L’Âge d’or/Acte III Premier tableau

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ACTE III


Ier TABLEAU

EN L’AN 2000
La Place Saint-Augustin

Scène première

PROMENEURS, PELOTINETTES
Les Pelotinettes, jeunes femmes dernier cri, monocle à l’œil, cigarette aux lèvres.

Nous sommes les pelotinettes,
Aux portes des grands magasins,
Tout en fumant des cigarettes
Nous guettons les petits trottins.

Un ballon en forme de cigare s’arrête à la plate-forme.

La Conductrice. — Les voyageurs pour Mantes, Dieppe, Le Havre, en cigare !

Chœur des Trottins.

Ni-ni, c’est fini,
Filons, filons vite !
L’atelier c’est très gentil,
Mais surtout quand on le quitte.

Les Pelotinettes.

Jeunes gens, écoutez-moi donc,
Ensemble on pourrait faire quelques fêtes,
Jeunes gens, écoutez-nous donc,
Voulez-vous qu’on fasse un petit gueul’ton ?

Les Trottins.

Non, Mesdam’s, on n’vous écout’ pas,
Vous vous méprenez ! Nous sommes honnêtes,
On se moque pas mal de tous vos repas,
Nous somm’s honnêt’s, nous ne marchons pas !

Les Pelotinettes.

Vous ne marchez pas ?

Les Trottins.

Nous ne marchons pas.

Les Pelotinettes.

Vous ne marchez pas ?

Les Trottins.

Nous ne marchons pas ! Nous ne marchons pas !
Sur la fin du chœur, on entend des rires gouailleurs.

Scène II

Les Mêmes, FOLLENTIN, Madame FOLLENTIN, MARTHE paraissent, suivis de quelques passants qui se moquent d’eux.

Follentin. — Oh ! mais avez-vous fini de nous suivre comme ça ?

Madame Follentin. — Tas d’imbéciles !

Marthe. — Maman !… On m’a pincée !…

Les Passants, riant. — Ah ! Ah ! Ah !

Rumeurs parmi les Pelotinettes et les Trottins.

Ah ! Ah ! Ah ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Regardez-les !… Ah ! bien, vrai !… Ces costumes !… (Exclamations à distribuer entre les Pelotinettes et les Trottins.)

Madame Follentin, les imitant. — Ah ! Ah ! Ah ! Si vous voyiez comme vous avez l’air bête avec vos « Ah ! Ah ! Ah ! »

Tous. — Ah ! Ah ! Ah !

La Gardienne de la Paix, entrant. — Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a encore ?

Un des Trottins. — C’est ces masques !

La Gardienne. — C’est vous qui causez ces attroupements ?

Madame Follentin. — Mais, Madame l’agent, c’est ces gens qui s’obstinent à nous suivre en criant : « à la chienlit ! »

La Gardienne. — Aussi pourquoi sortez-vous déguisés ? Ce n’est pas le vendredi gras aujourd’hui !…

Follentin. — Je vais vous dire, madame l’agent, c’est que nous ne sommes pas de ce siècle.

Madame Follentin. — Nous sommes du XXe.

Marthe. — Alors, nous avons encore nos vêtements de l’époque !

La Gardienne. — Ce n’est pas des raisons !… faudra en changer !… (À tous les personnages.) Allons circulez ! circulez !…

Sortie des pelotinettes et des trottins sur la reprise à l’orchestre du motif de l’ensemble du début de l’acte.

Scène III

FOLLENTIN, Madame FOLLENTIN, MARTHE, LA GARDIENNE

Follentin. — Ah, çà ! Où pouvons-nous bien être ici ? C’est curieux, on dirait Saint-Augustin.

Madame Follentin. — Oui !… et pourtant il n’y a pas de canal à Saint-Augustin.

Marthe. — Non.

Follentin. — Dites donc, madame l’agent, qu’est-ce que c’est que ce canal ?

La Gardienne. — C’est le Canal Malesherbes, Monsieur.

Tous les trois. — Le Canal Malesherbes !

La Gardienne. — Oui, qui nous relie avec Paris-Port de mer.

Follentin. — Oh ! Nous avons enfin Paris-Port de mer ?

La Gardienne. — Mais, dame !… D’où sortez-vous ?

Madame Follentin. — Mais alors, nous avions raison ! Ce canal Malesherbes, c’est bien Saint-Augustin.

Marthe. — Mais oui, Maman ! Tiens, la statue de Jeanne d’Arc.

Follentin. — Mais oui… tiens ! qu’est-ce qu’elle a donc de changé ?

La Gardienne. — Où ça, Jeanne d’Arc ?

Madame Follentin. — Là-bas !

La Gardienne. — Ça !… C’est la statue équestre de Thalamas.

Follentin. — Thalamas ?

La Gardienne. — Oui, un grand homme d’autrefois qui a été brûlé vif sur un bûcher !…

Follentin. — Allons donc ! lui aussi ?

Madame Follentin. — C’est bien son tour !

Follentin. — Thalamas ! Thalamas qui a dégringolé Jeanne d’Arc !

La Gardienne. — Allons ! Allez vous changer !… que je ne vous retrouve plus comme ça.

Follentin. — Oui, madame l’agent.

La gardienne remonte.

Un Passant s’adressant à La gardienne. — Pardon, la rue Emile Combes ?…

La Gardienne. — À Montmartre !… Ancienne rue des Abbesses.

Le Passant. — Merci, sergente !

Il sort de droite pendant que la gardienne sort de gauche.

Scène IV

FOLLENTIN, Madame FOLLENTIN, MARTHE

Follentin. — Hein ! crois-tu, bobonne, que Paris est changé !

Madame Follentin. — Et comme la vie paraît s’être transformée ! Tout est dans les airs maintenant !… Regarde les maisons ! les plus beaux étages en haut !

Follentin. — Plus de toits ! des terrasses !

Marthe. — Avec des arbres dessus !

Une Voix, dans l’embarcadère des ballons-cigares. — Place Thalamas ! Les voyageurs pour Brétigny, Orléans, Tours, en cigare !

Arrivée d’un nouveau ballon-cigare.

Marthe. — Oh ! papa ! maman ! regardez donc !

Follentin. — Eh ! bien, oui, ce sont les fameux ballons-cigares.

Madame Follentin. — Quel progrès !

Follentin. — Où es-tu, Santos Dumont ?

Madame Follentin. — Et au moins les rues sont tranquilles.

Marthe. — Pas de voitures !

Follentin. — Pas d’omnibus !

Madame Follentin. — Pas de tramways.

Tous les trois. — À la bonne heure !

Plusieurs Personnes, vivement. — Prenez garde !

À ce moment, sifflement strident dans l’air (tel un bruit de toupie) suivi d’un nuage de poussière qui s’élève du sol. On entend le commencement d’un juron : « Esp… »

Follentin, Madame Follentin et Marthe pivotent comme dans un tourbillon et tombent tous les trois assis. — Oh !


Scène V

Les Mêmes, DES PASSANTS, puis GABRIEL
Plusieurs Passants, hommes et femmes se précipitent et relèvent les Follentin.

Première Passante, à Madame Follentin. — Vous n’avez rien ?

Deuxième Passante, relevant Marthe. — Vous ne vous êtes pas fait de mal ?

Troisième Passante, à Follentin. — Vous n’avez rien de cassé ?

Follentin, Marthe, Madame Follentin. — Non ! Non !

Follentin. — Qu’est-ce qu’il y a eu donc ?

Madame Follentin. — Un cyclone ?

Première Passante. — Il y a que vous avez failli être écrasés par une automobile !

Les Autres Passantes. — Mais oui ! Mais oui !

Follentin. — Comment, une automobile ? (À Madame Follentin.) Tu as vu une automobile, toi ?

Madame Follentin. — Mais non ! Mais non !

Deuxième Passante. — Naturellement ! Vous n’avez rien vu ! Comment voulez-vous voir une automobile qui fait du 2 000 à l’heure !

Follentin. — Comment ! On ne voit plus les automobiles aujourd’hui ?

Première Passante. — Évidemment ! Quand vous tirez un coup de fusil, est-ce que vous voyez la balle ?

Madame Follentin. — Mais c’est effrayant !

Deuxième Passante. — Oh ! vous l’avez échappé belle ! Mais vous pouvez dire qu’il vous a un peu bouffé le nez, le chauffeur.

Follentin. — Nous ?

Première Passante. — Mais dame ! Vous n’avez pas entendu ?

Follentin. — J’ai entendu… J’ai entendu : « Esp… »

Deuxième Passante. — Eh ! bien, oui, il vous a dit : « Espèce d’idiot ! Regardez-moi le crétin qui ne peut pas faire attention ! Qu’est-ce qui m’a donné une moule pareille ? »

Les Trois Follentin. — Mais nous n’avons rien entendu !

Première Passante. — Vous n’avez pas entendu parce que quand il a fini la phrase, il était déjà à Versailles.

Follentin. — Ah ! par exemple !

Entre Gabriel.

Scène VI

Les Mêmes, GABRIEL costume de l’époque.

Gabriel. — Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi ce rassemblement ?

Deuxième Passante. — Ce sont des gens qui ont failli être écrasés par une automobile.

Gabriel. — Vraiment ?

Follentin. — Imaginez-vous, monsieur… ah ! Gabriel !…

Madame Follentin, Marthe. — Gabriel !

Gabriel. — Madame Follentin, Monsieur Follentin, Mademoiselle Marthe !

Première Passante. — Ils se connaissent.

Gabriel. — Oui, mesdames, oui, messieurs, merci bien.

Première Passante. — De rien ! De rien !

Deuxième Passante. — Et une autre fois, faites attention aux automobiles.

Elles sortent.

Scène VII

FOLLENTIN, Madame FOLLENTIN, MARTHE, GABRIEL

Follentin. — Vous ! Vous ! Ah ! bien, si je m’attendais à vous retrouver de ces jours…

Gabriel. — Croyez-vous que je vous aurais abandonnés ?

Marthe. — Hein, papa !… Qu’il est gentil ?

Gabriel. — Quand je vous ai vus quitter Louis XV, je n’ai fait qu’un saut jusqu’à maintenant

Les Trois Follentin. — Brave ami !

Madame Follentin. — Ah ! mon petit Gabriel, je suis bien contente de vous avoir retrouvé !

Marthe. — Vous ne nous quittez plus, n’est-ce pas ?

Gabriel. — Comment donc ! Je suis tout à votre disposition pour vous piloter.

Follentin. — Comme il est précieux, ce garçon-là, comme il est précieux !

Pendant la dernière réplique, deux jeunes gens sont entrés et regardent la devanture du bijoutier.

Premier Jeune Homme. Oh ! Auguste !… regarde-moi cette épingle de cravate !

Deuxième Jeune Homme. — Oh ! hein ! Charles !…

Premier Jeune Homme. — Oh ! et ces boutons de manchettes !

Deuxième Jeune Homme. — Crois-tu que ça nous irait bien, Charles ?

Follentin. — Oh ! là ! là ! Qu’est-ce que c’est que ces deux petits jeunes gens ?

Gabriel. — Ça, c’est des petits jeunes gens comme tous les autres d’aujourd’hui.

Madame Follentin. — Oh ! bien, vrai !

Premier Jeune Homme, au second. — Ah ! Auguste, quand trouverons-nous une bonne amie pour nous offrir de beaux bijoux comme ça !…

Madame Follentin. — Oh ! quel cynisme !

Follentin. — Hein ! mais c’est des…

Gabriel. — Non, mais voilà ce que l’émancipation de la femme a fait de l’homme aujourd’hui !

Follentin. — Comment, ils accepteraient qu’une dame…

Gabriel. — Absolument !… N’est-ce pas, messieurs, que si une de ces dames vous offrait un de ces bijoux, vous accepteriez ?

Les Deux Jeunes Gens, à Madame Follentin. — Oh ! vraiment, madame, vous êtes bien aimable !…

Madame Follentin. — Non ! non ! non ! C’est une question ! C’est une question !

Les Deux Jeunes Gens, désappointés. — Ah !

Gabriel. — J’ai dit une de ces dames, en général !

Follentin. — Vous accepteriez ?

Premier Jeune Homme. — Naturellement ! Qui voulez-vous qui offre des bijoux aux hommes si ce n’est les femmes !

Deuxième Jeune Homme. — Ah ! bien, cela serait du propre !…

Follentin. — Ah ! non, quelles mœurs !… Au XXe siècle, messieurs, un homme se serait cru déshonoré si…

Premier Jeune Homme. — Ah ! parbleu ! au XXe siècle !… Vous en avez de bonnes !…

Gabriel. — Ah ! au XXe siècle !…


I

Vous nous parlez là d’une époque
Qu’avec regret chaque homme évoque.

Premier Jeune Homme.

Il est bien temps

Gabriel.

Où le mâle seul était le maître,
Le Grand Manitou qu’il doit être.

Deuxième Jeune Homme.

C’est le bon sens.

Gabriel.

La femme était notre compagne,
On la laissait à la campagne,

Premier Jeune Homme.

Ou n’importe où.

Gabriel.

Elle nous faisait la couture,
L’amour et la progéniture.

Deuxième Jeune Homme.

Aussi coucou !

Gabriel.

Tout ça c’était sans importance,
L’homme avait la prédominance !

Premier Jeune Homme.

Tout était là.

Gabriel.

Jusqu’au jour où le féminisme,
Fruit de notre « Je m’en foutisme »

Deuxième Jeune Homme.

Nous culbuta.

Gabriel.

L’homme, quand il le vit paraître,
Se dit : « C’est mort avant de naître. »

Premier Jeune Homme.

Il en sourit.

Gabriel.

Un jour, il comprit sa sottise,
Mais trop tard, sa place était prise.

Deuxième Jeune Homme.

On était frit !

Premier Jeune Homme.

C’est juste ? Auguste ?

Deuxième Jeune Homme.

Tu parles ! Charles !

Ensemble.

Ça y est ! Ça y est !
C’est fait ! C’est fait !
Tant pis pour nous, larirette,
Fallait pas faire la boulette !
Mais maintenant qu’elle est faite,
Tant pis pour nous, larira,
Il n’y a qu’à l’avaler comme ça !

Deuxième Jeune Homme.

C’est pas vrai, Charley ? C’est juste, Auguste !

Premier Jeune Homme.

C’est pas vrai, Charley ?…C’est juste, Auguste !


II

Gabriel.

Or comme il faut que dans la vie,
Tout trouve sa contre-partie,

Deuxième Jeune Homme.

Qu’arriva-t-il ?

Gabriel.

C’est que, supplanté par la femme,
Aujourd’hui, l’homme c’est la Dame.

Premier Jeune Homme.

Quel sort viril !

Gabriel.

C’est pour nous qu’on fait des folies,
Pour nous ces fêtes, ces orgies !

Deuxième Jeune Homme.

Pour nos beaux yeux !

Gabriel.

Pour nous, tout l’argent qu’on gaspille,
L’argent des filles de famille !

Premier Jeune Homme.

De leurs aïeux !

Gabriel.

Dans notre vie aventureuse,
Trouver michette sérieuse,

Deuxième Jeune Homme.

C’est l’objectif.

Gabriel.

C’est admis, cela fait le compte !
L’amour, ce n’est plus une honte !

Premier Jeune Homme.

C’est lucratif !

Gabriel.

Alors, pourquoi dire « Fontaine… » !
Récriminer, c’est pas la peine.

Deuxième Jeune Homme.

C’est évident !

Gabriel.

C’est déroger, soit, mais en somme,
Puisque c’est là le sort de l’homme !

Premier Jeune Homme.

Profitons-en !

Deuxième Jeune Homme.

C’est pas vrai, Charley ?Auguste

Premier Jeune Homme.

C’est pas vrai,Très juste, Auguste !
Ensemble.

Ça y est ! Ça y est !
C’est fait ! C’est fait !

etc. etc. etc.


Après le Refrain

Premier Jeune Homme.

C’est pas juste, Auguste ?

Deuxième Jeune Homme.

C’est pas juste, Auguste ? Tu parles ! Charles !

Follentin. — Ah ! Messieurs, laissez-moi vous le dire, vous me dégoûtez !

Premier Jeune Homme. — Qu’est-ce que vous voulez, monsieur, c’est le siècle qui veut ça !


Reprise du Refrain

Ça y est ! Ça y est !
C’est fait ! C’est fait !

etc. etc. etc.
Les deux jeunes gens sortent.

Follentin. — Quelle décadence ! Quelle décadence ! Alors, voilà où nous en sommes à cette époque-là ?

Madame Follentin. — Mais je ne trouve pas ça si mal, puisque c’est nous qui en bénéficions, n’est-ce pas, Marthe ?

Marthe. — Oui, maman !

Follentin. — Naturellement ! Tu es contente, toi ?

Madame Follentin. — Évidemment ! Nous avons été assez longtemps sous le boisseau ! C’est bien votre tour.

Gabriel. — Qu’est-ce que vous voulez, M. Follentin, il faut bien se faire une raison.


Scène VIII

Les Mêmes, LES MANNEQUINS
À ce moment, entrent du fond des mannequins en toilettes très élégantes, en faisant des grâces sur un mouvement de valse lente.

Les Follentin. — Qu’est-ce que c’est que ça ?

Gabriel. — Mais je ne sais pas !… Je ne connais pas ça !

Les mannequins se tournent dans tous les sens de façon à faire valoir leurs toilettes, relevant leurs jupes pour laisser voir leur jupons, retirent leurs manteaux pour montrer leur corsages, etc. etc. etc.

Madame Follentin. — On fait des ballets en plein air ?

Les Mannequins, se rassemblant après leur pas sur le devant de la scène et tous en chœur, parlé : La toilette… complète… 39 francs… « au beau jardinier ! »

Les mannequins reprennent leur pas et disparaissent.

Follentin. — Ah ! C’est des mannequins réclame !

Gabriel. — C’est bête ! J’aurais dû m’en douter.

Madame Follentin. — « Au beau jardinier !… » mais voilà notre affaire.

Marthe. — Mais oui, maman !

Madame Follentin. — Nous qui avons à nous nipper des pieds à la tête ! Où est-ce ? Où est-ce, ce beau jardinier ?

Gabriel. — Si vous voulez venir avec moi ?

Follentin. — C’est ça ! C’est ça ! pendant ce temps-là je vais m’inquiéter d’un tailleur pour moi.

Gabriel. — Allez !

Madame Follentin. — C’est ça, allons !

Tous. — Allons !

À ce moment, la fenêtre de gauche s’ouvre brusquement et une femme en peignoir paraît, les cheveux en désordre.

La Femme. — Au secours, à moi, on me tue, on m’assassine !

Les Follentin. — Mon Dieu ! qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Un Homme paraissant et pressant une femme à la gorge. — Te tairas-tu, catin ?

Gabriel. — Eh bien ! venez-vous, mesdames ?

Follentin. — Mais vous ne voyez donc pas ?

Madame Follentin. — Là ! là !

Marthe. — On assassine.

L’Homme, poignardant la femme. — Tiens !

La Femme. — Ah !

Follentin. — Et personne ne bouge ?

Madame Follentin, indiquant les badauds. — Ils restent là tranquillement, les lâches !

Follentin. — Lâches ! Lâches !

Madame Follentin. — Mais vas-y donc, au lieu de crier : « lâches ! »

Follentin. — Viens avec moi.

La Femme, assassinée. — Ciel ! c’est mon frère !

Gabriel. — Mais venez donc, ne soyez pas badauds !

La fenêtre s’est refermée et un grand transparent paraît avec ces mots : « Lire la suite dans Les Mangeurs de Blancs, le nouveau roman de Pierre Levallois. »

Follentin. — Comment, c’était encore la publicité ?

Gabriel. — Mais, dame !

Madame Follentin. — Ah ! bien ! nous nous y sommes laissés prendre !…

Follentin. — Vous, mais pas moi !

Gabriel. — Allons, venez !…

Madame Follentin. — C’est ça !

Follentin. — Et on se retrouve ici.

Madame Follentin, Marthe, Gabriel. — Entendu !

Ils sortent.

Scène IX

FOLLENTIN, UNE PELOTINETTE

Follentin, s’orientant. — Voyons ! Où trouverai-je un tailleur !

Une Pelotinette, s’approchant de Follentin qui lui tourne le dos. À part : Un jeune horizontal ! (s’approchant et à son oreille.) Tout à fait charmant.

Follentin, se retournant. — Madame !

La Pelotinette. — Oh ! Oh ! c’est un vieux garde ! (Elle s’éclipse.)

Follentin. — Comment, un vieux garde !

La Gardienne de la Paix, traversant la scène. — Allons, circulez !

Follentin. — Madame l’agent !

La Gardienne. — Je vous dis de circuler ! Un homme non accompagné ne doit pas se rassembler comme ça sur la chaussée.

Follentin. — Oh ! Je vous demande pardon. Je ne savais pas. Voyons, ce tailleur !


Scène X

FOLLENTIN, LA COLLÉGIENNE puis LE MARCHAND DE FLEURS
À l’une des fenêtres de la maison de droite, qui est ouverte depuis le début de l’acte, parait une collégienne, la pipe à la bouche, un livre à la main.

La Collégienne, apercevant Follentin. — Ah ! ventre de mon père ! Le bel homme. (Lui faisant signe.) Eh, psst ! (Follentin se retourne pour voir à qui s’adresse l’apostrophe) Psst !

Follentin. — Ah ! c’est à moi

La Collégienne. — Attendez-moi un instant !… Je descends ! (Elle disparaît).

Follentin. — Oh ! (À part.) Qu’est-ce qu’elle me veut, cette petite ?

La Collégienne, projetée en scène par un toboggan qui émerge en dehors du mur de la maison. À cheval sur l’extrémité du toboggan. — Bonjour m’sieur !

Follentin. — Hein ! Comment !… Elle a pris la gouttière !

La Collégienne. — Ce n’est pas une gouttière, monsieur, c’est le toboggan de la maison.

Follentin. — Ah ! je ne savais pas qu’on avait adopté…

La Collégienne. — Oh ! partout ! C’est si commode quand on est pressé.

Follentin. — Et qu’est-ce que vous me voulez, ma petite fille ?

La Collégienne. — Oh ! m’sieur, vous attendez quelqu’un ?

Follentin. — Non, ma petite amie, non.

La Collégienne. — Oh ! alors, si vous n’attendez personne, on pourrait peut-être tous les deux…

Follentin. — Quoi donc, ma petite fille ?

La Collégienne. — Oh ! m’sieur ! Vous êtes beau !

Follentin. — Hein !

La Collégienne. — Vous ne voulez pas que nous allions prendre quelque chose au bar tous les deux ?…

Follentin. — Nous !…

La Collégienne. — Un petit apéritif, n’importe quoi !… un étherbrandy, une morphine-curaçao, quelque chose qui mette en appétit.

Follentin. — Non ! Non ! je vous remercie bien !

La Collégienne. — Oh ! m’sieur ! ne soyez pas cruel, si vous ne voulez pas aller au bar…, eh ! bien, on pourrait… (Elle lui parle à l’oreille.)

Follentin. — Quoi ?… Mais, ma parole, elle me fait des propositions !

La Collégienne. — Oh ! m’sieur, m’sieur, tout ce que vous voudrez !… vous savez, j’ai 40 francs.

Follentin. — Quand vous en auriez 40 000 ! C’est ça qui m’est égal ! Vous n’avez pas honte ! À votre âge !

La Collégienne. — Quoi ! à mon âge ! J’ai quinze ans ! et toutes mes camarades ont de petits bons amis, des garçons de brasserie, ou des petits cocos du quartier.

Follentin. — Eh bien ! c’est du joli !

La Collégienne. — Et moi, encore rien !


Couplets


I

Seule dans ce collège,
Vrai, c’est trop de candeur,
Seule, vous l’avouerai-je ?
J’ai conservé ma fleur.
Toutes mes camarades,
Plus heureuses que moi,
S’offrent des rigolades,
En me montrant du doigt.

Oh ! ma chère,
C’est la rosière,
Oh ! là, là !
Vois-tu ça !

Zut, zut, zut, va te faire, lanlaire,
Ça n’peut pas durer comme ça,
N’y a qu’un’chose à faire,
Hop ! ma vertu, hop ! la ! la !
Il y a que ça, petit père,
Il y a que c’moyen-là !


II

Pas à me dire chiche,
Quand j’ai que chose en moi,
Ce soir, faut que ça biche,
Ou ça dise pourquoi.
Ah ! soyez le Messie,
Le sauveur que j’attends,
Que demain cette scie,
Ait enfin fait son temps.

Ah ! ma chère,
C’est la rosière…
etc. etc. etc.

Follentin. — Oh ! mais elle est extraordinaire !

La Collégienne. — Oh ! m’sieur, soyez, gentil !

Follentin. — Mais non ! mais non !

La Collégienne. — Écoutez, voilà ce qu’on pourrait faire…

Follentin. — Mais non ! mais non !

La Collégienne. — Mais… laissez-moi parler, voyons ! Vous direz « mais non » après !… Eh ! bien, voilà : de 5 à 7, je ne suis pas libre, j’ai mon service militaire à faire.

Follentin. — Votre service ?

La Collégienne. — Mon service militaire.

Follentin. — De cinq à sept ?

La Collégienne. — Alors, moi j’ai devancé l’appel pour en être débarrassée plus tôt et je suis sergent d’infanterie.

Follentin. — De cinq à sept ?

La Collégienne. — Mais oui, comme tout le monde !… c’est le service obligatoire… tous les jours de cinq à sept, pendant six mois.

Follentin. — Allons donc !

La Collégienne. — De cinq à sept ! mais à partir de 7 heures, je suis libre ! Si vous voulez, je vous emmène dîner au bar de la plateforme de l’Arc de Triomphe.

Follentin. — Hein !

La Collégienne. — Il est très bien ! Il est très bien !… Et il y a une vue superbe.

Follentin. — Voilà ce qu’on fait des monuments commémoratifs, aujourd’hui !

La Collégienne. — Après ça, si vous voulez, nous irons finir la soirée aux Folies-Saint-Augustin.

Follentin. — Où ça, les Folies-Saint-Augustin ?

La Collégienne. — Mais là ! Il y a un grand duc qui fait de la voltige. Cela fait courir tout Paris…

Follentin. — Mais alors… ce n’est donc plus une église ?

La Collégienne. — Saint-Augustin ? mais non ! c’est un music-hall. Ah, çà ! d’où sortez-vous ? Il y a un siècle que c’est comme ça depuis la séparation de l’Église et de l’État !… Si vous voulez je louerai la chaire d’avant-scène ; c’est de là qu’on voit le mieux.

Follentin. — Mais non ! mais, non ! Vous êtes bien gentille, mais sérieusement !…

La Collégienne. — Vous tenez donc bien à votre vertu ?

Follentin. — Ce n’est pas à la mienne que je tiens !…

Un Aimable Marchand de Fleurs, s’avançant. — Un bouquet pour votre beau monsieur, princesse ?

La Collégienne. — Ah ! des fleurs ! Voulez-vous des fleurs ?

Follentin. — Mais non ! mais non ! Laissez-nous donc, vous !

Le Marchand de Fleurs. — Ma belle dame, ayez pitié d’un pauvre archimillionnaire !

La Collégienne. — Non ! vous êtes millionnaire… Oh ! mon pauvre homme !

Follentin. — Je ne comprends pas ! Il me semble que si vous êtes archimillionnaire !…

La Collégienne. — Justement ! C’est une victime de l’impôt sur le revenu.

Le Marchand. — Ah ! c’est dur, Monsieur, allez !


1

Jadis j’étais riche,
Je menais grand train,
Quand, va te faire fiche,
Le peupl’ souverain,
S’dit un jour : « En somme,
Je n’vois pas pourquoi,
Y en a qu’ont la somme,
Et qu’ce n’s’rait pas moi ! »
Dès lors vaill’ que vaille,
Il chercha comment.

Confisquer l’argent,
Et v’la sa trouvaille,
L’impôt, l’impôt sur le revenu — u
Depuis qu’ils l’ont eu,
C’t’impôt saugrenu,
L’impôt, l’impôt sur le revenu — u.


2

Pour mieux nous atteindre,
On créa tout vif,
Sommes-nous à plaindre,
L’impôt progressif.
Plus on a de rente,
Plus on s’voit grever,
Échelle ascendante,
Pour vous décaver.
Cet impôt farouche,
Fait ainsi que moi,
Je paie — ô la Loi !
Plus que je ne touche !
L’impôt, l’impôt sur le revenu u.
Etc., etc., etc.

Follentin. — Ô mon pauvre archi-millionnaire !

Le Marchand. — Vous pouvez le dire, Monsieur ! avec leur sale impôt progressif ! Passe encore pour les petites fortunes. Mais moi, j’ai deux millions de rente, Monsieur, savez-vous ce que ça me coûte : cent deux pour cent de mon revenu !

Follentin. — Cent deux pour cent !

Le Marchand. — Oui, Monsieur, et alors c’est pour gagner ces deux pour cent en plus qu’il faut que je trime.

Follentin. — Oh ! bien, deux pour cent !

La Collégienne. — Eh bien ! Vous n’avez pas l’ait d’y penser, ça fait 40 000 francs par an.

Le Marchand. — Si vous croyez que c’est facile en vendant des fleurs.

Follentin. — C’est vrai !… Oh ! mais, il faut lui acheter ses fleurs ! Vite, vos bouquets, vos bouquets !

La Collégienne. — C’est ça, vos bouquets !

Le Marchand, lui donnant ses fleurs. — Mon bon monsieur ! ma belle demoiselle ! Cela vous sera compté au ciel !

Follentin, voulant payer. — Attendez, attendez

La Collégienne. Du tout ! du tout, c’est moi !

Elle paie.

Le Marchand. — Si vous avez besoin d’autres fleurs, j’ai mon éventaire à côté, au coin de la rue. Vous n’avez qu’à me demander.

Follentin. — C’est ça ! Vous vous appelez ?

Le Marchand. — Rotschild !

Follentin. — Pas possible !

Le Marchand. — Au revoir, Monsieur, et merci bien.

Il sort.

Follentin, à la collégienne. — Attendez ! je ne veux pas permettre… Laissez-moi vous rembourser.

La Collégienne. — Mais jamais de la vie !

Follentin. — Mais si ! mais si !

La Collégienne. — Mais non ! mais non !

Follentin. — Ah ! c’est d’un XXIe siècle !… (Chant militaire en sourdine.) Qu’est-ce que c’est que ça ? Oh ! des soldats !

La Collégienne. — Sapristi ! Le peloton que je commande ! Quelle heure est-il ?

Follentin. — Cinq heures.

La Collégienne. — Cinq heures ! Nom d’un chien ! L’heure du service, et moi qui ne suis pas en tenue !… Ah ? bien, je suis bien !


Chœur

De cinq à sept !
De cinq à sept !
Chaque jour, six mois, c’est bien net,
C’est le service obligatoire,
De cinq à sept !
De cinq à sept !
De cinq à sept ! la sale histoire,
Il faut trimer comme soldat
Pour le service de l’État.

Sur la fin du chœur, ont paru deux pelotons : l’un de soldats hommes, l’autre de soldats femmes.

La Collégienne, en sergent. — Halte ! Rassemblement (L’arrêt se fait net.) — Là, regardez-moi ces cosaques Il faut que ça s’arrête ensemble ! Combien de fois faut-il que je vous répète que je veux entendre chaque pas séparément.

Follentin. — C’est vos soldats, alors, ça ?

La Collégienne. — Oui ! peloton des hommes ! peloton des femmes !

Follentin. — Oh ! oui, pelotons des femmes

La Collégienne. — Comment ?

Follentin. — Rien ! C’est une réflexion.

La Collégienne. — Ce que vous voyez là, C’est les célibataires ! Quant aux gens mariés, ils forment un peloton à part. Seulement il est toujours en retard, celui-là !… Allons, le peloton marié, là, grouillez-vous !

Paraît un troisième peloton composé de gens mariés.

Tous Ceux du Peloton Marié. — Voilà, Sergent, voilà !

Follentin. — Alors, c’est ça, l’armée d’aujourd’hui ?

La Collégienne. — Eh ! bien, oui, puisque — c’est le service obligatoire pour tout le monde, hommes, femmes, chacun y passe !

Parmi les mariés, deux s’embrassent.

La Collégienne. — Allons ! les nouveaux mariés ! Vous pouvez bien attendre sept heures, ! Et vous, le soldat du premier peloton, avez-vous fini de faire de l’œil à la petite de la troisième du deux ?…

Le Soldat. — Sergent ! J’en pince pour elle !

La Collégienne. — Ce n’est pas mon affaire !… Si c’est pour la bagatelle, après le service !… Sinon, épousez-la et au peloton des gens mariés ! Qu’est-ce que c’est que ça, donc ? Allez, mes enfants, manœuvrez un peu pour montrer à Monsieur. (Commandant.) Mouvement horizontal et latéral des bras, sans flexion, avec flexion des extrémités inférieures. Commencez !

Tous les Soldats Hommes et Femmes. — Une ! deux ! Une ! deux !

Ils exécutent le mouvement les uns après les autres et sans aucun ensemble.

La Collégienne. — C’est ça !… Ça va !… (À Follentin.) Croyez-vous que c’est une manœuvre, que ça manque assez d’ensemble ?

Follentin. — C’est admirable !

La Collégienne. — Attention, mes enfants, voilà un général.

Follentin. — Un général ! un général !

Le Général traverse la scène et salue militairement en passant devant les trois pelotons : la collégienne, tous les soldats répondent par un pied de nez.

Follentin. — Ah ! mais qu’est-ce qu’ils font ?… Un pied de nez au général ?

La Collégienne. — Mais oui !

Follentin. — Mais c’est le conseil de guerre !

La Collégienne. — Mais jamais de la vie ! C’est le règlement en vigueur aujourd’hui sur les marques extérieures de respect.


Couplets


I

La Collégienne.

Jadis on disait à chaque homme.
Soldats, mes enfants, voici comme

Les Soldats.

Com, com, com, com, com, com, comme,

La Collégienne.

À tout chef quand il passera,
Son respect on témoignera.

Les Soldats.

Ra, ra, ra, ra, ra, ra, ra.

La Collégienne.

Dans l’ordre de la hiérarchie,
D’abord l’arme qu’on rectifie,

Les Soldats.

Fi, fi, fi, fi, fi, fi, fi,

La Collégienne.

Puis le port d’arme, mes enfants :
Présentez arm’! sonnez aux champs !

Les Soldats.

Champs, champs, champs !

La Collégienne.

Et voilà comme,
Pour chaque homme,
Se règle le respect en somme.
Pour l’adjudant, c’était comme ça

Tous.

Ça, ça, ça !

La Collégienne.

Pour le Capitaine, voilà !

Tous.

La, la, la.

La Collégienne.

Le Colonel, lui, c’était ça !

Tous.

Ça, ça, ça !

La Collégienne.

Enfin, le Général, voilà !
(Sonnerie aux Champs.)

Tous.

Ta ra, ta ra, ta, ra, ta, ta.


II

La Collégienne.

Un beau jour, on trouva qu’en somme,
Ce, pour la dignité de l’homme,

Tous.

Lom, lom, lom, lom, lom, lom, lomme

La Collégienne.

Ces marques de soumission,
C’était une humiliation !

Tous.

Tion, tion, tion, tion, tion, tion, tion !

La Collégienne.

Lors au rancart : « Présentez armes » !
« Portez-arme », aussi, manquait de charme.

Tous.

Charm, charm, charm, charm, charm, charm, charme !

La Collégienne.

On supprima tout, fallut bien
Trouver qué qu’chos’, restait plus rien.

Tous.

Rien, rien, rien !

La Collégienne.

Et voilà comme.
Pour chaque homme,
Aujourd’hui ça se règle en somme.
Pour un adjudant, c’est comme ça :

Tous.

Ça, ça, ça !

La Collégienne.

Pour le Capitaine, voilà !

Tous.

La, la, la !

La Collégienne.

Le Colonel, lui c’est comme ça !

Tous.

Ça, ça, ça.

La Collégienne.

Enfin le Général, voilà !

Tous.

La, la
Tur, lu, tu, tu, la, tu, tu, tu, tu.

La Collégienne. — Et maintenant, à la caserne ! (Commandant.) Par file à droite, gauche ! (Tous les soldats exécutent ce mouvement très mal.) Très bien ! En avant, marche !… (Tout le monde se met en marche.) Pas au pas, là, pas au pas ! Allez tout droit, je vous rejoins !

Sortie des soldats.

La Collégienne. — Au revoir, mon chéri !

Follentin. — Au revoir, ma petite collégienne,

La Collégienne. — Eh ! bien, quoi ! Tu ne m’embrasses pas ?

Follentin. — Si, mais si !

La Collégienne, l’embrassant. — Ah ! mon chéri !


Scène XI

Les Mêmes, puis LA GARDIENNE

La Gardienne. Ah çà ! dites donc, vous autres, qu’est-ce que c’est que cette tenue dans la rue ?

Follentin et La Collégienne. — Oh !

La Gardienne, à Follentin. — Comment ! C’est encore vous ? Alors, quoi !… Vous faites le truc ?…

Follentin. — Moi ?

La Collégienne. — Pardon ! Monsieur est avec moi !

La Gardienne. — D’abord, toi, crapaude, tais-toi !

La Collégienne. — Crapaude ?

La Gardienne, à Follentin. — Vous n’avez pas honte ! Péripatéticien !

Follentin. — Hein ! Comment m’a-t-elle appelé ?

La Collégienne. — Ah ! mais dites donc, madame l’agent !…

La Gardienne. — Veux-tu détaler, nom de Dieu !

La Collégienne se sauve, au moment de sortir se retourne. — Mort aux bœufs !

La Gardienne. — Qu’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que tu dis ? Attends un peu !

Elle disparaît.

Follentin, riant. Ah ! Ah ! mort aux bœufs ! Elle le lui a bien mis dans la main.


Scène XII

FOLLENTIN, Madame FOLLENTIN

Madame Follentin, paraissant en costume de l’époque. — Me voilà, moi !

Follentin, l’apercevant. Ah ! Caroline ! Non !… Ce que tu as une touche comme ça !

Il se tord.

Madame Follentin. — Quoi ? C’est ce qui se porte maintenant !

Follentin. — Ah ! bien vrai !… Eh ! bien, et Marthe ? Et Gabriel ?… Qu’est-ce que tu en as fait ?

Madame Follentin. — Marthe et Gabriel ? Ils viennent de partir pour Bornéo !

Follentin. — Comment, pour Bornéo ?

Madame Follentin. — Ah ! oui, c’est vrai ! J’oubliais de te dire ! Je viens de les marier, ces enfants !

Follentin. — Les marier ?

Madame Follentin. — Oui, ils s’aiment depuis si longtemps, ces petits. J’ai voulu leur être agréable !

Follentin. Ah, çà ! voyons ! Tu perds la tête ! Tu divagues !

Madame Follentin. — Du tout, du tout ! En traversant « Le Beau jardinier » au rayon des mariages, il y a précisément un officier municipal qui y est attaché. Alors, ça c’est réglé séance tenante !

Follentin, n’en croyant pas ses oreilles. — Tu les as mariés ?

Madame Follentin. — Voilà une heure que je te le dis !

Follentin. — Sans mon consentement ?

Madame Follentin. — Naturellement ! sans ton consentement ! Aujourd’hui le père n’a plus voix au chapitre. Du moment que l’on a le consentement de la mère.

Follentin. — Ah ! c’est trop fort !

Madame Follentin. — Mais puisque c’est comme ça que ça se fait aujourd’hui !

Follentin. — Oui ! Eh, bien ! je m’en fiche pas mal de ce qui se fait aujourd’hui !… Et puis, et puis… en voilà une existence ! Rester en tête-à-tête avec toi !… Sans compter que tu as cent ans de plus !…

Madame Follentin. — Mais, toi aussi, tu as cent ans de plus !

Follentin. — Oui, mais moi… c’est moi !… Ah ! non alors !… non ! non !

Madame Follentin. — Oh ! rassure-toi, je n’ai aucunement l’intention de me cantonner dans le tête-à-tête, et la preuve c’est que ce soir même je vais m’offrir une petite fête. Tiens ! justement avec les deux jeunes gens de tout à l’heure que nous avons retrouvés « Au beau jardinier » où ils sont commis au rayon des gants.

Follentin. — Qu’est-ce que tu dis ? Tu vas aller faire la noce ?

Madame Follentin. — Oui, je suis dans le train !

Follentin. — Écoute-moi, Caroline !… Je te défends !…

Madame Follentin. — Tu me défends ?… Tu vas me faire le plaisir de rentrer à la maison, et un peu vite !… Et à l’avenir, de rester dans ton rôle d’homme marié !…

Follentin. — Qui est ?

Madame Follentin. — Qui est de surveiller le ménage, de vérifier le linge, de faire les raccommodages.

Follentin. — Moi ! moi !… Ah ! non, non ! Je t’ai épousée sous un régime où la femme devait obéissance à son mari, je revendique mes droits !

Madame Follentin. — Oui ! Eh bien ! les voilà, tes droits.

Elle lui allonge une gifle.

Follentin. — Oh !

Les deux jeunes gens entrent.

Les Deux Jeunes Gens. — Nous sommes en retard ?…

Madame Follentin. — Du tout !… Du tout !… Venez, mes petits amis.

Follentin. — Oh !

Madame Follentin. — Et toi, à la maison !…

Follentin. — Oh !

Madame Follentin et les deux jeunes gens sortent.

Scène XIII

FOLLENTIN, BIENENCOURT

Bienencourt, en vieux monsieur vénérable qui est entré pendant les dernières répliques. — Et toi, à la maison !… Et vous supportez, monsieur, qu’une femme vous parle de la sorte ?…

Follentin. — Vous l’avez entendue, monsieur, et c’est ma femme !… Voilà ce que votre époque en a fait !…

Bienencourt. — Il faut vous révolter.

Follentin. — Ah !… n’est-ce pas, Monsieur ! (À part.) Très sympathique, ce vieillard respectable, ça doit être un académicien.

Bienencourt. — Un homme beau et bien fait comme vous, est-ce que vous êtes fait pour croupir dans la médiocrité bourgeoise, pour mener la vie d’homme de ménage ? Allons donc !… Je connais vingt dames riches, monsieur, qui seraient trop heureuses de mettre leur fortune à vos pieds !…

Follentin. — Hein ?

Bienencourt. — Un mot !… un signe !… et je fais de vous le demi-castor le plus envié de Paris !

Follentin. — Ah ça ! mais qui êtes-vous donc ?

Bienencourt. — Voici ma carte.

Follentin, lisant. — « Monsieur Alphonse, tableaux et objets d’art. » Ah çà ! mais monsieur, vous êtes !…

Bienencourt. — Procureur de la République !

Follentin. — Oh !

Bienencourt. — Tenez !… Voulez-vous connaître la grande vie d’aujourd’hui ?

Follentin. — Oh ! oui, je veux ! Oh ! oui, je veux !…

Bienencourt. — Voulez-vous la voir, la jeunesse du jour, la jeunesse décadente !… Je vais vous faire goûter d’une nuit d’orgie au vingt et unième siècle !…

Ils remontent. À ce moment la fenêtre se rouvre. La femme reparaît.

La Femme. — À moi !… Au secours !… On m’assassine !…

Follentin. Ah ! non !… vous, là-haut !… On ne me la fait plus.

Bienencourt. — Allons !…


Changement à vue.


RIDEAU