Léonie de Montbreuse/9

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 47-52).


IX


Nous étions à la fin de l’hiver, à cette époque où Paris semble habité par un peuple de fous que les rhumes, la misère et le froid ne sauraient empêcher de se divertir : on dirait que la fin du monde est fixée au mercredi des Cendres, tant cette foule est attentive à ne pas perdre un seul des moments qu’elle peut consacrer au plaisir ; le repos même, si nécessaire à l’artisan, est sans charme pour lui ; on le voit sous un vêtement grotesque, le front couvert d’un masque qui l’étouffe, courir les rues à perdre haleine, ne recueillant, pour prix de cette corvée, que des huées et des injures grossières. J’avoue que je n’ai jamais rien compris à cette espèce de plaisir, et qu’il m’a toujours inspiré le sentiment de pitié qu’on a pour la démence.

Il y avait, le même soir, bal chez l’ambassadeur d’Espagne ; et malgré l’oppression qui me suffoquait, malgré ma tristesse et les traces de mes larmes, il fallut se parer d’une robe élégante, relever ses cheveux d’une guirlande de fleurs, et se laisser conduire par madame de Nelfort dans l’assemblée la plus brillante de Paris.

Je ne ferai point le récit de cette fête magnifique, toutes celles de ce genre se ressemblent, et chacun y jouit en raison des sentiments qu’il y apporte ; la coquette y trouve ses plaisirs, l’envieuse son supplice, et la femme modeste et sensible n’y rencontre souvent que l’ennui. Pour les gens qui aiment à méditer sur les ridicules et à observer tous les manéges de la vanité, ces réunions ne sont pas sans intérêt ; mais l’âme se fatigue bientôt de l’aspect de tant de travers, et, quel que soit le motif qui conduise à de semblables fêtes, il est bien rare d’en revenir complétement satisfait.

À peine fûmes-nous arrivées, qu’Alfred s’empara de ma main pour me conduire à la place où nous devions danser ensemble ; mais s’apercevant tout à coup de mon air abattu, il me dit d’un ton qui peignait toute son inquiétude :

— Léonie, vous souffrez, ô ciel ! qu’avez-vous ?

Je ne répondis rien, mes yeux se remplirent de larmes, je détournai la tête pour les cacher, et c’est dans cette disposition qu’il me fallut prendre un air riant pour danser. Alfred n’était pas moins malheureux que moi. Son tourment était visible, ne pensant qu’à deviner la cause de mon chagrin, l’interprétant de cent manières, il manquait à tous ses devoirs de danseur, il brouillait si bien les contre-danses que personne ne pouvait s’y reconnaître ; enfin ce supplice finit. De retour à ma place, il s’assit près de moi, et tandis que madame de Nelfort répondait à tous ceux qui venaient la saluer, j’eus le temps de dire à Alfred ce que j’avais promis à mon père. Tout autre que lui voyant ce que me coûtait ma soumission, en eût été touché, mais Alfred était plus violent que sensible ; son amour-propre une fois irrité, réprimait tous les mouvements de son cœur ; et sans réfléchir sur l’impossibilité de résister aux volontés de mon père, sans être ému de ma douleur, il m’accusa d’avoir voulu soumettre son cœur pour l’humilier, d’avoir feint quelqu’intérêt pour lui, afin que le sacrifice en eût plus de prix aux yeux de M. de Montbreuse, et il ajouta :

— Si je vous avais inspiré le moindre sentiment, jamais votre père n’eût obtenu la promesse de me rendre éternellement malheureux ; mais ce procédé me rendra, j’espère, mon courage ; je ne donnerai pas au monde entier le plaisir de rire de ma sotte crédulité, je vous obéirai, je vous fuirai, et l’indignation que j’éprouve me rendra la force de cacher ma douleur.

En finissant ces mots, il se leva brusquement, et je restai stupéfaite de tant de colère et d’injustice.

Je crus qu’un moment de réflexion le ramènerait à des sentiments plus doux, et qu’il reviendrait bientôt auprès de moi ; mais j’ignorais que l’orgueil irrité ne s’apaise qu’après s’être vengé. Alfred me prouva cette cruelle vérité : je le vis s’approcher de madame de Rosbel dont la beauté fixait tous les regards, augmenter le nombre de ceux qui s’empressaient autour d’elle, et obtenir sur eux la préférence la plus marquée. Madame de Rosbel, attribuant le retour d’Alfred à l’éclat de ses charmes, semblait lui pardonner l’abandon dans lequel il l’avait à peu près laissée depuis trois mois. Je souffrais tous les tourments de la jalousie, quand mon père, s’approchant de ma tante et de moi, vint nous présenter M. le comte Edmond de Clarencey, son pupille, jeune homme auquel il paraissait prendre le plus vif intérêt, mais que, dans mon dépit, je ne regardai seulement pas, ne pouvant détacher mes yeux de l’endroit où madame de Rosbel régnait en souveraine. Cependant, honteuse de ma faiblesse et craignant de me voir l’objet de la pitié d’une rivale aussi vaine, je rappelai ma fierté, et tâchai de paraître aussi transportée de plaisir que je l’étais de colère : je dansai sans discontinuer ; on faisait cercle autour de moi, on vantait mes grâces, ma tournure : la curiosité de me voir avait attiré la foule d’adorateurs que madame de Rosbel traînait ordinairement à son char. Je la voyais abandonnée de sa cour, seule avec Alfred et l’écoutant d’un air assez distrait. Je commençais à jouir de tous les plaisirs d’une juste vengeance, quand je la vis se lever, prendre le bras d’Alfred et sortir du bal. Je perdis avec leur présence tous les moyens de soutenir mon rôle. Madame de Nelfort s’aperçut de mon abattement, et me proposa de me reconduire. Ma pâleur lui parut être la suite des fatigues du bal, et je la quittai sans qu’elle eût le moindre soupçon de ce qui venait de se passer. Elle n’ignorait point la passion d’Alfred, mais sa délicatesse et la crainte de ne pas voir cet amour approuvé par mon père, l’avaient toujours empêchée de m’en parler. Sans flatter les espérances de son fils, elle les partageait, et l’idée d’une union qu’elle trouvait si bien assortie, la comblait de joie ; mais la fortune de son frère, l’ambition qu’elle lui supposait et la sévérité qu’elle lui connaissait, lui imposaient silence. Elle attendait tout de l’amabilité d’Alfred, de sa persévérance, de l’intérêt qu’il m’inspirait déjà et de la tendresse d’un père qui semblait ne vouloir contrarier aucun de mes désirs.