Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 6/Chapitre 5

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Traduction par Jean-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (tome 3p. 90-112).


CHAPITRE V


L’EXÉCUTION DU SOLDAT CHIBOUNINE



En été 1866, Tolstoï se trouva mêlé à un événement, sur lequel nous devons nous arrêter un peu plus longuement. Il s’agit de l’exécution d’un soldat d’un régiment d’infanterie logé près de Iasnaïa Poliana, que Tolstoï s’était chargé de défendre.

Voici en quelques mots en quoi consistait l’affaire :

Vassili Chibounine, soldat de la deuxième compagnie du régiment de Moscou, était entré au service comme remplaçant. Il avait vingt-quatre ans, était de taille moyenne, trapu, le cou fort, rouge, les cheveux roux. En général, son aspect était peu sympathique. On le disait fils naturel d’un grand seigneur. Les premiers souvenirs de Chibounine se rapportaient à un bourg d’une province du centre, où il avait été envoyé à l’âge de deux ans. En novembre 1862, il se présenta au bureau de recrument de N., comme remplaçant. Son seul plaisir, dans ses moments de loisir, était de se coucher sur son lit et, en buvant l’eau-de-vie à la bouteille, « de rêver à son père ». La nuit il récitait les psaumes ou l’évangile qu’il savait par cœur.

Le chef de la compagnie, un Polonais sorti de l’Académie militaire, avait puni Chibounine du cachot pour une faute de service quelconque et ivrognerie. En sortant de là, Chibounine, qui était employé aux écritures reçut l’ordre de son chef de préparer un rapport très urgent pour le commandant du bataillon. Chibounine, pour se donner du courage, avala une grande quantité d’eau-de-vie et quand son chef vint chercher le rapport et lui demanda s’il était prêt, Chibounine, pâle, les mains tremblantes, sans mot dire remit au chef de la compagnie le rapport, proprement recopié. Le chef examina le rapport, puis se mit à le lire. Pendant ce temps, Chibounine, sortit de l’izba, et, dans le vestibule, vida une nouvelle bouteille d’eau-de-vie, puis retourna dans le bureau. Le rapport ne plut pas au chef de la compagnie. Il le froissa et le jeta au scribe. Chibounine, excité par l’alcool, dit une grossièreté à son chef. Celui-ci, très calme, s’adressa à un caporal et dit : « Caporal, il est de nouveau ivre, emmène-le au cachot, et après l’exercice prépare les verges. » Puis, boutonnant tranquillement son gant blanc, l’officier sortit de l’izba. Chibounine le rejoignit et, le visage défiguré par la colère, lui demanda : « Pourquoi êtes-vous toujours après moi ? » L’officier ne daigna pas lui répondre.

« Vous vous taisez ! lui cria alors Chibounine, d’une voix rauque. Moi, puni des verges ! Alors attrape cela, gueule de Polonais », et il lui lança un soufflet retentissant. Ce même jour l’officier envoya deux rapports : l’un sur l’état de sa santé, l’autre sur le crime de Chibounine. Le commandant du régiment fit parvenir les rapports à qui droit. Cinq jours plus tard arrivait l’ordre du commandant du corps d’armée de Moscou, le général aide-de-camp Guildenstoube, de traduire Chibounine devant la cour martiale, en vertu de l’art. 604 du Code militaire.

Un des officiers, Stassulévitch, prit à cœur les intérêts de l’accusé. Accompagné du lieutenant Kolokoltzev, il se rendit à Iasnaïa-Poliana, chez le comte Tolstoï. Ils lui racontèrent les faits tels qu’ils s’étaient passés et lui demandèrent de se charger de la défense de l’accusé. Tolstoï y consentit, et leur promit de faire en faveur de Chibounine tout ce qui serait en son pouvoir.

La cour martiale mena l’affaire très rapidement, et le lendemain, quand Tolstoï alla chez le commandant du régiment, l’acte d’accusation de Chibounine était déjà prêt, mais l’accusé n’en avait pas eu connaissance. Le colonel Unocha consentit très volontiers à ce que Chibounine fût défendu par le comte Tolstoï.

Tolstoï, ancien officier d’artillerie, se rendait parfaitement compte de la situation désespérée de Chibounine, mais, comme homme, il croyait encore possible de le défendre, et il espérait obtenir sinon l’acquittement, du moins une atténuation de la peine.

La séance du tribunal était fixée pour 11 heures. Tolstoï arriva une heure à l’avance afin de s’entretenir avec l’accusé auquel il voulait donner courage.

La grande salle d’une maison seigneuriale, où était logé le commandant du régiment, fut transformée en salle de séances du tribunal. Le colonel Unocha était le président de la cour martiale, deux autres officiers du régiment furent désignés comme juges. Le procureur était venu de Moscou.

Peu de gens connaissaient la date de la séance et la participation du comte Tolstoï dans cette affaire, mais tous ceux qui étaient renseignés se rendirent à la séance. On vint même de Toula.

Le président déclara la séance ouverte. On lut l’acte d’accusation, dans lequel il était dit que l’accusé, qui en voulait à son chef de compagnie, depuis longtemps méditait le forfait dont il s’était rendu coupable le 6 juin, ayant bu exprès une bouteille et demie d’eau-de-vie.

L’interrogatoire dura peu. Ensuite le procureur prononça quelques mots très brefs, rappelant les divers articles de la loi ; puis ce fut le tour de la défense. Tolstoï se leva et prit la parole en ces termes :

« Le soldat Vassili Chibounine, accusé d’avoir souffleté, intentionnellement et consciemment, son chef de compagnie, m’a choisi pour défenseur. J’ai accepté cette tâche, bien que le crime dont Chibounine est accusé soit de ceux qui, brisant toute la discipline militaire, ne sauraient être examinés au point de vue du rapport entre le crime et le châtiment, et doivent toujours être punis. J’ai assumé cette tâche, bien que l’accusé lui-même ait signé l’aveu de son crime, que, par conséquent, on ne peut nier, et bien que l’art. 604 du Code militaire ne reconnaisse pour ce crime qu’une seule peine : la mort. Il semblerait donc que le sort de Chibounine ne pût être allégé. Cependant j’ai accepté de le défendre, parce que notre loi, dont l’esprit est de gracier plutôt dix coupables que de punir un innocent, prévoit tout au profit de la miséricorde. Ce n’est point par pure formalité qu’elle dit que l’accusé ne peut se présenter devant le tribunal sans être assisté d’un défenseur, c’est-à-dire sans la possibilité si non de l’acquittement, au moins d’une diminution de peine. Dans cette assurance je commence ma défense. Selon moi l’accusation doit relever des articles 109 et 116 qui définissent l’allégement de la peine si l’on a prouvé la stupidité du criminel, et l’acquittement si l’on a prouvé la folie.

« Chibounine n’est pas atteint de folie persistante, évidente à l’examen médical, mais son état mental n’est point normal. C’est un malade psychique. Il est privé d’une des capacités principales de l’homme : celle de calculer les conséquences de ses actes. Si la psychiatrie n’a pas reconnu cet état maladif, j’estime néanmoins qu’avant de prononcer l’arrêt de mort nous sommes obligés d’examiner de près ce cas et de nous convaincre si ce que j’avance est une excuse vide ou un fait réel, indéniable. L’état mental de l’accusé, d’un côté, présente ces caractères de stupidité, de simplicité obtuse, prévus par l’art. 104, et qui entraînent la diminution de la peine. D’un autre côté, à certains moments, sous l’influence excitante de l’alcool, son état devient celui de la folie, prévu par l’art 116. Regardez l’accusé, ses yeux baissés, le visage indifférent, tranquille, stupide. Il attend l’arrêt de mort et pas un muscle de son visage ne tressaille, et cela, non par un effort de volonté, mais tout simplement par absence de vie morale. Il ne comprend ni l’importance du crime qu’il a commis ni ses conséquences.

« Chibounine, fils d’artisans aisés, fut mis en apprentissage chez un « Allemand », comme il le dit, puis on l’envoya à l’école des arts industriels. Y fut-il bon élève, nous l’ignorons, en tout cas ses études ne le firent pas exempter du service militaire. En 1855, il entra au service. Peu de temps après, comme l’indique son livret militaire, il s’enfuit du régiment sans savoir où et pourquoi, et y retourna de lui-même. Plusieurs années s’écoulent. Chibounine est promu caporal, probablement parce qu’il sait écrire, et il est attaché au service du bureau. Peu après sa punition, Chibounine, tout d’un coup, sans aucune raison, commet un acte absolument inexplicable qui entraîne la privation de son grade : il vole à l’un de ses camarades non pas de l’argent, ni un objet précieux, ni quelque objet facile à dissimuler, mais un uniforme, un sabre et du bois. Ces actes ne me semblent pas indiquer un esprit normal. L’accusé n’a ni goûts ni passions. Rien ne l’intéresse. S’il a des loisirs et de l’argent, il boit de l’eau-de-vie, non pas en compagnie de camarades, mais seul, comme le mentionne l’acte d’accusation lui-même. Il contracte cette habitude dès la deuxième année de son service, et il en arrive à pouvoir absorber deux bouteilles d’eau-de-vie, par jour, sans être plus animé ou plus gai qu’à jeun ; son besoin d’activité devient seulement plus grand alors que s’amoindrit sa capacité de prévoir. Il y a deux mois, Chibounine passa au régiment de Moscou en qualité de scribe dans la deuxième compagnie. Là, son état mental empire de jour en jour. Il arrive à l’idiotie absolue, il perd tout intérêt, tout caractère humain, il n’a plus de l’homme que l’image. Pendant des journées entières, par une chaleur de 30°, cet homme sanguin, robuste, reste renfermé dans une izba étouffante à écrire et recopier des rapports ; parfois même il n’a pas le temps de manger et de dormir. Le travail ne le peine pas, il est content de sa situation et dit à ses camarades que c’est mieux ici qu’au régiment des grenadiers d’Ekaterinoslav d’où il venait. De même il n’a pas lieu de se plaindre de son chef qui lui disait plusieurs fois (Chibounine lui-même me l’a répété) : « Si tu as trop à faire prends encore un ou deux scribes. » Ses journées se passent dans le bureau ou dans le vestibule du chef de la compagnie où il attend longtemps ; et dans l’ivrognerie solitaire son état mental se détraque de plus en plus. En ce moment, dans son cerveau obscurci, paraît une pensée isolée, se rapportant à cette sphère étroite dans laquelle il tourne, pensée qui revêt la force et l’obstination d’une idée fixe. Tout d’un coup, il lui vient en tête que le chef de la compagnie n’entend rien à l’art d’écrire un rapport, art dont chaque scribe est fier ; que lui connaît beaucoup mieux le métier que son chef, alors que celui-ci l’oblige à recopier, augmentant sa besogne, parfois même sans lui laisser le temps de manger et de dormir. Et cette pensée isolée tombant dans cette tête dérangée par l’alcool, abrutie, irrite l’amour-propre blessé du scribe et se transforme pour cette âme malade en une véritable idée fixe.

« Demandez-lui pourquoi il a commis son acte ? Il vous répondra (et c’est le seul sujet sur lequel


TOLSTOÏ EN 1868

cet homme menacé d’une condamnation à mort parle avec animation et chaleur), il vous répondra que c’est à cause des exigences fréquentes de son chef de compagnie qui l’obligeait de récrire des papiers auxquels il comprenait beaucoup moins bien que lui-même.

« Ainsi, messieurs les juges, la seule cause de ce crime, puni de mort, c’est que l’accusé trouvait honteux et blessant de récrire par ordre des chefs, qui s’y entendaient moins que lui, les rapports qu’il avait rédigés. À l’instruclion, ni le procès, ni le témoignage naïf de Chibounine n’ont pu révéler aucun autre motif. Eh bien ! pouvons-nous admettre qu’un homme qui, pour cette raison, commet un acte si terrible par sa nature et ses conséquences, jouisse de toutes ses facultés mentales ? Non. Il n’y a qu’un homme psychiquement malade qui puisse par ce seul motif commettre un tel acte. Si l’expertise médicale ne reconnaît pas cette maladie de l’accusé, c’est uniquement parce que la science médicale n’a pas défini cet état d’abrutissement uni à l’excitation produite par l’alcool. A-t-il son bon sens, cet homme qui, attendant son arrêt de mort, ne parle avec volubilité que de son amour-propre de scribe offensé par le chef de la compagnie qui ne sait rien et ordonne de recopier ? A-t-il son bon sens, cet homme qui, sachant écrire et connaissant la loi, écrit contre soi-même cet aveu, par lequel il se condamne à mort ? Car c’est de sa propre main qu’il écrit cet aveu stupide que lui dictait le juge d’instruction et qu’il confirmait de ses « Parfaitement, votre Seigneurie », par lesquels, même maintenant, il est prêt à affirmer tout ce qu’on voudra lui faire dire. Dans tout l’empire russe on ne trouverait sans doute pas un seul scribe, ni même un paysan illettré pour faire, le lendemain du crime, un aveu pareil.

« Et qui pouvait pousser un homme sachant lire et écrire à un aveu pareil ? À moins d’être idiot, il devait comprendre que cet aveu ne pouvait atténuer sa peine. Ce n’est pas non plus le remords qui pouvait l’amener à cet aveu, car son crime n’est pas de ceux qui, engendrant de grandes tortures de conscience, produisent le besoin de se soulager par un aveu sincère. Seul un homme privé de la capacité de calculer les conséquences de ses actes, c’est-à-dire un homme psychiquement malade, pouvait agir ainsi. L’aveu de Chibounine est la meilleure preuve de l’état maladif de son esprit. Est-il sain d’esprit l’homme qui commet son crime dans les conditions où le commet Chibounine ? Comme scribe il connaît la loi qui punit de mort celui qui portera la main sur son chef. Il connaissait d’autant mieux cette loi que, quelques jours avant son crime, lui-même avait recopié un rapport concernant l’exécution d’un soldat qui avait frappé son officier. Et malgré cela, en présence de sous-officiers, de soldats, d’étrangers, il commet son crime. De l’acte d’accusation, non seulement on ne voit pas la préméditation, la conscience, mais il est même évident que l’acte fut commis en l’absence de toutes facultés morales, ou dans un accès de rage ou de folie.

« Après une nuit sans sommeil, resté seul dans la chancellerie, il dort et somnole, hanté de la seule pensée qui le tenaille comme une idée fixe : l’offense qui lui est faite jointe à l’ignorance du chef de la compagnie. Tout d’un coup entre le chef de la compagnie lui-même, la personne à laquelle est lié son point de folie, celle contre qui est dirigée son irritation accrue par l’isolement de la vie de bureau. Et cette personne, de nouveau, lui adresse des reproches et le menace de punition. Chibounine encore mal éveillé se lève, et, sans savoir où il est et ce qu’il fait, il commet l’acte dont il ne se rend compte que beaucoup après.

« Le passé de Chibounine, sa physionomie, sa conversation, tout indique en lui le plus haut degré de l’abrutissement, augmenté encore par l’usage constant de l’alcool ; et son aveu, qui paraît une circonstance aggravante, et principalement son crime, commis devant témoins, prouvent que ces derniers temps à l’état général de stupidité s’ajoutait un déséquilibrement mental qui, s’il ne peut être constaté médicalement comme la folie, néanmoins ne saurait être négligé comme circonstance atténuante.

« Selon l’art. 109, la peine qui menace Chibounine doit être diminuée, vu son état d’idiotie évident. D’autre part, à cause du dérangement de son esprit, cas qui n’est pas strictement prévu par l’art. 116, Chibounine, d’après le sens général de cet article, doit être condamné à une peine légère. Mais l’art. 604 ne fixe pour le crime commis par Chibounine qu’une seule peine : la mort. Ainsi le tribunal est placé dans l’alternative ou d’appliquer l’art. 604, et par cela même de s’écarter du sens des art. 109 ou 116, qui indiquent l’allègement de la peine quand le criminel ne jouit pas de la plénitude de ses facultés mentales : c’est le cas de Chibounine, ou d’appliquer les art. 109 et 116, qui atténuent la peine. Ce dernier parti me semble plus conforme à la justice et à la loi : le sens de l’art. 109 s’appliquant à tous les articles suivants et par conséquent à l’art. 604, lequel ne dit pas qu’il infirme les articles 109 et 116. Le tribunal ne peut que choisir entre l’article 109, qui atténue la peine, et l’art. 604, qui ne fixe qu’un seul châtiment, le tribunal doit ou s’écarter de la lettre de l’art. 109 ou de celle de l’art. 604.

« Pour se décider dans ce choix le tribunal ne peut se guider que de l’esprit de toute notre législation, qui toujours incline la balance de la justice du côté de la miséricorde, et de l’art. 81, qui dit que le tribunal doit se montrer plus miséricordieux que cruel, se souvenant que les juges sont aussi des hommes. Avec ce grand et rigide rappel de la loi, l’accusé remet son sort à la décision de la justice ».

Chibounine fut condamné à mort. Cette nouvelle se répandit rapidement dans les bourgs et les villages voisins. Une foule de gens vinrent pour voir le condamné, mais on ne permit pas de voir « le malheureux ». Malgré cela, ils ne l’abandonnèrent point, qui lui faisait remettre un pot de lait, qui des œufs, qui des gâteaux, etc.

L’exécution eut lieu le 9 août. Le condamné, les yeux baissés, le visage immobile, marchait d’un pas ferme, sans dire un mot. Une foule nombreuse entourait le poteau d’exécution ; des femmes sanglotaient et s’évanouissaient.

Après l’exécution, les gens coururent sur la tombe fraîche, quelqu’un ramena un prêtre, et les prières commencèrent. Le lendemain, la foule encore grossie recommença à prier sur la tombe de Chibounine, il fallut l’en chasser de force, et placer des factionnaires pour en interdire l’accès.

On peut s’imaginer ce qui se passa dans l’âme de Tolstoï devant cet acte cruel commis sous ses yeux. Aussitôt après l’arrêt, il usa de toute son influence pour empêcher l’exécution. Il télégraphia à sa tante, la comtesse A. A. Tolstoï, dame d’honneur de l’Impératrice, la priant d’intervenir près du ministre de la Guerre. Elle fit cette démarche qui, malheureusement, resta infructueuse.

Le lecteur qui connaît et comprend Tolstoï doit éprouver quelque déception en voyant le rôle terne qu’il joua en cette affaire. C’est du moins le sentiment que j’éprouvai après la lecture des matériaux dont je disposais. Connaissant l’opinion de Tolstoï sur la peine de mort, je lui demandai de me dire ce qu’il pensait actuellement de sa participation dans la défense du soldat Chibounine. Tolstoï, avec sa franchise coutumière, s’est remémoré cet événement, a vécu de nouveau tous les sentiments qui l’émotionnaient alors et l’émotionnent toujours à l’idée de ce crime et me les a exposés sous forme de lettre.

Voici cette lettre :

« Iasnaia Poliana, 24 juin 1908.

« Cher ami Pavel Ivanovitch,

« Je suis très heureux d’accéder à votre désir et de vous exposer en détail ce que je sentis et pensai lorsque je défendis le soldat Chibounine. Ce cas a eu sur ma vie beaucoup plus d’influence que tous les événements que l’on juge importants : perte ou augmentation de fortune, succès ou insuccès littéraires, même perte de personnes aimées. Je raconterai comment tout cela se passa, ensuite je tâcherai d’exprimer les pensées et les sentiments que provoqua alors en moi cet événement et que provoque maintenant son souvenir. Je ne me rappelle plus ce qui m’occupait particulièrement à cette époque. Vous le savez mieux que moi. Je sais seulement que je vivais d’une vie tranquille, satisfaite, égoïste.

« Au courant de l’été 1866, nous eûmes la visite inattendue de Gricha Kolokoltzov, qui, étant encore Cadet, venait chez les Bers, et connaissait ma femme. Il était alors officier dans un régiment d’infanterie, logé dans notre voisinage. Kolokoltzov était un bon garçon, gai, très occupé de son cheval sur lequel il aimait à galoper, et il venait souvent chez nous. Par lui nous fîmes la connaissance du commandant de son régiment, U… et de M. M. Stassulévitch, frère de l’écrivain, dégradé pour raisons politiques. Stassulévitch n’était plus très jeune. Il venait d’être réincorporé comme lieutenant dans le régiment de son ancien camarade U…, maintenant son chef principal. U… et Stassulévitch venaient nous voir de temps en temps. U. était un gros garçon, rouge, gai, encore célibataire. C’était un de ces hommes comme on en rencontre si souvent, de ces hommes en qui on ne voit rien d’humain à travers la situation conventionnelle dans laquelle ils se trouvent et dont la conservation est le but suprême de leur existence. Pour le colonel U…, telle situation conventionnelle était celle de commandant de régiment. Il est difficile de juger humainement de tels hommes, de dire s’ils sont bons, intelligents, puisqu’on ne sait ce qu’ils seraient s’ils cessaient d’être colonels, professeurs, ministres, juges, et devenaient tout simplement des hommes. C’était le cas du colonel U… C’était un officier très ponctuel, un hôte très correct, mais quel homme était-il, on ne pouvait le savoir. Je pense que lui-même n’en savait rien et ne se souciait point de le savoir. Stassulevitch lui, était un homme très actif, mais déformé par certains côtés, surtout par les déboires et les humiliations que son orgueil et son amour-propre supportaient difficilement.

« C’est du moins ce qu’il me semblait, mais je le connaissais trop peu pour pénétrer à fond son âme. Je sais seulement que les relations avec lui étaient agréables et éveillaient à la fois la commisération et le respect. Par la suite, je le perdis de vue et j’appris plus tard, qu’il s’était donné la mort d’une façon étrange. Un matin il s’était levé de très bonne heure, avait endossé un lourd pardessus ouaté et était ainsi entré dans une rivière, où il se noya.

« J’ai oublié lequel des deux, Kolokoltzov ou Stassulevitch, mais un jour, l’été, en arrivant chez nous, ils nous racontèrent l’événement, stupéfiant pour un militaire, qui s’était produit dans leur régiment. Un soldat avait frappé au visage le chef de la compagnie, un capitaine sorti de l’Académie de l’État-major. Stassulevitch, avec une ardeur particulière, s’apitoyait sur le soldat que menaçait la peine de mort et il me proposa de défendre ce soldat devant le Conseil de guerre. Je dois dire que la condamnation à mort des uns par les autres, l’ordre donné à un troisième d’exécuter cet acte, non seulement me révolta toujours, mais toujours m’apparut comme quelque chose d’impossible, comme un de ces actes, en l’accomplissement desquels on ne peut croire, bien que l’on sache qu’ils sont commis. La peine de mort est restée pour moi un de ces actes humains auxquels ma conscience se refuse de croire, malgré tous les détails qu’on puisse me donner de leur exécution. Je comprends que, sous l’influence d’un accès d’irritation, de colère, de haine, l’homme perdant la conscience de soi puisse tuer, ou qu’il tue en défendant les êtres qu’il aime ou en se défendant soi-même. Je comprends que, sous l’influence de l’excitation patriotique, au risque de sa vie, il participe au meurtre commun, à la guerre, mais que des hommes en pleine possession de leurs facultés humaines, de sang-froid, puissent reconnaître la nécessité du meurtre d’un homme semblable à eux et forcer d’autres hommes à commettre cet acte contraire à la nature humaine, cela je ne le compris jamais. Je ne le comprenais pas même en 1866, alors que je vivais d’une vie bornée, égoïste.

« C’est pourquoi, quelque étrange que cela paraisse, avec l’espoir d’aboutir, je me chargeai de la défense du soldat.

« Je me rappelle qu’arrivé au village Oserki, où était l’accusé, dans l’izba où l’on m’introduisit, (je ne me souviens plus s’il se trouvait dans le local où le crime avait été commis ou dans un autre), je rencontrai un homme petit, aux pommettes saillantes, plutôt gras que maigre (ce qui est rare parmi les soldats), à la physionomie la plus simple et la plus immobile. J’étais accompagné, je crois, de Kolokoltzov. Quand nous entrâmes, il fit le salut militaire. Je lui expliquai que je voulais le défendre et lui demandai de m’exposer comment l’affaire s’était passée. Il parlait peu volontiers, et à mes questions il se contentait de répondre : « Parfaitement. » De ce que je pus tirer de lui il résultait qu’il s’ennuyait beaucoup et que le chef de la compagnie était très exigeant pour lui. « Il m’en remontrait beaucoup trop », disait-il.

« L’affaire se passa comme vous l’avez racontée, mais je ne crois pas qu’il avait bu pour se donner du courage. Autant que je l’ai compris, son acte avait été déterminé par ce fait que le chef de la compagnie, homme d’extérieur très calme, depuis déjà des mois, de sa voix basse, monotone, exigeait, sans admettre d’objections, le recommencement d’un travail que le soldat croyait avoir très bien fait, ce qui l’amenait à un degré extrême d’irritation. De plus, outre les rapports de service, il me sembla alors qu’entre ces hommes était née une sorte de haine réciproque. Le chef de la compagnie éprouvait pour le soldat une antipathie accrue de ce fait qu’il le supposait animé de haine à son égard parce qu’il était Polonais. Il haïssait son subordonné, et prenait plaisir à se montrer mécontent de tout ce que faisait le scribe. De son côté, le soldat haïssait son chef et parce que celui-ci était Polonais, et parce qu’il ne savait pas apprécier son travail. Enfin il le haïssait pour son calme et pour l’inextricabilité de sa situation. Cette haine, qui grandissait à chaque reproche, ne trouvait pas d’issue, et quand elle fut arrivée à ses dernières limites elle éclata de la façon la plus inattendue pour l’accusé lui-même. Vous dites que la menace des verges exaspéra le soldat. C’est inexact. Le chef, tout simplement, lui retourna le papier après l’avoir corrigé, et lui ordonna de le recopier.

« Le conseil de guerre fut vite convoqué. U… présidait ; les deux autres membres étaient Kolokoltzov et Stassulévitch. On amena l’accusé. Après je ne sais quelles formalités je lus ma plaidoirie, qui aujourd’hui me paraît, je ne dirai pas étrange, mais honteuse. Les juges, avec un ennui masqué par la politesse, écoutèrent toutes ces banalités et allèrent délibérer. Comme je l’ai appris, seul Stassulévitch était pour l’application de ce stupide article que j’avais cité, c’est-à-dire pour l’acquittement à cause de l’irresponsabilité. Kolokoltzov, bien que brave garçon et désireux de m’être agréable, se rangea cependant à l’avis de U… et sa voix trancha la question. Le condamné devait être fusillé. Aussitôt après le verdict, comme vous le dites, j’écrivis à Mme A. A. Tolstoï, une de mes amies, dame d’honneur à la cour. Je lui demandais d’intervenir près de l’empereur pour obtenir la grâce de Chibounine. Dans ma lettre, j’avais oublié d’indiquer le nom du régiment où l’affaire s’était passée. Mme Tolstoï s’adressa au ministre de la Guerre, Milutine, qui lui fit observer qu’on ne pouvait remettre la demande à l’Empereur sans indiquer à quel régiment appartenait le condamné. Elle m’écrivit cela. Je lui répondis aussitôt. Mais les autorités du régiment ne perdaient pas de temps non plus et quand la requête fut prête à être présentée à l’Empereur l’arrêt de mort était déjà exécuté.

« Tous les autres détails que vous donnez, et les rapports chrétiens du peuple envers le condamné, tout est exact.

« Oui, en relisant cette plaidoirie stupide, honteuse, j’ai ressenti quelque chose de pénible. En parlant du crime le plus affreux, de la violation de toutes les lois divines et humaines que des hommes se préparaient à commettre contre leur frère, je n’ai trouvé rien de mieux que de citer des paroles stupides qu’on appelle la loi. Oui, j’ai honte maintenant en relisant ces lignes. Si un homme comprend ce que se préparent à faire ces hommes en uniforme, qui se sont assis des trois côtés d’une table, et qui, à cause de cela, et parce que sur divers livres et papiers à entête sont écrits certains mots, s’imaginent qu’ils peuvent violer la loi éternelle et universelle, inscrite non dans les livres mais dans le cœur des hommes, s’il le comprend, la seule chose qu’il puisse dire c’est de leur rappeler ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent faire, au lieu d’essayer de leur prouver, par divers arguments basés sur les paroles mensongères et stupides qu’on appelle les lois, qu’on ne peut pas tuer cet homme. Prouver que la vie d’un homme est sacrée, qu’il ne peut exister le droit des uns à priver de la vie un autre, c’est inutile, car tous les hommes le savent. On ne peut, et il le faut, on le doit, on ne peut faire qu’une seule chose : tâcher de délivrer les hommes, les juges, de l’étourdissement qui a pu les amener à un verdict aussi sauvage et inhumain. Prouver qu’on ne peut tuer c’est la même chose que de prouver à un homme qu’il ne doit pas faire ce qui est contraire, impropre à sa nature : qu’il ne faut pas aller nu l’hiver, qu’il ne faut pas se nourrir des déjections, qu’il ne faut pas marcher à quatre pattes. Le fait que c’est impropre, contraire à la nature humaine n’est-il pas prouvé depuis longtemps, depuis la femme adultère. Depuis lors, les hommes sont-ils devenus si sages, le colonel U… et Gricha Kolokoltzov avec son cheval, qu’ils n’hésitent pas à jeter la première pierre ?

« Alors je ne comprenais pas cela. Je ne le comprenais pas quand, par Mme Tolstoï, je faisais faire des démarches auprès de l’Empereur afin d’obtenir la grâce de Chibounine. Maintenant je suis étonné de l’erreur dans laquelle j’étais quand je pensais que dans toute cette affaire Chibounine était quelque chose de normal et que l’intervention de l’Empereur était tout à fait naturelle. El j’ai prié cet homme de gracier un autre homme, comme si une pareille grâce pouvait être dans le pouvoir de quelqu’un. Si j’eusse été indemne de l’étourdissement général, je n’aurais pu faire qu’une chose : prier Alexandre ii non de gracier Chibounine, mais de se faire grâce à soi-même, de sortir de cette horrible situation dans laquelle il se trouvait complice involontaire de tous les crimes qui se commettent « au nom de la loi », puisque, pouvant y mettre un terme, il ne le faisait pas.

« Mais alors je ne comprenais point cela. Je sentais vaguement qu’il se passait quelque chose qui ne peut pas être, qui ne doit pas être, et que ce n’est pas un phénomène isolé, mais un phénomène profondément lié à tous les autres maux et à toutes les erreurs de l’humanité. Déjà je sentais vaguement que la peine de mort, le meurtre réfléchi, est absolument contraire à la loi chrétienne que soi-disant nous professons, qu’elle rend impossible la vie raisonnable, et toute moralité. En effet, si un homme, ou une réunion d’hommes, peut décider qu’il est nécessaire de tuer un homme ou plusieurs, il n’y a aucune raison pour que d’autres hommes ne trouvent pas la même nécessité au meurtre de certains autres individus. Alors j’ai senti vaguement que la justification du meurtre par l’Église et la Science, au lieu d’atteindre son but, dévoile au contraire le mensonge de l’Église et le mensonge de la Science. J’avais senti cela pour la première fois à Paris, devant une exécution capitale. Je le sentis beaucoup plus nettement quand je pris part à l’affaire Chibounine. Mais il m’était terrible de me fier à moi-même et de me séparer de tous. Ce ne fut que beaucoup plus tard que s’imposa à moi la nécessité de me fier à mes propres sentiments et de nier ces mensonges terribles qui tiennent en leur pouvoir les hommes de notre époque et engendrent tous les maux dont souffre l’humanité : le mensonge de l’Église et le mensonge de la Science.

« Beaucoup plus tard seulement, quand je commençai à examiner pour quelles raisons l’Église et la Science cherchent à justifier l’existence de l’État, je me rendis compte des tromperies grossières par lesquelles l’Église et la Science cachent aux hommes les crimes de l’État. Je trouvai ces raisonnements dans les catéchismes et les livres scientifiques répandus en millions d’exemplaires et qui expliquent la nécessité, la légitimité du meurtre des uns par la volonté des autres.

Ainsi dans le catéchisme, à propos du vie commandement : « Tu ne tueras point », les hommes, dès les premières lignes, apprennent à tuer :

Question. Que nous défend le vie commandement ?

Réponse. Le meurtre ou la privation de la vie du prochain par n’importe quel moyen.

Question. Est-ce que toute privation de la vie du prochain est un acte criminel ?

Réponse. Ce n’est pas un meurtre quand on ôte la vie par sa profession : 1o quand on punit les criminels, d’après la justice ; 2o quand on tue un ennemi à la guerre pour l’Empereur et la patrie.

Question. Quels cas peuvent être classés comme meurtre criminel ?

Réponse. Quand quelqu’un cache ou délivre un meurtrier.

« Dans les ouvrages scientifiques : la jurisprudence avec son droit criminel, et les ouvrages de science pure, on prouve la même chose, mais l’on va encore plus loin et avec encore plus de hardiesse.

« Du droit criminel, inutile de parler ; ce ne sont que sophismes grossiers ayant pour but de justifier toute violence de l’homme sur l’homme, le meurtre même. Quant aux œuvres scientifiques, en commençant par celles de Darwin, qui fait de la lutte pour l’existence la base du progrès de la vie, nous arrivons à Hæckel, professeur à l’Université de Iéna, l’enfant terrible de cette doctrine, qui, dans son œuvre célèbre : Histoire naturelle de la création du monde, l’évangile des incrédules, écrit : « La sélection artificielle eut toujours la plus bienfaisante influence sur la vie civilisée de l’humanité, une influence aussi grande que l’instruction scolaire et l’éducation. La peine de mort a également une influence salutaire, bien que plusieurs la combattent par « mesure libérale », et invoquent, au nom d’un humanitarisme faux, quantité d’arguments ineptes. Cependant, en réalité, la peine de mort non seulement n’est que justice pour la grande majorité des criminels, mais elle est un grand bienfait pour la meilleure partie de l’humanité. Pour la culture d’un beau jardin il faut arracher les mauvaises herbes. De même que la destruction systématique des mauvaises herbes donne aux plantes des champs plus de lumière, d’air, et d’espace, de même la destruction de tous les criminels non seulement atténuera pour la meilleure partie de l’humanité la lutte pour l’existence, mais produira la sélection artificielle, puisque, de cette manière, les membres dégénérés de l’humanité n’auront plus la possiblité de transmettre leurs tares par l’hérédité. »

« Et les hommes lisent cela, l’apprennent sous le nom de science, et personne n’a l’idée de se poser la question la plus naturelle : que, s’il est utile de tuer les gens nuisibles, qui décidera lesquels le sont ? Moi, par exemple, j’estime que personne n’est plus nuisible que M. Hæckel. Est-ce que moi, et ceux qui pensent comme moi, devons condamner M. Hæckel à la corde ? Au contraire, plus sont grossières les erreurs de M. Hæckel, plus je lui désire d’y renoncer, et en aucun cas je ne puis le priver de cette possibilité. Et voilà, ce sont ces mensonges de l’Église et de la Science qui nous ont amenés à la situation où nous sommes. Depuis des mois, des années, il ne se passe pas un seul jour sans supplices ni meurtres. Les uns se réjouissent quand les meurtres gouvernementaux sont plus nombreux que les meurtres révolutionnaires ; les autres quand beaucoup de propriétaires, de généraux, de marchands, de policiers, sont tués. D’un côté, on paie pour un meurtre dix et vingt-cinq roubles, d’un autre côté les révolutionnaires honorent les meurtriers et les glorifient comme de grands martyrs. Aux bourreaux volontaires, on paie cinquante roubles pour une exécution, et il s’est trouvé un homme pour proposer à un président de tribunal de faire ces exécutions au rabais — quinze roubles par tête. Je ne sais si les autorités ont accepté cette proposition.

« Oui, ne craignez pas ceux qui perdent le corps, mais ceux qui perdent le corps et l’âme… Tout cela je l’ai compris beaucoup plus tard, mais déjà je le sentais vaguement quand je plaidais pour ce malheureux soldat. Ce cas, je le dis, eut sur ma vie la plus grande influence, car pour la première fois j’ai senti : 1o que l’exécution de chaque violence suppose le meurtre ou la menace du meurtre, et que, par conséquent, toute violence est liée inévitablement au meurtre ; 2o que le mécanisme de l’État, inconcevable sans le meurtre, est incompatible avec le christianisme ; et 3o que ce que nous appelons la science est la même justification mensongère du mal existant que jadis la doctrine de l’Église.

« Aujourd’hui tout cela est clair pour moi, mais alors je n’avais que la conscience vague de ce mensonge dans lequel s’écoulait ma vie. »