Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 5/Chapitre 1

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (Tome 2p. 177-205).


CHAPITRE I


TOURGUENIEV ET TOLSTOÏ
L’ÉMANCIPATION DES PAYSANS. — L’ARBITRAGE
TERRITORIAL



En revenant de l’étranger, Tolstoï s’arrêta à Pétersbourg. Au commencement de mai, il était déjà à Moscou et peu après à Iasnaia Poliana. La Russie fêtait l’aurore d’une nouvelle ère : l’émancipation des paysans. Tout ce que la Russie comptait d’hommes avancés, intelligents, honnêtes, voulut participer au service public. Tolstoï fut l’un des premiers qui s’y consacra.

Toutefois, pour ne pas induire en erreur le lecteur, nous devons dire que Tolstoï n’était pas entraîné par le courant de la vie sociale si animée alors. Sa nature exigeante, indépendante, lui permit de suivre le courant et le força de choisir une voie particulière, nouvelle.

Craignant de nous tromper dans cette appréciation délicate du jugement de Tolstoï sur ce qu’on appelle « l’époque des années 60 », nous avons demandé à Tolstoï lui-même de nous éclairer à ce sujet et voici la réponse que nous en avons reçue : « Quant à ma façon d’envisager l’état excité de toute la société d’alors, je dois vous dire (et c’est un trait de mon caractère, bon ou mauvais, mais qui me fut toujours propre), que, malgré moi, je m’opposais toujours aux influences extérieures épidémiques, et que si j’étais alors excité et joyeux, c’était par des raisons personnelles, particulières, celles qui m’amenèrent à m’occuper des écoles et à me rapprocher du peuple. En général, même maintenant, je retrouve en moi ce même sentiment de répulsion contre le courant général d’alors, mais qui se manifestait sous des formes très timides. »

Avec son entrée dans le service public, la vie de Tolstoï devient si complexe qu’il nous faut abandonner pour un moment l’ordre chronologique et passer à la description parallèle des principales branches de son activité. Chaque manifestation de son activité publique se rattache naturellement aux faits de sa vie personnelle et familiale.

L’activité publique de Léon Nikolaievitch se manifesta au commencement des années soixante, et principalement dans deux sphères. Dans la sphère administrative, comme arbitre territorial, et dans la sphère pédagogique, comme maître d’école, fondateur d’écoles populaires et écrivain pédagogique.

Nous décrirons séparément chacune de ces branches de son activité publique, mais auparavant il nous faut citer quelques faits de sa vie personnelle.

Aussitôt de retour dans ses terres, Léon Nikolaievitch s’empresse d’aller rendre visite à ses bons amis : Fet et Tourgueniev.

À ce propos une correspondance s’engage entre eux.

Tourgueniev écrit à Fet, de Spasskoié :

« Fetti Carissime. Je vous envoie le billet de Tolstoï à qui j’ai écrit aujourd’hui même pour qu’il vienne ici au commencement de la semaine prochaine, afin qu’avec des forces concentrées nous nous abattions sur vous, dans votre Stepanovka, pendant que les rossignols chantent encore et que le printemps sourit.

« J’espère qu’il entendra mon appel et viendra ici.

« En tout cas, attendez-moi à la fin de la semaine prochaine et, jusque-là, portez-vous bien, ne vous énervez pas trop, rappelez-vous les paroles de Goethe : « Ohne Hast, Ohne Rast ! »

« Et regardez au moins d’un œil votre muse orpheline. »

À cette lettre était jointe la lettre suivante de Tolstoï :

« Je vous embrasse de tout cœur, cher ami Afanassi Afanassievitch pour votre lettre, pour votre amitié et parce que vous êtes Fet. Je désire voir Ivan Sergueievitch, mais vous, je le désire dix fois plus. Il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus, et, depuis, il nous est arrivé à tous deux tant de choses ! Je suis très heureux de votre vie agricole, quand j’en entends parler et que j’y pense, je me sens un peu fier d’y avoir contribué. Ce n’est pas à moi de parler et à vous d’écouter. L’ami c’est bien, mais il mourra, il s’en ira quelque part et on n’aura pas le temps de le suivre, tandis que la nature avec laquelle on s’est uni par l’acte de vente ou qu’on possède par héritage, c’est encore mieux. Ma nature à moi est froide, rebutante, exigeante, encombrante, mais c’est un ami qu’on gardera jusqu’à la mort, et quand on mourra on y entrera.

« D’ailleurs, maintenant, je me donne moins à cet ami, je suis entraîné par d’autres affaires. Dieu fasse que vous réussissiez et que les succès à Stepanovka vous réjouissent. Que vous écrivez et écrirez encore, je n’en doute pas.

« Je serre la main de Marie Pétrovna et lui demande de ne pas m’oublier. Il faudra un malheur quelconque pour m’empêcher de venir chez vous cet été, mais quand, je n’en sais rien. »

« Malgré ses aimables promesses, raconte Fet dans ses Souvenirs, la voiture qui se montra au tournant du bois, prenant rapidement la direction de notre perron, fut pour nous une surprise. Nous avions un grand plaisir à embrasser Tourgueniev et Tolstoï. Les bâtiments des servitudes étaient alors si peu nombreux qu’il n’y avait rien d’étonnant à cette exclamation que fit Tourgueniev en ouvrant ses énormes mains : « Nous regardons partout, nous demandant où est Stépanovka, et il résulte qu’il n’y a qu’une crêpe très grasse et que c’est tout Stépanovka ! »

« Quand nos hôtes eurent réparé leur toilette, pendant que la maîtresse de la maison profitait des deux heures qui restaient avant le dîner pour rendre celui-ci plus confortable et plus alléchant, nous nous mîmes à causer avec une animation dont ne sont capables que les hommes qui ne sont pas encore fatigués de la vie[1]. »

Pendant le séjour de Tolstoï et de Tourgueniev chez Fet, se produisit ce triste événement : la querelle entre Tolstoï et Tourgueniev. Fet a donné dans ses Souvenirs tous les détails de cet incident ; nous lui en emprunterons donc le récit, en comblant les lacunes et corrigeant les inexactitudes qu’il présente par des indications puisées à d’autres sources.

« Le matin, à l’heure ordinaire, raconte Fet, c’est-à-dire vers huit heures, nos hôtes se retrouvèrent dans la salle à manger. Ma femme occupait le haut de la table, devant le samovar, et moi, en attendant le café, je m’étais mis à l’autre bout. Tourgueniev était assis à droite de la maîtresse de la maison et Tolstoï à gauche.

« Ma femme connaissant tout l’intérêt que Tourgueniev accordait alors à l’éducation de sa fille, lui demanda s’il était content de sa gouvernante anglaise. Tourgueniev éclata en louanges à l’adresse de la gouvernante et raconta, entre autres, que la gouvernante, avec la ponctualité anglaise, lui avait demandé de fixer la somme dont sa fille pourrait disposer pour ses œuvres de bienfaisance.

« Maintenant, dit Tourgueniev, l’Anglaise exige que ma fille aille chercher les vêtements déchirés des pauvres gens, et, après les avoir raccommodés, les leur retourne. »

« — Et vous trouvez cela bien ? demanda Tolstoï.

« — Sans doute. Le bienfaiteur est ainsi mis en contact avec la misère poignante.

« — Et moi, je crois qu’une jeune fille bien habillée qui tient sur ses genoux des guenilles sales et puantes joue une scène théâtrale qui manque de sincérité.

« — Et moi, je vous défends de parler ainsi ! s’écria Tourgueniev, les narines frémissantes.

« — Pourquoi ne dirais-je pas ce dont je suis convaincu ? répondit Tolstoï[2]. »

« — Alors vous trouvez que j’élève mal ma fille ? dit Tourgueniev.

« Léon Nikolaievitch répondit qu’il avait exprimé sa façon de penser, sans faire de personnalité[3]

Fet n’eut pas le temps de prier Tourgueniev de se calmer, que, pâle de colère, il disait d’un ton calme.

« — Si vous dites un mot de plus, je vous donne un soufflet ! »

Ces paroles aussitôt prononcées, il bondit de la table, et, se prenant la tête à deux mains, tout ému, passa dans l’autre chambre.

Il revint une seconde après et, s’adressant à Mme Fet : « Au nom de Dieu, dit-il, excusez mon acte monstrueux que je regrette profondément. » Et de nouveau, il sortit.

Aussitôt après, les invités prirent congé de leurs hôtes.

Tolstoï, en arrivant au premier relais, Novosiolky, propriété de P.-N. Borissov, écrivit une lettre à Tourgueniev. Dans cette lettre il demandait à Tourgueniev une réparation. Ensuite, plus loin, au relais de Bogouslav, sis à mi-chemin entre la propriété de Fet et celle de Tolstoï, Nikolskoié, il envoya chercher à Nikolskoié des pistolets et des balles, et, sans attendre la réponse à sa première lettre, il écrivit une seconde missive à Tourgueniev, où, cette fois, il le provoquait.

Dans cette lettre il écrivait à Tourgueniev qu’il ne voulait pas se battre de la façon ordinaire, c’est-à-dire que deux littérateurs viennent accompagnés d’un troisième, avec des pistolets, et que le duel se termine par le champagne, mais qu’il désirait se battre sérieusement. Et il demandait à Tourgueniev de se rendre à Bogouslav, à la lisière de la forêt, avec des fusils. Toute cette nuit, Léon Nikolaievitch ne dormit point, attendant la réponse. Enfin arriva la réponse de Tourgueniev à sa première lettre. Il écrivait :
« Monsieur,

« En réponse à votre lettre je ne puis que répéter ce que je me suis cru obliger de déclarer chez Fet.

« Emporté par un sentiment de haine invincible dont il n’est point le moment de rechercher les causes, je vous ai offensé sans aucune provocation de votre part, et vous ai demandé de m’en excuser. Ce qui s’est passé ce matin a montré clairement que toutes les tentatives de rapprochement entre deux natures si opposées que les nôtres ne peuvent donner rien de bon, et c’est pourquoi je vous rends d’autant plus volontiers ce que je vous dois, que la présente lettre est probablement la dernière manifestation de tout rapport entre nous. Je souhaite de tout mon cœur qu’elle vous satisfasse et donne d’avance mon consentement à l’emploi que vous jugerez bon d’en faire.

« Avec respect, j’ai l’honneur d’être votre serviteur.

« 27 mai, 1861. Spasskoïé.
« Ivan Tourgueniev. »

N. B. — « 10 h. 1/2 du soir. Ivan Pétrovitch vient de me rapporter ma lettre que mon domestique, par sottise, avait envoyée à Novosiolky, au lieu de Bogouslav. Je vous demande d’excuser cette regrettable erreur, j’espère que mon messager vous trouvera encore à Bogouslav. »

Ce même jour, probablement, Tolstoï écrit à Fet : « Je n’ai pu me retenir et j’ai encore décacheté la lettre de M. Tourgueniev en réponse à la mienne. Je vous souhaite tout le bien possible dans vos relations avec cet homme. Tant qu’à moi, je le méprise, je le lui ai écrit, et termine par là toutes mes relations avec lui, sauf une réparation, s’il le désire.

« Malgré tout mon calme extérieur, dans mon âme grondait quelque chose, et j’ai senti qu’il me fallait exiger de M. Tourgueniev des excuses plus positives. C’est ce que j’ai fait dans la lettre que je lui ai écrite de Novosiolky.

« Voici sa réponse dont je me suis contenté, en lui répondant que les causes qui font que je l’excuse ne résident pas dans l’opposition de nos natures, mais qu’elles sont telles qu’il pourrait lui-même les comprendre.

« En outre je lui ai envoyé une autre lettre, assez dure, le provoquant ; à cette lettre je n’ai pas encore reçu de réponse. Si je la reçois je vous l’enverrai sans l’ouvrir.

« Voilà donc la fin de la triste histoire, et si elle franchit le seuil de votre maison, que ce soit avec ce supplément. »

« L. Tolstoï. »

En même temps, Tourgueniev répondait à la provocation par la lettre suivante :

« Votre domestique dit que vous désirez avoir une réponse à votre lettre. Mais je ne vois pas ce que je puis ajouter à ce que je vous ai écrit. Je vous reconnais peut-être le droit d’exiger satisfaction à main armée.

« Vous avez préféré vous contenter de mon excuse écrite et répétée. Vous étiez libre. Je dirai sans phrase, que je supporterais volontiers votre revolver si je pouvais par cela effacer mes folles paroles. Le fait que j’aie pu prononcer de telles paroles est tellement loin des habitudes de toute ma vie que je ne puis l’attribuer qu’à l’irritation provoquée par l’excessif et constant antagonisme de nos opinions. Ce n’est pas une excuse ; je ne veux pas par là me justifier, ce n’est qu’une explication. C’est pourquoi, en me séparant de vous pour toujours, — de pareils événements sont inoubliables, — je crois de mon devoir de vous répéter encore une fois que dans cette affaire c’est vous qui avez raison et que tous les torts sont de mon côté. J’ajoute que la question ici n’est pas dans mon désir de montrer ou non du courage, mais je vous reconnais le droit de m’amener sur le terrain, sans doute dans les formes admises (c’est-à-dire avec des témoins) ainsi que celui de m’excuser. Vous avez choisi ce qu’il vous a plu, je n’ai qu’à me soumettre à votre décision.

« De nouveau, je vous prie d’agréer l’assurance de mon estime la plus parfaite. »

« Ivan Tourgueniev. »

Fet, désirant de tout son cœur la réconciliation de ses amis, faisait dans ce sens tout ce qu’il pouvait, car il raconte dans ses Souvenirs ;

« Léon Tolstoï m’a envoyé le billet suivant : « Tourgueniev est un…, ce que je vous prie de lui transmettre avec la même exactitude que vous me transmettez ses charmantes expressions, malgré mes demandes réitérées de ne me jamais parler de lui. »

« Et je vous prie de ne pas m’écrire davantage car je ne décachetterai plus vos lettres ainsi que celles de Tourgueniev. »

« Quand je fus à Spasskoié, continue Fet, naturellement je fis tout ce que je pus pour arranger d’une façon quelconque cette histoire qui, malheureusement, avait eu lieu dans notre maison.

« Cependant, toutes mes tentatives d’arranger les choses, comme on le voit, se terminèrent par une rupture en règle avec Tolstoï. Pour le moment je ne puis même me rappeler comment nos relations amicales se renouvelèrent[4]. »

« Un certain temps s’était passé, raconte la comtesse S.-A. Tolstoï, quand, une fois, Léon Nikolaievitch, étant à Moscou, se trouva de cette humeur charmante, qu’il avait parfois : modeste, aimant, pénétré de l’aspiration vers le bien. Et dans cette disposition d’esprit, il lui devint insupportable de penser qu’il avait un ennemi. C’est alors, le 26 septembre, qu’il écrivit à Tourgueniev lui disant qu’il regrettait que leurs relations fussent hostiles. Il écrivait : « Si je vous ai offensé, pardonnez-moi. Il m’est insupportablement triste de penser que j’ai un ennemi. » Cette lettre fut adressée à Pétersbourg au libraire Davidof, qui était en relations d’affaires avec Tourgueniev. »

Cette lettre, on ne sait pourquoi, ne fut pas transmise immédiatement à Tourgueniev, qui dans ce temps était ému par certains bruits ineptes, dont il parle comme il suit dans sa lettre à Fet, datée de Paris, 8 novembre.

« À propos, encore un dernier mot de la malheureuse histoire avec Tolstoï. En traversant Pétersbourg j’ai appris par des « gens sûrs » (oh ! ces « gens sûrs ! ») qu’à Moscou on se passe des copies de la lettre que m’a adressée Tolstoï (la lettre dans laquelle il me « méprise »), et que ces copies sont répandues par Tolstoï lui-même. Cela m’a mis en fureur et je lui ai envoyé d’ici une provocation pour dès mon retour en Russie. Tolstoï m’a répondu que la circulation des copies est une pure invention, et il m’a envoyé la lettre dans laquelle, après avoir rappelé comment je l’ai offensé, il me demande de l’excuser et renonce au duel. Avec cela l’affaire doit naturellement être close ; et je vous demande de lui dire (puisqu’il m’écrit qu’il regarde comme une offense tout ce qui s’adresse à lui venant de moi) que je renonce moi-même à toute provocation et que j’espère que c’est maintenant une affaire réglée pour toujours. Sa lettre (d’excuse) je l’ai détruite, et l’autre, celle qui, d’après ses paroles, m’était envoyée par la librairie Davidov, je ne l’ai pas reçue. Et maintenant, à toute cette histoire, de profundis[5] ! »

À propos de cette lettre à Tolstoï, dont il est fait mention dans la lettre de Tourgueniev à Fet, nous trouvons dans le journal de Léon Nikolaievitch la note suivante :

« Octobre. Hier j’ai reçu une lettre de Tourgueniev où il m’accuse de raconter qu’il est un lâche et de répandre des copies de ma lettre. Je lui ai écrit que tout cela ce n’est que des bêtises, et, de plus, j’ai ajouté les lignes suivantes : « Vous me dites que c’est un acte malhonnête. Autrefois vous avez voulu me frapper au visage, et moi, je m’avoue coupable, je vous demande pardon et renonce au duel. »

« Cette lettre, ajoute la comtesse Tolstoï dans ses notes, était écrite sous l’influence d’un sentiment qui peut s’exprimer ainsi : Si Tourgueniev n’a pas de dignité personnelle, d’honneur vrai, s’il lui faut l’honneur pour le public, alors voilà une lettre, car moi, Léon Nikolaievitch, je suis au-dessus de cela et méprise l’opinion publique. M. Tourgueniev répondit par un acte de faiblesse : il répondit qu’il se déclarait « satisfait ».

Dans une autre lettre à Fet, du 7 janvier 1863, Tourgueniev écrit de nouveau sur le même sujet :

« Et maintenant, avez-vous vu Tolstoï ? Ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai reçu la lettre qu’il m’a envoyée par la librairie Davidov (voilà bien l’exactitude de Messieurs les marchands russes !). Dans cette lettre, il me dit qu’il avait eu l’intention de m’offenser, et s’excuse, etc. De tout cela il faut tirer la conclusion que nos constellations se meuvent dans l’éther tout à fait hostilement, c’est pourquoi le mieux pour nous, comme il le propose lui-même, c’est d’éviter de se rencontrer. Mais vous pouvez lui écrire ou lui dire (si vous le voyez) que moi (sans phrase ni calembour) de loin je l’aime beaucoup, l’estime, et suis très attentivement sa fortune, mais que, de près, tout prend une autre tournure. Que faire ? Il nous faut vivre comme si nous existions en différentes planètes ou vivions en différents siècles[6]. »

Il est probable que Fet parla à Tolstoï de la demande de Tourgueniev, ce qui provoqua en Tolstoï une violente irritation qui atteignit Fet lui-même, ce qu’il dut écrire à Tourgueniev, car il reçut de lui, entre autres la lettre, suivante :


« 14 janvier 1862, Paris.

« Cher Afanassi Afanassiévitch,

« Tout d’abord je sens le besoin de m’excuser devant vous de cette tuile, comme disent les Français, tout à fait inattendue qui vous est tombée sur la tête, à cause de ma lettre. La seule chose qui me console un peu, c’est que je ne pouvais nullement prévoir une pareille sortie de Tolstoï, et pensais arranger tout pour le mieux. Mais il en résulte que c’est une telle blessure qu’il vaut mieux n’y pas toucher. Encore une fois, excusez une faute involontaire[7]. »


Nous terminerons avec cela le récit de ce regrettable incident qui, comme un orage, troubla l’atmosphère tendue entre ces deux grands hommes, et qui servit peut-être par la suite à un rapprochement plus sincère.

Ajoutons encore que le récit de ces événements, cités dans les Souvenirs de Garchine sur Tourgueniev, et publié par le Messager historique, en novembre 1883, est rempli d’inexactitudes de lieu et de temps. Il est probable que Garchine ne les tenait pas de première main.

Pendant les années 1861-1862, Léon Nikolaievitch remplit les fonctions d’arbitre territorial, dans le quatrième arrondissement du district de Krapivna.

L’activité de Tolstoï, comme arbitre territorial, est très peu connue dans la littérature. Heureusement que le souvenir de cette activité est encore vivant parmi certaines gens du pays, qui dans ce temps étaient en relations très suivies avec Tolstoï. L’opinion de ces personnes présente indiscutablement un intérêt considérable.

La réputation de Tolstoï, comme propriétaire exploitant ses domaines d’après de nouvelles méthodes, c’est-à-dire, tout simplement, qui ne pressurait pas et ne volait pas ses paysans, faillit faire obstacle à sa nomination d’arbitre territorial. Il y eut dans les chancelleries un échange de correspondances. Les dénonciations ne manquèrent pas. Nous citerons ici les extraits les plus caractéristiques des documents que nous nous sommes procurés concernant cette affaire.

Le maréchal de la noblesse, le prince V.-P. Minine, écrivit à ce sujet au ministre de l’Intérieur, Valouiev, se plaignant du gouverneur de Toula, Lanskoï, qui avait nommé Tolstoï arbitre territorial.

Voici comment il s’exprimait :

« Connaissant l’antipathie de la noblesse de Krapivna pour la façon dont il exploite ses propres terres, M. le Maréchal de la noblesse craint que l’acceptation du comte, à ce poste, ne suscite des conflits désagréables pouvant compromettre le développement pacifique d’une œuvre aussi importante. »

Ensuite, pour faire casser cette nomination, il indique les quelques formalités omises par le gouverneur, concernant la procédure de la nomination aux fonctions d’arbitre.

Le ministre de l’Intérieur répondit au Maréchal de la noblesse qu’il n’y avait sans doute là qu’un malentendu quelconque et qu’il ferait écrire à ce sujet au gouverneur.

À l’enquête du ministre de l’Intérieur, le gouverneur répondit par un très intéressant rapport confidentiel qui montre qu’à cette époque les hautes


Tolstoï en 1862

sphères gouvernementales devançaient la société moyenne russe non encore éveillée.

« Confidentiel.

«… Je crois de mon devoir d’ajouter à cela que le prétexte de cette correspondance, c’est la nomination aux fonctions d’arbitre territorial du district de Krapivna, du lieutenant en retraite, comte L.-N. Tolstoï, nomination contraire à l’avis des maréchaux de la noblesse de la province, ainsi que du district, qui voulaient l’écarter sous prétexte qu’il n’est pas sympathique aux gentilshommes du pays.

« Connaissant personnellement le comte Tolstoï pour un homme instruit, tout dévoué à l’œuvre présente, et prenant en considération le désir que m’ont exprimé quelques propriétaires du district de Krapivna, d’avoir le comte Tolstoï comme arbitre, je ne pouvais le remplacer par une personne quelconque, que je ne connaissais pas, d’autant plus que le comte Tolstoï m’était désigné par le prédécesseur de Votre Haute Excellence parmi quelques autres personnes jouissant de la meilleure notoriété.

« Signé : Le lieutenant général Daragan. »

Après quoi le Sénat confirma la nomination de Tolstoï comme arbitre territorial.

Récemment, on a publié des renseignements très intéressants, concernant l’activité de Tolstoï comme arbitre territorial.

Ces données jettent une nouvelle lumière sur le caractère de L.-N. Tolstoï, qui, dans toutes les affaires dont les documents sont cités, apparaît comme un vrai défenseur du peuple contre l’abus brutal des propriétaires et de la police, et ces données font penser que les craintes des maréchaux de la noblesse n’étaient pas sans fondement.

Des quinze dossiers cités dans cette publication, nous choisissons les plus caractéristiques.

Une propriétaire, Mme Artukhov, s’était plainte d’un ancien domestique, Marc Grégoriev, qui l’avait quittée, se considérant comme homme « absolument libre ».

Tolstoï, entre autres, écrit à la propriétaire :

« Par mon ordre, Marc s’en ira immédiatement, avec sa femme, où il lui plaira. Quant à vous, j’ai l’honneur de vous demander : 1o de lui payer le salaire des trois mois et demi qu’il a servi illégalement chez vous depuis la promulgation de l’acte d’émancipation ; 2o de le dédommager pour les coups donnés à sa femme, et qui sont encore plus illégaux. Si ma décision ne vous satisfait pas, vous avez le droit de vous plaindre à l’Assemblée des arbitres territoriaux, et à la chancellerie des Domaines. Tant qu’à moi, je n’écrirai rien de plus à ce sujet. Veuillez agréer, etc.

« Comte L. Tolstoï. »

La propriétaire porta plainte à l’assemblée, et comme elle était composée d’arbitres territoriaux auxquels ne plaisait pas l’activité de Tolstoï, dans ce cas, comme en plusieurs autres, la décision de Tolstoï fut cassée. L’assemblée prit parti pour la propriétaire et l’affaire fut portée à la chancellerie des Domaines. Par bonheur, dans la chancellerie, on était favorable à l’activité de Tolstoï, et, comme elle l’avait déjà fait plusieurs fois, elle confirma la décision de l’arbitre.

Marc Grégoriev fut donc libéré et sa femme obtint une indemnité pour les coups qu’elle avait reçus.

Très intéressante aussi l’affaire des dégâts commis par les paysans dans les champs du propriétaire Mikhailovsky.

Les paysans labouraient les champs de leur propriétaire. Pendant le repos, leurs chevaux endommagèrent le champ du propriétaire voisin. Celui-ci se plaignit à Tolstoï.

Tolstoï, tout d’abord, proposa au propriétaire de pardonner cela aux paysans, espérant que cette clémence améliorerait un peu les rapports entre le propriétaire et les paysans qui avaient des raisons d’être mécontents de lui. Le propriétaire n’y consentit point et exigea l’expertise du dommage et une amende, dont il fixa lui-même le chiffre à quatre-vingts roubles. Pour cette affaire, on écrivit une littérature entière. Le propriétaire Mikhailovsky, dans sa plainte à l’assemblée, décrivit ainsi les actes de Tolstoï : « Après cela le comte Tolstoï est venu au bourg Panino, il choisit trois paysans du village le plus proche, Borodino, comme experts, et partit avec eux dans le champ endommagé. Les experts, auxquels le comte Tolstoï proposa d’estimer le champ, déclarèrent qu’il y avait à peu près trois déciatines de prairie endommagées, et ils fixèrent l’indemnité à dix roubles par déciatine. Le comte Tolstoï ne voulut pas admettre ce chiffre et proposa aux experts d’apprécier le dommage à cinq roubles par déciatine. Les experts ne discutèrent pas. Il fut donc décidé que les paysans du village Panino paieraient pour le pré endommagé de M. Mikhailovsky, cinq roubles pour chacune des trois déciatines endommagées. »

M. Mikhailovsky, trouvant illégaux ces actes et d’autres encore du comte Tolstoï, ajoute : « Je suis absolument convaincu que le gouvernement, soucieux de l’amélioration du sort des paysans, ne souffrira pas que les choses marchent dans la voie tracée par l’arbitre territorial, comte Tolstoï. »

L’assemblée des arbitres du district, sur la demande de M. Mikhailovsky, exigea du comte Tolstoï des explications. Mais Tolstoï, par un papier du 16 septembre 1861, no 323, répondit à l’assemblée qu’il ne croyait pas « nécessaire de fournir aucune explication à propos de la plainte de M. Mikhailovsky, se basant sur les articles 29, 31-32 des statuts relatifs aux institutions concernant les paysans ».

La décision de l’assemblée du district présentée à la Chancellerie des Domaines fut marquée par cette dernière avec la mention : « classée ».

Une autre affaire, bien que minime, nous montre clairement combien, dans ces questions, Tolstoï était étranger à tout amour-propre, combien il était prêt à reconnaître son erreur, ne se guidant dans ses actes que du désir d’être le plus équitable possible.

Une propriétaire, Mme Zaslonine, se plaignit à l’assemblée que Tolstoï avait délivré illégalement un passeport à son domestique. Tolstoï, qui assistait à l’assemblée, au cours de la discussion reconnut l’erreur qu’il avait commise et proposa d’indemniser la propriétaire pour le préjudice qu’il lui avait causé.

Mais toutes les affaires ne se terminaient pas aussi bien.

Tolstoï, qui défendait les droits du peuple, devait soutenir une lutte vigoureuse contre la bande des planteurs qui, de toutes leurs forces, défendaient les anciens droits et les abus. Ainsi entre le propriétaire Ossipovitch et ses anciens serfs s’éleva le différend suivant : Une partie du village ayant brûlé, le propriétaire ne voulut pas permettre aux paysans de rebâtir au même endroit ; il exigeait qu’ils reconstruisissent ailleurs, et il ne leur donnait pas les subsides nécessaires pour leurs bâtisses et ne les dispensait pas de la corvée pendant qu’ils travaillaient à réparer le désastre dont ils avaient été victimes.

Tolstoï, d’une part, trouvait légitimes toutes les exigences des paysans, d’autre part, il voyait la situation précaire d’un petit propriétaire ruiné et ne le croyait pas en état de satisfaire à toutes les exigences des paysans. Alors il s’adressa aux gentilshommes, leur demandant de venir en aide à un propriétaire ruiné pour qu’il puisse tirer de la misère les paysans, ou, s’ils le préféraient, de venir tout simplement en aide aux paysans, en dehors du propriétaire.

On rejeta l’une et l’autre proposition et les paysans durent se soumettre à toutes les exigences du propriétaire.

L’affaire traîna longtemps, passa d’une instance à l’autre. Tolstoï remarquait que la balance ne penchait pas du côté des paysans et qu’on voulait négliger son avis.

Alors il protesta de nouveau, et à la séance de l’assemblée, quand cette affaire fut discutée, voyant que les membres de l’assemblée la défiguraient intentionnellement et qu’il ne lui était déjà plus possible de la remettre dans son vrai sens, il quitta démonstrativement la séance, sans signer les décisions prises en sa présence. L’assemblée porta plainte contre lui dans la Chancellerie des Domaines, mais cette plainte resta sans effet.

Nous voyons encore que le propriétaire Kostomarov avait frustré de la terre des paysans, disant qu’ils étaient d’anciens domestiques et non des paysans.

Tolstoï intercéda pour les paysans et, après plusieurs démarches, il obtint gain de cause pour eux.

Les propriétaires, gênés dans leurs manœuvres, inventaient des ruses de toutes sortes pour donner aux paysans le moins de terre possible et de plus mauvaise qualité. Dès que Tolstoï remarquait de pareilles intentions, il ne ratifiait pas les contrats et en obtenait l’abolition.

La sympathie de Tolstoï pour les paysans était naturellement très désagréable aux propriétaires, qui l’accusaient d’avoir jeté le grain de discorde entre eux et les paysans, d’avoir détruit à jamais les rapports patriarcaux, qui autrefois existaient entre eux, de susciter le trouble parmi les paysans qui, à son instigation, se rendaient coupables d’un grand nombre d’actes illégaux. Enfin, ils disaient même que les fonctionnaires élus par les paysans pour gérer leurs affaires, afin de s’acquérir les bonnes grâces de Tolstoï, ne remplissaient pas les devoirs que la loi leur imposait, d’où il résultait, dans la campagne, l’anarchie complète, le vol, le pillage, etc.

D’un autre côté, une pareille conduite de l’arbitre territorial provoquait chez le peuple une grande confiance en lui, et l’attitude du peuple envers Tolstoï fâchait encore davantage les gentilshommes terriens. Aussi pour Tolstoï devenait-il de plus en plus difficile de suivre sa ligne de conduite, et bientôt il dut rendre les armes dans cette lutte inégale.

Et du reste lui-même n’était pas satisfait de son activité.

Ainsi, au mois de juillet 1861, il écrit dans son journal :

« L’arbitrage territorial m’a donné peu de satisfaction ; il m’a définitivement brouillé avec tous les propriétaires et a dérangé ma santé, »

Le 12 février 1862, Tolstoï écrit à la Chancellerie des Domaines de la province :

« Puisque les plaintes présentées contre moi à la Chancellerie de la part de M. Kostomarov, à propos de sa transformation des paysans en domestiques ; de M. Zaslonine, à propos de l’inexécution de ses contrats avec les paysans ; de M. Band et de Mme Artukhov, à propos du blé ; du marchand Borkounov à propos de la vente d’un bœuf, et autres, n’ont aucune base légitime ; et puisqu’en même temps toutes ces affaires et plusieurs autres continuent d’être tranchées contrairement à mes avis, de sorte que presque toutes mes décisions, dans mon arrondissement, sont abrogées et que même les anciens du village sont remplacés par l’assemblée des arbitres, dans de telles conditions, qui provoquent la méfiance pour l’arbitre, tant de la part des paysans que de celle des propriétaires, les fonctions d’arbitre territorial non seulement ne peuvent s’exercer avec succès, mais deviennent impossibles. J’ai donc l’honneur de demander à la Chancellerie des Domaines, de faire faire une enquête par un de ses membres, à propos des plaintes sus-mentionnées. En même temps, je crois nécessaire de déclarer à la Chancellerie des Domaines qu’avant la fin de cette enquête je ne trouve pas possible de continuer à exercer mes fonctions, et les transmets au premier candidat. »

Cependant, du 9 mars au 30 avril, Tolstoï conserve ses fonctions, puis, invoquant des raisons de santé il les transmet au premier candidat.

Enfin, le Sénat, par un arrêté du 26 mai, no 24124, fit savoir au gouverneur de Toula « que, pour raison de santé, il retire au lieutenant d’artillerie, comte Tolstoï, ses fonctions d’arbitre territorial du district de Krapivna[8] ».

L’accusation de partialité en faveur des paysans portée par les propriétaires contre Tolstoï était tout à fait injuste, ce que l’on peut voir du récit suivant cité par Löwenfeld. Il résulte, en effet, de ce récit que Tolstoï défendait avec une égale bonne foi les prétentions des propriétaires, lorsqu’il les trouvait justifiées.

« Le gérant d’un propriétaire de la province de Toula, un Allemand, nous a raconté quels étaient les rapports de Tolstoï envers les paysans, comme arbitre territorial.

« Pour une affaire de son maître, il s’était rendu chez L.-N. Tolstoï, à Iasnaia Poliana. Il s’agissait de questions litigieuses au sujet de la répartition des terres aux paysans.

« Ces questions ne pouvaient être résolues que sur place, et au mois d’avril, l’arbitre territorial se rendit dans le domaine de son voisin, accompagné d’un petit paysan d’une douzaine d’années, son géomètre, comme l’appelait en plaisantant le comte car il traînait toujours avec lui les instruments de mesure. Tolstoï reçut la députation des paysans, qui se composait de deux starostas et d’un membre de l’assemblée des paysans. Tous étaient venus trouver l’arbitre territorial pour lui causer de la distribution des terres aux paysans.

« — Eh bien, les enfants, que voulez-vous donc ? » leur demanda le comte.

« La députation exposa la demande de l’assemblée des paysans. Ils voulaient, au lieu de la prairie qui leur était destinée, un autre morceau de terre pour agrandir leur lot.

« — Je regrette beaucoup de ne pouvoir vous satisfaire, dit le comte, car si je faisais cela je causerais un grand préjudice à votre propriétaire, et il se mit à leur expliquer très nettement la situation.

« — Eh bien, faites d’une façon quelconque, petit père, dit le délégué des paysans.

« — Non, je ne puis rien faire, » confirma le comte.

« Les paysans se regardèrent entre eux, se grattèrent la nuque, et répétèrent obstinément leurs paroles : « d’une façon quelconque, petit père. » — « Si tu voulais, petit père, dit encore le délégué, tu pourrais le faire… »

« Les autres délégués hochaient approbativement la tête.

« Le comte se signa et dit :

« — Comme Dieu est saint, je vous jure que je ne puis vous aider. »

« Mais comme malgré cela les paysars répétaient toujours leur : « Fais d’une façon quelconque, petit père ; aie pitié de nous… » le comte se retourna avec colère vers l’intendant et lui dit : « On peut être Amphion, remuer les montagnes et les forêts, plutôt que de convaincre les paysans. »

« Pendant toute notre conversation, qui dura plus d’une heure, dit le narrateur, le comte se montra la personnification de la patience et de la bonté. L’entêtement des paysans ne lui arracha pas un seul mot blessant[9]. »


À cette même époque se rapportent aussi les souvenirs de l’ami et parent de Tolstoï, le prince D.-D. Obolensky.

« En 1861, à Toula, eurent lieu les nouvelles élections, et l’on donna un grand dîner en l’honneur des arbitres territoriaux qui se trouvaient là. Et dans cette même salle, où récemment s’étaient querellés Volotzkoï et le prince Tcherkasky, qui même durent se battre à cause de la question des paysans, Volotzkoï, le premier, exprima son regret au prince Tcherkasky, son camarade de service et aussi arbitre territorial… Ce dîner m’est très mémorable. Mon oncle, J.-A. Raievsky, doyen, présidait. Quelques propriétaires, moi de ce nombre, avaient souscrit pour ce dîner. J’étais assis à côté du comte L.-N. Tolstoï, alors arbitre territorial, avec qui j’étais très lié depuis quelque temps déjà. Le premier toast fut naturellement pour l’empereur émancipateur et fut accueilli avec un grand enthousiasme.

« — Ce toast me fait particulièrement plaisir, me dit le comte L.-N. Tolstoï, mais il n’en faudrait pas d’autre, parce qu’à vrai dire c’est à l’empereur seul que nous devons l’émancipation…

« Mais il y eut d’autres toasts. L’un porté par P.-F. Samarine au peuple russe, ce qui était alors très délicat, fut particulièrement réussi. Dans son discours il exposait très bien la situation. Dans presque toute la province de Toula, les relations entre paysans et propriétaires s’étaient très bien établies, parce que les propriétaires avaient renoncé très bénévolement à leur pouvoir ; de sorte que les rapports étaient très bons, et, maintenant, ils sont encore meilleurs. Et il était juste de dire que, dans notre province, en comparaison avec d’autres, la réforme s’était très bien accomplie.

« L’année de l’émancipation des paysans, Léon Nikolaievitch installa chez lui l’école d’Iasnaia Poliana, qui m’intéressa beaucoup, continue Obolensky. Je fréquentais beaucoup le comte et parfois en automne j’allais avec lui à la chasse. Quel bon temps c’était alors ! Qui pourrait reconnaître maintenant dans le célèbre philosophe l’excellent chasseur qui franchissait fossés et ruisseaux et avec qui nous chassions des journées entières ? Il est difficile de s’imaginer un causeur pareil. Mais je crois que le comte devait être un très mauvais arbitre territorial, à cause de sa distraction. Je me souviens, comme si c’était d’hier, du premier contrat, réglant le rapport des paysans envers le propriétaire, approuvé par lui ; la signature était, littéralement, la suivante : « À la demande d’un tel, ne sachant pas écrire, ce contrat a été signé par le paysan, un tel. » Et pas un seul nom. Le comte dictait : « Écris que tu as signé pour un tel » et le paysan avait écrit littéralement sans indiquer ni le nom des paysans, ni le sien. Le comte, sans relire ce qu’il avait écrit, renvoya le contrat, approuvé, à la Chancellerie du domaine de Toula.

« Ce contrat fut reçu par mon beau-père, membre de la chancellerie, chez qui je vivais. À la vue de ce papier il se contenta de hausser les épaules[10]

Léon Nikolaievitch était peu capable d’un travail de bureau, mais son cœur et sa raison agissaient merveilleusement dans l’œuvre de l’arbitrage territorial. C’est pourquoi son activité, même dans ces domaines, a laissé un bon souvenir. Avec un succès encore plus grand, malgré des obstacles encore plus nombreux, Léon Nikolaievitch se consacra ensuite à l’œuvre pédagogique que nous décrirons dans les chapitres suivants.

  1. Fet, Mes Souvenirs, 1re partie, p. 368.
  2. Fet, Mes Souvenirs.
  3. Note de la comtesse Tolstoï.
  4. Fet, Mes Souvenirs, première partie, page 368.
  5. Fet, Mes Souvenirs, première partie, page 381.
  6. Fet, Mes Souvenirs, première partie, p. 384.
  7. Fet, Mes Souvenirs, première partie, p. 384.
  8. D. I. Ouspensky : Documents pour la biographie de L.-N. Tolstoï, Rousskaia Missl (la Pensée russe), 1903, no 9.
  9. Le Comte L.-N. Tolstoï. Sa vie et ses œuvres. Löwenfeld, p. 228.
  10. Pierre D.-D. Obolensky, Souvenirs. Les Archives russes, 1894.