de cet hiver, pendant la lecture des livres sérieux, des pensées telles que celles-ci lui viennent en tête :

« 1er Février. Lu « La dégénérescence de l’esprit humain », et aussi qu’il existe un degré supérieur, physique, du développement de l’esprit. À ce degré, machinalement, je me suis rappelé la prière.

« Prier, qui ? Qu’est-ce que Dieu qu’on se représente si clairement qu’on peut le prier d’être en communion avec lui ? Si je me le représente tel, il perd pour moi toute majesté. Le fait de pouvoir le prier et le servir montre la faiblesse de l’esprit. Il est Dieu, précisément parce que je ne puis me représenter tout son être. Et il n’est pas même un être. Il est la loi et la force…

« Que cette page reste la preuve de ma conviction de la force de l’intelligence. »

Ensuite il lit les récits d’Auerbach ; Reineke Fuchs de Gœthe, et enfin, à la même époque, il note la pensée suivante :

« Elle est étrange ma religion et la religion de notre temps, la religion du progrès ! On dit seulement à l’homme que le progrès est le bien ! Ce n’est que l’absence de croyance, et le besoin de l’activité inné transformé en croyance. L’homme a besoin d’un stimulant Schwung. Oui ! »

Cette idée reçut son entier développement, comme nous le verrons plus loin, dans les œuvres pédagogiques ainsi que dans l’analyse de soi, dans les Confessions.

Les amis de Tolstoï suivaient avec une grande attention son activité littéraire et envisageaient avec une indulgence un peu railleuse « sa bêtise et son originalité », car la plupart ne comprenaient pas ces manifestations du travail profond, intérieur, de Léon Nikolaievitch.

Ainsi Botkine, écrit entre autres à Fet, le 6 mars 1860 : « Par la lettre de Tourgueniev, j’ai appris avec joie que Léon Tolstoï s’est remis à son roman du Caucase. Quelques sottises qu’il fasse, je dirai toujours que c’est un homme doué d’un très grand talent, et pour moi chacune de ses bêtises a plus de valeur que les actes les plus raisonnables et les plus sages des autres[2]. »

Tourgueniev était de même opinion. Voici l’extrait d’une de ses lettres à Fet, de cette même année :

« Léon Tolstoï continue de faire l’original. C’est évidemment déjà inscrit comme ça dans son grand livre. Quand fera-t-il un dernier entrechat et se remettra-t-il sur ses jambes[3] ? »

Au printemps de 1860, les époux Fet, comme d’habitude, en allant de la ville à la campagne, s’arrêtèrent à Iasnaïa Poliana, et Fet marque d’une note brève ce séjour.

« Bien entendu, nous ne nous sommes pas refusé le plaisir d’aller passer deux jours à Iasnaia Poliana, où, pour comble à notre joie, nous avons trouvé le cher Nicolas Nikolaievitch Tolstoï, qui a mérité par sa sagesse orientale, originale, le surnom de Firduci. Que de plans agréables avons-nous ébauchés durant ces deux jours passés au pavillon d’Iasnaia Poliana, c’est à peine si nous avons songé à l’impossibilité de les réaliser. »

Plus loin, Fet raconte l’arrivée chez eux de N.-N. Tolstoï.

« Un jour, Nicolas Nikolaievitch, qui était arrivé chez nous au milieu de mai, nous déclara que sa sœur la comtesse M.-N. Tolstoï et son frère l’avaient convaincu de partir pour l’étranger à cause de ses accès de toux insupportables. Le pauvre garçon toujours si maigre a encore maigri. Par moments, à travers un rire naïf apparaît l’irritabilité propre aux phtisiques. Je me rappelle comme il s’est fâché en retirant sa main de celle du cocher qui était venu le chercher et voulait la baiser. C’est vrai qu’il n’a rien dit devant son serf, mais quand celui-ci retourna près des chevaux, d’une voix irritée il se plaignit à moi et à Borissov. « Pourquoi diable cet animal a-t-il voulu me baiser la main ? Jamais cela ne m’est arrivé[4]. »

Puisqu’il nous faudra, par la suite, parler des rapports de Léon Nikolaievitch avec son frère, durant sa vie et au moment de sa mort, nous ne croyons pas inutile de citer ici la caractéristique de cet homme remarquable, par Fet.

« Le comte Nicolas Nikolaievitch Tolstoï, qui venait chez nous presque tous les soirs, apportait avec lui un intérêt moral et une animation qu’il est très difficile de dépeindre en quelques mots. Il portait encore la tunique d’artilleur. Il suffisait de voir ses mains maigres, ses grands yeux intelligents, ses joues creuses, pour se convaincre que l’implacable phtisie s’accrochait impitoyablemant à la poitrine de cet homme bon et railleur. Malheureusement cet homme remarquable, de qui l’on peut dire non que toutes ses connaissances l’aimaient, mais l’adoraient, avait contracté au Caucase l’habitude des boissons spiritueuses, habitude si fréquente dans ce temps parmi les militaires. Bien que par la suite j’aie connu très intimement Nicolas Tolstoï et que plusieurs fois j’aie été avec lui à la chasse, où il était pour lui très facile de boire, jamais, pendant les trois années de notre connaissance, je n’ai remarqué en lui l’ombre d’ivrognerie. Parfois il approchait de la table le fauteuil où il était assis et buvait du thé avec un peu de cognac. Très timide par nature, pour parler il avait besoin d’être interrogé. Mais une fois amené sur un sujet quelconque il y apportait toute la finesse et l’agrément de sa bonne humeur. Il admirait visiblement son frère cadet Léon, mais il fallait entendre avec quelle ironie il parlait de ses aventures mondaines. Il savait si bien distinguer le réel de la vie de son enveloppe éphémère qu’avec la même ironie il envisageait la couche supérieure et inférieure de la vie au Caucase. Et le célèbre chasseur, le schismatique Epichka (Erochka dans la nouvelle de L.-N. Tolstoï, les Cosaques) était dessiné jusqu’au summum de l’art par Nicolas Tolstoï[5]. »

N.-N. Tolstoï écrivit très peu et un seul de ses récits, le Journal d’un chasseur, publié dans le Sovremennik, est arrivé jusqu’à nous.

Eugène Garchine, dans ses souvenirs sur Tourgueniev, cite l’opinion suivante d’Ivan Tourgueniev sur N.-N. Tolstoï :

« Cette humilité devant la vie que Léon Nikolaievitch développe théoriquement, son frère l’applique directement à son existence, nous disait Tourgueniev. Il a toujours vécu dans des taudis impossibles, dans quelque quartier lointain, et partageait volontiers tout ce qu’il possédait avec les pauvres. C’était un causeur charmant, mais écrire lui était physiquement impossible. Le procédé même de l’écriture lui était difficile comme à un homme du peuple qui a la main raide et dont les doigts ne peuvent tenir la plume[6]. »

Le départ de Nicolas Nikolaievitch pour l’étranger eut lieu en effet, à la joie générale, mais peu longue, de ses amis. Il partit pour l’étranger par Pétersbourg avec son frère Serge.

Tourgueniev, qui l’aimait, s’inquiétait fort de sa santé et écrivit à Fet, de Soden, le 1er juin 1860 :

« Ce que vous m’avez raconté de la maladie de N. Tolstoï m’a profondément attristé. Est-ce que cet homme charmant, précieux, doit mourir ? Et comment a-t-on pu laisser tant progresser cette maladie ? N’a-t-il pas encore décidé de vaincre sa paresse et d’aller à l’étranger se soigner ? Il est allé au Caucase en tarentass et diable sait quoi… Pourquoi ne viendrait-il pas à Soden ? Ici, à chaque pas on rencontre des poitrinaires. Les eaux de Soden sont les meilleures pour ces maladies. Je vous dis tout cela à la distance de deux mille verstes comme si mes paroles pouvaient aider à quelque chose… Si Tolstoï n’est pas déjà parti, il ne partira pas. Voilà comment la destinée nous écrase tous ! »

Il répète la même chose dans le post-scriptum de cette même lettre.

« Si N. Tolstoï n’est pas encore parti, prosternez-vous devant lui et chassez-le à l’étranger.

L’air ici est très doux, comme il n’est jamais nulle part en Russie[7]. »

Léon Nikolaievitch était alors très inquiet de la maladie de son frère, car à cette époque se rapporte la lettre suivante à Fet, dans laquelle, sauf ce qui concerne son frère, il exprime quelques considérations très intéressantes sur l’exploitation agricole.

« Non seulement je ne me suis pas réjoui et n’ai pas été fier de votre lettre, cher Afanassi Afanassievitch, mais si je l’avais crue je me serais beaucoup attristé. C’est sans phrase. Vous êtes un écrivain, et seulement un écrivain, et que Dieu vous aide. Mais qu’en plus vous vouliez trouver une place et y fouiller comme une fourmi, cette idée, non seulement devait vous venir en tête, mais vous devez la réaliser mieux que moi. Vous devez le faire parce que vous êtes bon et plein de bon sens. D’ailleurs, même maintenant, ce n’est pas à moi de vous encourager ou décourager d’un ton doctoral. Je serais en désaccord avec moi-même. L’exploitation sur l’échelle où elle se fait chez moi m’oppresse. L’Ufanstvo[8] je ne la vois que quelque part, de loin.

« Les affaires de famille, la maladie de Nicolas, dont nous n’avons pas encore de nouvelle de


Autographe de Tolstoï en 1860 (lettre à son ami Diakov)

l’étranger, le départ de ma sœur (elle nous quitte dans trois jours) me tourmentent de tous côtés. La vie célibataire, c’est-à-dire l’absence de femme, et l’idée qu’il devient déjà tard, me tourmente aussi. En général, tout n’est pas rose pour moi, pour le moment. À cause de la maladie de ma sœur et du désir de voir Nicolas, demain, en tout cas, je prends un passeport pour l’étranger, et peut-être partirai-je avec eux, surtout si je reçois de mauvaises nouvelles de Nicolas. Je passerai vous voir avant le départ. Je voudrais vous dire tant de choses et vous interroger, mais maintenant ce n’est pas possible. Cependant si cette lettre vient de bonne heure, sachez que nous quittons Iasnaia jeudi, ou plutôt vendredi. Maintenant, à l’exploitation. Le prix qu’on vous demande n’est pas trop élevé, et si l’endroit vous plaît, il faut acheter. Une seule question : Pourquoi vous faut-il tant de terre ? Par mon expérience de trois années, je suis arrivé à cette conviction qu’avec l’activité la plus grande possible on ne peut exploiter convenablement que de 60 à 70 déciatines. Ce n’est que dans ces conditions qu’on peut ne pas trembler à chaque faute : parce qu’on n’a pas labouré deux fois mais trois ou quatre fois, pour chaque heure perdue par l’ouvrier, pour chaque rouble de trop par mois qu’on lui donne.

« On peut traiter 15 déciatines de façon qu’elles donnent de 30 à 40 p. 0/0 du capital fondamental, mais avec 80 ou 100 déciatines, c’est impossible. Je vous prie, faites attention à ce conseil. Ce n’est pas un bavardage en l’air, mais la conclusion à laquelle je suis arrivé à mes dépens. Qui vous dira le contraire est un menteur ou un ignorant. Même avec 15 déciatines, il faut déployer une activité qui absorbe tout. Mais alors on peut en avoir une agréable récompense, mais avec 90 déciatines, c’est un travail de cheval de poste, et on ne peut avoir aucun succès. Je ne trouve pas de mots pour m’injurier de ne pas vous avoir écrit tout cela auparavant, alors sûrement vous viendriez.

« Maintenant, au revoir. Mon salut cordial à Marie Petrovna et à Borissov[9]. »

À cette époque l’activité littéraire de Léon Nikolaievitch et de son ami Fet, qui reflétait faiblement mais très régulièrement le processus de la vie intérieure de Tolstoï, traverse une période de calme. Droujinine, leur ami intime, directeur de la revue « La Bibliothèque de lecture », écrit à chacun d’eux, les exhortant de ne pas abandonner leurs travaux littéraires.

Il écrit à Tolstoï :

« Je me hâte de répondre à votre lettre, cher ami Léon Nikolaievitch, et, comme vous le devinez sans doute, c’est à propos de ce que vous m’écrivez de votre façon d’envisager la littérature. Chaque écrivain éprouve des moments de doute et de mécontentement de soi-même, et quelque forts et légitimes que soient ces sentiments, jusqu’à présent nul n’a pour ces raisons rompu ses attaches avec la littérature, mais chacun a travaillé jusqu’au bout.

« Mais, chez vous, toutes les aspirations, les bonnes et les autres, sont particulièrement obstinées, c’est pourquoi il vous est plus nécessaire qu’à tout autre d’y bien réfléchir.

« Avant tout, souvenez-vous qu’après la poésie et le travail de la pensée, tous les autres labeurs paraissent fades. Qui a bu boira. Et se détacher de l’activité littéraire à trente ans, cela signifie se passer de la moitié de tous les intérêts de la vie. Mais ce n’est là qu’un des côtés de l’affaire ; il y en a un autre, et le plus important.

« À nous tous incombe une responsabilité, qui tient à la grande importance qu’a maintenant la littérature dans la société russe. Un Anglais ou un Américain peuvent éclater de rire qu’en Russie, non seulement les hommes de trente ans, mais des propriétaires à cheveux gris, possesseurs de deux mille âmes, peinent sur une nouvelle en cent pages qui paraît dans une revue, que tout le monde dévore, et qui provoque pour toute une journée les discussions de la société. On ne peut expliquer ce phénomène par aucun don artistique. Ce qui, en d’autres pays, n’est qu’une affaire de rabâchage de mots, de dilettantisme, chez nous est tout autre. Chez nous les événements se sont formés de telle façon que la nouvelle, cet amusement, le genre le plus superficiel de la littérature, est une des deux choses : ou une mauvaise action, ou la voix d’un homme avancé qui parle à tout le pays. Par exemple, nous connaissons tous la faiblesse de Tourgueniev, mais entre sa nouvelle la plus mauvaise et le meilleur roman de Mme Eugénie Tour, avec son demi-talent, il y a un abîme. Le public russe, par une sorte de flair étrange, s’est choisi, parmi cette foule d’écrivains, quatre ou cinq chefs et les apprécie comme hommes avancés, sans vouloir tenir compte d’aucune autre considération. Vous, par votre talent, vos qualités brillantes et votre esprit, et un peu aussi par un concours de circonstances heureuses, vous êtes précisément placé dans cette situation favorable envers le public. Alors, on ne peut pas s’en aller et se cacher ; il faut travailler ; travailler même jusqu’à l’épuisement complet de ses forces et de ses moyens. C’est un côté de l’affaire, et voici l’autre.

« Vous êtes membre du cercle littéraire, honnête, indépendant et influent, qui depuis dix ans, malgré toutes les persécutions et les malheurs (et malgré ses propres vices) tient ferme le drapeau de tout ce qui est libéral et éclairé et supporte toute la pression des vilenies de la vie sans commettre une seule lâcheté. Malgré toute la froideur de la société, malgré son ignorance et son dédain des lettres, ce cercle est récompensé par le respect et la force morale qu’il s’est acquis. On ne peut nier qu’il n’y ait parmi ses membres des hommes ternes et même bébêtes, mais dans le groupement général eux aussi signifient quelque chose et n’ont pas été tout à fait inutiles. Dans ce cercle, bien que nouveau venu, vous avez une autorité que n’a pas, par exemple, Ostrovsky, avec son immense talent et sa vie aussi honorable que la vôtre. Pourquoi cela ? Ce serait trop long à analyser, et là n’est pas la question. Si vous vous détachiez du cercle littéraire et cessiez d’écrire, vous vous ennuieriez et perdriez la place que vous avez acquise dans la société.

« À ce passage, j’arrête ma dissertation, car mon papier est rempli. Si ces idées vous intéressent vous les développerez et y suppléerez. »

Avec les mêmes conseils amicaux, il s’adresse à Fet.

« Mon cher et bien estimé Afanassi Afanassiévitch. Quant à votre intention de ne plus rien écrire et de ne plus rien publier, je vous dirai la même chose qu’à Tolstoï :

« Tant que vous n’aurez à écrire quelque chose de bon, tenez-vous à votre décision, et quand vous sentirez l’envie d’écrire quelque chose de bien, alors vous-même, sans aucune influence extérieure, vous changerez d’avis. Il est impossible de tenir sous scellés de bons vers et un bon livre, bien que vous en fassiez mille serments ; c’est pourquoi il vaut mieux n’en pas faire. Ces deux ou trois années, Tolstoï et vous, vous vous trouviez sous une impression non poétique, et vous faites très bien, tous deux de vous abstenir. Mais aussitôt que l’âme se remuera et créera quelque chose de bon, tous deux vous oublierez votre abstinence. Aussi ne vous liez pas par les promesses, d’autant plus que personne n’en exige de vous. Dans votre décision comme dans celle de Tolstoï, si je ne me trompe, il est seulement mal qu’elle soit provoquée par une certaine irritation contre la littérature et le public. Mais si un écrivain s’offensait à chaque manifestation de froideur, à tout article injurieux, alors il n’y aurait plus d’écrivains, sauf peut-être Tourgueniev, qui est capable d’être un ami général. Prendre à cœur les querelles, selon moi, c’est la même chose que monter à cheval et se fâcher que le cheval ne soit pas très doux, quand, étant sur lui, vous vous sentez en humeur poétique. Quant à moi, je puis vous dire que j’ai été insulté et offensé on ne peut mieux. Cependant je n’en perdais pas l’appétit, mais, au contraire, je trouvais un plaisir particulier à être assis solidement et avancer ; et, sans aucun doute, je ne quitterai pas la plume avant d’avoir écrit tout ce que je crois nécessaire d’exprimer[10]. »

Il est certain que Droujinine se trompait en attribuant ce silence à l’irritation contre le public. Si une irritation pareille existait, elle avait la même source que la décision de ne pas écrire, à savoir : la conscience qu’entre l’écrivain et le lecteur n’existaient ni base morale ni lien solide pour la compréhension réciproque.

L’écrivain ne savait pas ce qu’il lui fallait écrire, et le lecteur, dans la personne des critiques, ne savait pas ce qu’il devait exiger de l’écrivain. Cela devait durer jusqu’à ce qu’un grand événement quelconque de la vie ou de l’histoire ne vînt frapper l’esprit et les sentiments de l’écrivain et provoquer son activité.

Revenons à la maladie de N.-N. Tolstoï. En route pour l’étranger, de Pétersbourg il écrit à Fet :

« Mes chers amis Afanassi Afanassiévitch et Ivan Pétrovitch, j’ai rempli ma promesse, même avant le terme : j’ai voulu vous écrire de l’étranger et je vous écris de Pétersbourg. Nous partons samedi, c’est-à-dire demain.

« J’ai consulté Zdékauer, c’est un médecin de Pétersbourg et pas du tout Berlinois, comme il m’avait semblé en lisant la lettre de Tourgueniev. On nous envoie aux eaux où se trouve maintenant Tourgueniev, à Soden, alors mon adresse reste Francfort-sur-Mein[11]. »

Ensuite Fet reçut une deuxième lettre de lui, datée de Soden.

« Sans attendre votre missive, je vous écris pour vous prévenir que je suis bien arrivé à Soden. Du reste, à mon arrivée, on n’a pas tiré le canon. Là nous avons trouvé Tourgueniev qui est vivant, bien portant, et si bien portant qu’il avoue lui-même qu’il est en bonne santé. Il a trouvé une petite Allemande quelconque et l’admire. Nous (je note cela pour le charmant Ivan Pétrovitch), jouons aux échecs, mais ça ne va pas : lui pense à son Allemande et moi à ma santé. Si je sacrifice cet automne, alors le prochain je dois être tout à fait bien. Soden est un magnifique endroit. Il n’y a pas encore une semaine que j’y suis et je me sens déjà beaucoup, beaucoup mieux. Nous vivons, moi et mon frère, dans un appartement de trois pièces, vingt gulden par semaine, et la table d’hôte un gulden, mais le vin est défendu. Vous pouvez juger par là quel endroit modeste est Soden. Mais il me plaît. En face de ma fenêtre il y a un arbre pas très beau, mais où il y a un oiseau qui chante chaque soir. Il me rappelle la maison de Novossielky. Transmettez mes respects à Marie Pétrovna, portez-vous bien, mes amis, et écrivez plus souvent. Il me semble que je suis à Soden pour longtemps, pour six semaines au moins. Je n’ai pas écrit en voyage, car j’ai été malade tout le temps. Encore une fois au revoir[12]. »

Le 28 juin 1860, L.-N. Tolstoï écrit à Fet, de Moscou, qu’il a décidé de partir pour l’étranger avec sa sœur et il lui demande de donner quelques ordres à la campagne concernant les chevaux.

Le 3 juillet, Léon Nikolaievitch, avec sa sœur Marie Nikolaievna et ses enfants, prenait le vapeur de Pétersbourg à Stettin pour Berlin. La maladie de son frère ne fut que le prétexte qui hâta son voyage à l’étranger. Depuis longtemps déjà il songeait à ce voyage. Son but était de voir ce qui se faisait en Europe relativement à l’instruction publique.

« Après une année d’occupations pédagogiques, dit L.-N. Tolstoï dans ses Confessions, je partis pour la deuxième fois à l’étranger afin d’apprendre là, comment faire pour instruire les autres, ne sachant rien soi-même[13]. »

Mais Tolstoï ne pouvait faire une appréciation aussi sévère de son voyage que vingt ans plus tard. Au moment même il s’adonnait à cette étude avec toute la passion de son tempérament.

La maladie, et ensuite la mort de son frère ne l’arrêtent pas dans ses recherches, mais partagent le voyage en deux parties. Nous essaierons de décrire ces événements dans leur ordre.

De Stettin, Léon Nikolaievitch arriva à Berlin, avec sa sœur ; de là, ils continuèrent leur voyage jusqu’à Soden ; mais Léon Nikolaievitch s’arrêta pour quelques jours à Berlin[14].

Il visite l’Université, où il assiste aux conférences du professeur d’histoire Droizen et au cours de physique et de physiologie de Dubois-Raymond. En outre, il fréquente les cours du soir, les réunions des ouvriers et s’intéresse beaucoup aux conférences populaires d’un professeur très remarquable alors, et surtout à la « boîte aux questions ». Ce procédé d’instruction populaire était encore inconnu à Tolstoï et le frappa par sa vivacité et la liberté dans les échanges d’idées entre les représentants de la science et le peuple. Malheureusement quarante ans se sont déjà écoulés depuis lors et la Russie n’a pas encore adopté ce simple moyen d’instruction populaire ; la censure policière et religieuse rend sans doute ce moyen impraticable chez nous.

Ensuite L.-N. Tolstoï visite à Berlin la prison des Moabites, où était introduit un nouveau système perfectionné de torture, connu sous le nom de réclusion. Cette invention, bien entendu, ne laissa pas à Tolstoï une impression très favorable. Le 14 juillet, il quitte Berlin, s’arrête pour une journée à Leipzig pour visiter les écoles, et le 16 juillet en passant par ce qu’on appelle la Suisse de Saxe, qui le frappe par sa beauté, il arrive à Dresde, où il rencontre le célèbre écrivain Barthold Auerbach.

L’écrivain américain Skyler, dans ses souvenirs sur Tolstoï, raconte ainsi l’entrevue de L.-N. Tolstoï avec Auerbach :

« Aidant à Tolstoï à mettre en ordre sa bibilothèque, je me rappelle, dit Skyler, que la première place sur les rayons était donnée aux œuvres d’Auerbach et, prenant les deux volumes de « Ein Neues Leben », Tolstoï me conseilla de le lire le soir en me couchant, comme un ouvrage très remarquable.

« Et il ajouta : « — C’est à cet écrivain que je dois d’avoir ouvert une école pour mes paysans et de m’être intéressé à l’instruction du peuple. Au cours de mon second voyage en Europe, j’allai voir Auerbach, sans me nommer. Quand il entra dans la pièce où j’étais je dis seulement : « Je suis Eugène Baumann »[15], et le voyant gêné je me hâtai d’ajouter : « Non par le nom, mais par le caractère. » Et alors je lui dis qui j’étais et comment ses œuvres m’avaient forcé à penser et quelle bonne influence elles avaient eue sur moi.

« Un hasard, continue Skyler, m’amena l’hiver suivant à Berlin où je passai quelques jours. Dans la maison hospitalière de l’Ambassadeur des États-Unis, Bankroft, j’eus le plaisir de rencontrer Auerbach, de qui, durant mon séjour là-bas, je fis la connaissance assez intime. En parlant de la Russie, nous causâmes de Tolstoï et je lui rappelai ce cas.

« — Oui, dit-il, je me souviens encore combien je fus effrayé quand ce Monsieur à l’air étrange m’annonça qu’il était Eugène Baumann ; je craignais qu’il ne me poursuivît pour diffamation ou calomnie[16]. »

La visite des écoles saxonnes ne satisfit pas Léon Nikolaievitch.

Dans ses notes de voyage nous trouvons la brève caractéristique suivante de ces écoles : « J’ai visité les écoles. C’est affreux ! la prière pour le roi ; les coups ; tout par cœur ; des enfants estropiés, effrayés ! »

Le 19 juillet il partit plus loin et arriva à Kissingen, se rapprochant ainsi de son frère. En route, il lit l’histoire de la pédagogie.

De Kissingen, Léon Nikolaievitch écrit à sa tante le 5 août 1860 :

« Je ne vous ai pas écrit depuis bien longtemps, chère tante, parce que je voulais vous donner des nouvelles non seulement de moi, mais de tous les nôtres. Mais voilà dix jours que j’attends en vain des lettres. Marie et moi sommes arrivés très bien portants à Berlin. Nous n’avons été secoués et malades qu’un jour. À Berlin, nous sommes allés voir le célèbre docteur Traube. Il a trouvé Marie très bien et l’envoie à Soden, seulement pour les bras. Il a ordonné des bains de mer à Varenka et trouve aussi que son cœur et ses poumons sont indemnes. À moi, il a conseillé Kissingen où je me trouve maintenant. À Berlin, j’ai été pris d’un terrible mal de dents, de sorte que Marie, après être restée quatre jours, est partie à Soden, et moi je suis resté. À Berlin nous avons reçu une lettre de nos frères dans laquelle Nicolas écrit qu’il lui semble que Soden lui fait du bien. Voilà tout ce que je sais d’eux. Je suis resté à Berlin dix jours que j’ai passés très agréablement et utilement. »

À Kissingen, Tolstoï lit beaucoup : en sciences naturelles, Bacon ; en religion, Luther ; en politique Real. C’est probablement à cette époque qu’il lut aussi Herzen, puisque dans son journal nous trouvons la courte note suivante :

« Herzen est un esprit changeant ; un amour-propre maladif, mais l’ampleur, l’habileté, la beauté, toutes russes. »

À Kissingen, Tolstoï fait la connaissance du sociologue allemand Froebel, auteur du « Système de la politique sociale » et neveu du pédagogue, organisateur des Jardins d’enfants. D’après les récits de Froebel, Tolstoï l’étonna par la rudesse de ses opinions, absolument nouvelles pour le savant allemand, et qui le frappèrent par leur désaccord avec « son système ».

« Le progrès, en Russie, disait Tolstoï, doit sortir de l’instruction du peuple qui donnera chez nous de meilleurs résultats qu’en Allemagne, parce que le peuple russe n’est pas encore gâté, tandis que les Allemands ressemblent à un enfant qui, pendant quelques années, a été soumis à une éducation fausse. » Il parle alors à tous de son école qu’il a installée dans son propre domaine, et qu’il dirige personnellement.

L’instruction populaire, selon lui, ne doit pas être obligatoire. Si c’est un bien, son besoin doit se faire sentir, comme le besoin de nourriture qui est provoqué par la faim.

Avec animation il expose son opinion sur la propriété communale des paysans, et dans l’artel il voit l’avenir de l’état social. Froebel souriait souvent en écoutant l’opinion de Tolstoï sur le peuple allemand. Tolstoï était frappé de n’avoir trouvé dans aucune maison des paysans allemands ni les Récits de campagne d’Auerbacb, ni les œuvres de Hebel. Les paysans russes, disait-il, verseraient des larmes sur de pareils livres.

L’impression que lui fit Barthold Auerbach à Dresde, et Froebel, pendant leurs promenades ensemble, le fortifie dans un projet qu’il avait en tête. L’auteur du « Système de la politique sociale » lui indiqua les œuvres de Rill, très parentes de ses opinions, et Tolstoï, avec la fougue de la jeunesse, se jeta sur l’Histoire naturelle du peuple, comme base de la politique sociale allemande. Le neveu de Frédéric Froebel, par vocation, était aussi pédagogue, il initia Tolstoï aux idées de son oncle.

À Kissingen, Tolstoï visita tous les environs riches en beautés de la nature et en souvenirs historiques. Il parcourut à pied le Hartz. Il alla en Thuringe, à Eisenach, et à la Wartbourg. La personne du Réformateur allemand dont la Wartbourg évoque l’âpre lutte intéressait vivement Tolstoï. La rupture avec l’ancienne tradition, l’activité hardie et franche du réformateur, les idées dont Luther était l’incarnation passionnaient Tolstoï, et après avoir visité la chambre où pour la première fois furent écrites en langue allemande les paroles de la Bible, il inscrit dans son journal cette simple phrase : « Luther est grand ! »

Dans cet intervalle le malade N.-N. Tolstoï a écrit à Fet, le 19 juillet :

« Je vous aurais écrit depuis longtemps, mes chers amis, mais je voulais vous parler de tous ceux qui composent maintenant notre colonie des Tolstoï. Mais il s’est produit ici un terrible imbroglio, qui enfin s’est résolu de la façon suivante : Ma sœur, avec ses enfants, est venue à Soden ; elle y séjournera et s’y soignera.

« L’oncle Léon reste à Kissingen, à cinq heures de Soden, et ne vient pas à Soden, de sorte que je ne l’ai pas vu. Je lui ai expédié votre lettre par Serge qui s’arrête à Kissingen en retournant en Russie. Il sera prochainement chez vous, et vous racontera tout en détail. Excusez-moi, cher Afanassi Afanassievitch, d’avoir lu votre lettre à mon frère. Elle contient beaucoup de vérités, quand vous parlez de choses générales ; mais où vous parlez de vous-même, vous n’avez pas raison.

« C’est toujours le même défaut, le manque de pratique. On ne se connaît pas soi-même, ni rien autour de soi. Mais ce ne sont pas les dieux qui fabriquent les pots. Jetez-vous dans la vie pratique, plongez-y la tête et je suis sûr qu’elle chassera de vous le paresseux et extraira de vous encore un morceau lyrique quelconque, que nous, Tourgueniev et encore quelques autres, lirons avec plaisir. Et quant au reste il faut s’en moquer ! Si je vous aime, cher Afanassi Afanassievitch, c’est que vous êtes tout vérité. Tout ce qui est en vous est sans phrases, comme par exemple dans notre charmant Ivan Sergueievitch. Et Soden sans lui est très vide, sans parler que notre club d’échecs s’est détraqué. Mon appétit s’en est allé depuis qu’il n’y a plus près de moi sa grosse et forte personne et qu’il n’exige pas tantôt des carottes pour la viande, tantôt de la viande pour les carottes. Nous avons parlé souvent de vous avec lui, surtout les derniers temps : « Enfin Fet arrive ! Enfin Fet vient ! Enfin Fet tire !» Ivan Sergueievitch a acheté un chien, un pointer noir demi-sang. J’ai terminé ma cure, j’ai l’intention de faire diverses excursions, mais mon quartier général reste Soden et mon adresse la même[17]. »

Il est resté si peu d’écrits de N.-N. Tolstoï que nous donnerons ici deux autres lettres de lui, adressées à un ami commun des frères Tolstoï : Dmitri Alexiévitch Diakov. Ces lettres n’ont pas une très grande importance, mais reflètent la bonhomie de son caractère.

Ces deux lettres sont de Soden :

« Cher Diakov, as-tu reçu ma lettre de Pétersbourg ? Si oui, c’est un péché de ne m’avoir pas répondu. Qu’avez-vous ? J’espère que tous les tiens se portent bien. Au nom de Dieu, réponds si D.A. part à l’étranger ? Quand, ou peut-être est-il déjà parti. Si je savais tout cela j’irais tout de suite à sa rencontre. J’ai cessé de prendre des eaux ; maintenant, je me repose. Ma sœur est aussi à Soden ; elle y restera quatre semaines. Mon adresse à Soden, près de Francfort-sur-le-Mein, maison Landlust, etc.

« Ma santé est meilleure, mais pas excellente. Il me semble qu’on peut dire à peu près la même chose de ton exploitation. Au nom de Dieu, écris comment va l’exploitation : quels sont tes plans, etc. Léon est à Kissingen. Serge était avec moi à Soden, il a perdu à la roulette et repart en Russie. Il sera probablement chez lui.

« Tout à toi.

« n. tolstoï. »

« Je ne sais comment vous remercier, Daria Alexandrovna (la femme de Diakov), pour votre post-scriptum. Alors vous n’avez pas oublié votre voisin ? Comment allez-vous ? Comment la santé de Marie ? J’espère que nous nous verrons cette année. Et j’y songe avec plaisir. Écrivez-moi quand vous serez à l’étranger, où ; je partirai aussitôt. Ma sœur est aussi à Soden et me prie de la rappeler à votre souvenir. Nous maudissons le temps. Imaginez qu’il n’y a point eu d’été, tout le temps le froid, la pluie, le vent. Et c’est non seulement à Soden, mais dans toute l’Europe. Mais que cela ne vous effraie point. Venez et apportez-nous le beau temps.

« Avec respect, votre tout dévoué.

« n. tolstoï. »

« Je crains, cher Diakov, que cette lettre ne vous trouve pas. Si tu la reçois, réponds tout de suite pour me faire savoir où vous partez et passerez l’automne. Voilà le principal. Mon adresse, en attendant, toujours Soden, car je ne sais pas moi-même où je partirai en quittant ici.

« On me prescrit le raisin et le bon climat, et il n’y a ni l’un ni l’autre nulle part en Europe.

« Ma sœur te salue.
« Tout à toi : n. tolstoï. »

Mais voilà que de Soden commencent à arriver de tristes nouvelles.

N.-N. Tolstoï a passé agréablement quelques semaines dans un bel endroit, en société de sa sœur avec ses enfants et de son frère Serge, mais sa santé n’est pas rétablie.

Le 6 août, Serge Nikolaievitch repartit en Russie et il en profita pour passer à Kissingen afin de voir son frère Léon et lui dire quelles inquiétudes présentait la santé de Nicolas. Trois jours plus tard, le même jour que Serge Nikolaievitch se mettait en route pour la Russie, Nicolas arrivait à Kissingen. La sœur et ses enfants étaient restés à Soden pour terminer la cure.

Nicolas Nikolaievitch ne resta pas longtemps à Kissingen et retourna bientôt à Soden, tandis que Léon Nikolaievitch restait quelque temps dans le Hartz, jouissant de la nature et consacrant ses loisirs à la lecture.

Enfin le 26 avril, il arriva à Soden. Là tout était prêt pour le départ, et le 29 les deux frères partirent pour Francfort.

Il est probable que des particularités marquantes donnaient à Léon Nikolaievitch un aspect très original. Nous avons déjà vu comment il avait effrayé Auerbach. À Francfort il se passa quelque chose de semblable. Voici comment le raconte sa tante A.-A. Tolstoï.

« Nous nous étions installés à Francfort. Un jour que nous avions la visite du prince Alexandre de Hesse avec sa femme, tout à coup la porte s’ouvre et paraît Léon Nikolaievitch, en costume des plus étranges, rappelant celui sous lequel on représente les brigands espagnols. Je fis un ah ! d’étonnement. Léon Nikolaievitch parut visiblement mécontent de mes hôtes et partit bien vite.

« — Qu’est-ce donc ce singulier personnage ? me demandèrent nos hôtes étonnés.

« — Mais c’est Léon Tolstoï.

« — Ah, mon Dieu ! Pourquoi ne l’avez-vous pas nommé ! Après avoir lu ses admirables écrits, nous mourions d’envie de le voir, me reprochèrent-ils. »

De Francfort, sur l’avis des médecins, tous les Tolstoï partirent pour Hyères. Mais cela ne guérit point le pauvre Nicolas Tolstoï, qui vécut peu de temps là-bas.

Quelques jours après leur arrivée à Hyères, Léon Nikolaievitch écrit à sa tante, Tatiana Alexandrovna, une lettre où se montre encore quelque espoir en la guérison de Nicolas Tolstoï.

« L’état de la santé de Nicolas est toujours le même, mais ce n’est qu’ici qu’il faut espérer une amélioration, parce que le genre de vie qu’il a mené à Soden, le voyage et le mauvais temps ont dû, au contraire, lui faire du mal. Ici le temps est admirable ces trois jours, et ici on dit que le temps a toujours été beau. Il y a ici une princesse Galitzine qui habite le pays depuis neuf ans. Marie a fait sa connaissance et cette princesse dit qu’elle est venue ici dans un état beaucoup pire que celui de Nicolas, et, à présent, c’est une femme forte et tout à fait bien portante[18]. »

Mais le malade se sentait de plus en plus mal. Quelques jours avant sa mort il écrit à Diakov, à Paris ; son écriture est molle, tremblée, et il avoue lui-même que ses forces s’en vont :

« Je t’écris quelques lignes pour que tu saches où je suis. Ma sœur et moi passerons l’hiver à Hyères. Voici mon adresse ainsi qu’à Léon : Hyères, chez Mme Sénéquier, rue du Midi. Hélas ! il m’est impossible de venir à Paris. Ce voyage n’est pas pour mes forces. Je suis très faible. Quand tu arriveras et trouveras cette lettre, écris où tu es descendu, comment tu es arrivé, etc.

« Si nous ne pouvons nous voir, nous correspondrons.

« Tout à toi,

« Nicolas Tolstoï »[19].

Le 20 septembre 1860, Léon Nikolaievitch écrit à sa tante :

« Chère tante, le cachet noir vous dira tout. Ce que j’attendais d’un jour à l’autre depuis deux semaines est arrivé hier soir à neuf heures. Ce n’est qu’hier seulement qu’il m’avait permis de l’aider à se déshabiller, qu’il s’était mis au lit définitivement et avait demandé une garde. — Il a eu jusqu’à la fin sa connaissance. Un quart d’heure avant de mourir, il but du lait et me dit qu’il se sentait bien. Le jour même il plaisantait encore et s’intéressait à mes affaires pédagogiques. Ce n’est qu’au moment de mourir qu’il murmura plusieurs fois : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! » Il me semble qu’il comprenait sa situation et tâchait de se tromper et de nous tromper. Marie l’avait quitté seulement quatre heures avant, c’est-à-dire qu’elle était partie à quatre verstes d’Hyères, où elle demeure. Elle n’attendait pas la fin si vite. Je viens de lui fermer les yeux. Maintenant je serai bientôt chez vous et vous raconterai de vive voix. Je ne peux pas transporter son corps. C’est la princesse Galitzine qui s’occupe des funérailles et se charge de tout. Au revoir, chère tante, je ne puis pas vous consoler. C’est la volonté de Dieu, voilà tout ! Je n’écris pas à Serge maintenant. Il est sans doute à la chasse et vous savez où. C’est pourquoi écrivez-lui ou envoyez-lui cette lettre[20]. »

Le lendemain des funérailles, il écrit sur le même sujet à son frère Serge :

« Je pense que tu as reçu la nouvelle de la mort de Nicolas. Je regrette pour toi que tu n’aies pas été là. Si terrible que ce soit, je suis heureux que tout se soit passé devant moi, et ait agi sur moi comme il le fallait. Ce n’est pas comme la mort de Mitenka, que j’ai apprise alors que je ne pensais nullement à lui. D’ailleurs c’est tout autre chose. Avec Mitenka nous étions liés par les souvenirs d’enfance et le sentiment de parenté, c’est tout. Mais lui, était pour toi et pour moi un homme que nous aimions et estimions plus que tout au monde. Tu sais ce sentiment égoïste qui nous venait les derniers temps : le plus vite sera le mieux ; et maintenant, c’est terrible d’écrire cela et de se rappeler qu’on l’a pensé.

« Jusqu’au dernier jour, grâce à sa force de caractère et à sa volonté, il a fait tout pour n’être pas une charge. Le jour de sa mort, il s’est levé et habillé seul, et le matin, je l’ai trouvé tout habillé dans son fauteuil. Ce fut seulement neuf heures avant de mourir qu’il se soumit à la maladie et demanda qu’on le déshabillât. La première fois c’était aux cabinets. Comme je descendais en bas, j’entendis sa porte s’ouvrir. Je retourne ; il n’est nulle part. D’abord je craignis de rentrer ; il n’aimait pas cela. Mais cette fois il me dit lui-même : « Aide-moi ». Et ce jour-là il fut tout autre : doux, bon. Il ne se plaignait pas, ne parlait de personne, louait tout le monde et me disait : « Merci, mon ami. »

« Comprends-tu ce que cela signifiait dans nos rapports ? Je lui dis que je l’avais entendu tousser le matin, mais que je n’étais pas entré par fausse honte : « Tu as eu tort, cela m’eût consolé, » me répondit-il.

« Pour souffrir, il a souffert, mais il ne m’a dit qu’une seule fois, deux jours avant la mort, combien étaient terribles ses nuits sans sommeil : « Le matin, c’est la toux qui m’étouffe et cela dure depuis un mois ! Et quels rêves ! Dieu sait. Encore deux nuits pareilles ; c’est affreux ! »

« Il ne m’a pas dit une seule fois, nettement, qu’il sentait venir la mort. Mais, non seulement il ne le disait pas. Le jour de sa mort il s’est commandé une robe de chambre, et en même temps, quand je lui ai dit que s’il n’allait pas mieux, moi et Marie n’irions pas en Suisse, il a dit : « Crois-tu donc que j’irai mieux ? » et d’une telle voix qu’on sentait qu’il savait la vérité, mais ne la disait pas à cause de moi, alors que moi la taisais à cause de lui. Cependant, dès le matin, je savais tout et ne le quittai pas. Il est mort sans souffrances, apparentes au moins. Le lendemain je descendis dans sa chambre ; j’avais peur de découvrir son visage ; il me semblait qu’il devait être encore plus douloureux, plus effrayant que pendant sa maladie, et tu ne peux t’imaginer quel visage charmant, et quelle expression bonne, gaie, calme.

« Hier on l’a enterré ici. Un moment j’ai beaucoup pensé le faire transporter, mais j’ai réfléchi. Il ne faut pas rouvrir la plaie. Je te plains que cette nouvelle te trouve à la chasse, pendant les distractions, et qu’elle ne te saisisse pas comme moi. C’est bien. Je ressens maintenant ce dont j’ai souvent entendu parler : qu’aussitôt qu’on perd un homme, tel qu’il était pour nous, alors il devient beaucoup plus facile de penser à la mort.

« Ta lettre est arrivée au moment où l’on disait les prières sur lui. Oui, tu ne chasseras plus avec lui.

« Deux jours avant sa mort, il m’a lu ses notes sur la chasse et il parlait beaucoup de toi. Il disait que Dieu t’a fait heureux, mais que tu te tourmentes toi-même.

« Ce n’est que le lendemain que j’ai fait faire son portrait et son masque ; le portrait n’a pas bien rendu son expression, mais le masque est très bien. »

Cette mort impressionna vivement Léon Nikolaievitch et d’abord l’éloigna de la vie en même temps qu’elle ébranlait sa foi dans le bien. Voici ce qu’il note dans son journal :

« 13 octobre 1860. Il y a bientôt un mois que Nikolenka est mort. Cet événement m’a détaché fortement de la vie. De nouveau la question : Pourquoi ? Ce n’est pas déjà loin du voyage là-bas. Où ? Nulle part. Je tâche d’écrire ; je fais des efforts, mais cela ne va pas, parce que je ne puis pas attribuer au travail l’importance nécessaire pour avoir la force et la patience de travailler. Pendant les funérailles il m’est venu l’idée d’écrire un évangile matérialiste. La vie du Christ matérialiste. »

Dans une lettre du 17 octobre 1860, adressée à Fet, quand la première impression de la douleur s’est calmée et que la conscience a repris le dessus, Léon Nikolaievitch décrit de la façon suivante la mort de son frère :

« Je pense que vous savez déjà ce qui est arrivé. Le 20 septembre, il est mort, littéralement dans mes bras. Jamais rien ne m’a fait une impression pareille. Il disait vrai qu’il n’y a rien de pire que la mort. Et quand on réfléchit bien qu’elle est la fin de tout, il n’y a rien de pire que la vie. Pourquoi travailler, s’esquinter, si de ce qu’était Nicolas Nikolaievitch rien n’est resté ! Il ne disait pas qu’il sentait la mort venir, mais moi je savais qu’il la suivait pas à pas, et il savait certainement combien il lui restait à vivre. Quelques minutes avant de mourir, il s’assoupit. Tout à coup, il s’éveilla ; il se mit à chuchoter avec horreur : « Mais qu’est-ce que c’est ? » Il l’avait aperçu cet engloutissement de son être dans le néant. Et si lui n’a rien trouvé où s’accrocher, que trouverai-je, moi ? Encore moins. Et certainement que ni moi ni personne ne luttera autant que lui contre elle, jusqu’au dernier moment. Deux jours avant sa mort je lui disais : « Il faut te mettre les commodités dans la chambre. » — « Non, dit-il, je suis faible, mais pas à ce point. Nous lutterons encore. »

« Jusqu’au dernier moment il ne céda pas. Il faisait tout lui-même ; il tâchait de travailler, écrivait, m’interrogeait sur mes travaux, me donnait des conseils. Mais il me semble qu’il faisait tout cela non spontanément, mais par principes. Une seule chose, la nature, restait jusqu’au bout. La veille, il alla dans sa chambre et, de faiblesse, tomba sur son lit, près de la fenêtre ouverte. Je vins. Il me dit, les larmes aux yeux : « Quelle jouissance j’ai eue maintenant, toute une heure ! » On le prit de la terre pour le remettre dans la terre. Il ne reste qu’une seule chose : l’espoir vague que là-bas dans la nature dont on deviendra partie, dans la terre, quelque chose subsistera. Tous ceux qui ont été témoins de ses derniers moments disent : « Comme il a eu une belle mort, calme, douce ! » Mais moi, je sais avec quelles souffrances il est mort, car pas un seul de ses sentiments ne m’a échappé. Mille fois je me suis dit : « Laissez les morts ensevelir leurs morts », mais il faut dépenser quelque part les forces qu’on possède encore… On ne peut pas commander à la pierre de tomber en haut au lieu de tomber en bas où elle est attirée. On ne peut pas rire d’une plaisanterie qui ennuie. On ne peut pas manger, quand on n’a pas faim. Pourquoi tout cela, si demain doivent commencer les souffrances de la mort avec toute la lâcheté du mensonge, de la tromperie de soi-même, si tout se termine par le néant, par le zéro. Drôle de plaisanterie ! Sois utile, sois vertueux, sois heureux tant que tu vis, se disent les hommes. Et toi, et le bonheur et la vertu et l’utilité consistent en la vérité. Et la vérité que j’ai acquise pendant les trente-deux années de mon existence, c’est que la situation où nous sommes placés est horrible.

« Prenez la vie telle qu’elle est. Vous vous êtes placés dans cette situation, » dit-on. Comment donc prendre la vie telle qu’elle est ! » Dès que l’homme arrive au degré supérieur de son développement, il voit clairement que tout est gâchis, tromperie, et que la vérité qu’il aime cependant mieux que tout est horrible, qu’aussitôt qu’on l’apercevra nettement on se réveillera et dira avec horreur, comme mon frère : « Mais qu’est-ce que c’est ? » Mais sans doute, tant qu’existe le désir de savoir et de dire la vérité, on tâche de la connaître et de la dire. C’est la seule chose qui me soit restée de ma conception morale et au-dessus de quoi je ne puis me placer. C’est la seule chose que je ferai, seulement pas sous forme de votre art. L’art, c’est le mensonge, et moi je ne puis déjà plus aimer le beau mensonge… Je vivrai ici tout l’hiver pour cette raison qu’il m’est tout à fait égal de vivre n’importe où. Écrivez-moi, je vous prie. Je vous aime comme mon frère vous a aimé et s’est souvenu de vous jusqu’au dernier moment. L. Tolstoï[21]. »

Léon Nikolaievitch, qui avait vu à Sébastopol des milliers de morts, ne les regardait alors qu’avec des yeux corporels. Ici, à la mort de son frère aimé, pour la première fois il contemple la mort avec les yeux spirituels, et il est horrifié. En homme sincère, avec une franchise extraordinaire, il s’avoue vaincu par elle, il se reconnaît insignifiant devant sa puissance. Et cette vérité le sauva. Depuis ce moment, on peut dire que la pensée de la mort ne le quitte plus. Elle l’amène à une crise morale inévitable et à la victoire sur elle. Un mois plus tard, à propos d’une autre mort, il écrit :

« Un garçon de treize ans est mort de phtisie dans les souffrances. Pourquoi ? La seule explication est donnée par la foi en une récompense future. S’il n’y a pas de vie future, il n’y a pas de justice ; et il ne faut pas de justice et le besoin de justice n’est que superstition… La justice est le besoin le plus essentiel de l’homme envers l’homme. L’homme cherche le même rapport vis-à-vis de l’univers. Sans la vie future, il n’y en a pas. L’utilité est la loi unique, immuable de la nature, diront les naturalistes. Il n’y en a pas dans les phénomènes de l’âme humaine, dans l’amour de la poésie ; dans ses meilleures manifestations il n’y en a pas. Tout cela existait, est mort, souvent sans se manifester. Si l’utilité est la seule loi de la nature, alors la nature a dépassé de beaucoup son but en donnant à l’homme le besoin de la poésie et de l’amour. »

Vingt-sept ans après, il écrit un livre « Sur la vie » qu’il conclut ainsi : « La vie de l’homme, c’est l’aspiration vers le bien. Ce à quoi il aspire lui est donné — la vie qui ne peut se terminer par la mort, et le bien qui ne peut être le mal. »

Nous avons quelques renseignements intéressants concernant la vie de Léon Nikolaievitch et de la famille de sa sœur, à Hyères, après la mort de son frère. Ces renseignements ont été donnés par Serge Plaxine, alors tout jeune garçon, qui vivait avec sa mère dans la même pension que les Tolstoï. Voici ce qu’il raconte de l’installation et de la vie de la famille à la villa Toche.

« Le marcheur infatigable qu’était Léon Nikolaievitch nous traçait notre itinéraire, cherchant toujours de nouveaux endroits pour la promenade. Tantôt nous allions voir recueillir le sel dans la presqu’île de Porquerolles, tantôt sur la Montagne sainte où était élevée une chapelle avec la statue miraculeuse de la Sainte Vierge, tantôt aux ruines d’un vieux château qui portait je ne sais plus pourquoi le nom de « Trou des Fées ». En outre, Léon Nikolaievitch nous racontait des contes de toutes sortes. Je me rappelle l’histoire d’un certain cheval d’or, et d’un arbre géant du sommet duquel on voyait toutes les mers et toutes les villes. Sachant que j’étais faible de poitrine, souvent il m’asseyait sur ses épaules, et continuait à raconter ses contes, en marchant.

« Est-il besoin d’ajouter que nous l’adorions ? Pendant le dîner, le soir, Léon Nikolaievitch racontait à nos braves hôtes diverses plaisanteries amusantes sur la Russie, et eux ne savaient s’ils devaient le croire ou non, avant que la comtesse ou ma mère n’eussent fait la part de la vérité et de la fantaisie. Aussitôt après le dîner, suivant le temps, nous nous installions sur la grande terrasse ou dans le salon et le tapage commençait.

« Sous l’accompagnement du piano, nous représentions le ballet et l’opéra, cassant impitoyablement les oreilles de nos spectateurs : nos mamans, Léon Nikolaievitch et ma bonne, Lise. Le ballet et l’opéra faisaient place aux exercices de gymnastique et notre professeur était toujours Léon Nikolaievitch qui insistait particulièrement sur le développement des muscles. Parfois, il se couchait de tout son long sur le parquet, nous faisait étendre aussi et nous forçait à nous soulever sans nous aider des bras. C’est lui qui nous installait dans les portes des agrès avec des cordes et lui-même faisait avec nous des exercices de gymnastisque, à notre grande joie et à la gaîté générale.

« Quand nous devenions trop bruyants et que les mamans demandaient à Léon Nikolaievitch de nous faire tenir tranquilles, il nous plaçait autour de la table et nous ordonnait d’apporter de l’encre et des plumes.

« Voici un spécimen de nos occupations avec lui.

« — Écoutez, nous dit-il une fois, je veux vous apprendre…

« — Quoi ? demanda la petite Lise — l’objet de mes sentiments tendres.

« Sans daigner répondre à sa nièce, Léon Nikolaievitch continua :

« — Écrivez !

« — Mais, qu’écrire, oncle ? insistait Lise.

« — Voilà, écoutez. Je vous donnerai un sujet.

« — Qu’est-ce que tu nous donneras ? continuait Lise.

« — Un sujet, répéta fermement Léon Nikolaievitch. Écrivez :

« Qu’est-ce qui distingue la Russie des autres pays ? «

« Écrivez devant moi, et ne copiez pas l’un sur l’autre. Vous entendez ! ajouta-t-il d’un air sérieux.

« Et nous nous mîmes à écrire, comme on dit à qui mieux mieux. Nicolas avait beau pencher sa tête de côté, toutes ses lignes grimpaient du côté droit du papier.

« Il souffle, il souffle, poussant avec son nez des sons indéfinissables, mais rien n’aide le malheureux. Et cependant Léon Nikolaievitch nous défendait absolument d’écrire sur les lignes tracées, disant que c’est une gâterie. « Il faut s’habituer à écrire sans cela », disait-il.

« Pendant que nous exposions ainsi nos idées, la comtesse et ma mère étaient assises sur le divan et lisaient à mi-voix un nouvel ouvrage quelconque de la littérature française et le comte Léon Nikolaievitch marchait d’un bout à l’autre de la chambre, ce qui provoquait parfois une exclamation de la comtesse, nerveuse.

« — Qu’as-tu, Léon, à marcher comme un balancier ? Tu ferais mieux de t’asseoir. »

« Une demi-heure après, nos « compositions » étaient terminées et la mienne fut la première qu’examina notre mentor. Il tâchait de lire, mais il essayait en vain de déchiffrer quelque chose dans les lignes qui montaient au ciel et s’embrouillaient, et il me remit mon travail en disant :

« — Lis, toi-même. »

« Alors, à haute voix je me mis à lire que la Russie se distingue des autres pays en ce que, pendant le carême, on y mange des crêpes ; parce qu’on roule sur les montagnes, et qu’à Pâques on peint les œufs.

« — Bravo ! me dit Léon Nikolaievitch et il se mit à lire le devoir de Nicolas pour qui la Russie se distinguait par « la neige », et chez Lise, par les « troïkas ».

« Le meilleur devoir était celui de notre aînée Varia. Pour nous récompenser de nos travaux du soir, Léon Nikolaievitch nous rapporta de Marseille, où il était allé pour je ne sais quoi faire, des couleurs d’aquarelle et nous donna des leçons de peinture.

« Léon Nikolaievitch passait presque toutes ses journées avec nous, nous donnant des leçons, participant à nos jeux, se mêlant à nos querelles, les réglant et tâchant de nous montrer qui d’entre nous avait raison et qui avait tort[22]. »

Citons encore le récit qu’a fait la sœur de Tolstoï, Marie Nikolaievna, d’un épisode de la vie de Léon Nikolaievitch à Hyères.

« Léon Nikolaievitch se fit toujours remarquer par une originalité touchant parfois à l’absurde.

« Nous vivions à Hyères, après la mort de notre frère. Léon Nikolaievitch était alors très connu, et la société russe d’Hyères et des envivons le recherchait beaucoup.

« Une fois, nous fûmes invités à la soirée de la princesse Dondoukov-Korsakov. Chez elle se réunissait toute la haute société, et le clou de cette soirée devait être Léon Nikolaievitch. L’heure s’avançait, il ne venait pas. La compagnie commençait déjà à s’attrister. La maîtresse de la maison avait épuisé tous les sujets pour distraire ses invités, et avec tristesse songeait à sa soirée manquée. Mais enfin, déjà tard, on annonça le comte Tolstoï. La maîtresse de la maison et ses hôtes s’en réjouirent, mais quel ne fut pas leur étonnement quand, dans le salon, entra Léon Nikolaievitch en costume d’excursion et chaussé de sabots de bois. Il avait fait une longue promenade et, sans rentrer chez lui, était venu directement à la soirée. Il se mit à convaincre tout le monde que les sabots de bois c’est la chaussure la meilleure, la plus commode et conseilla à tous d’en porter. Mais, déjà, on lui pardonnait tout, et la soirée, à cause de cela, devint encore plus intéressante. Léon Nikolaievitch était très animé. On chanta beaucoup et on le priait d’accompagner. »

À Hyères, par moments, Léon Nikolaievitch écrivait et c’est là que furent écrits les Cosaques et son article sur l’Instruction du peuple.

Léon Nikolaievitch resta à Hyères jusqu’à la fin de décembre et ensuite, par Marseille, il partit pour Genève et là se sépara de sa sœur, qui partit avec ses enfants. Lui se mit alors en route d’abord pour l’Italie. Il va à Nice, Libourne, Florence, Rome, Naples. En Italie, d’après ses propres paroles, il éprouva « la première impression vivante de la nature et de l’antiquité ».

En revenant à Paris, Tolstoï passa de nouveau à Marseille où il alla plusieurs fois au cours de son voyage à l’étranger. La grande ville commerçante française évidemment l’attirait et l’intéressait. Voici comment, dans un de ses articles pédagogiques, Léon Nikolaievitch décrit son séjour à Marseille :

«… Il y a une année, étant à Marseille, j’ai visité tous les établissements scolaires pour les ouvriers de cette ville. Le nombre des élèves proportionnelles à la population est très grand, car, sauf une légère exception, tous les enfants fréquentent l’école pendant trois, quatre ou six ans. Le programme des écoles consiste à apprendre par cœur le catéchisme, l’histoire sainte et l’histoire générale, les quatre opérations de l’arithmétique, l’orthographe et la comptabilité.

« Comment la comptabilité peut-elle faire un objet d’enseignement, je ne puis nullement le comprendre. La seule explication que je m’en sois donnée en examinant les cahiers de tenue des livres des écoliers qui ont suivi ce cours, c’est qu’ils ne savent pas même les trois opérations de l’arithmétique, mais qu’ils ont appris par cœur les opérations avec les chiffres et qu’également ils apprennent par cœur la tenue des livres. (Il ne me semble pas nécessaire de prouver que la tenue des livres, Buchhaltung, qu’on enseigne en Allemagne et en Angleterre, est une science qui demande quatre heures d’explications pour un élève qui connaît les quatre opérations de l’arithmétique.) Pas un seul élève ne savait résoudre le problème le plus simple de l’addition et de la soustraction, mais en même temps, avec des nombres abstraits, il faisait facilement et vite de longues opérations, multipliait des milliers par des milliers. Aux questions de l’histoire de France, apprise par cœur, ils répondaient très bien, mais, les interrogeant dans un ordre différent de celui du livre, j’appris qu’Henri iv avait été tué par Jules César.

… « J’ai vu également, à Marseille, une école laïque et une école congréganiste pour adultes. Sur une population de deux cent cinquante mille habitants, moins de mille (et parmi eux deux cents hommes) fréquentaient ces écoles.

« L’enseignement est le même : la lecture mécanique qu’on acquiert en une année et plus ; la comptabilité, sans étudier l’arithmétique ; la morale religieuse, etc. Après l’école laïque, j’ai assisté aux sermons quotidiens dans les églises ; j’ai visité des salles d’asiles dans lesquelles des enfants de quatre ans, au coup de sifflet, comme les soldats, font le tour des bancs, et, sur un signal, lèvent et plient les bras, et, d’une voix tremblotante et étrange, chantent des hymnes à Dieu et à leurs bienfaiteurs ; et je me suis convaincu que les institutions scolaires de Marseille sont très mauvaises. Si quelqu’un, par miracle, voyait tous ces établissements sans voir le peuple dans les rues, dans les ateliers, les cafés, à la maison, quelle opinion se ferait-il d’un peuple élevé de telle façon ! Il penserait, probablement, que c’est un peuple grossier, ignorant, hypocrite, plein de préjugés et presque sauvage. Mais il suffit d’entrer en relations, de causer avec quelques hommes du peuple, pour se convaincre qu’au contraire le peuple français est presque tel qu’il se croit : habile, intelligent, sociable, libre-penseur, et, en effet, civilisé.

« Regardez un ouvrier de la ville, d’une trentaine d’années : il sait écrire une lettre avec moins de fautes qu’à l’école et, parfois même, tout à fait bien ; il a une idée de la politique et alors de l’histoire et de la géographie modernes. D’après les romans, il sait un peu d’histoire, possède quelques notions des sciences naturelles ; très souvent il dessine et applique des formules mathématiques à son métier. Où donc a-t-il acquis tout cela ?

« J’ai trouvé spontanément cette réponse à Marseille, en commençant, après avoir visité les écoles, à parcourir les rues, les guinguettes, les cafés-concerts, les musées, les ateliers, les docks, les librairies. Ce même petit garçon qui m’avait répondu qu’Henri IV avait été tué par Jules César connaissait bien l’histoire des Trois Mousquetaires et de Monte-Cristo. À Marseille, j’ai trouvé vingt publications illustrées à bon marché, à cinq et dix centimes. On en vend trente mille exemplaires pour une population de deux cent cinquante mille habitants, c’est-à-dire qu’en admettant que chaque numéro soit lu et entendu par dix personnes, alors tout le monde les connaît. En outre, il y a les musées, les bibliothèques publiques, les théâtres. Il y a deux grands cafés-concerts où, pour une consommation qui coûte cinquante centimes, chacun a le droit d’entrer, et où passent journellement près de vingt-cinq mille personnes, sans compter les petits cafés qui voient la même quantité de gens.

« Dans chacun de ces cafés on donne des comédies, des saynètes ; on déclame des poésies. Voilà donc, d’après le calcul le plus global, un cinquième de la population qui s’instruit chaque jour comme s’instruisaient les Grecs et les Romains dans leurs amphithéâtres. Cette instruction est-elle bonne ou mauvaise ? c’est une autre affaire, mais celle-là, c’est l’instruction spontanée, combien plus féconde que l’instruction obligatoire ; c’est là l’école spontanée qui a ruiné l’école obligatoire, celle-ci ayant réduit presque à rien son enseignement et n’ayant gardé qu’une forme despotique, sans plus, ou peu s’en faut. Je dis, peu s’en faut, parce que j’exclus la capacité mécanique de former des caractères et de composer des mots : l’unique science acquise par une étude de cinq à six années[23]. »

En janvier 1861, Tolstoï était déjà à Paris. Comme partout il tâchait d’y observer les mœurs de la vie.

« Quand j’étais à Paris, raconta-t-il à Skyler, je passais ordinairement la moitié du temps dans les omnibus, m’amusant tout simplement à observer le peuple, et je puis vous affirmer que j’ai trouvé chacun des voyageurs dans un des romans de Paul de Kock. »

Dans sa conversation avec Skyler, Léon Nikolaievitch nie absolument la soi-disant immoralité de Paul de Kock.

« Je prise fort les romans d’Alexandre Dumas et de Paul de Kock », disait-il. À l’étonnement que laissa voir Skyler, il poursuivit : « Ne me répétez pas cette insanité que Paul de Kock est immoral ; selon la conception anglaise, il est un peu inconvenant, leste et gaulois, mais il n’est pas immoral. Quoi qu’il écrive dans ses livres et malgré ses petites plaisanteries polissonnes, son œuvre est tout à fait morale. C’est un Dickens français. Tous ses types sont pris sur le vif et sont aussi parfaits. Et quant à Dumas, chaque romancier devrait le porter dans son cœur. L’intrigue chez lui est merveilleuse, sans parler de la ciselure. Je puis le lire et le relire ; mais l’intrigue et le dénouement, c’est pour lui le but principal[24]. »

À Paris Léon Nikolaievitch rencontra Tourgueniev, et cette rencontre les rapprocha un peu.

Ensuite Léon Nikolaievitch partit pour Londres, où il vit Herzen presque chaque jour. Ils causèrent beaucoup et dans leurs conversations ils abordèrent les questions les plus intéressantes. Malheureusement ni Herzen ni Tolstoï n’ont rien noté ni conservé de ces entretiens.

Dans les Souvenirs de Mme Toutchkov-Ogariev, il y a quelques lignes consacrées à cette entrevue.

« … Herzen reçut aussi la visite de L.-N. Tolstoï dont l’Enfance, l’Adolescence et la Jeunesse avaient fait du bruit. Herzen admirait ces œuvres, surtout il admirait l’audace de Tolstoï de parler de sentiments si délicats, si profondément cachés, que peut-être beaucoup ressentent, mais qui ne sont exprimés par personne. Quant à ses opinions philosophiques, Herzen les trouvait très faibles, vagues et souvent non fondées[25]. »

Nous pouvons en outre raconter le récit de la fille d’Herzen, Natalie Alexandrovna, qui se rappelle vaguement cette entrevue. Elle était alors petite fille mais avait déjà lu les premières œuvres de Tolstoï et les admirait. Ayant appris par son père que Tolstoï viendrait chez eux, elle lui demanda la permission d’assister à cette entrevue.

Le jour et l’heure fixés, elle pénétra dans le cabinet de travail de son père et s’assit dans un fauteuil, dans un coin, tâchant d’attirer le moins possible l’attention sur sa présence. Bientôt le valet annonça le comte Tolstoï. Avec un battement de cœur elle attendait son apparition et quel ne fut pas son désappointement quand elle aperçut un homme élégant, aux manières mondaines, habillé à la dernière mode anglaise, et qui, aussitôt introduit chez son père, se mit à lui raconter avec enthousiasme un combat de coqs auquel il avait assisté à Londres. Et durant tout cet entretien de Tolstoï avec son père, elle n’entendit pas un seul mot du cœur, ce qu’elle avait attendu.

Cependant il faut penser que la conversation des deux grands écrivains russes ne se borna pas au sport, puisqu’en se séparant Herzen donna à Tolstoï une lettre de recommandation pour Proudhon.

De plus, en Angleterre, comme partout, Léon Nikolaievitch visita les écoles et alla au Parlement où il entendit le discours de Palmerston, qui parla trois heures d’horloge. Là-bas il apprit aussi sa nomination d’arbitre territorial, et le jour de la déclaration de l’émancipation, c’est-à-dire le 19 février 1861, style russe, 3 mars, style nouveau, Léon Nikolaievitch partit de Londres pour la Russie par la Belgique. Il s’arrêta à Bruxelles où avec la lettre d’Herzen il alla voir Proudhon. Ce penseur énergique, original, issu du peuple, fit sur Léon Nikolaievitch une très forte impression qui eut probablement de l’influence sur le développement de ses idées. Léon Nikolaievitch m’a raconté que Proudhon lui avait laissé l’impression d’un homme très fort, ayant le courage de son opinion. L’aphorisme très connu de Proudhon : la propriété c’est le vol, peut servir d’épigraphe à n’importe quelle œuvre économique de Tolstoï. À Bruxelles, Tolstoï fit aussi visite à l’historien polonais et homme d’Etat Lélevel qui, déjà très vieux, vivait dans ce temps à Bruxelles, dans une grande misère. C’est à Bruxelles que Léon Nikolaievitch écrivit la nouvelle Polikouchka.

Le 13 avril, Tolstoï quitta Bruxelles, et, par l’Allemagne, revint en Russie.

En route il s’arrêta d’abord à Weimar, où il fut l’hôte de l’ambassadeur de Russie, Von Maltitz. Celui-ci lui fit faire la connaissance du Maréchal de la cour, Beaulieu-Marconnet, qui, à son tour, le présenta au grand-duc Charles-Albert. Maltitz lui procura aussi l’autorisation de visiter la demeure de Goethe, alors fermée aux simples mortels, et le 16 avril il fit cette visite.

Mais Tolstoï s’intéressait surtout aux jardins d’enfants de Froebel, dirigés alors par Mina Schelhorn, élève de Froebel. Elle satisfit avec joie la curiosité du comte russe sur son maître et le fit assister aux travaux et aux jeux des enfants.

Le docteur Von Bode a publié récemment, dans une revue pédagogique de Weimar, Sœmann (le Semeur), un article très intéressant, sous le titre « Tolstoï à Weimar », où, sauf des faits déjà très connus, il cite le récit de Julius Stoetzer, mort cette année. Stoetzer avait connu personnellement Tolstoï, qui avait visité son école, à Weimar. Voici le récit de ce vénérable vieillard :

« Le vendredi de Pâques, juste comme on rentrait en classe, à une heure de l’après-midi, un séminariste ouvrit la porte de la classe de deuxième année où j’étais, et passant sa tête, dit : « Un monsieur veut visiter votre classe. » Derrière lui entra un monsieur. Il ne se nomma point et je le pris pour un Allemand, car il parlait parfaitement notre langue.

« — Quelle leçon avez-vous cet après-dîner ? demanda-t-il.

« — D’abord l’histoire, ensuite la langue allemande, répondis-je.

« — Je suis très heureux ; j’ai déjà visité les écoles de l’Allemagne du Sud, de la France, de l’Angleterre, et je voudrais aussi faire connaissance avec les écoles de l’Allemagne du Nord. Combien y a-t-il de classes dans votre école ?

« — Sept. C’est la deuxième. Mais je ne connais pas encore mes élèves, parce que nous venons de commencer, c’est pourquoi je ne puis satisfaire votre curiosité.

« — Cela ne fait rien. L’important pour moi, c’est le plan et la méthode des études. Dites-moi donc quel plan vous adoptez pour l’enseignement de l’histoire ?

« Je m’étais tracé moi-même un plan pour l’enseignement de l’histoire, et l’exposai devant le visiteur que je prenais pour un maître d’école étranger. Il tira de sa poche un carnet et se mit à y inscrire quelque chose très rapidement.

« Tout d’un coup il dit :

« — Dans ce plan si travaillé, une chose me semble manquer : l’étude du pays.

« — Non, ce n’est pas un oubli. Cette étude sera faite dans la classe suivante.

« Je devais commencer ma leçon et me mis à parler des quatre âges de la civilisation. L’étranger continuait à prendre des notes.

« Quand la leçon fut finie, il demanda :

« — Et qu’allez-vous faire maintenant ?

« — La langue allemande. À dire vrai, j’allais commencer la lecture, mais si vous préférez autre chose, on peut changer.

« — Je vous en remercie. Voyez-vous, j’ai beaucoup réfléchi comment rendre plus libre le courant de la pensée. (En allemand, littéralement, faire les pensées courantes, flüssig.)

« Je n’oublierai jamais cette expression. Je tâchai de satisfaire son désir et donnai aux élèves un petit devoir :

« Je nommais un objet quelconque et les élèves devaient écrire sur leur cahier une lettre sur cet objet. L’étranger parut s’intéresser vivement à cet exercice. Il se mit à marcher entre les bancs, prenant tour à tour les cahiers des élèves et regardant ce qu’ils écrivaient et comment ils écrivaient.

« Je restai sur la chaire pour ne pas distraire les enfants.

« Quand le devoir fut presque achevé, l’étranger me dit :

« — Pourrai-je emporter ce travail, il m’intéresse beaucoup.

« Cette fois, c’est trop ! (Das ist doch starck !) » pensai-je, mais je lui répondis poliment que ce n’était pas possible, que les enfants avaient acheté un cahier pour eux, que chaque cahier coûtait dix centimes, que Weimar était une ville pauvre et que les parents seraient mécontents d’être obligés d’acheter de nouveaux cahiers.

« — On peut arranger cela, dit-il, et il sortit.

« Je me sentais mal à l’aise, et fis chercher mon ami le directeur Monhaupt, lui demandant de venir dans la classe, car il s’y passait quelque chose d’extraordinaire.

« Monhaupt vint :

« — Tu m’as joué un joli tour, lui dis-je. Tu m’as envoyé je ne sais quel original qui veut emporter les cahiers des élèves.

« — Je ne t’ai envoyé personne, dit Monhaupt.

« — Mais tu es le directeur du séminaire, et c’est un séminariste qui l’a amené.

« Alors Monhaupt se rappela qu’en son absence était venu chez lui un fonctionnaire important qui avait dit à sa femme qu’il fallait se mettre à la disposition du monsieur qu’il accompagnait et lui faire tout visiter.

« Sur ces entrefaites l’étranger revint ; il tenait à la main un rouleau de papier écolier qu’il avait acheté dans une boutique voisine. Puisqu’il était là, je devais le présenter au directeur :

« — Le directeur Monhaupt…

« — Le comte Tolstoï, de Russie, dit-il.

« Ainsi, c’était un comte et non un maître d’école ! C’était un Russe qui parlait si bien l’allemand !

« Nous fîmes recopier aux enfants leur devoir sur une feuille de papier, et Tolstoï, ramassant toutes les feuilles, les plia et les remit à un domestique qui l’attendait dans la cour.

« De chez moi, il se rendit chez le directeur de l’école moderne, Trebst, qu’il connaissait déjà, car Trebst était allé en Russie. »

Le docteur Bode termine son article par les lignes suivantes consacrées à la mémoire du vieux maître d’école :

« Encore un mot sur le vieux Julius Stoetzer. Il mourut le dimanche de Pâques, 1905, à l’âge de quatre-vingt-treize ans. C’était pour moi un homme très remarquable, car il avait connu les deux hommes dans les ouvrages desquels j’ai lu et appris le meilleur de ce que je sais : Tolstoï et Goethe.

« Oui, Stoetzer avait parlé à Gœthe. En 1828, il était au gymnase de Weimar, et habitait, ainsi qu’un de ses camarades d’école, dans la maison d’Eckermann, à quelques pas de la maison de Goethe. Et les deux enfants voyaient souvent le vieillard assis près de la fenêtre. Mais ils désiraient vivement l’approcher et ils demandèrent au bon Eckermann de leur procurer cette occasion. Et une fois, en été, en 1828, Eckermann laissa entrer les deux garçons dans le jardin de Goethe, par la porte de derrière. Le poète, en redingote claire, se promenait dans le jardin. Quand il aperçut les collégiens, il s’approcha d’eux, leur demanda comment ils s’appelaient, ce qu’ils comptaient faire plus tard et leur conseilla de bien travailler, puis s’éloigna.

« Leur conversation n’avait eu rien de particulier, mais Stoetzer qui, bon maître d’école et honnête homme, obtint dans sa vie beaucoup d’honneurs, n’eut jamais de joie plus grande que le souvenir de cette conversation avec le plus illustre de ses contemporains. »

Ensuite Tolstoï se rendit à Gotha, où il visita encore des jardins d’enfants de Froebel, et où il fit connaissance de pédagogues réputés. À Iéna, Tolstoï fit la connaissance du jeune mathématicien Keller et le convainquit de partir avec lui en Russie pour l’aider dans son œuvre pédagogique. Puis il alla à Dresde, pour quelques jours, où, de nouveau, il rencontra Auerbach. Il inscrit dans son journal la note suivante :

« 21 avril. Dresde. Auerbach est l’homme le plus charmant : Ein Licht mir eingefangen. Ses récits : sur le Juré, sur la Première impression de la nature, Versöhnung, Abend, sur le Pasteur. Le christianisme comme esprit de l’humanité, il n’y a rien de supérieur ! Il lit les vers d’une façon remarquable. Il parle de la musique comme d’un « Pflifchloser Genuss ». Selon lui, c’est un tournant vers la dépravation. Il a quarante-neuf ans. Il est droit, jeune, croyant ; il ne geint pas. »

De Dresde il écrit à sa tante Tatiana Alexandrovna :

« Je me porte bien et brûle d’envie de retourner en Russie. Mais une fois en Europe et ne sachant quand j’y retournerai, vous comprenez que j’ai voulu profiter autant que possible de mon voyage.

« Et je crois l’avoir fait. Je rapporte une si grande quantité d’impressions, de connaissances, que je devrai travailler longtemps, avant de pouvoir mettre tout cela en ordre dans ma tête. Je compte rester à Dresde jusqu’au 10/22, et pour Pâques, dans tous les cas je me propose d’être à Iasnaia. D’ici, si vers le 25 la navigation n’aura pas commencé, je vais par Varsovie à Pétersbourg où il faut que je sois pour obtenir la permission pour le journal que je compte rédiger à l’école d’Iasnaia.

« J’emmène avec moi un Allemand de l’Université. Ce sera un maître et un intendant. Un homme très charmant et très instruit, mais encore très jeune et peu pratique[26]. »

Le 22 avril il est déjà à Berlin et fait connaissance du fils du célèbre pédagogue Disterveg, directeur du séminaire. Il pensait trouver en lui un homme éclairé, affranchi de tout préjugé et ayant acquis par une pratique de plusieurs années des opinions pédagogiques originales. Mais il trouva, selon sa propre expression, « un pédant froid, sans cœur, qui pensait guider et développer l’âme des enfants avec des règles et des préceptes ».

Pendant l’heure qu’ils employèrent tous les deux à discuter des questions scolaires et d’éducation, le sujet de leur conversation fut principalement entre les différences des conceptions : éducation, instruction, enseignement :

« Disterveg parlait avec une ironie méchante des gens qui séparent ces conceptions, qui pour lui se confondaient en une seule. Et en même temps, nous parlâmes et de l’instruction et de l’éducation et nous nous comprîmes très bien[27]. »

Nous verrons plus tard que Tolstoï était mécontent non seulement des opinons de ces pédagogues, mais de toutes les méthodes qu’il lui fut donné de connaître dans les écoles de l’Europe occidentale, et que, dans ses occupations pédagogiques, à Iasnaia Poliana, il ne profita de l’expérience acquise par lui en France, en Angleterre, en Allemagne, que pour marcher dans une voie plus indépendante.

Berlin fut la dernière ville où s’arrêta Tolstoï. Le 23 avril 1861, après un voyage de neuf mois, il franchit la frontière russe.

Comme il fallait s’y attendre, la lourde science allemande ne satisfit point Tolstoï. Cependant il s’était appliqué, de toutes les forces de son talent et de son enthousiasme, à son étude théorique et pratique, suppléant et commentant tout ce qui n’était pas dit dans les traités par des conversations personnelles avec ses plus illustres représentants et par ses observations de la pratique de leurs méthodes dans les écoles.

L’étude de cette science affermit en Tolstoï l’idée de la nécessité de commencer tout au commencement, c’est-à-dire de garder une indépendance absolue dans l’œuvre de l’instruction publique. Et il s’adonna à cette œuvre avec toute l’ardeur qui lui était propre.

La science allemande n’avait pas facilité sa tâche, parce que ce qu’il exigeait de cette science était très élevé, et lui, en homme sincère, ne pouvait ni abaisser ses exigences, ni accepter la reconnaissance incomplète et hypocrite de ses idées.

Malgré la bonne foi très grande des savants allemands, leur activité manquait de franchise à sa base.

À la base de la science allemande comme de toute science européenne, il y avait l’aspiration, rarement avouée avec franchise, d’acquérir avant tout une situation privilégiée et les loisirs qui en sont la conséquence, afin, dans les meilleurs cas, d’employer ces loisirs à servir le peuple.

Or, pendant que s’acquièrent ces loisirs, le peuple souffre de maux innombrables et incurables qui rendent impossible l’union des intellectuels avec lui.

Le peuple irrité, ou, dans les meilleurs cas, qui souffre docilement, s’écarte de ces serviteurs, tandis que ceux-ci, sans comprendre le peuple, le blessent, ou, dans les meilleurs cas, n’ayant pour lui que de la pitié, ne peuvent pas guérir par des palliatifs quelconques les cruelles blessures physiques et morales causées au peuple par eux-mêmes.

Quelle nouvelle poussée Tolstoï donna-t-il à la science pédagogique, nous tâcherons de l’exposer dans un des prochains chapitres.

  1. Fet, Mes Souvenirs, 1re partie, p. 317.
  2. Fet, Mes Souvenirs, 1re partie, p. 324.
  3. Fet, Mes Souvenirs, 1re partie, p. 325.
  4. Fet, Mes Souvenirs, 1re partie, p. 326.
  5. Fet, Mes Souvenirs. Première partie, page 217.
  6. Istoritcheski Viestnik (Messager historique), nov. 1883, Eugène Garchine : Souvenirs sur Ivan Tourgueniev.
  7. Fet, Mes Souvenirs, 1re partie, p. 328.
  8. Peu de temps après l’émancipation, L.-N. Tolstoï avait un paysan très fort, très travailleur mais très sot, Ufan, dont la façon de travailler lui plaisait tant qu’il appela toute l’agriculture l’Ufanstvo. P.B.
  9. Fet, Mes Souvenirs, 1re partie, p. 329.
  10. Fet, Mes Souvenirs, Première partie, p. 334.
  11. Mes souvenirs, première partie, p. 331.
  12. Mes Souvenirs, première partie, p. 333.
  13. Les Confessions, édition russe de V. Tchertkof, p. 12.
  14. Nous empruntons le récit de ce deuxième voyage à l’étranger à l’ouvrage de R. Löwenfeld ; le Comte L.-N. Tolstoï, sa vie et ses œuvres. Nous y avons corrigé, d’après les lettres de L.-N. Tolstoï, les quelques inexactitudes qui s’y trouvent. P. B.
  15. Nom du héros d’une nouvelle d’Auerbach.
  16. Eugène Skyler. Souvenirs sur L.-N. Tolstoï. Rousskaia Starina (l’Antiquité russe), octobre 1890, p. 261.
  17. Fet, Mes Souvenirs, 1re partie, p, 333.
  18. Lettre en français dans l’original.
  19. Ivan Zakharine : la Comtesse A.-A. Tolstoï, Messager de l’Europe, juin 1904.
  20. Lettre en français dans l’original.
  21. Fet, Mes Souvenirs, 1re partie, p. 350.
  22. S. Plaxine, le comte L.-N. Tolstoï et les enfants. Moscou, 1902, pp. 15-25.
  23. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï. P.-V. Stock, éditeur, tome xiii, pp. 26-30.
  24. Eugène Skyler, Souvenirs sur Tolstoï. Rousskaia Starina (l’Antiquité russe), 1890, p. 647.
  25. Rousskaia Starina (l’Antiquité russe), 1894.
  26. En français dans l’original.
  27. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï. Édition P.-V. Stock, tome xiii.