L’Âge d’or/Acte III Deuxième tableau

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2e TABLEAU

L’ORGIE ROMAINE

Tous les chœurs, hommes et femmes, sont étendus, les uns près des autres, enlacés et lascifs. Tous ont la coupe en main.


Scène première

CHŒURS, L’AMPHITRYONNE

Chœurs.

C’est l’orgie
Avec toute sa folie.
Tous nos sens
Tressaillent en même temps,
L’ivresse envahit nos cervelles,
À nous ! À nous tous à l’envi,
D’âpres sensations nouvelles,
La vie en cache à l’infini.
C’est l’orgie
Avec toute sa folie.
Tous nos sens
S’enflamment en même temps.
Bacchanale !
Bacchanale !
Bacchanale infernale !
Buvons, buvons !
Nous roulerons,
Gai, gai, quand nous serons ronds.

L’Amphitryonne.

Levons la coupe des ivresses
Dans un même élan enflammé,
À nos amants, à nos maîtresses,
À ce que nous avons aimé.
Coule en nos veines,
Ô coupe pleine,
Philtre idéal !
Ether fatal
Qui stupéfie !
Dans nos cervelles, dans nos esprits,
Par les vapeurs anéantis,
Répands, ah ! l’oubli de la vie,
Effaces-en les soucis !
Forçats de la machine ronde,
Transporte-nous dans l’au-delà !
Il faut jouir tant qu’on est là,
Car, après nous, la fin du monde !
Levons la coupe des ivresses…
etc. etc. etc.


Scène II

Les Mêmes, FOLLENTIN, BIENENCOURT

Bienencourt, introduisant Follentin. — Entrez !

Tous. — Ah !

Follentin. — Mesdames !

L’Amphitryonne. — Quel est cet étranger ?

Bienencourt. — Salut à vous, éthéromanes, morphinomanes, intellectuels et raffinés, dernière expression de la jeunesse décadente d’aujourd’hui. C’est un convive que je vous amène qui demande place à l’orgie.

L’Amphitryonne. — Sois le bienvenu, qui que tu sois, noble étranger.

Tous. — Sois le bienvenu !

Follentin. — Ah ! vraiment ?

L’Amphitryonne. — Toi qui estimes comme nous qu’il faut arracher à la vie le secret de toutes ses jouissances, connaître toutes les sensations nouvelles, toi qui veux sacrifier avec nous au Dieu que nous adorons, à l’esprit du Mal, au Dieu du Vice, sois le bienvenu !

Tous. — Sois le bienvenu !

Follentin, à part. — Ah ! Caroline ! Caroline ! c’est toi qui l’auras voulu !

L’Amphitryonne. — Choisis, parmi ces belles, les chairs qui te tentent ! Pour toi les baisers fous, les étreintes passionnées, les caresses subtiles. C’est la fête des sens ! C’est l’orgie !

Follentin, enlaçant les femmes qui s’offrent à lui. — Ah ! si l’on me voyait au ministère !

L’Amphitryonne. — Tiens ! prends cette coupe, et vous, versez le breuvage qui donne l’extase !

Follentin, pendant qu’on lui verse. — Ohé ! Ohé ! à nous la grande noce !

Bienencourt, triomphant. — Allons ! Cette fois tu m’appartiens ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

Il s’éclipse par la porte de droite qui se referme.

L’Amphitryonne. — Bois !

Follentin, goûtant. — Oh ! nom d’un chien ! la sale drogue !

L’Amphitryonne.

Levons la coupe des ivresses,
Dans un même élan enflammé,
À nos amants, à nos maîtresses,
À ce que nous avons aimé !
Que l’encens fume
Et nous embrume !
Que les parfums,
Subtils et fins,
Nous engourdissent,
Et que les roses en même temps,
Sous leurs pétales odorants,
En pluie, ah ! nous ensevelissent !
À nos derniers moments !
Cette minute est sans seconde,
C’est notre dernier rendez-vous
Et puisque le monde, c’est vous,
Ah ! buvons à la fin du monde !
Levons la coupe des ivresses,
etc. etc. etc.

Follentin. — Ah, çà ! de quelle fin du monde parlez-vous ?

L’Amphitryonne. — De la fin qui nous attend.

Follentin. — Hein !

L’Amphitryonne. — Nous allons connaître la plus subtile des sensations humaines.

Follentin. — Qui est ?

L’Amphitryonne. — Mon palais est miné, et quand sonnera le dernier coup de minuit, nous allons tous sauter.

Follentin, affolé. — Sauter ! Ah ! mais pas du tout ! En voilà une sale blague ! (Courant à la porte.) Ouvrez ! Ouvrez !

L’Amphitryonne. — Inutile ! Tout est fermé ! Et voici minuit qui sonne !

Follentin. — Minuit !

Les Chœurs, pendant que sonne minuit à coups espacés.

Voilà minuit ! minuit qui sonne !
C’est le grand saut dans l’inconnu,
Mes amis, courte et bonne,
Nous avons bien vécu !.

(Pendant le chœur, Follentin, affolé, s’épuise contre la porte en parvenant à intervalles à établir le dialogue suivant).

Follentin. — Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !… et cette porte !… cette porte qui résiste !… au secours !… au secours !… mon Dieu !… cinq… six… sept ! et Gabriel !… Gabriel qui n’est pas là !… Plus que trois !… Ah ! sauvez-moi ! sauvez-moi !

Bienencourt, paraissant en Idole du vice. — Trop tard !

Le dernier coup de minuit sonne, violente détonation, tout le monde s’effondre.


CHANGEMENT