Léonard de Vinci (RDDM)/01
- Plus on connaît et plus on aime.
- LÉONARD DE VINCI.
- Plus on connaît et plus on aime.
Il y a quatre cents ans (le 2 mai 1519), Léonard de Vinci mourait au château de Cloux, près d’Amboise, loin de sa patrie, dans une solitude profonde, adoucie cependant et comme réchauffée par l’intelligente affection du roi François Ier.
L’approche de cette date a pour nous quelque chose d’émouvant, je dirai même de solennel. Non seulement elle évoque à nos yeux, dans toute sa grandeur, l’un des plus puissants artistes du monde, mais elle nous rappelle encore les liens éternels qui unissent la France et l’Italie. Après avoir fraternellement mêlé leur sang sur la crête des Alpes du Frioul, dans les ravins de l’Argonne et aux plaines de Champagne, pour la grande cause de la justice et de la liberté des peuples, les deux sœurs latines ne voudront-elles pas célébrer leur victoire commune et cimenter leur alliance nouvelle par une amitié plus étroite ? De cette union nécessaire, écrite dans leur longue histoire, Léonard de Vinci n’est-il pas le haut représentant et l’éloquent symbole ? N’a-t-il pas trouvé chez nous l’asile qu’il avait vainement cherché dans son pays ? Ne nous a-t-il pas légué quelques-uns de ses plus beaux et plus mystérieux chefs-d’œuvre ? N’a-t-il pas rencontré en France ses plus fervents admirateurs ? Enfin, par son double culte pour la science et pour l’art, n’est-il pas un précurseur admirable de ce qu’il y a de plus élevé dans l’âme moderne ? Pour toutes ces raisons, Léonard nous apparaît, aujourd’hui, comme la plus illustre incarnation d’une idée impérieusement actuelle, à savoir : l’intime et nécessaire coopération de l’âme italienne et de l’âme française. De légers nuages peuvent bien passer, de temps à autre, sur une telle alliance, à la suite de malentendus éphémères, mais elle est indissoluble parce qu’elle est fondée sur les plus hauts intérêts de l’humanité et sur la tradition gréco-latine, qui s’identifie avec celle de la civilisation.
Cette étude, où Léonard est présenté sous un jour nouveau dans sa psychologie secrète et dans le laboratoire profond de sa pensée, n’est qu’un modeste hommage avant tous ceux que des voix plus autorisées rendront bientôt, en deçà et au delà des Alpes, au peintre incomparable de la Joconde.
LE CHRIST DE LA CÈNE ET LE MYSTÈRE DU DIVIN
S’il prenait fantaisie à quelqu’un d’expliquer le caractère, la vie et l’œuvre de Léonard par une vie précédente qui en serait comme la préparation, il devrait imaginer son incarnation antérieure sous la figure d’un de ces rois mages guidés par une étoile, qui, selon l’Évangile, vinrent offrir leurs dons au Christ nouveau-né et s’en retournèrent dans leur pays après avoir salué l’enfant divin. Cette légende pourrait du moins servir de prophétie à la carrière du grand artiste divinateur de l’âme moderne. Elle en serait comme le schéma et l’image symbolique. La pensée et l’œuvre de Léonard furent secrètement gouvernés par la hantise de trois profonds mystères : Le mystère du Mal dans la nature et dans l’humanité ; Le mystère de la Femme ; Le mystère du Christ et du verbe divin dans l’homme. Au premier abord, l’œuvre du Vinci, partagé et déchiré entre le tourment de la science et le rêve de l’art, apparaît comme un chaos troublant de fragments incomplets et disparates. Mais dès qu’on le regarde à la lumière de ces trois idées qui en sont les motifs conducteurs, elle s’éclaire, se rythme et s’ordonne en un tout harmonieux.
Suivons donc ces trois météores qui tendent vers le même but et unissent par se joindre en une seule étoile. Nous embrasserons ainsi d’un seul coup d’œil le fond tragique sur lequel se meuvent les apparitions charmantes évoquées par le grand peintre et les vérités radieuses qui dominent son œuvre.
Léonard est né dans la petite bourgade de Vinci, dont le modeste clocher pointe au sommet d’une colline, entre Pise et Florence. Paysage élégant et sévère. Derrière le coteau, la haute chaîne des Apennins ondule en replis nombreux et dresse ses cimes abruptes. De l’autre côté, la plaine fertile sourit en s’insinuant dans les montagnes qui la protègent. Çà et là, dans les blés, les vignes, les oliveraies, des cases rustiques. En cet horizon limité, aux lignes sobres et gracieuses, tout parle de travail paisible et d’activité heureuse dans un parfait équilibre. Disons tout de suite que l’auteur de la Vierge aux rochers et de la Joconde, qui fut l’inventeur du paysage reflétant un état d’âme, n’imita guère la nature toscane dans ses tableaux, mais s’inspira plutôt des vastes horizons de la Lombardie ou des gorges tourmentées des Alpes dolomites qui répondaient à ses émotions intimes.
Né en 1454, Léonard était fils d’un robuste notaire et d’une paysanne. Son père adopta l’enfant qu’il avait eu de sa maîtresse, puis épousa une bourgeoise. Celle-ci étant morte peu après, sans enfant, ser Piero traita son bâtard comme un fils légitime et lui fît donner une excellente éducation. Le petit Léonard était du reste si aimable et si intelligent qu’il eût enjôlé la plus jalouse des marâtres. Ser Piero habitant souvent Florence trouva les meilleurs maîtres pour son fils, qui les étonna tous par une incroyable facilité et par la vigueur précoce de ses conceptions. Il était également doué pour tout, et tout le passionnait : mathématiques, géométrie, physique, musique, sculpture et peinture. Son seul défaut était la multiplicité de ses dons et l’inconstance de ses goûts. Il passait avidement d’une étude à l’autre comme s’il voulait embrasser tout le savoir humain. Mais son talent le plus extraordinaire se manifestait dans la peinture. Ser Piero montra les dessins de son fils au célèbre André Verocchio, alors le premier peintre de Florence. Celui-ci resta confondu de la génialité précoce de ces esquisses. Stupui Andréa nel veder il grandissimo principio di Leonardo, dit Vasari. Verocchio s’empressa de recevoir l’adolescent dans son atelier et l’adjoignit bientôt comme un aide à ses travaux. Il eut pour camarades le Pérugin, Lorenzo di Gredi et Sandro Botticelli, tous trois élèves de Verocchio. Léonard ne dut guère aimer le Pérugin, peintre sans vivacité et sans conviction, laborieux imitateur des Primitifs, travaillant imperturbablement sur un schéma uniforme, athée, avare et ambitieux, qui, avec un talent médiocre et à force de persévérance, parvint à se faire de la peinture mystique un lucratif gagne-pain. En revanche, le Vinci s’attacha au tendre et charmant Lorenzo di Gredi, l’anima de son ardeur et lui insuffla son sens de la vie. Il s’intéressa également au fantasque et versatile Botticelli, dont il sut apprécier l’exquise morbidesse. Comme les grands chercheurs, Léonard se plaisait à entrer dans la nature des autres et à s’y oublier pour les connaître à fond. Quant à lui-même, il étudiait dans le laboratoire de Verocchio les propriétés chimiques des couleurs, la science du coloris et de la perspective.
Bientôt, son maître Verocchio lui fournit l’occasion de montrer au grand jour son génie naissant. Les moines de Vallombrosa lui avaient demandé un tableau représentant le Baptême de la Vierge. Verocchio exécuta ce tableau selon le goût du temps, avec ses meilleurs moyens. Au milieu d’une assemblée de graves personnages, un évêque débonnaire tient l’enfant sur les fonts baptismaux. Voulant faire honneur à son meilleur élève et désirant juger de sa force, le maître pria Léonard d’ajouter à ces figures un ange agenouillé. Le tableau se voit encore aujourd’hui à l’Académie des Beaux-Arts de Florence et demeure l’une de ses curiosités. On a d’abord l’illusion d’un rayon de soleil qui serait tombé sur une vieille tapisserie et y aurait laissé une tache de lumière, tant la tête de l’ange ressort d’un relief éclatant par l’intensité des couleurs et de l’expression au milieu des autres personnages, qui paraissent des mannequins aux masques de cire, à côté d’un être frémissant de chai-me et de vie. L’ange agenouillé de Léonard lève la tête vers l’enfant qu’on baptise. Ses boucles dorées, que retient un léger ruban, flottent sur ses épaules dans un gracieux désordre. Rien de plus ravissant que ce fin profil de chérubin et cet œil éperdu d’amour, tourné vers l’objet divin de son culte. Sans l’auréole à peine perceptible sous forme d’un léger cercle d’or, on croirait que cet ange est un page tombé involontairement à genoux, dans son premier ravissement d’amour devant sa châtelaine. Mais ce que nous voyons, ce qui nous saisit et nous va au cœur, c’est que ce regard adore et qu’il est pur comme la lumière du ciel. Impossible de regarder les autres figures du tableau après celle-là. L’élève avait tué l’œuvre du maitre en lui obéissant. Vasari raconte que, « dépité de voir un enfant faire mieux que lui, Verocchio de ce jour prit la résolution de ne plus toucher un pinceau. » Vraie ou non, l’anecdote dépeint admirablement le genre d’impression que produisirent sur les contemporains les premières œuvres du Vinci et l’élément nouveau qu’elles apportèrent à l’art. Je veux dire : la vie fascinatrice et le rayon concentré de l’âme.
Une autre anecdote non moins caractéristique et plus curieuse encore, sur les débuts de Léonard, nous est rapportée par Vasari. C’est celle de la rondache. Elle est bien connue. Mais il est nécessaire de la rappeler ici pour en tirer une indication dont personne ne s’est douté jusqu’à ce jour et qui est extrêmement significative. Car, jointe à la précédente, elle nous fera pénétrer, du premier coup, au cœur même du génie de Léonard.
Un jour, un fermier de Messer Piero lui apporta une planche taillée dans un figuier en le priant de lui faire peindre à Florence quelque chose de joli sur cette rondache en forme de bouclier. Le notaire donna le morceau de bois à son fils en lui transmettant le désir du paysan. Léonard répondit qu’il se chargeait volontiers de ce soin et qu’il tâcherait de satisfaire à la fois son père et le campagnard. Il fit polir et sculpter la rondache pour lui donner l’apparence d’un bouclier, la recouvrit d’une couche de plâtre et puis se mit à la peindre à sa manière. Pour cela, il s’enferma dans une chambre où personne n’avait le droit d’entrer que lui seul. Il y rassembla une collection des animaux les plus singuliers et les plus effrayants qu’il put se procurer, une ménagerie de lézards, de salamandres, de grillons, de serpents, de sauterelles, de crabes et de chauve-souris. Avec ces éléments savamment combinés, le malicieux rapin s’amusa à figurer sur sa rondache un animal plus horrible que tous les monstres de la nature et de la légende. Il y peina tellement que l’air de la chambre était devenu fétide par l’odeur des animaux morts. Mais le peintre, uniquement préoccupé de sa création, ne s’en aperçut même pas. Un matin, il pria son père d’entrer dans la chambre secrète pour lui montrer un animal singulier. Le réduit était plongé dans l’obscurité, mais, par la fente d’un volet, un rayon de soleil tombait sur la rondache disposée au fond. Messer Piero crut voir un monstre épouvantable sortant du mur. La bête crachait le feu par sa bouche, la fumée par ses naseaux et semblait empoisonner l’air autour d’elle. Messer Piero recula en poussant un cri d’horreur. Mais son fils lui dit : « Ne crains rien. Il ne s’agit que de la rondache que tu m’as demandé de peindre. Un bouclier doit faire peur ; tu vois que j’ai atteint mon but. » Ser Piero émerveillé vendit le bouclier à un marchand de tableaux de Florence, qui le paya cent ducats et le revendit pour trois cents ducats au duc de Milan. Le paysan reçut une autre rondache, sur laquelle le matin notaire avait fait peindre pour quelques sous un cœur percé d’une flèche, dont le campagnard fut ravi.
Dans cette anecdote qui courut les ateliers de Florence et qui depuis ne manque dans aucune biographie du maître, on saisit ce goût de mystification par lequel le jeune Léonard aimait à prouver qu’il savait égaler et même surpasser la nature. Mais il y a plus ; en rapprochant les deux anecdotes précitées, on surprend à leur source les deux courants provenant des deux pôles de son être, courants simultanés et contraires qui devaient régner à la fois sur sa pensée et sur sa vie. D’un côté, un idéalisme passionné l’invitait à traduire sous les formes séduisantes de la beauté les sentiments les plus délicats et le sollicitait d’interpréter par l’amour et l’enthousiasme les plus hauts mystères de l’âme et de l’esprit. De l’autre, son ardente curiosité le poussait à comprendre toutes les manifestations de la nature, à étudier minutieusement la structure de tous les êtres, à pénétrer les causes profondes de toutes les formes de la vie. Le premier instinct est celui de l’artiste, qui cherche le vrai dans la synthèse de la beauté ; le second est celui de l’homme de science qui poursuit la vérité dans l’analyse détaillée des phénomènes. L’un travaille avec l’intuition et l’imagination, l’autre avec l’observation et la logique.
Toute l’existence de Léonard devait se partager entre les deux domaines de l’art et de la science. Ces deux puissances s’entr’aidèrent et se combinèrent dans son œuvre. Contraintes par l’habile magicien, mais circulant aussi dans ses veines et enfermées dans son cœur, elles ne cessèrent de s’y disputer et de s’y combattre. L’art l’appelait aux vérités immuables qui planent dans le ciel infini et jusqu’à la lumière surnaturelle qui filtre du mystère chrétien ; la science l’attirait dans la grande mer de l’être, dans le gouffre grouillant de la vie, au fond duquel le mystère troublant du mal guette le chercheur épouvanté. Et Léonard se plongeait dans cet abime avec un frisson d’horreur mêlé de volupté, pour en rejaillir par des fusées d’enthousiasme et d’extase contemplative. Personne ne savait rien de ces luttes intimes et nous n’en saurions rien nous-mêmes, sans ses pensées écrites où elles se trahissent. Mais, à part lui, il se disait avec une résolution inébranlable : « J’aurai raison de tous les mystères en allant jusqu’au fond ! »
Ainsi l’on peut dire que le regard de l’ange fixé sur le baptême de la Vierge et le monstre de la rondache résument d’avance toute l’œuvre de Léonard en nous découvrant les deux pôles de son âme et les deux mystères autour desquels son génie devait graviter comme une comète brillante autour de deux soleils voilés.
Nous pouvons maintenant nous figurer l’impression qu’un artiste aussi étrangement doué et armé devait faire dans l’éclat de sa jeunesse entre sa vingtième et sa trentième année, sur ses compatriotes florentins, gens spirituels, mais dépassions mesquines et d’horizon étroit. Florence était alors le premier centre d’art de l’Italie, mais Raphaël et Michel-Ange n’ayant pas encore paru, le dernier mouvement de la peinture avait abouti à de petites écoles. Les imitateurs de Masaccio, copiant la réalité, tombaient dans la sécheresse. L’école ombrienne, représentée par le Pérugin, revenait à la raideur byzantine avec sa dévotion guindée. Entre les deux, Botticelli oscillait avec une grâce ingénieuse, mais un peu mièvre. Ce qui manquait à tous ces hommes de talent, c’était la vie intense et la grande imagination. Chacun restait attaché à une tradition et ne sortait pas d’un cadre limité. Léonard, avec ses talents multiples et son vaste génie, dut leur apparaître comme un magicien universel de tous les arts sous la figure d’un grand seigneur. Ses qualités intellectuelles et morales rayonnaient à travers un physique séduisant. Avec son front immense, ses longs cheveux roux, ses yeux fascinateurs, il était beau, aimable, généreux, fort en escrime, parfait cavalier. Il maniait l’épée aussi adroitement que le pinceau et l’ébauchoir. Sa parole persuadait par la raison et s’insinuait par la grâce. Son aspect chassait toute mélancolie. Lo splendor dell’ aria sua, che bellissima era, rasserenava ogni animo mesto. Sa vigueur physique égalait son intelligence. Il arrêtait par la bride un cheval en plein galop, et cette main, qui pouvait tordre le battant d’une cloche, savait aussi bien faire frémir les cordes d’une cithare, caresser une peau délicate, ou se jouer dans une chevelure avec une douceur infinie. Il adorait les chevaux et les oiseaux.
Quant à ceux-ci, il n’aimait pas les voir captifs. Il allait parfois chez les oiseleurs du Ponte della Caraïa, acheter des colombes. Il les cueillait lui-même dans la cage, les posait sur la paume de sa main et les regardait prendre leur vol au-dessus de l’Arno. Quand, elles avaient disparu, on le voyait souvent devenir pensif pendant une longue minute, les yeux perdus à l’horizon. Rêvait-il déjà à l’aviation, qui devait être l’un de ses tourments ? On le trouvait somptueux et bizarre, mais on ne résistait pas à son charme. Souvent, absorbé par ses flâneries et ses pensées, il laissait ses esquisses, ses portraits, ses fantaisies courir les ateliers et les palais. Il les vendait quand il avait besoin d’argent, mais le plus souvent il les donnait à ses amis et n’y pensait plus. Pour mesurer l’empire de Léonard sur ses contemporains, relisons le début de sa biographie par Vasari. L’auteur des Vies des peintres n’a pas dit d’aussi belles choses de son maître Michel-Ange, pour lequel cependant il professait une admiration extrême. Cela donne du poids aux éloges qu’il prodigue à son grand rival et en garantit la sincérité. « On voit les plus grands dons pleuvoir par influences célestes dans les corps humains, le plus souvent de façon naturelle et quelquefois de façon surnaturelle ; on voit se ramasser sans mesure en un seul corps la beauté, la grâce et le talent, et cela à tel point que, de quelque côté que se tourne cet homme, chacune de ses actions est si divine que, laissant en arrière tous les autres hommes, il fait connaître par évidence qu’il agit par un don de Dieu et non par un effort de l’art humain. C’est là ce que virent les hommes en Léonard de Vinci. Sans parler de la beauté de son corps qui ne saurait être assez louée, il apportait en chacun de ses actes une grâce plus qu’infinie ; il acquit un tel talent que, vers quelque difficulté qu’il lui plût de se tourner, il la résolvait sans peine. Sa force était très grande et jointe à l’adresse ; son esprit et son courage eurent toujours un caractère magnanime, et la renommée de son nom s’étendit à ce point que non seulement il fut célèbre de son vivant, mais que depuis sa mort sa gloire a grandi. Vraiment admirable et céleste fut Léonard, fils de ser Piero da Vinci. »
Cet homme, que tout le monde admirait et que personne ne connaissait à fond, pouvait tout entreprendre. Il était sur de réussir en toute chose en y concentrant sa volonté. Mais quel était son vouloir intime ? Quelle voie allait-il choisir parmi toutes celles qui s’ouvraient devant lui en perspectives tentatrices ? Sous ses désirs multiples, sous ses fantaisies changeantes, se cachait une ambition profonde, une seule, mais impérieuse et tenace. Il méprisait ce qui fait l’enjeu ordinaire de la vie. Ni la volupté, ni la richesse, ni le pouvoir, ni même la gloire dans le sens vulgaire du mot ne l’attiraient. Mais une immense curiosité occupait tous ses instants et possédait tout son être. Sa pensée embrassait le monde visible d’un regard circulaire et d’une vaste sympathie. Deviner l’essence des astres et de la lumière, de la terre et de ses éléments, de ses règnes superposés, des animaux innombrables, de l’homme et de l’âme invisible qui le mène ; pénétrer l’esprit qui gouverne ce grand tout de sa puissante harmonie... et puis procurer aux hommes plus de joie, plus de bonheur, en leur versant, par la magie de l’art, cette harmonie conquise... Tel fut le rêve de Léonard au seuil de sa carrière. Ce rêve prit un jour la forme d’une véritable hallucination.
Dans la préface de son Tesoretto, Brunetto Latini, qui fut le maître de Dante, raconte un songe qu’il fit et qui lui inspira, dit-il, son livre où sont rassemblées quelques-unes des merveilles alors peu connues de l’univers. Au bord d’une épaisse forêt, dont il cherchait vainement l’entrée, il vit une belle femme qui semblait l’attendre. Il lui demanda s’il n’y avait aucun chemin dans ce bois. Alors elle le mena par un étroit sentier jusqu’à une clairière, d’où il aperçut une montagne superbe aux cavernes profondes et aux cimes altières. « Qui es-tu ? demanda le voyageur. — Je suis la Nature, » répondit la gardienne du paysage grandiose. C’était la divinité que le moyen âge avait repoussée et maudite pour se donner à Dieu et qui allait reprendre la première place dans l’inquiétude humaine. Au moment où la folle jeunesse recule devant les graves soucis de l’âge mûr, Léonard, lui aussi, rencontra cette divinité. Mais, depuis deux cents ans, elle avait changé de nom et d’aspect. En grandissant, elle était devenue plus imposante et plus orgueilleuse. D’un geste royal, elle montra à son nouveau disciple la terre sombre entourée de sphères resplendissantes qui se perdaient dans l’infini en cercles d’ombre et de lumière. Puis elle dit : « Je te dévoilerai toutes les merveilles de mon empire à une condition, c’est de n’aimer que moi seule et de ne donner ton âme à personne. — Qui es-tu ? demanda Léonard. — Je suis la Science, murmura la déesse impassible. Fuis les orages et crains la Femme ! Reste maître de toi-même et tu connaîtras le secret de toute chose. Mets un sceau sur ta bouche et ensevelis la volonté dans ton cœur comme dans un tombeau. Alors te viendra le pouvoir que tu désires. » La curiosité de Léonard était insatiable. Jamais personne ne lui avait parlé avec tant d’autorité, en le sondant jusqu’aux reins. « Je sais, dit-il, que tu n’aimes pas te montrer aux hommes. Aujourd’hui tu m’es apparue dans toute ta splendeur. Quand te reverrai-je. » — Quand tu auras pénétré le mystère du monde... alors tu me posséderas tout entière... et en me possédant, tu connaîtras le bonheur suprême... Le veux-tu ? » Surpris et fasciné, Léonard fit un geste d’émotion qui ressemblait à un consentement. Sur quoi, la déesse disparut avec un sourire énigmatique où perçait une pointe d’ironie.
De ce rêve, qui frisa son œil intérieur pendant une méditation profonde, Léonard sortit avec un frisson d’orgueil et d’effroi. Jamais il ne s’était senti si fort. Il était comme investi d’un nouveau pouvoir, mais, du même coup, l’anneau d’une chaîne infrangible s’était rivé à son cœur. A quelle puissance redoutable s’était-il livré ? Il était devenu plus grand sans doute, mais, hélas ! il n’était plus libre !
A ses débuts, nous venons de le voir, Léonard avait eu de brillants succès dans sa patrie. Mais la spirituelle et sceptique Florence, avec ses magistrats pointilleux, ses peintres hautains et ses dilettanti d’art déjà blasés, était un théâtre trop étroit pour les vastes projets et les grandes ambitions du Vinci. Une république austère et parcimonieuse ne suffisait pas à les réaliser. Il lui fallait un prince généreux, entreprenant et téméraire. Ses yeux se tournèrent vers l’Italie du Nord.
Ludovic le More venait d’inaugurer à Milan une cour dont la somptuosité surpassait celle de toutes les autres capitales italiennes. Fils de l’audacieux condottiere François Sforza, ce jeune prince était parvenu au pouvoir en dépossédant du trône ducal son neveu Galéas Sforza et brûlait de justifier son usurpation par un règne brillant. Il descendait d’une race forte d’aventuriers sans scrupule. Lui-même offrait déjà les traits louches de la dégénérescence et d’un extrême raffinement. Seize ans plus tard, cet homme souple et rusé comme un renard, mais hésitant et faible dans sa politique brouillonne, amena l’étranger en Italie et finit dans un lamentable désastre [1].
Mais à cette heure tout lui souriait, et ses débuts semblaient promettre un nouveau siècle d’Auguste. Ses courtisans saluaient en lui le futur roi d’Italie, et lui-même pouvait, sans faire rire, appeler dans ses conversations le pape Alexandre VI son chapelain, l’empereur Maximilien son condottiere, et le roi de France son courrier. Et puis, malgré ses tares et ses vices, l’heureux époux de l’ambitieuse et charmante Béatrice d’Este, l’amant subtil de la savoureuse rousse, Lucrezia Crivelli et de la sémillante brune, Cecilia Gallerani, ce prince aimable et corrompu brillait d’un lustre rare aux yeux de ses contemporains, celui d’être le plus intelligent des Mécènes. Excellent latiniste, fin connaisseur d’art, il avait appelé à l’université de Pavie et à Milan la fleur des savants, des poètes et des artistes. On y voyait les plus célèbres humanistes, les Grecs Constantin Lascaris et Démétrius Chalconcydas, le mathématicien Fra Luca Paccioli, auteur d’un traité De divina proportione qu’illustra Léonard, le poète florentin Bellincione et le fameux architecte Bramante, qui, avant de rebâtir Saint-Pierre de Rome, s’exerçait, sous les auspices de Ludovic, à construire le cloître de San Ambrogio et le chœur de Sainte-Marie des Grâces à Milan. C’est là, dans cette exubérante et riche Lombardie, dans cette grouillante cité de Milan, dans ce magnifique et splendide castel féodal situé en dehors de la ville, forteresse des Visconti devenue la salle de fête des Sforza, dans ce champ clos des passions, des arts et des sciences que Léonard voulut faire ses premières armes de magicien universel. Peut-être qu’en étudiant la comédie humaine et en exerçant sur elle ses propres forces, il trouverait quelque part une clef pour pénétrer plus avant dans le mystère de cette Nature qui lui était si majestueusement apparue en une nuit d’enthousiasme et d’exaltation solitaire. Les grands penseurs de la Renaissance ne prétendaient-ils pas d’ailleurs que l’Homme est formé sur le modèle de l’Univers et que l’Univers est conçu sur le prototype de l’Homme ?
On connaît la fameuse lettre par laquelle Léonard offrit ses services à Ludovic le More [2]. Elle respire une assurance singulière, une confiance magnifique en son génie de mécanicien universel. Tout ce qu’un prince peut désirer pour la paix ou pour la guerre, pour embellir son royaume ou charmer ses loisirs, il se fait fort de le fabriquer : canaux, échelles d’escalade, mines contre forteresses, canons, mortiers, engins à feu, catapultes, statues de marbre, bronzes, terres cuites. Il conclut : « En peinture, je puis faire ce que fait tout autre quel qu’il puisse être. » Il offre enfin de fondre un cheval de bronze colossal, à la mémoire du père de Ludovic, François Sforza. Vasari raconte que Léonard parut devant le duc dans un concert que lui donnèrent les meilleurs improvisateurs du temps. L’artiste réservait à celui qu’il voulait conquérir une nouvelle surprise. Il tenait à la main une lyre d’argent qu’il avait imaginée pour la circonstance. Elle avait la forme d’une tête de cheval. Cette structure particulière et son armature métallique lui donnaient une sonorité profonde et je ne sais quoi de plus vivant. Le peintre florentin aux cheveux d’or, beau comme un jeune dieu, séduisant comme Orphée, fit résonner le suave instrument, et d’une voix pénétrante chanta quelques strophes en l’honneur du duc. Tout le monde resta sous le charme. Ses concurrents mêmes oublièrent leurs rivalités pour admirer celui qui les surpassait tous. Ludovic, après une conversation avec son nouveau protégé, où celui-ci déploya toutes les ressources de sa conversation éblouissante, décerna à Léonard le prix du concours.
A tout autre une si triomphale entrée en scène, et cette attitude de magicien tout-puissant auraient pu coûter cher, en suscitant au favori des inimitiés Terribles et en décevant bientôt le prince par le contraste entre l’énormité de ses promesses et la maigreur des résultats. Il n’en fut rien pour Léonard. Après avoir dompté les esprits, il sut gagner les cœurs, apaiser les jalousies en admirant les maîtres, en aidant les jeunes, en excitant chez les plus humbles l’activité et l’enthousiasme. Pendant les seize années qu’il passa à la cour de Milan, il devint le grand maître des arts et l’ordonnateur des fêtes du palais. Non seulement il fit le portrait de Béatrice d’Este, femme de Ludovic, de ses maîtresses Lucrezia Crivelli et Cecilia Gallerani, mais il dressa un vaste plan pour l’irrigation de la Lombardie qu’on devait utiliser plus tard, il fournit les modèles pour des palais et des églises et fit construire un pavillon pour la duchesse. Ludovic aimait les pompes nuptiales et funéraires, les repas splendides, les représentations d’antiques atellanes, les spectacles, les chœurs et les ballets. Léonard fut le metteur en œuvre de ces divertissements. Il organisa plusieurs pantomimes mythologiques, comme celles de Persée et d’Andromède, d’Orphée charmant les bêtes sauvages avec machineries savantes et les processions du cortège de Bacchus. Au mariage de Jean Galéas avec Isabelle d’Aragon, Ludovic donna un grand spectacle, le Paradis, dont le poète Bellincioni fit les paroles et dont Léonard fut l’inventeur et le régisseur. La scène ne représentait rien moins que le ciel. On y voyait évoluer les planètes, sous forme de divinités posées sur des globes et rendre successivement hommage à la fiancée. Faut-il s’étonner après cela que Paul Jove dise de Léonard : « Il était d’un esprit charmant, très brillant, tout à fait libéral. Durant toute sa vie, il plut étrangement à tous les princes » et que Lomazzo l’appelle « un Hermès et un Prométhée ? »
Hermès et Prométhée de cour, dira-t-on. Oui, sans doute. Mais cet amuseur de prince, ce machiniste savant d’un carnaval mondain n’était pourtant que le masque frivole d’un penseur tourmenté et d’un artiste insatiable. Ses illustres contemporains devinèrent-ils le vrai Léonard qui se cachait sous le déguisement de ce prestidigitateur ondoyant ? Quel but poursuivait-il dans la vie, cet inventeur de fêtes prodigieuses qui ne cherchait pas à s’enrichir ? Quel était donc le rêve de cet alchimiste de la beauté féminine, qui dédaignait le beau sexe et dont aucune femme n’avait pu enchaîner le cœur ? De quelles voluptés inconnues et raffinées se repaissait-il dans son antre, cet ascète souriant ? Magicien subtil, qui ensorcelait les hommes et les femmes, avait-il conclu avec le diable un pacte mystérieux pour acquérir un pouvoir surhumain ? Comment deviner les pensées orageuses qui sillonnaient son vaste front, quand on le surprenait dans sa rêverie ? Et pourquoi donc une si profonde tristesse se creusait-elle parfois sous les arcades sourcilières où luisaient ses yeux perçants ?
— J’imagine que les courtisans rieurs et les riches dames constellées de bijoux, qui s’agitaient au palais de Ludovic comme un essaim de scarabées et de mouches brillantes, se posèrent vainement ces questions. A nous de résoudre l’énigme en cherchant à lire dans l’âme de celui qui apparut à ses pairs eux-mêmes comme un indéchiffrable Protée.
Oui, sous ce personnage officiel il y avait un autre homme. C’est dans son officine de travail qu’il faut le chercher. Léonard s’était fait construire un atelier dans un angle du cloître de Saint-Ambroise et y avait élu domicile. Seuls ses disciples intimes avaient le droit de l’y visiter. Sa décoration étrange révélait les préoccupations dominantes et les hantises secrètes du maître. La porte du fond s’ouvrait sur une galerie du couvent solitaire. Des montagnes de cartons, de manuscrits et de dessins s’empilaient sur la table massive, encombrée d’une population minuscule de maquettes en cire et en terre glaise. Dans un coin de la salle, une statue antique de Vénus, posée sur une coquille, tordait ses cheveux où semblaient perler des gouttes d’eau quand un rayon de soleil la frappait. En face d’elle, dans l’autre coin, un svelte Mercure, au sourire futé, avait l’air de l’évoquer du fond des mers et de la cueillir de son caducée. On remarquait encore un globe en carton entre quatre colonnettes de bois, figurant le ciel étoilé avec les signes du zodiaque.
Près de là, un grand aigle empaillé avait l’air de prendre son essor. Mais ce qui frappait le plus dans cet asile de la pensée intense et du rêve créateur, c’étaient deux vitraux peints que Léonard avait fait exécuter d’après ses dessins par un de ses élèves. Ils ornaient les cintres pleins des fenêtres qui flanquaient la porte d’entrée. Dans celui de gauche on voyait un dragon ailé d’un jaune fulgurant sur fond de pourpre. L’autre représentait la flagellation du Christ portant sa couronne d’épines et couvert de larmes de sang. Entre le monstre dévorant de l’époque antédiluvienne et le Dieu incarné, devenu le roi de la souffrance, il y avait un contraste cruel et une correspondance intime qu’on pressentait sans la saisir. Enfin, sur la petite porte donnant accès au laboratoire, où le maitre broyait ses couleurs, fondait ses médailles et faisait ses expériences d’histoire naturelle, on apercevait une rondache ayant la forme convexe d’un bouclier, sur lequel était peinte une tête colossale de Méduse, au regard terrible, avec sa chevelure hérissée de vipères.
C’est dans ce grave sanctuaire, dans ce demi-jour religieux, sous les signes suggestifs des génies qui présidaient à sa pensée, que Léonard demeurait des journées entières penché sur ses esquisses et ses manuscrits, loin du carnaval mondain qu’il faisait mouvoir parfois comme un théâtre de marionnettes. Là venaient se grouper ses disciples préférés. C’étaient pour la plupart de jeunes nobles milanais qui devinrent des peintres renommés et fondèrent l’école de Léonard, Giovanni Battista, Marco Uggione, Antonio Beltraffio et François Metzi aux beaux cheveux qui s’attacha à la personne du maître et devait rester le dernier appui de sa vieillesse. Tous l’adoraient pour son génie et sa bonté inépuisable. Il leur enseignait les secrets de la perspective, des proportions humaines, du clair-obscur, du modelé et du relief ainsi que les rapports intimes qui unissent la gamme des couleurs, les jeux de l’ombre et de la lumière avec l’expression des sentiments et des passions en peinture. Mais ce n’était là que la besogne du jour. Un autre travail commençait la nuit. Alors seulement Léonard se trouvait en face de ses pensées intimes, pouvait converser avec ses génies, pénétrer dans les arcanes de la nature qu’il voulait explorer.
Il ressort des manuscrits de Léonard [3] qu’il fut à la fois l’un des plus savants naturalistes de son temps et un philosophe désireux de se former une idée complète de l’univers. On ne connaît de lui qu’un seul traité complet, le Traité de peinture, mais il en projetait une foule d’autres, dont nous ne possédons que les notes éparses avec d’innombrables figures dessinées par lui. Traités de mécanique, de géologie, d’hydraulique, de botanique, d’anatomie, de physiologie, etc.. C’était un observateur aigu, un expérimentateur ingénieux. Il soupçonna, avant les savants modernes, la similitude des ondes de la lumière et du son. Il découvrit la chambre obscure, étudia dans leurs Moindres détails les mouvements de l’eau, des vagues, des corps liquides et aériens. Il devina le mécanisme du vol des oiseaux par le mouvement des ailes et le déplacement de l’air. « Pour voler, disait-il, il ne me manque que l’âme de l’oiseau. » Léonard devança Galilée et Bacon de cent ans. Dans ses études d’histoire naturelle, comme dans ses spéculations philosophiques, il se plaçait strictement sur le terrain de la science expérimentale, ne reconnaissant d’autre norme que les lois immuables de la nature et d’autre guide que la raison, souveraine de l’homme et du monde.
Léonard était parvenu ainsi à construire un schéma grandiose de cette nature, dont la science lui avait promis de lui donner le dernier mot, en lui apparaissant dans une première et superbe vision de jeunesse. Sur la terre, travaillée par le feu central, substance et ferment du grand tout, il voyait s’échafauder les règnes de la vie, les couches successives du globe pendant des milliers d’années. Car il avait deviné l’antiquité de la terre par les coquilles de mollusques trouvées sur les montagnes. Il voyait s’épanouir ensuite la splendide efflorescence du monde végétal avec la fourmillera des animaux, dont chaque espèce est comme une nouvelle pensée du Créateur. Au-dessus de leur foule étonnée, s’élevait enfin l’homme, qui seul parmi tous les êtres vivants dresse son front vers les étoiles, l’homme devenu créateur à son tour, qui, pareil à l’Hermès de l’atelier, faisait sortir du fond des mers une forme de beauté radieuse, la Femme. Transporté par la vision intérieure comme au centre de la création, Léonard écrivit dans, son carnet : « Si la structure de ce corps te parait merveilleuse, pense que cette merveille n’est rien auprès de l’âme qui habite une telle architecture. Quelle qu’elle soit, celle-ci est vraiment une chose divine ! » Et le maître ajoute en manière de conclusion : « Notre corps est soumis au ciel et le ciel est soumis à l’esprit [4]. »
Comme l’onde d’un son puissant, il entendit l’écho de cette pensée se perdre dans l’espace et monter jusqu’à Dieu. Pour le coup, il fut sur le point de s’écrier ? » Nature, je te tiens... Ton secret le voilà ! » Mais il se retint. Un doute venait de traverser son esprit comme une flèche. « Le premier moteur, » ce Dieu partout présent, qui agit dans tous les êtres, suffisait à la rigueur pour expliquer la terre et ses trois règnes, comme agissant en eux d’une impulsion universelle, immédiate et constante. Mais suffisait-il pour expliquer l’âme humaine ? Léonard croyait à un Dieu lointain comme on croit à la nécessité éternelle, à l’inflexible loi des choses. Mais il ne croyait pas à l’âme séparée du corps, ne pouvant se la figurer sans organes. Or, comment l’âme humaine, avec sa conscience et sa liberté, avec ses rébellions et son sens de l’infini, était-elle sortie de Dieu pour entrer dans un corps périssable et que devenait-elle après la mort ? Entre le monde mural qui éclaire notre conscience et le monde matériel qui nous porte et nous entoure, le penseur venait d’entrevoir une fissure qui s’ouvrait sous ses pieds comme un noir abime et plongeait à des profondeurs insondables. Hélas ! en un clin d’œil, l’univers avait changé d’aspect. Quoi de plus splendide que le ciel étoilé vu de la terre, ce ciel dont la science orgueilleuse lui avait promis l’étreinte et la possession ? Mais la nature terrestre, Vue du ciel de l’Esprit, la nature vue dans ses entrailles et son laboratoire, quel gouffre épouvantable et quel enfer ! Léonard y apercevait maintenant, sous leurs formes primordiales, les puissances néfastes dont il avait surpris le jeu à tous les étages de la société, qu’il coudoyait dans le carnaval mondain, mais dont il s’était toujours détourné en suivant son rêve de beauté.
Retombé de l’immensité du ciel dans la solitude de l’âme, il se trouva face à face avec le Mystère du mal, attaché comme un ulcère et comme un monstre dévorant aux flancs de la nature et de l’humanité. Ses carnets portent la trace de ce frisson. On y lit : « L’homme et les animaux sont un passage et un conduit de nourriture, des auberges de mort, des gaines de corruption, faisant de la vie avec la mort d’autrui. » Il en cherche l’explication dans cette idée que la nature a inventé la mort pour augmenter la vie. « Lorsque la terre détruit les êtres vivants, c’est par son désir de continuelle multiplication. »
Prodigue envers les espèces, elle n’en est pas moins pour la grande majorité des individus la plus cruelle des marâtres. Léonard ne se dérobe pas devant le problème. Il prend le taureau par les cornes et lutte avec lui corps à corps. Il note : « L’obstacle ne me fait pas plier. Tout obstacle est détruit par la rigueur. Celui qui a l’œil fixé sur une étoile ne se retourne pas. » Il comprit toutefois que l’expérience et la raison ne suffisent pas pour aborder ce problème et que l’intuition peut seule pénétrer dans les arcanes de la nature. Voilà pourquoi il eut recours à l’art pour sonder ce mystère. La science a beau manœuvrer avec les expériences matérielles et la raison, elle ne pénétrera jamais que les causes secondes de la nature, tandis que l’art, lorsqu’il est le grand art, peut atteindre les causes premières et leur donner une expression à la fois symbolique et vivante. Le Vinci malheureusement donna plus de temps à la science qu’à l’art, négligeant ainsi sa vraie vocation et nous y avons beaucoup perdu. La peinture ne joua que le rôle d’un accessoire ou d’un dérivatif dans son immense activité. Encore faut-il ajouter qu’un bon nombre de ses chefs-d’œuvre ont été perdus ou ruinés, comme si la nature, irritée d’être surprise en ses secrets, s’était acharnée à détruire les images révélatrices de celui qui savait si bien la démasquer. Mais les tableaux es les dessins qui nous restent sont d’autant plus précieux. Ils représentent dans son œuvre les lucarnes percées par son génie divinatoire sur les arcanes de la nature et de l’âme. Mystérieusement, mais invinciblement, ils nous attirent dans le monde des causes premières et nous y envoûtent. Tel est le charme unique et supérieur de Léonard.
Le mystère du mal l’avait déjà fasciné, sans qu’il s’en doutât, quand, téméraire adolescent, il avait peint sur une rondache un monstre effrayant composé des animaux les plus hideux. — C’était le mal découvert dans la nature. — Plus tard, à l’âge de la réflexion, il s’était appliqué à étudier les déformations de la physionomie humaine sous l’action des passions malfaisantes. De là les nombreuses caricatures de têtes de vieillards qu’on trouve dans la collection de ses dessins [5]. — C’était le mal analysé dans l’homme. — Maintenant, après ses méditations émouvantes, dans son atelier du cloître San Ambrogio, son regard plongea soudain dans le passé antédiluvien de l’humanité, dans sa tradition mythique et religieuse. Descendu dans ce limbe obscur, il eut la sensation de saisir les puissances pernicieuses dans l’antre ténébreux où elles avaient été couvées. Alors, par une sorte de vision synthétique, le mystère du Mal lui apparut sous la triple forme du Serpent, du (Dragon et de la Méduse. Ces êtres, à la fois fantastiques et réels, remplis d’une vie intense, le hantèrent jusqu’à l’obsession, jusqu’à la terreur. Mais il se jura de les vaincre, en les comprenant à fond et en les exprimant par l’art.
Si les animaux les plus remarquables de la faune terrestre les plus représentatifs de l’évolution créatrice, le Taureau, le Lion et l’Aigle, ont un sens ésotérique dans les traditions religieuses et symbolisent certaines forces spirituelles du Kosmos, le serpent y joue un rôle d’opposition et de contrebande, mais un rôle aussi indispensable qu’important. Il est à la fois un être inférieur, par sa démarche rampante, et supérieur par l’intelligence dont il fait preuve. Son mouvement ondulatoire suggère l’idée de la pénétration dans toutes les fissures, et la morsure venimeuse, par laquelle il se défend contre ses ennemis, éveille l’idée du mal. Cela n’empêche que les Indous et les Egyptiens, avec tous les anciens peuples, représentaient la vie éternelle par un serpent qui se mord la queue. Il connaît toutes les cachettes et s’insinue partout. C’est pour cela sans doute que les religions orientales y virent le symbole du feu primitif et du fluide astral qui enveloppe la terre. Le serpent joue son rôle dans la théogonie grecque. Car, selon Hésiode, beaucoup de Titans foudroyés par Jupiter affectaient la forme de serpents gigantesques. Dans la Bible, c’est sous la forme du serpent que Satan induit Eve à cueillir le fruit de l’arbre de la science qui donne la connaissance du Bien et du Mal. Enfin, d’après une légende, lors de la chute de Lucifer, une foule d’esprits, qui brûlaient de prendre un corps vivant, s’incarnèrent sur la terre sous forme de serpents. Dans ces traditions mythiques, le serpent représente le désir intense de la vie physique, le besoin impérieux de l’incarnation, la soif des sensations violentes à travers le corps. C’est un instinct primordial de la nature, indispensable à la vie, mais qui a besoin d’être dompté et limité. Sans guide et sans frein, il devient néfaste et destructeur. Discipliné, il sert de véhicule à l’esprit créateur.
Le Dragon est le serpent parvenu à sa plus haute puissance, le serpent armé de griffes et d’ailes. Il a existé à une certaine époque du globe et a terrorisé tous les autres animaux par sa force redoutable. La paléontologie a retrouvé son squelette. La mythologie, qui en avait conservé le souvenir, en a fait le symbole de l’égoïsme monstrueux et dévorateur, l’image de l’Orgueil sans mesure, du Mal incarné sous sa forme masculine, du Mal actif et destructeur. C’est parce que le Dragon était resté dans la tradition l’animal le plus effrayant et le plus dangereux, que les sages et les poètes en firent l’image parlante de l’orgueil insatiable et de l’égoïsme meurtrier. Et c’est parce que tout homme porte en lui le germe de cet instinct, père de toutes les passions mauvaises, que les libérateurs de la légende païenne ou chrétienne, les Hercule, les Persée, les Jason et les saint Georges, devaient tuer le dragon dévorant avant de conquérir la couronne du héros ou l’auréole du saint.
C’est pour cette raison aussi que le Dragon préoccupa le géni » intuitif de Léonard. Il eut l’ambition d’en évoquer l’image vivante et naturelle, de le montrer tel qu’il avait dû exister. Le recréer de toutes pièces n’était-ce pas le comprendre ? A son tour, l’artiste voulut ainsi étreindre le mal à son origine, saisir le monstre dans son antre. Il en lit de nombreux dessins. Presque tous ont été perdus ; un seul a été conservé. Je l’ai vu jadis à Florence, sous une vitrine dans la galerie qui conduit des Uffizi au palais Pitti par-dessus des vieilles boutiques du Ponte-Vecchio. Ce n’est qu’une esquisse au crayon sur un vieux papier jauni, mais quelle force et quelle vie dans ce dessin improvisé ! Il représente la lutte du ptérodactyle avec un lion. Le dragon vole au-dessus du roi des fauves et le poursuit. Le lion rampe au ras du sol comme un chat. Il recule, mais il retourne sa tête échevelée contre le monstre qui le menace de sa gueule et de ses griffes. On le sent prêt à rebondir à la première morsure et à tordre le cou du saurien ailé, qui se recourbe et crache sur sa proie la flamme et le poison. Ce dragon est d’autant plus puissant qu’il n’a rien de conventionnel. Il est terriblement vivant. Cuvier ne l’aurait pas mieux conçu. Charnu et musclé, le formidable volatile n’en a pas moins la souplesse d’un vautour et sa tête de lézard exprime autant d’intelligence que de férocité. Image saisissante du Mal conscient de sa force, assaillant le courage royal surpris dans son sommeil.
Quelle sera l’issue du combat ? L’esprit sera-t-il plus fort que la matière ? Léonard nous laisse dans l’incertitude. En le figurant sous ces traits, il avait pénétré la nature intime du Mal, mais il n’avait pas encore deviné sa raison d’être dans la nature et dans l’humanité. Or, il ne suffit pas de le voir et de le comprendre, il faut l’avoir terrassé en soi-même pour s’en rendre maître : seul le dragon mort livre son secret à celui qui l’a transpercé et qui goûte son sang.
Léonard voulut donc sonder le mystère plus avant et se replongea dans ses méditations nocturnes au fond du cloître de San Ambrogio. Alors, le Génie du Mal, qui lui était apparu, en sa personnification masculine, sous la figure du Dragon, lui apparut en son incarnation féminine sous la figure de la Méduse.
Le mythe de Méduse est un de ceux que la poésie a laissés dans l’ombre, mais qui n’en joua pas moins un rôle important dans la symbolique de l’antiquité et que l’art moderne n’a fait qu’effleurer. Si le Dragon représente dans la mythologie universelle la puissance de l’individualité poussée jusqu’à la fureur dévorante de l’égoïsme et de la domination, la Méduse personnifie la faculté réceptive de la nature, son besoin aveugle de se laisser féconder, poussé jusqu’à la frénésie sexuelle. La forme mâle du Mal est l’Orgueil, sa forme femelle est la Luxure. Par le mythe médusien, le génie grec indique d’une manière voilée comment cette force primitive a pu naître par déviation et se développer dans la nature primitive longtemps avant de sévir dans l’humanité. La belle Medousa n’est pas tout d’abord un monstre. C’est une divinité charmeuse et bienfaisante, chargée de communiquer à tous les êtres le désir de l’enfantement et le pouvoir de la multiplication. Comme telle, les poètes et les peintres grecs la représentaient avec un corps de serpent, qui se termine en. un superbe buste de femme. Si belle était la partie supérieure de son corps que Neptune s’unit à elle sur une prairie couverte de fleurs. De ce mariage naquit le peuple joyeux des Tritons et des Néréides. Mais, restée seule, la déesse curieuse et inassouvie appela à elle les Titans et mit au monde avec eux tout un peuple de monstres. Sur quoi, les Dieux irrités la reléguèrent aux confins du chaos. Mais elle avait conservé le pouvoir de séduire ; par vengeance elle acquit celui de tuer. Elle attirait invinciblement, paralysait du regard, puis empoisonnait de son souffle, anéantissait de son étreinte tous ceux qui s’approchaient d’elle. La belle Méduse s’était transformée en l’effroyable Gorgone. Au lieu d’être la source de la vie, la volupté devenait un meurtre. Alors les Dieux résolurent d’en finir avec la déesse malfaisante. Guidé par Pallas, le héros Persée surprit Méduse dans son sommeil et lui trancha la tête. Aussitôt, du ilot de sang qui s’échappa du col tronqué, jaillirent deux coursiers splendides, un cheval blanc et un cheval fauve, Chrysaor et Pégase. Le premier était l’Eclair qui dissipe les nuées du chaos ; le second était la Poésie qui, d’un bond, s’élance jusqu’aux cieux. Ainsi, de l’instinct sexuel, délivré des forces brutales d’en bas et dirigé vers celles d’en haut, naquirent les forces purifiantes du monde physique et du monde spirituel : l’éclair et la pensée. Cependant, dans l’horreur de son agonie, les cheveux hérissés et convulsés de Méduse s’étaient changés en un nœud de vipères, incarnations venimeuses de ses dernières pensées. Alors Pallas saisit la tête sanglante de la Gorgone et la plaça sur son égide. Désormais Méduse ne tuerait plus les mortels de son regard, mais sa face hagarde, fixée au bouclier de Minerve, servirait d’épouvantail contre les pervers et les méchants dans le combat pour la Justice et la Lumière.
Léonard embrassa-t-il dans son ensemble le mythe de la Méduse comme nous venons de le faire ? On serait tenté de le croire à cause de la fascination troublante que cette figure mythologique exerça sur lui. Vasari nous dit qu’on voyait, au palais Médicis, une tête de Méduse peinte par le Vinci sur un bouclier convexe. D’autre part, on voit, à la galerie de Windsor, un dessin de Léonard représentant Neptune sur son char, entouré de Tritons et de Néréides. Peut-être était-ce une esquisse du mariage de Neptune avec la jeune déesse marine avant qu’elle fût devenue la Gorgone. Mais, quel autre sujet pour sa fantaisie que Persée surprenant la Méduse endormie dans son antre fatidique ! Quel autre encore, après la tête tranchée, que ces deux coursiers fulgurants, cabrés sur le sang fumant du beau monstre et trouant d’azur la nuit du chaos, comme deux fusées ! Malheureusement toutes les esquisses qu’il dut faire sur ce sujet se sont, perdues. Il ne nous reste que le célèbre tableau des Uffizi, qui représente, en un cadre étroit, la tête coupée de la Gorgone en grandeur naturelle.
Comme une épave sinistre, ce chef-d’œuvre nous offre la quintessence du mythe dans son effrayant résidu. Il y a, malgré tout, une beauté terrible dans cette tête de Gorgone qui agonise dans son sang. Les yeux éteints, l’haleine verdâtre, asphyxiante, cette atmosphère de venin glacent d’horreur. Les cheveux, qui viennent de devenir des serpents, s’enroulent, se tordent, se multiplient et dardent de tous côtés leurs têtes pointues vers le spectateur. Ces vipères enchevêtrées sont minutieusement étudiées d’après nature dans leurs poses diverses, avec le dessin losange de leur peau, leurs yeux brillants et leurs langues fourchues. Le sang se fige dans les veines devant ce tableau. C’est le cauchemar de l’horrible dans la nature. C’est l’enfantement de la Mort par la Vie, sous le souffle de la Haine.
Ce fut la dernière vision de Léonard pendant sa descente dans les abîmes ténébreux de la nature. En revint-il satisfait ? On peut en douter. Il avait sondé le mystère du Mal sans en trouver le remède. Il avait posé le problème sans le résoudre. À mesure que sa science augmentait, son inquiétude allait croissant. Un passage significatif trouvé dans ses carnets prouve que cette inquiétude allait parfois jusqu’à l’angoisse. L’émotion qu’il trahit contraste avec le calme habituel de ses notes. Un volcan couvait sous la neige de ses pensées. Le maître avait l’habitude de faire des tournées dans les Alpes dolomites du Frioul, autant pour ses études de géologie que pour y chercher des paysages en harmonie avec ses portraits et ses madones.
De l’une de ces excursions il rapporta un souvenir impressionnant auquel il donna, comme on va le voir, un sens allégorique qui jette un jour inattendu sur sa vie intérieure. Ecoutons ce morceau lyrique, qui a le rythme lourd des vagues de l’Océan : » La tempête de la mer ne fait pas autant de bruit avec son mugissement quand le vent du Nord la bouleverse en ondes écumantes, entre l’écueil de Charybde et celui de Scylla, ni l’île de Stromboli, ni le Mongibello (l’Etna) quand le torrent sulfureux se fraye un chemin par le cratère de la montagne, fulminant des pierres et des cendres à travers les airs pendant que la bouche du volcan lance des flammes ; ni les flancs du Mongibello quand ils vomissent la lave mal contenue et que celle-ci renverse tous les obstacles de sa furie impétueuse ne font autant de fracas, — que n’en fait le désir insatiable de savoir dans le cœur de l’homme... Entraîné par ma volonté avide, désireuse de voir la grande mixture des formes étranges et variées de l’artificieuse nature, j’errai longtemps parmi les rochers sombres et je parvins à l’entrée d’une grande caverne... N’ayant jamais vu pareil gouffre, je restai quelque temps stupéfait, courbé sur mes reins et les mains appuyées sur mes genoux. De ma main droite je fis les ténèbres sur mes paupières fermées. Puis, me tournant de droite et de gauche, j’essayai de voir ce qu’il y avait dans la caverne. Mais cela me fut impossible à cause de la grande obscurité. Je restai ainsi quelque temps ; puis, simultanément, s’éveillèrent en moi deux sentiments contraires : la peur et le désir ; peur de la spélonque menaçante et obscure, désir de voir s’il y avait là dedans quelque chose de miraculeux... » [6]
Cette page du maître est le plus éloquent commentaire de son Agonie de la Méduse.
Dans son long voyage à travers les arcanes de la nature, Léonard avait trouvé, tout au fond, le mystère du mal. Il l’avait regardé en face, il en avait peint l’image et en quelque sorte la genèse comme jamais personne ne la peignit. Mais il n’osa pas aller plus loin dans la caverne. La peur avait été plus forte que le désir. — Il recula.
Un abîme sépare Léonard de ses grands rivaux, Raphaël, Michel-Ange et le Corrège. Chez ceux-ci règne l’unité parfaite entre la pensée religieuse et philosophique (ce qui, au point de vue de l’art, est un avantage évident). Chez Léonard, il y a scission entre le penseur et l’artiste. Lorsqu’on revoit ses tableaux après avoir lu ses pensées, on est frappé de l’antithèse entre sa conception scientifique de la nature et les visions spirituelles dont témoignent ses chefs-d’œuvre. Cette antithèse tient au dualisme inhérent à sa nature intime.
Marquons bien cette différence essentielle entre les trois Archanges de la Renaissance italienne et le Roi-Mage qui fut leur introducteur.
Malgré leur goût passionné pour la nature, l’antiquité et la vie, les grands artistes susnommés, lecteurs assidus de la Bible et de Platon, vivaient encore par l’âme comme par la pensée dans la tradition mystique du moyen âge, pour laquelle la nature, la création du monde et la rédemption de l’humanité ne s’expliquaient que par l’Ancien et le Nouveau Testament, par le Dieu de Moïse et par l’incarnation du Verbe divin en la personne de Jésus-Christ. — Pour Léonard, au contraire, la nature visible et l’humanité vivante étaient les objets exclusifs de sa curiosité. Par suite, il avait adopté la science pour guide unique. Nous avons vu qu’un instinct fatidique, un élan prédestiné l’avait lié à cette maîtresse austère et impérieuse par un serment solennel. Aussi, dans ses carnets qui contiennent une véritable philosophie de la nature, de la morale et de l’art, ne reconnaît-il que deux principes : la nécessité absolue des lois naturelles et l’expérience, comme sources uniques de la connaissance. En dépit de cette méthode, les nécessités de son art et aussi une nostalgie secrète le ramenaient sans cesse aux sujets religieux. Il y a plus. On trouve dans ses notes un passage où l’observateur aigu et le logicien intrépide se heurtent à la porte d’un autre monde. Après s’être extasié devant l’art infaillible de la nature dans ses créations, le penseur s’écrie : « Rien de plus beau, de plus facile, de plus rapide que la nature. Rien ne manque à ses inventions et rien n’y est superflu. Elle n’use pas de contrepoids pour construire les membres aptes à former le corps des animaux, mais elle y infuse Came qui règle leurs mouvements. Quant au reste de la définition de l’âme, je la laisse aux moines, ces pères des peuples, lesquels par inspiration savent tous les secrets. Je laisse de côté les Écritures sacrées parce qu’elles sont la vérité suprême. » L’ironie contre les moines ignorants saule aux yeux, mais la vénération pour le texte biblique est sans doute sincère. En somme, le Vinci écarte la théologie de ses spéculations. D’autre part, il reconnaît que tous les êtres seraient inexplicables sans l’âme, qu’il renonce à définir. Il admet Dieu comme « premier moteur, » mais ne s’en occupe pas davantage. Il admet l’âme comme « ouvrière des corps, » mais il ne la conçoit pas en dehors d’eux. Comme philosophe, Léonard fait abstraction de Dieu, de l’âme et du monde invisible. Pourtant, chaque fois qu’il veut pénétrer dans l’arcane des causes premières, il trouve Psyché debout à la porte, comme au seuil infranchissable d’un monde supérieur. Et son apparition ouvre une trouée subite sur l’immense Au-delà.
Il y avait donc deux pôles dans l’esprit de Léonard. D’un côté, la Nature enchaînait son esprit dans son gouffre vertigineux. De l’autre, l’Ame lumineuse, mais insaisissable, l’attirait à des hauteurs sublimes. Il communiait avec le premier par la Science, avec le second par l’Art. Un profond sentiment religieux vivait en lui, mais ce n’était pas le rocher immuable d’une foi durcie par le dogme. Ce sentiment ressemblait plutôt à une nappe d’eau dormante au fond d’un abîme et prête à se laisser pomper par un rayon de soleil qui saurait plonger jusqu’à elle.
Ce soleil devait luire pour lui dans la fresque de Sainte-Marie des Grâces.
Le jour où Ludovic le More commanda au Vinci de peindre la Sainte Cène au réfectoire de ce couvent, l’artiste éprouva une des plus grandes émotions de sa vie. Ce fut une volte-face instantanée de son âme, suivie d’une ascension et d’une vaste éclaircie. Il lui sembla qu’un tourbillon de lumière l’avait enlevé des sombres arcanes de la nature dans les régions sereines de l’espace. La proposition du duc avait réveillé en même temps la plus haute ambition du peintre qu’il avait l’habitude de refouler dans l’âpre recherche de la vérité. Passion secrète, ou timide espérance, le désir du divin existe chez tout homme. Mais quel tourment aigu ne devient-il pas chez un penseur profond doublé d’un artiste insatiable ? Chez lui, c’est le désir de s’élancer aux derniers sommets, d’étreindre le sublime dans le parfait, d’assouvir enfin la soif dévorante de l’âme à la source de l’être. En vérité, la Sainte Cène, le banquet sacré de l’homme divin, le sacrifice du Verbe incarné, était un problème tentant pour Léonard. Comment les peintres précédents avaient-ils traité le sujet ? Avec une piété enfantine et touchante sans doute, mais sans en soupçonner la profondeur, car le nimbe de dévotion dont ils l’avaient enveloppé ne pouvait que le leur cacher, Giotto en avait bien relevé le pathétique, mais sans se douter de l’échelle des valeurs chez les apôtres et sans faire ressortir l’énorme supériorité de Jésus sur ses disciples. D’un coup d’aile, Léonard s’éleva au sommet et au centre du sujet, comme l’aigle qui, du fond d’un gouffre, rejoint son aire par-dessus l’océan hérissé des montagnes, en regardant le soleil. Peindre Jésus à son repas d’adieu, à l’instant où il prend la décision suprême de se livrer à ses ennemis, c’était rendre visible le moment psychologique du drame divin qui s’accomplit dans le monde. Peindre en même temps le contre-coup de cet acte sur les douze apôtres aux caractères variés, c’était révéler la nature de cet acte par son effet sur l’humanité, comme le jeu des couleurs dans le prisme révèle la nature de la lumière. C’était l’illumination de l’Humain par le Divin sous un éblouissant coup de foudre. Ajoutons cependant que, dans son idée première et conformément à sa conception scientifique de l’univers, ce Divin n’apparut d’abord à Léonard que comme le résultat de l’évolution humaine, comme la quintessence de l’homme sous la forme de la bonté parfaite et de la charité suprême. Plus tard seulement, lorsqu’il eut presque achevé son œuvre et qu’il n’osa pas donner la dernière main à la tête du Christ, il devait s’apercevoir qu’il y avait en Jésus un élément miraculeusement supérieur à l’humanité et que, pour accomplir le sacrifice du Golgotha, il fallait être non seulement le Fils de l’Homme mais encore le Fils de Dieu. Le penseur accompagna l’artiste à son sommet ; mais, là, l’artiste prouva au penseur qu’il était son maître en lui découvrant un nouveau monde. C’est ainsi que l’œuvre devint pour son auteur une révélation supérieure à l’œuvre elle-même. Quand l’art se mire dans la pensée, il n’y voit que son image démembrée ; mais quand la pensée se regarde dans l’art, elle y trouve sa synthèse sous une idée supérieure.
Si la Cène de Milan fut conçue dans un éclair, son exécution dura des années. L’ensemble de la fresque devait occuper tout le fond du réfectoire et les figures plus grandes que nature donner l’illusion de la vie à celui qui entrait par l’autre bout de la salle. Il fallait couvrir avec le pinceau une surface de trente pieds de large et de quinze pieds de haut. Cela exigeait un travail énorme. Léonard s’y voua avec un zèle minutieux qu’il ne déploya pour aucune autre œuvre, sauf pour le portrait de Mona Lisa. Non seulement il fit de l’ensemble un grand carton, mais il dessina sur cartons séparés l’esquisse des treize figures. Puis, il peignit chaque tête en petit sur un pastel avant de se risquer à l’exécuter en grand sur le mur. La seule manière de donner de la solidité à la fresque est de peindre à la détrempe. Michel-Ange, le Tintoret, Mantegna et le Corrège furent passés maîtres dans cet art qui exige une grande sûreté d’improvisation et ne tolère aucune retouche. Léonard, qui travaillait lentement et voulait pouvoir revenir mainte et mainte fois sur son coloris, choisit la peinture à l’huile, ce qui, malheureusement, devait causer la détérioration rapide de son chef-d’œuvre. Les nombreuses têtes de vieillards et de jeunes gens qu’il avait dessinées, d’après nature, lui servirent de base. Prises dans la réalité, mais transfigurées par le génie, elles sont la vie même. Comme dit fra Paccioli, pour parler, il ne leur manque que le souffle, il fiato. Pour le Christ, Léonard savait bien qu’il ne pouvait pas trouver de modèle et n’en cherchait que dans son rêve les lignes idéales. Malgré l’impatience du prieur, qui trouvait que le peintre n’en finissait pas et grâce à l’appui intelligent de Ludovic, l’artiste put terminer son œuvre à loisir. Le nouvelliste Bandello a fait sur sa manière de travailler le récit impressif d’un témoin oculaire : « Léonard venait souvent de grand matin au couvent des Grâces ; et cela, je l’ai vu moi-même. Il montait en courant sur l’échafaudage. Là, oubliant jusqu’au soin de se nourrir, il ne quittait pas les pinceaux depuis le lever du soleil jusqu’à ce que la nuit noire le mit dans l’impossibilité de continuer. D’autres fois, il restait trois ou quatre jours sans y toucher ; seulement, il venait passer une heure ou deux, les bras croisés, à contempler les figures et apparemment à les critiquer lui-même. Je l’ai encore vu en plein midi, quand le soleil dans la canicule rend les rues de. Milan désertes, partir de la citadelle, où il modelait en terre son cheval de grandeur colossale (la statue équestre de François Sforza), venir au couvent pour chercher l’ombre, et par le chemin le plus court, là donner en hâte un ou deux coups de pinceau à l’une de ses têtes et s’en aller sur-le-champ. »
Nous avons vu la genèse du tableau dans l’imagination du peintre par le rayonnement de l’idée mère. Tentons maintenant le mouvement inverse. Essayons d’aller du dehors au dedans par une contemplation intense et tâchons de pénétrer ainsi à son centre.
La parole fatale vient de tomber des lèvres du Maître : « En vérité, je vous le dis, l’un de vous me trahira. » Comme, dans certaines légendes, une pierre jetée dans un lac immobile y produit un bouillonnement formidable et déchaîne une tempête dans les airs, ce mot terrible, prononcé par celui qui ne se trompe jamais, est tombé sur les apôtres et les soulève dans un tourbillon de surprise, d’horreur, d’exaspération et d’effroi. Au premier coup d’œil, on est frappé par ce vent d’émotion qui passe comme une rafale sur les douze apôtres et les groupe, trois par trois, en quatre vagues qui s’entre-choquent sans se confondre. Jamais l’art de dessiner les sentiments et les pensées par les gestes et les altitudes n’atteignit cette précision dramatique. On voit la scène, on croit l’entendre. Accompagnée de murmures et de cris, la conversation est d’une animation violente. Les têtes se rapprochent, les mains se crispent. Des deux bouts de la table, les bras se tendent éperdument vers le Maître comme pour lui dire : « Explique-nous l’affreux mystère ! » Mais, au milieu de cette bourrasque, la figure de Jésus demeure calme, les yeux baissés dans une méditation profonde. Ses mains posées sur la table s’ouvrent par un geste de mansuétude et de résignation. Sa tête légèrement penchée ressort sur la clarté mourante du jour qu’on entrevoit par la fenêtre du fond. Une majesté douce ruisselle de son front par ses longues boucles et se répand sur les plis fluides de sa robe. Il n’a pas d’auréole, mais sa mélancolie suave nous pénètre et nous inonde. Il se donne tout entier, et pourtant il demeure inaccessible. Son âme vit dans l’univers, mais reste solitaire comme celle de Dieu.
Telle est l’impression première du tableau de la Cène dans son harmonie sublime. La curiosité se tend, l’étonnement augmente à mesure qu’on le regarde et qu’on s’y plonge. Car alors on voit s’accentuer le caractère des personnages et ressortir les intentions psychologiques du maître qui sont d’une singulière profondeur. Ce ne sont pas, à vrai dire, des pêcheurs de Galilée que nous avons devant nous, mais des types royaux de l’humanité éternelle. On y reconnaît trois degrés de sa hiérarchie morale. Ces trois classes d’hommes peuvent s’appeler les instinctifs, les passionnés, et les psychiques ou les intellectuels spiritualisés. Elles se retrouvent chez tous les peuples. Dans l’entourage de Jésus, ce sont les disciples de la lettre, les disciples du sentiment et les disciples de l’esprit. Léonard ne les a pas groupés séparément, il les a mélangés dans son tableau comme ils le sont dans la vie. Mais on les distingue parfaitement dans les quatre vagues humaines que forment les douze apôtres…
Regardez les deux bouts de la table, et vous trouverez les représentants de la première catégorie. A l’extrême gauche, l’énergique et jeune Barthélémy s’est levé. Les deux mains appuyées sur la table, il regarde Judas avec un mélange de stupeur et d’indignation, tandis que le noble et pacifique André se tourne vers le traître en levant les deux mains comme pour l’écarter de lui. A l’autre bout de la nappe, Simon, un vieillard naïf, étend les mains en disant : « Non, c’est impossible ! » Mathieu, qui ressemble à un jeune athlète, d’une franchise impétueuse, réplique à Simon : « Ne vois-tu pas le coupable ? » En même temps, il montre de ses deux mains tendues en arrière Judas qui renverse la salière et serre sa bourse d’un poing convulsif. Entre Simon et Mathieu, le fier Thadée, les cheveux en coup de vent et l’œil torve, ajoute avec colère : « Impossible d’en douter... le Maître l’a dit ! » Enfin, l’incrédule Thomas, qui a bondi de sa place en sursaut, proteste d’un air sceptique contre l’assertion du Maître et objecte en levant l’index : « Comment ? Tu as dit : l’un de nous ? » — Ces six apôtres représentent la première catégorie, celle des instinctifs, qui s’en tiennent aux faits visibles et palpables. Ceux-là ont besoin des miracles matériels pour croire. Ils en ont eu à foison, mais cela ne leur suffit pas. Ils en auront d’autres et de plus grands, mais ils en voudront toujours de nouveaux. Honnêtes, braves et convaincus, ils sont indispensables à la propagation de l’Evangile, mais ils n’en sont encore qu’au premier stade de l’initiation et figurent ainsi la majorité des hommes de tous les temps.
Regardez maintenant Jacques Mineur, Jacques Majeur et Pierre, dispersés à droite et à gauche de Jésus en postures violentes. Ce sont les apôtres du second degré, les impulsifs et les hommes d’action. Pierre, dont le profil s’aperçoit entre l’angélique tête de Jean et la noire silhouette de Judas, se projette en avant. Par un injuste soupçon, sa main désigne un apôtre placé au bout de la table. Mais Jacques Mineur, dont la tête apparaît entre Barthélémy et André, le reprend : « Ne vois-tu pas, clame-t-il, que tu frôles le traître ? » A la même seconde, Jacques Majeur, assis à côté du Christ, se tourne vers lui dans un mouvement d’indignation. Ses bras écartés commentent sa supplication : « Regarde-moi, Maître, s’écrie-t-il, et dis si je suis capable d’une telle infamie ! » — Ces trois apôtres représentent la catégorie des hommes d’action et des enthousiastes violents, auxquels, selon la parole du Christ lui-même, appartient le royaume du ciel. Ils ont compris la sublimité du Christ et la grandeur de sa mission. Ils sont prêts à donner leur vie pour lui. Ce sont les boute-en-train, les réalisateurs, les héros de l’humanité, sans lesquels rien de grand ne pourrait se faire. Toutefois leur fougue et leur précipitation les entraînent souvent au delà du but et les exposent à de terribles réactions. Ils ont besoin d’être modérés et dirigés par une sphère supérieure.
La troisième catégorie, celle des psychiques ou des intellectuels spiritualisés, n’est représentée dans la Cène de Léonard que par deux apôtres : Philippe et Jean. Figures exquises de jeunes hommes. Par leur beauté délicate et fine, par leur sensibilité frémissante, ce sont presque des femmes. Philippe se lève, et, penché vers le Maître, les mains ramenées sur sa poitrine, il proteste de son innocence avec une grâce de jeune fille. Quant à Jean, il ressemble à Jésus par ses longs cheveux bouclés et une douceur de vierge épandue dans son attitude et sur l’ovale aminci de son visage. Une indicible tristesse courbe sa tête comme un saule. Il ne dit rien, lui, car il a tout compris : l’horreur de la situation, la volonté du Maître de se sacrifier pour l’humanité, l’inutilité de toute parole. Il demeure accablé à la pensée de ce qui se prépare. Douleur insondable et immobile, qui ne mesure pas sa profondeur et pleure sur un abîme. Il ne peut que joindre ses deux mains sur la table et prier en silence. — Ces deux disciples sont les plus proches du Christ par l’âme. Interprètes les plus élevés de sa doctrine, ils figurent les initiés de l’Esprit pur, les apôtres de l’Évangile éternel.
Quant à Judas, au profil crochu, qui se retourne vers le Christ avec un regard de défi en s’écriant : « Ce n’est pas moi ! » sa protestation le trahit plus clairement encore que la parole du Maître, car il proclame son innocence avec une mine de bourreau. Ainsi s’opposent, au centre du tableau, les deux extrêmes de l’échelle des âmes, l’homme déchu par le mal, endurci dans l’enfer de l’envie, de l’avarice et de la haine impuissante, et le Dieu fait Homme, le Verbe céleste, l’Amour victorieux par le sacrifice. C’est donc tout le fleuve des puissances humaines et divines qui roule à travers les douze apôtres et le Christ de Léonard, comme le fleuve des sons roule à travers un orgue qui gronde à pleins registres. On y pourrait retrouver, dans les grandes lignes, la hiérarchie des forces qui gouvernent l’univers et coordonnent l’humanité.
Pourquoi le Vinci n’osa-t-il pas terminer la tête du Christ, dont on devine seulement les traits vaguement ébauchés ? Vasari croit le savoir. « Léonard, dit-il, donna tant de majesté et de beauté aux têtes des apôtres qu’il laissa inachevée celle du Christ, pensant ne pas pouvoir lui donner cette divinité céleste que requiert l’image du Sauveur. » Lomazzo, dans son traité de peinture, confirme cette opinion. Selon lui, Léonard aurait consulté, sur ce point capital, son ami Bernardo Zenale. « Tu as commis une faute impardonnable, lui aurait dit ce connaisseur, en peignant les deux saints Jacques. Jamais tu ne pourras faire un Christ plus beau que ces deux apôtres. » Sur quoi, le maître se serait résigné à ne plus toucher à la tête de Jésus ! Racontars d’atelier, explications de gens qui ne comprennent que le côté technique de l’art. Il se peut que Léonard ait consulté ses amis, mais ce raisonnement douteux, cette lâche timidité de conception n’aurait pu arrêter dans son élan un génie comme le sien. En regardant l’esquisse à la sanguine que fit Léonard pour sa tête de Christ, esquisse qui se trouve au musée de Milan, on se convainc tout de suite de l’erreur de Zenale et de Vasari. Cette tête, d’une suavité merveilleuse, est très supérieure par la puissance de l’expression à celle des deux saints Jacques et même à celle de saint Jean. C’est elle qui a servi de modèle au Jésus de Sainte-Marie des Grâces. Mais elle ne révèle qu’un côté de la nature du Christ, son amour sans bornes, sa sensibilité réceptive. Il y manque la volonté, la puissance rédemptrice C’est sans doute pour cette raison qu’elle ne satisfit point Léonard, qui aurait voulu faire luire, à travers les larmes de l’Agneau, le rayon victorieux du Sauveur. Que se passa-t-il dans l’esprit du peintre pendant ces longues heures de méditation, où, selon le récit de Bandello, il demeurait immobile devant sa fresque ? Elles furent pour Léonard un choc en retour de sa magie d’artiste, une initiation douloureuse. Cette tête exsangue, dont il avait tracé en tremblant le contour, le fascinait maintenant. Sa pâleur évanescente le dominait ; c’était un véritable envoûtement. Il respirait en elle, et elle respirait en lui. Elle le forçait à revivre non seulement la Sainte Cène, mais encore la Passion tout entière. Il subit avec elle la nuit de Gethsémani, la flagellation devant Pilate. Il sentit la couronne d’épines s’imprimer sur sa tête et la croix s’appesantir sur ses épaules. Il entendit le cri des bourreaux et vit se dresser le gibet du Calvaire. Alors il crut voir la tête merveilleuse s’embraser comme d’un soleil intérieur et le transpercer comme un glaive de ses yeux fulgurants. Ce regard disait « Pour comprendre ma lumière, il faut avoir passé par la nuit du tombeau. Il faut s’anéantir pour renaître, il faut mourir tout entier pour ressusciter ! » A ce moment, le plus grand des peintres laissa tomber son pinceau. Il avait entrevu le sens spirituel de la résurrection, mais il avait compris aussi que la beauté surnaturelle du Christ est au-dessus de l’art humain.
Et voilà, pourquoi Léonard renonça à donner la dernière touche au visage de Jésus. Sublime modestie, suprême hommage du génie, devenu voyant, au mystère du divin, à la métamorphose de l’âme, à son inexprimable résurrection par le sacrifice. Quoique inachevée, cette esquisse du Christ suggère de telles pensées. Avec ses paupières baissées et son ineffable sourire, elle fait pâlir toutes ses rivales, — elle est l’Unique.
ÉDOUARD SCHURÉ.
- ↑ Voir les brillants et pénétrants articles de M. Robert de la Sizeranne sur Ludovic le More. Béatrice d’Este et d’Isabelle de Gonzague, dans la Revue des 1er et 15 octobre, 15 novembre 1918.
- ↑ On a trouvé le brouillon de cette lettre, qui sans doute précéda l’arrivée de Léonard à Milan, dans les cahiers d’esquisses du maître.
- ↑ Voir le Codex Atlanticus publié par Charles Ravaisson. On attribue la conservation des cahiers de Léonard, qui servirent à composer ce Codex, à son fidèle disciple Metzi.
- ↑ Les pensées de Léonard citées dans cette étude sont traduites d’un choix excellent, glané dans toutes ses œuvres : Frammenti litterari e filosofici trascelti dal Dr Edmondo Solmi, Florence (Barbera), 1900.
- ↑ Eugène Müntz en a reproduit un certain nombre dans son volume sur Léonard de Vinci (Hachette, 1899).
- ↑ Solmi, Frammanti di Leonardo da Vinci, p. 109.