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Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 9/Chapitre 1

La bibliothèque libre.
Traduction par Jean-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (tome 3p. 247-266).


CHAPITRE I


LA CRISE



Nous avons dit précédemment que l’année 1876 marque, selon nous, le commencement de la crise morale de Tolstoï qui, à la fin des années 70, atteint son stade le plus aigu et se termine par l’apaisement.

D’un autre côté, on peut dire que la crise commença du jour de la vie consciente de Tolstoï. En effet, dans une de ses œuvres autobiographiques, Tolstoï déclare lui-même qu’il n’eut point à subir de crise, à proprement parler, qu’il n’y eut point de cassure dans sa vie, et que toujours il aspira à la recherche du sens de la vie. L’un et l’autre sont vrais et nous tâcherons de le prouver.

Dans le premier volume de notre travail, nous avons cité quelques passages des œuvres littéraires de Tolstoï et de son journal où s’exprime sa vie intérieure. Dans la période de l’enfance inconsciente et demi-consciente, nous ne remarquons en Tolstoï qu’une certaine sensibilité, de la nervosité, une inégalité d’humeur et souvent même de l’excentricité. Dans son adolescence paraissent déjà les premiers traits de sa physionomie morale, l’aspiration vers l’idéal. Ses idéals sont différents et changent souvent, car un seul ne satisfait pas l’âme ardente de l’enfant. Tantôt cet idéal devient son frère aîné Serge, tantôt son frère Nicolas. Tantôt il rêve d’un bonheur vague, général, tantôt il tâche d’exprimer graphiquement l’idée de l’immortalité. Tantôt ses pensées tournent au scepticisme : il doute de la réalité du monde extérieur, et il cherche l’irréel. À la fin de l’adolescence, son idéal se précise, il s’exprime par la recherche du chemin vers la vertu, vers le bien.

Avec cette aspiration si étrangère à l’enfance, il entre dans la période de la jeunesse. Le processus compliqué de la pensée entre déjà en fonctions et donne un soutien à ses aspirations. Il peut s’analyser, classer ses élans moraux. Le héros de la Jeunesse, qui reflète en lui le monde moral de Tolstoï, dit qu’en ce temps sa principale aspiration était celle du perfectionnement moral. Mais à côté venaient les aspirations particulières : l’amour d’elle, l’amour de l’amour, la soif de la gloire, et comme réaction : le repentir, l’humilité.

« Le repentir, dit-il, était jusqu’à tel point fondu avec l’espoir du bonheur qu’il n’avait rien de triste. Je jouissais même de mon dégoût du passé et tâchais de le voir plus sombre qu’il n’était. Plus le cercle des souvenirs du passé était sombre, plus les points lumineux du présent me paraissaient clairs et purs et plus devenaient brillantes les couleurs d’arc-en-ciel de l’avenir. »

À dix-huit ans, Tolstoï commence à écrire son journal. On y retrouve les traces de son travail intérieur. Il s’impose des règles de vie, se distribue des occupations, se pose les buts les plus larges et les plus nobles. L’importance qu’il attribuait déjà à son monde intérieur moral apparaît dans cette note de son journal : « Un changement dans la manière de vivre doit se produire. Mais ce changement ne doit pas être le résultat des circonstances extérieures, mais le produit de l’âme. » Avec de telles pensées, Tolstoï quitte l’Université, va à Iasnaïa Poliana et rentre dans la vie indépendante.


Voyons maintenant quelles sources nourrirent l’âme de Tolstoï pendant ses jeunes années. Dès les premiers jours de sa vie, il éprouva sur lui le sentiment puissant de l’amour maternel. Dans ses souvenirs, Tolstoï, parlant de sa mère, dit : « Le quatrième sentiment fort qu’eut ma mère était, au dire de ma tante, et je désirais tant que cela fût vrai, était son amour pour moi, qui remplaça l’amour pour Coco, séparé de ma mère au moment de ma naissance et remis entre des mains viriles. »

À l’âge de dix-huit mois, il resta avec sa tante Tatiana Alexandrovna Ergolski, dont il dit dans ses souvenirs :

« Elle eut l’influence la plus grande sur toute ma vie. Son influence fut en cela que, dès l’enfance, elle m’apprit le plaisir moral de l’amour. »

Puis ce fut l’influence du gouverneur allemand, Feodor Ivanitch Rossel, dont la vie triste et isolée fit germer en lui la compassion. Celle du père, bien que moindre, ne fut pas cependant négligeable. Tolstoï garde de lui le souvenir d’une grande bonté. Particulièrement grande était l’influence de son frère Nicolas qui, avec ses cadets, organisait des jeux où toutes les questions les plus importantes de la vie humaine se résolvaient toujours par l’union et l’amour.

Telles sont les sources principales et bienfaisantes qui nourrirent la jeune âme de Tolstoï, la firent sensible au bien, et provoquèrent en elle les rêves et les aspirations idéales.

Mais, d’autre part, dès sa tendre enfance, Tolstoï aperçut l’autre côté sombre de la vie. Il rencontrait des obstacles et s’arrêtait étonné devant le choc du rêve et de la réalité, du monde idéal et du monde réel ; et malgré lui il était amené à réfléchir à la solution de la contradiction de la vie. De la plus grande importance dans ce sens fut, pour Tolstoï, la mort de son père, celle de sa grand’mère, puis celle de sa tante. Ces morts l’amènent à la conscience qu’il est dans la vie des obstacles qu’on ne peut vaincre, des malheurs qu’on ne peut éviter, et qu’il faut savoir se soumettre et souffrir.

Avec ce bagage moral, voici Tolstoï qui entre dans la vie. Il devient propriétaire, et entreprend de gérer lui-même le patrimoine qu’il a reçu : Iasnaïa Poliana.

À cette époque, la gérance de la propriété était indissolublement liée à la gérance et à la tutelle des paysans, et nous voyons d’un coup comment se heurtent le rêve et la réalité et comment ce rêve se brise en morceaux. Dans l’âme de Tolstoï devait paraître la question : Comment concilier les rêves, les aspirations élevées, avec la réalité qui semble ne pas vouloir leur reconnaître le droit d’existence ? Et pourtant il ne peut renoncer à ses aspirations. Sa jeune âme en est pleine ; il vit par elles. Il ne reste qu’une chose : secouer la réalité mensongère. Mais la tâche est au-dessus de ses forces, l’heure n’est pas encore venue.

Ce sont ensuite les années de la vie désordonnée, avec la lutte et souvent le débordement des passions, dont la fin heureuse est le départ pour le Caucase. Là-bas l’âme de Tolstoï retrouve le calme, et de nouveau toutes ses aspirations renaissent en elle. Le héros des Cosaques, Olénine, exprime ainsi ce nouvel état d’âme : « Le bonheur, le voilà, c’est de vivre pour les autres ; c’est clair. En l’homme se trouve le besoin du bonheur, donc il est légitime. En le satisfaisant d’une façon égoïste, c’est-à-dire en cherchant pour soi richesse, gloire, amour, il peut arriver que les circonstances surgiront telles qu’il sera impossible de satisfaire à tous ses désirs. Alors ces désirs sont illégitimes, mais le besoin du bonheur, lui, n’est pas illégitime. Quels sont donc les désirs qui peuvent toujours être satisfaits malgré les conditions extérieures ? L’amour, le sacrifice de soi-même. »

Ici nous voyons les aspirations idéales se heurter non plus aux conditions extérieures, sociales, mais aux passions personnelles, à l’égoïsme ; et de nouveau la solution est que l’égoïsme, la passion, doivent être vaincus, ils sont illégitimes et doivent céder la place à la liberté, à l’activité, à l’amour, au sacrifice de soi.

C’est aussi là-bas, au Caucase, qu’éclôt le talent artistique de Tolstoï. La sensation de cette force cachée jusqu’alors éveille en Tolstoï la conscience de soi-même.

« Il y a en moi quelque chose, écrit-il dans son journal, qui me fait croire que je ne suis pas pour être comme tout le monde. »

La première manifestation de cette force créatrice fut appréciée des littérateurs, et ils l’appelèrent à eux. Tolstoï ne put jamais s’inféoder à leur groupement professionnel et resta toujours l’artiste indépendant, au sens le plus large du mot.

Pendant ce temps, les événements marchaient autour de lui ; ils le poussent à Sébastopol. Là, de nouveau le choc fatal entre les aspirations les plus élevées et la réalité la plus terrible. Des hommes bons, intelligents, héroïques, dépensaient d’immenses forces morales et matérielles en des tueries réciproques. Et de nouveau paraît en l’âme de Tolstoï la question : Que faire ?

Cette fois il n’y répond plus par la pensée d’un changement dans les conditions sociales ; ce ne sont plus les passions qu’il faut vaincre, il cherche plus profondément l’origine de la contradiction de la vie. Et chez lui paraît l’idée de la réforme de la base même de la vie, de la religion chrétienne.

« À la réalisation de cette grande, immense idée, écrit-il, je me sens capable de consacrer toute ma vie. »

Mais cette résolution, comme les précédentes, pour un temps encore reste au fond de son âme.

Tolstoï paraît dans la société, acquiert la gloire ; les tentations du monde l’entraînent, et de nouveau le voilà dans le tourbillon de la passion. Ayant goûté les séductions du progrès et de la civilisation, il ressent une soif insatiable de nouvelles impressions fortes, il veut épuiser la coupe des plaisirs, et ce nouvel entraînement était d’autant plus fort que les anciens, qu’avec ces séductions il acceptait la théorie qui les justifiait : la théorie du progrès. Cependant cette théorie ne le gagna jamais tout entier. « La seconde et surtout la troisième année d’une telle vie, écrit-il, dans ses Confessions, je commençai à douter de l’infaillibilité de cette religion et me mis à l’examiner. » Puis voici qu’il va en Europe et, à Paris, voit une exécution capitale : « Quand je vis la tête se détacher du corps, et, séparément, tomber dans le panier, je compris, non par la raison, mais par tout mon être, qu’aucune théorie sur la rationalité de l’ordre existant et du progrès ne pouvait justifier un tel acte. » La doctrine du monde était ébranlée.

D’un mouvement fatal, il allait à la solution des questions de la vie. S’oubliait-il pour un moment, était-il entraîné par quelque chose, un nouveau coup le faisait se rappeler et le dégrisait. La mort de son frère Nicolas, en 1860, fut pour lui un coup pareil, qui lui fraya la route vers la vérité supérieure. L’influence de cette mort fut bienfaisante, bien que négative : elle détruisit en lui les illusions de la vie et l’obligèrent à la regarder à sa base.

« Jamais rien ne m’a fait une impresion pareille », écrit-il à Fet. Et plus loin : « On ne peut pas demander à la pierre de tomber en haut au lieu de tomber en bas où elle est attirée ; on ne peut pas rire d’une plaisanterie qui ennuie ; on ne peut manger quand on n’a pas faim. Pourquoi tout cela si demain doivent commencer les souffrances de la mort avec toute la lâcheté du mensonge, de la tromperie de soi-même ; si tout se termine par le néant, par le zéro ? »

À ce moment, Tolstoï n’en est encore arrivé qu’à la négation du moi. Mais cette mort lui donne quelque chose de plus :

« Une autre circonstance, dit-il dans ses Confessions, où j’eus conscience de l’insuffisance pour la vie de la foi dans le progrès, me fut donnée par la mort de mon frère. Intelligent, bon, sérieux, il tomba malade tout jeune encore, souffrit plus d’une année et mourut douloureusement sans avoir compris pourquoi il avait vécu et encore moins pourquoi il mourait. Aucune théorie ne put fournir de réponses à ses questions ni aux miennes, pendant sa lente et cruelle agonie. »

Et dans la lettre à Fet :

« Mais, sans doute, tant qu’existe le désir de savoir et de dire la vérité, on tâche de la connaître et de la dire. C’est la seule chose qui me soit restée de ma conception morale et au-dessus de quoi je ne puis me placer. C’est la seule chose que je ferai, seulement pas sous forme de votre art. L’art, c’est le mensonge, et moi, je ne puis déjà plus aimer le beau mensonge. »

À cette époque, il s’adonne avec toute sa passion à l’activité pédagogique, et cette activité éloigne momentanément la crise. Parallèlement à ce travail moral qui parfois le gênait, parfois l’orientait vers une autre voie, en Tolstoï vivait encore l’aspiration non satisfaite de la vie de famille. Plusieurs fois, dans ses lettres à ses parents, il se plaint de sa solitude et s’attriste de voir que les années passent, diminuant toujours les chances de cette vie de famille à laquelle il rêvait ardemment. Enfin, il se marie, abandonne ses occupations pédagogiques et s’adonne tout entier à la vie de famille. Durant les années 60 et la moitié des années 70, ses forces sont absorbées par la famille et l’exploitation du domaine, d’un côté, et l’activité littéraire, de l’autre.

« Ainsi passèrent quinze ans encore. Bien que je considérasse la littérature comme une bagatelle, pendant ces quinze ans je continuais cependant à écrire. Je connaissais la séduction qu’exerce la littérature : l’appât du gain énorme et les applaudissements qui récompensent un menu travail. Et je vis dans la littérature le moyen d’améliorer ma situation matérielle, d’étouffer dans mon âme toutes les questions sur le sens de ma propre vie, et de la vie, en général…

« Ainsi je vécus. Mais il y a cinq ans, quelque chose d’étrange commença à se manifester en moi. D’abord, ce furent des moments d’étonnement, d’arrêt de la vie, comme si je ne savais pas comment vivre ni que faire, et je devenais inquiet et triste. Ces moments passés, je continuais à vivre comme auparavant. Par la suite, ces moments de perplexité devinrent de plus en plus fréquents, mais toujours sous la même forme. Ces arrêts dans la vie s’exprimaient toujours par les mêmes questions. Pourquoi ? Eh bien ? Et après ?…

« Je compris que ce n’était pas une indisposition accidentelle, mais quelque chose de très grave, et que, si la même question se répétait toujours, il fallait y répondre », écrit Tolstoï dans ses Confessions.

C’étaient les premiers indices sérieux de la crise qui s’approchait ; mais, en réalité, c’était la croissance même de la vie morale, dont la poussée ne s’arrêtait jamais complètement en Tolstoï.

Mais, à la fin des années 70, la croissance de la vie morale atteint une telle vigueur qu’aucune force au monde ne peut l’arrêter. Ce moment important de sa vie, Tolstoï l’a décrit lui-même dans ses Confessions. Cependant, les Confessions sont malgré tout une œuvre littéraire adressée au public, comme chaque œuvre littéraire, elle a été travaillée, polie, plusieurs traits précieux des matériaux bruts ont disparu, tandis qu’étaient ajoutés certains passages destinés à produire sur le lecteur une certaine impression. Nous nous permettrons donc d’ajouter à cette œuvre autobiographique quelques renseignements empruntés aux autres matériaux dont nous disposons.

Il paraît qu’en 1874, déjà Tolstoï pensait écrire quelque chose ressemblant aux Confessions, c’est-à-dire une œuvre exprimant l’idée de la nécessité de la religion comme base de la vie. Dans son journal de cette année, nous trouvons l’esquisse suivante de la préface du livre projeté :

« Il y a le langage de la philosophie. Je ne le parlerai point ; j’userai d’un langage simple. L’intérêt de la philosophie est général pour tous, et tous seront juges. Le langage philosophique a été inventé pour parer aux objections. Je n’ai pas peur des objections. Je les cherche ; je n’appartiens à aucune coterie, et je prie le lecteur de n’y pas appartenir. C’est la première condition pour la philosophie. Aux matérialistes, je dois répondre dans la préface. Ils disent qu’après la vie terrestre il n’y a rien. Je dois répondre, car, s’il en était ainsi, je n’aurais de quoi écrire. Ayant vécu cinquante ans, je me suis convaincu que la vie ne donne rien. Pour l’homme intelligent qui regarde sérieusement la vie, qu’y a-t-il ? le travail, la peur, le remords, la lutte. Pourquoi ? C’est une sorte de folie. Celui-ci se tuera tout de suite, et Hartmann, Schopenhauer ont raison. Mais Schopenhauer laissait entendre qu’il y a quelque chose pour quoi il ne s’est pas tué. Ce quelque chose fait le but de mon livre. De quoi vivons-nous ? La religion[1]. »

On peut penser que Tolstoï fait allusion à cette œuvre dans sa lettre à Fet, à propos de la mort de son fils, quand il parle du sujet d’une nouvelle œuvre qui a surgi précisément au moment le plus pénible de la maladie de l’enfant. Par suite, dans sa correspondance, cette idée se précise peu à peu, et l’on rencontre des phrases qui indiquent un travail moral commencé en lui, et se développant de plus en plus.

Au mois de mai 1876, il écrit à N. N. Strakov :

« Ces jours-ci était chez moi P. Samarine. Il m’a lu l’article de son frère sur la religion. Vous le lirez dans la Revue orthodoxe. Je vous prie de m’écrire votre opinion. Dans cet article est très bien la preuve basée sur l’influence de Dieu sur l’homme et sur l’importance que l’homme attribue à sa personnalité. Remarquable également, dans le même ordre d’idées, l’importance et la réalité que l’homme attribue à la matière. Il ne parle pas de cela, mais n’est-ce pas qu’il n’y a pas de connaissance plus simple et plus indiscutable que celle de la personnalité et de la matière ? Et l’une et l’autre connaissances sont niées[2]. »

En septembre de la même année, Tolstoï alla pour quelque temps à sa propriété de Samara, accompagné de son neveu Nicolas Tolstoï. De là, il se rendit à Orenbourg pour acheter des chevaux. À Orenbourg, il rencontra un vieil ami de Sébastopol, le général Krijanovsky, qui était alors général gouverneur d’Orenbourg, et tous deux se remémorèrent avec joie le passé. Au cours du voyage, il écrivit à sa femme, qui évidemment était peu contente de cette absence :

« Je sais combien cela t’est pénible, douloureux, mais j’ai vu l’effort que tu as fait sur toi pour ne pas me retenir et, si c’est possible, je t’en aime davantage. Que Dieu te donne de passer ce temps courageusement et en bonne santé. Que Dieu aie pitié de toi et de moi. »

De nouveau cette note religieuse qui auparavant ne se rencontrait pas dans ses lettres. De son côté, ce même mois de septembre, la comtesse écrivait entre autres à sa sœur :

« Léon dit sans cesse que tout est fini pour lui, que bientôt il faudra mourir, que plus rien ne le réjouit, qu’il n’a plus rien à attendre de la vie. »

Tolstoï, toujours dans le même état pénible, écrit à N. N. Strakov, le 13 novembre 1876 :

« Vous êtes un véritable ami, cher Nicolas Nicolaiévitch. Malgré mon silence à votre lettre si importante, vous me faites la joie de vos lettres. Je ne saurais vous exprimer combien je vous suis reconnaissant de votre dernière lettre, que je ne méritais pas. Pour expliquer et justifier mon silence, je dois parler de moi. À mon retour de Samara et d’Orenbourg, voilà bientôt deux mois (j’ai fait un voyage admirable), j’ai pensé que je pourrais commencer le travail qui m’étouffe depuis longtemps, terminer le roman et me mettre à quelque chose de nouveau. Et tout d’un coup, au lieu de cela, je n’ai rien fait, je dors spirituellement et ne peux m’éveiller. Je me porte mal, c’est la tristesse, je suis désespéré de mes forces. Que me prépare le sort, je ne sais, mais c’est pénible de terminer la vie sans respect pour elle, et ce respect ne s’obtient que par un certain travail.

« Je n’ai pas même la force de penser. Oui, je suis tout à fait mal, ou c’est un somme avant la bonne période de travail. Je ne puis pas réfléchir, mais je puis comprendre, vous surtout, et j’ai compris et apprécié votre première lettre, et de toute mon âme je désire que vous terminiez ce travail. Je l’ai lu plusieurs fois et l’ai relu à Fet ; et nous avons compris et approuvé vos pensées. Une seule chose, la question : Qu’est-ce que la vraie connaissance ? exige la réponse. Nous ne connaissons que ce que nous aimons. Votre dernière question, dans notre correspondance philosophique était : Qu’est-ce que le mal ? Je puis répondre pour moi. Je vous en donnerai l’explication une autre fois, à Noël, j’espère. Je vous en prie, venez. Alors la réponse sera celle-ci : le mal, c’est ce qui est raisonnable au point de vue du monde. Le meurtre, le vol, la punition, tout cela est raisonnable, basé sur les conclusions logiques. Le sacrifice, l’amour, c’est l’insanité. Je fus ces jours-ci à Moscou, uniquement pour m’enquérir des nouvelles de la guerre, qui m’émotionne beaucoup. Maintenant, tout le brouillamini du mouvement serbe, en devenant l’histoire du passé, a reçu son importance. Cette force qui produit la guerre s’exprima auparavant et montra la direction[3]. »

Tout ce qui pour le monde est raisonnable est mal ; tout ce qui pour le monde est insanité est bien. N’est-ce point la négation de la vie ancienne et la naissance de la conscience religieuse ? En effet, pour Tolstoï, la vie ancienne était terminée, elle ne subsistait que par inertie, mais, pour la rejeter, il fallait une grande commotion morale. Cet examen des limites de la vie devint bientôt pour Tolstoï presque son état constant. Une année plus tard il écrit à Fet :


« 14 avril 1877.

« Vous me parlez pour la première fois de la divinité — Dieu, tandis que moi, depuis longtemps déjà, je pense sans cesse à ce problème essentiel. Et ne dites pas qu’on ne peut y penser ; non seulement on le peut, mais on le doit. Dans tous les siècles, les hommes les meilleurs, c’est-à-dire les vrais hommes, y pensaient. Et si nous ne pouvons penser comme eux, nous sommes obligés de trouver comment il faut penser. »

Cette même année il écrit à Strakov :

« C’est pénible et humiliant de vivre dans l’oisiveté absolue, et c’est ignoble de s’en consoler en se disant qu’on se garde et qu’on attend une inspiration quelconque. Tout cela est vulgaire et mesquin. Si j’étais seul, je ne serais pas moine, je serais innocent, c’est-à-dire que je n’aurais rien à quoi tenir dans la vie, et ne ferais de mal à personne. Je vous en prie surtout, ne me consolez pas en me rappelant que je suis un littérateur. Par cela, depuis longtemps, je me console mieux que vous ne pourriez le faire. Mais cela ne prend pas. Même d’écouter mes plaintes ne me console pas. Ces jours-ci, j’ai entendu la leçon des prêtres aux enfants, le catéchisme. C’était monstrueux. Les enfants intelligents, comme on le voit si bien, non seulement ne croient pas ces paroles, mais les méprisent. Je voudrais même essayer d’exposer sous forme de catéchisme ce que je crois. J’ai fait un essai. Mais cette tentative m’a paru très difficile, sinon impossible. C’est pourquoi je suis triste et souffre[4]. »

La conscience qu’il y a dans cette vie quelque chose d’irrésolu amena Tolstoï à l’arrêt de la vie, au désir de se tuer. Sa vie lui paraissait une raillerie cruelle. Son état était semblable à celui de l’homme du conte oriental qui, pour échapper à un animal féroce, se précipita dans un puits, au fond duquel il aperçut un dragon menaçant. L’homme s’accrocha à mi-hauteur du puits à un buisson, mais voilà que deux souris, une blanche et une noire, se mirent à ronger le buisson. Malgré le danger qui le menace, l’homme ainsi suspendu cherche autour de lui ; et, apercevant sur les feuilles du buisson des gouttelettes de miel, il les atteint de la langue et s’en régale. Mais Tolstoï ne peut sucer ce miel. Il voit les souris qui rongent le buisson, le dragon menaçant, et le miel ne lui paraît plus doux. Dans sa peur de la fin, il voulait la hâter. Cependant quelque chose, une force quelconque, l’empêchait de se tuer, et toujours il cherchait la réponse aux questions qui le tourmentaient. Il s’adresse à la science expérimentale, à la science spéculative, mais ni l’une ni l’autre ne lui donne la réponse. Il s’adresse à la sagesse classique, interroge Socrate, Schopenhauer, Salomon, Bouddha, et tous répondent que la vie est un mal et que le mieux est de s’en délivrer. Alors il s’adresse à la vie de ceux qui l’entourent. Comment vivent ces bommes ? Les uns ne se sont pas encore posé la question terrible qui l’angoisse, les autres se refusent à voir le danger et lèchent le miel qui est à leur portée, les troisièmes se suicident ; les quatrièmes, bien que sachant tout, n’ont pas la force d’en finir et traînent leur pesante vie. C’est dans cette catégorie des faibles que se plaçait Tolstoï.

Était-ce bien la faiblesse et la timidité qui empêchaient Tolstoï de mettre fin à ses jours ? Non, s’il ne se tua pas, c’est qu’il sentait en lui « la conscience de la vie », et cette force le sauva. Elle ne lui permettait pas de se tuer et attirait ses regards sur la vie du peuple travailleur. Et quand il examina la vie de ce peuple, il aperçut que c’est la religion qui lui donne un sens. Tolstoï écrit dans ses Confessions :

« Je me retournai donc vers les masses énormes des hommes, qui ont vécu et qui vivent, simples, ignorants, pauvres, et je vis tout autre chose. Je vis que ces milliards d’hommes, à de très rares exceptions près, ne pouvaient entrer dans ma classification. Il m’était impossible de voir en eux des hommes ne comprenant pas la question, puisqu’ils la posent et y répondent avec une clarté extraordinaire. Je ne pouvais pas non plus les ranger parmi les épicuriens, puisque leur vie comporte plus de privations et de souffrances que de plaisirs. Encore moins pouvais-je les classer dans la catégorie de ceux qui, stupidement, mettent fin à leur vie insensée, puisqu’ils s’expliquent chaque acte de leur vie et la mort elle-même et regardent le suicide comme le mal le plus grand. Il en résultait que toute l’humanité avait une connaissance quelconque du sens de la vie, que je ne connaissais pas et méprisais. Il en résultait que la science raisonnée ne donnait pas le sens de la vie, mais excluait la vie, et que le sens attribué à la vie par des milliards d’hommes, par toute l’humanité, était basé sur une science quelconque, mensongère et méprisable ».

Mais cette religion qui donne au peuple le sens de la vie est en contradiction avec la raison ; elle suppose la foi aveugle, et Tolstoï avait besoin d’une religion consciente. Alors il se met à étudier les diverses religions. Le christianisme répond le mieux aux besoins de son âme. Il s’y arrête longuement, étudie les diverses formes du christianisme, et de nouveau il remarque que, quand il étudie la religion parmi les gens de son milieu, il perd l’espoir de trouver la réponse à la question du sens de la vie. La religion pour les classes supérieures n’est qu’une consolation épicurienne.

Il se retourne de nouveau vers le peuple et voit que pour lui la religion est la base même de la vie :

« Me rappelant combien ces mêmes croyances me rebutaient et me paraissaient stupides quand elles étaient confessées par des gens qui vivaient contrairement à elles, et combien elles m’attiraient et me paraissaient raisonnables quand je voyais qu’elles étaient le fondement de la vie des hommes, je compris pourquoi j’avais rejeté alors ces croyances, pourquoi je les avais trouvées absurdes, tandis que maintenant je les acceptais et les trouvais pleines de raison. »

Tolstoï comprit qu’il s’égarait, que sa vie était vraiment un mal, mais non pas la vie en général. Il aima des gens de bonne vie, fit abnégation de soi-même et conçut la vérité. Pour comprendre la vie, il faut la construire soi-même.

Il faut rapporter à l’année 1878 ce moment de la vie de Tolstoï. La paix est descendue dans son âme, mais le travail intérieur n’est pas encore terminé. Il s’accroche à la religion du peuple, mais la base fondamentale de la foi : Dieu, n’était pas encore claire pour lui. Il le cherchait. « Durant toute cette année, lorsqu’à chaque instant je me demandais comment en finir : par la corde ou par une balle, pendant tout ce temps, à côté de ce mouvement d’idées et d’observations dont j’ai parlé, mon cœur souffrait d’un douloureux sentiment, que je ne puis appeler autrement que la recherche de Dieu. »

Pendant cette recherche, Tolstoï passe du désespoir le plus profond à la joie infinie de l’existence, et il remarque que ces différents états d’âme coïncident avec la négation ou l’acceptation de Dieu. Il se dit :

« Qu’est-ce donc que ces exaltations et ce désespoir ? Je ne vis pas quand je perds la foi en l’existence de Dieu. Je me serais tué depuis longtemps, sans le vague espoir de la trouver. Je vis, je vis vraiment quand je le sens et quand je le cherche. Alors qu’est-ce que je cherche encore ? s’écriait en moi une voix. C’est donc lui, ce sans qui on ne peut vivre. Connaître Dieu et vivre, c’est la même chose ! Dieu, c’est la vie. »

La foi était trouvée ; il ne lui restait plus qu’à la purifier des scories du temps et de l’ignorance.


Nous avons vu que Tolstoï accepta la religion du peuple ; qu’il trouva son Dieu. Nous savons aussi que plusieurs choses de cette religion ne le satisfaisaient point : Certains dogmes, rites, prières le révoltaient, et il lui fallait des efforts inouïs pour y soumettre son esprit et son cœur. Cependant cela lui avait trop coûté pour qu’il l’abandonnât.

Si à un homme sauvé de la mort on donne un vêtement incommode, une nourriture médiocre, un abri peu confortable, cependant il en sera heureux parce que le principal, la vie, lui est donné. Tel était le sentiment qu’éprouvait Tolstoï envers la religion du peuple. Il était prêt à tout sacrifier pourvu seulement qu’il pût se tenir dans ce havre tranquille où il était arrivé après tant de souffrances.

Cependant, la raison supérieure qui l’y avait amené lui indiqua qu’il ne pouvait pas rester là. Il y avait des limites à ce sacrifice de la raison, à cette humilité, et Tolstoï sentit bientôt l’obligation d’aller plus loin, de rompre avec cette théologie qui définissait l’Église : la société des croyants unis par l’amour. Le contact avec le peuple, les pèlerins, les sectaires, les schismatiques, la lecture de la vie des saints donnaient un sens à sa vie. Les conversations avec les théologiens ne provoquaient en lui qu’un sentiment hostile à leur égard, l’éloignaient de la religion qu’il confessait, et la vie, de nouveau, commençait à perdre pour lui son sens. Il comprit que si pour lui et le peuple la religion est le sens de la vie, pour les théologiens et les croyants des classes supérieures, c’est l’accomplissement en public de certains actes extérieurs ne regardant en rien la base même de la vie. Enfin, sur deux points, il se séparait d’une façon définitive des représentants de l’Église : 1o ceux-ci regardaient les hommes appartenant à d’autres religions, comme leurs pires ennemis, alors que Tolstoï voyait en eux des frères ; 2o pour Tolstoï la violence gouvernementale, les punitions, la guerre étaient des crimes, alors que l’Église les bénissait.

Mais pour quitter l’Église en pleine conscience, pour séparer de la doctrine chrétienne l’or du sable, il soumit à un examen minutieux la doctrine de l’Église, et la source de la doctrine chrétienne : l’Évangile.

  1. Archives de L. N. Tolstoï.
  2. Archives de V. G. Tchertkov.
  3. Archives de V. G. Tchertkov.
  4. Archives de V. G. Tchertkov.