Léonie de Montbreuse/8

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 39-46).


VIII


Comme ma conscience ne me laissait pas parfaitement tranquille sur l’espèce d’intimité qui venait de s’établir entre Alfred et moi, je me promis de n’en parler qu’à Eugénie, et, toute fière d’avoir un secret, je m’appliquai à le bien cacher, mais c’était prendre auprès de mon père une peine inutile. J’ignorais son talent à deviner les sentiments les mieux dissimulés, par la trace des impressions qu’on ne parvient jamais à déguiser complétement. La connaissance du caractère de M. de Montbreuse n’était pas à la portée d’un esprit de seize ans, et ce n’est qu’après avoir longtemps observé l’art qu’il employait à faire servir ses bonnes qualités et celles des autres à l’accomplissement de ce qu’il désirait, que je suis parvenue à m’expliquer ce caractère tel que je vais essayer de le peindre.

M. de Montbreuse avait si bien contracté l’habitude de réprimer les mouvements de son âme que sa pensée était impénétrable. On devinait sa bonté par une foule d’actions qui l’attestaient journellement, et sa malice par un sourire qu’accompagnait toujours une épigramme qu’on pouvait prendre à son gré pour une plaisanterie ou pour une vérité piquante. Généreux jusqu’à la prodigalité, on l’aurait accusé d’extravagance en ce genre, si ses dépenses personnelles ne l’avaient totalement justifié.

Voué de bonne heure à la diplomatie, s’il avait toujours courageusement repoussé l’insulté, il avait appris à mépriser l’injure ; et soigneux observateur des convenances, on pouvait les blesser impunément envers lui sans émouvoir sa susceptibilité. Je lui ai souvent entendu dire, en parlant d’un homme qui venait d’écrire contre lui, ou de se permettre quelque autre impertinence :

— Il faut que je lui fasse avoir une place.

Et toujours il tenait parole. Ce procédé était encore moins dû à sa grandeur d’âme qu’au plaisir qu’il éprouvait à triompher de son ressentiment. Il causait bien ; la profondeur, l’élégance et le bon goût caractérisaient la nature de son esprit, mais il manquait d’enthousiasme et de franchise, et, par conséquent, sa conversation n’était ni entraînante ni gaie. Il prétendait avoir été fort amoureux dans sa jeunesse ; je ne l’ai jamais cru. Sa galanterie soutenue pour toutes les femmes, sa crainte d’en offenser une en montrant sa préférence pour une autre, son profond respect pour les moindres considérations de la société, sa discrétion parfaite, enfin, toutes ces vertus incompatibles avec un sentiment exclusif, m’ont persuadée qu’il s’était fait illusion sur ses prétendues passions. Il avait dû être assez beau, assez aimable pour en inspirer de vives, mais il était trop parfait pour s’en laisser aveugler.

Il fallut peu de temps à mon père pour s’apercevoir de l’inutilité de ses conseils. Loin d’Alfred, ma figure portait l’empreinte de l’ennui ; sa présence seule m’animait, sa légèreté me donnait une humeur impossible à dissimuler, et notre préférence mutuelle n’était plus un secret pour personne. J’en avais fait la confidence à mon Eugénie qui ne cessait de me féliciter du bonheur de fixer un jeune homme aussi léger, aussi séduisant et qui serait bientôt mon mari ; car M. de Montbreuse, disait-elle, ne pourrait s’empêcher de lui rendre plus de justice, et d’être touché d’un attachement aussi profond que le nôtre. La sage Eugénie parlant ainsi, tranquillisait beaucoup ma conscience. Cependant l’air et le ton de M. de Montbreuse devenaient tous les jours plus sévères, il mettait tous ses soins à m’empêcher de rencontrer Alfred sans pourtant l’éloigner de chez lui, en me conduisant chez les personnes où il n’était point connu ; mais son neveu ayant découvert cette ruse, se faisait présenter partout. Son nom, ses manières et sa gaieté lui attiraient toujours l’accueil le plus flatteur ; et, malgré sa prévoyance et la sagesse de son esprit, mon père voyait sans cesse ses projets déjoués par la malice d’un étourdi.

Cette petite guerre durait depuis trois mois, quand mon père entra un matin dans le salon où j’étudiais, s’assit auprès de moi et me dit :

— Léonie, je méritais mieux votre confiance, vous avez un secret et vous m’avez réduit à le deviner ; je ne suis pas votre ami.

Son émotion l’empêcha de continuer. Je me jetai dans ses bras en fondant en larmes, rien n’égalait mon repentir et ma confusion ; il en fut pénétré, et crut au serment que je lui fis de me soumettre aveuglement à toutes ses volontés. J’étais bien aise d’avoir quelque sacrifice à lui faire pour mieux lui prouver la sincérité de ma résignation. Il obtint sans peine de moi la promesse d’oublier Alfred et de lui ôter toute espérance

— Combien je serais coupable, me disait-il, de mettre à la disposition d’un jeune insensé, mon bien le plus précieux, le bonheur de ma fille ! Qu’aurais-je à vous répondre, Léonie, si, cédant à son caprice et à votre faiblesse, vous veniez un jour me reprocher les chagrins que mon expérience aurait dû vous éviter ? Le caractère d’Alfred vous est déjà assez connu pour justifier mes craintes ; sa facilité à céder à toutes les impressions de son âme, son peu de discrétion pour les moindres espérances qu’il conçoit, et ses continuelles inconséquence vous ont déjà compromise au point de laisser croire que ce serait vous désespérer que de vous refuser sa main. On est persuadé dans le monde que, malgré vos principes, votre modestie et votre éducation, vous seriez capable, pour lui, des folies les plus romanesques ; et voilà le fruit d’une préférence malheureuse !… Vous vous imaginez peut-être qu’Alfred devenu votre mari, ses défauts auraient moins d’inconvénients pour le monde et pour vous ; détrompez-vous, ma chère Léonie, si, tout en vous aimant et vous respectant, Alfred se rend aussi coupable, que serait-ce si le désir de vous plaire ne contraignait son caractère ? Je ne vous parle pas de sa liaison scandaleuse avec madame de Rosbel, des propos injurieux de cette femme que la jalousie anime contre vous, et qui sont inévitables, quand on reçoit les hommages d’un homme aussi peu discret que fidèle. Je veux croire que le bonheur de vous obtenir le ferait renoncer sans hésiter à cette espèce d’intimité, mais pouvez-vous vous flatter que ce fût pour longtemps ? À l’âge d’Alfred, avec ses goûts, et entouré d’amis qui le regarderaient avec dédain s’il ne bravait pas autant qu’eux toutes les bienséances, il reviendrait bientôt à ses premières habitudes ; et je verrais ma Léonie trahie, délaissée, passer ses plus belles années dans les larmes, et me reprocher de ne l’avoir point assez aimée pour assurer son bonheur en dépit de ses caprices.

Non, m’écriai-je non, mon père, vous déciderez de mon sort ; j’en dois croire votre tendresse, elle ne peut vouloir que mon bonheur ; vous connaissez ma faiblesse, aidez-moi à la surmonter ; soyez mon guide, et ne permettez pas que j’afflige le père le plus tendrement chéri.

Mon père me serrait contre son cœur en me remerciant d’une soumission qui lui répondait de ma félicité, il essuyait mes pleurs, me conjurait de lui cacher ma peine, et il m’offrait tous les dons d’une générosité sans bornes pour s’acquitter d’avance des sacrifices qu’il allait m’imposer. Comment n’aurais-je pas été touchée de tant de bonté.

Il fut convenu que, dans ma première entrevue avec Alfred, je lui déclarerais que la légèreté de sa conduite avait fait soupçonner la nature de son attachement pour moi, et qu’avant de savoir si ce sentiment serait approuvé par mon père, je ne pouvais plus désormais l’entretenir aussi souvent, et le prierais d’éviter les occasions de me rencontrer aussi fréquemment dans le monde. Cela devait suffire pour lui laisser deviner la vérité ; et si cette déclaration ne lui paraissait pas assez claire, il ne pouvait en demander l’explication qu’à M. de Montbreuse, c’est tout ce que voulait ce dernier. Quelle résolution ! et qu’il me fallut de courage pour la tenir !