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L’Âme bretonne série 1/Le peintre de la renaissance néo-grecque : J.-L. Hamon

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LE PEINTRE
DE LA RENAISSANCE NEO-GRECQUE


(JEAN-LOUIS HAMON)




À Gaston Prunier
.

L’État vient d’aviser la municipalité de Saint-Brieuc qu’il prenait à sa charge les frais du monument qui doit être prochainement élevé dans cette ville à la mémoire de Jean-Louis Hamon. Monument très simple d’ailleurs : un buste, une stèle. Mais l’œuvre sera signée d’un des meilleurs artistes de ce temps ; l’hommage prendra ainsi toute sa valeur.

À vrai dire, ce n’est pas à Saint-Brieuc qu’on aurait dû ériger le buste de Hamon. L’auteur du Triste rivage et des Muses à Pompéi, l’instaurateur de ce genre néo-grec, dont le gracieux alexandrinisme séduisit longtemps les contemporains, était né, par une étrange fortune, le 5 mai 1821, dans un des coins les plus sauvages de la côte bretonne, à Lanloup, près de Plouha. Son père y exerçait les modestes et peu lucratives fonctions de préposé des douanes. Yves-Gilles Hamon, né à Pluzunet le 24 mars 1777, avait épousé en premières noces Angélique Quimper et avait eu de ce mariage trois enfants, deux garçons : Jean-Marie et Jean-Louis ; une fille : Marie-Céleste[1]. Pauvre nichée à qui manquait souvent le nécessaire ! On voit encore, à Lanloup, le petit chaume branlant où Jean-Louis vint au monde, son toit de glui moussu, son pignon quadrillé à la chaux, sa porte basse et son unique fenêtre. Une plaque de marbre noir, encastrée dans la façade, le signale aux passants. Et que Hamon soit né léans, c’est ce qui cause une première surprise. Mais l’étonnement grandit à mesure qu’on avance dans l’intimité du paysage. Une nature âpre et sans sourires, d’immenses grèves toutes couvertes de ce sable blanc et tenu qui ressemble à une poussière d’ossements, des dunes mornes feutrées d’un gazon couleur de rouille, voilà le Lanloup suburbain. Plouha même est un bourg assez triste. Une population étrange l’habite : ces marins, ces pêcheurs, ces journaliers de la glèbe portent presque tous la particule : ce sont les descendants d’anciens nobles jacobites, dépouillés de leurs biens, proscrits avec les Stuart, et qui vinrent se terrer là peu après. Il leur fallut, pour vivre, adopter les façons des simples paysans : Noblans Plouha, noblans netra, « noblesse de Plouha, noblesse de rien », dit encore un proverbe breton[2].

C’est un des traits pourtant de cette race fruste et primitive que son extraordinaire finesse, son aptitude au rêve et à la méditation. Ainsi, dans le granit celtique, s’ouvrent brusquement de merveilleuses fontaines d’une incomparable limpidité, d’un orient aussi pur que celui des pierres précieuses.

Hamon, comme Renan et Brizeux, témoigne de ces ressources cachées de la race, de cette tendresse frémissante sous une couche de superficielle barbarie. À cette âme de rêve, les durs labeurs de la mer et des champs ne convenaient qu’à moitié. Plus riches, ses parents l’eussent tourné vers le séminaire. Du moins ne tentèrent-ils point de contrarier sa vocation. Elle s’affirma de bonne heure ; à l’école, me disait sa sœur, il illustrait de croquis rapides, de fantaisies originales les marges de ses cahiers. Sans maîtres, livré à lui-même, il s’était trouvé. Entre temps, Gilles Hamon avait été nommé préposé des douanes à Saint-Malo, puis à Lannion où il prit sa retraite et s’établit cordonnier. Sa famille l’y suivit ; Angélique Quimper étant morte, Gilles Hamon, bien qu’âgé de 62 ans, convola en secondes noces avec une veuve de la localité, Jeanne Lhélicoq, femme Le Guyz. Jean-Louis avait alors dix-huit ans ; la tête carrée, les traits massifs, mais le front large et proéminent, les yeux comme à l’affût sous des sourcils en broussaille et qui se rejoignaient à la racine du nez, il ne se flattait pas que son talent de dessinateur lui pût être un gagne-pain immédiat — encore qu’il tirât quelques ressources de la vente de ses croquis, exposés en permanence dans l’échoppe de son père — et cherchait une profession qui, tout en lui donnant à vivre, lui laissât assez de loisir pour se perfectionner dans son art. Les professions de cette sorte n’ont jamais abondé. Hamon le savait et l’exemple de son aîné Jean-Marie, « engagé comme instituteur congréganiste à la maison-mère de Ploërmel » décida sans doute de sa propre orientation. Toujours est-il que nous le retrouvons, quelques années plus tard, installé, sous le froc noir des frères de Lamennais, dans le vieux couvent à usage de pensionnat et d’école que Pierre, marquis de Coatredrez, chevalier de l’ordre du roi et capitaine de cinquante hommes d’armes de ses ordonnances, fonda en expiation de ses péchés. L’an de grâce 1622, sur un terrain à lui appartenant et jouxtant la rue qui portait à cette époque l’accord et plaisant nom de rue des Jongleurs[3]. Par parenthèses, il ne fallait pas moins que cette pieuse fondation pour faire oublier au peuple les « forseneries, malices et grièvetés » qui chargeaient la conscience du puissant seigneur, si tant est que ce soit le même qui s’appostait avec son page sur le chemin de Notre-Dame-du-Yaudet pour enlever les jeunes pennérez dont la « cointise » avait l’heur de lui plaire et le même encore qui, dans une bagarre provoquée par un différend avec le meunier du Pont-de-Papier, noya, décolla ou méhaigna une vingtaine d’artisans lannionnais coupables d’avoir pris fait et cause pour le meunier[4]. Ces mœurs un peu libres sentaient la féodalité et furent courantes en Bretagne jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Pour en revenir à Jean-Louis Hamon, il ne paraît pas que l’habit ecclésiastique lui ait fait une âme très différente de celle qu’on lui avait connue dans le siècle. Tous les témoignages concordent à cet égard. « On lui voyait plus souvent le crayon à la main que son chapelet, me disait quelqu’un. C’était au point qu’à l’église, pendant les offices, une feuille de papier blanc dissimulée dans la coiffe de son chapeau, il croquait à la volée le prédicateur dans sa chaire, le communiant à la Sainte-Table et le « chasse-gueux » sur sa verge de coudrier. » Légende ou vérité, l’anecdote a son prix : elle montre bien que cette semi-cléricature lui avait été un pis-aller et qu’il n’y avait vu qu’un biais pour se soustraire à la tyrannie d’une profession manuelle. Les vœux qu’il avait prononcés ne l’engageaient que pour un temps déterminé. Et déjà il prenait contact avec le monde ; il ne s’enfermait point dans l’exercice de ses devoirs professionnels ; il se répandait au dehors, grâce à la très grande liberté que l’ordre concède à ses membres. Les portraits qu’il fit à cette époque, au crayon noir relevé de sépia, et qu’il exécutait pour un écu pièce, formeraient toute une galerie de la bourgeoisie lannionnaise sous Louis-Philippe.

Mais ce premier contact avec le monde devait avoir d’autres conséquences plus importantes pour Jean-Louis Hamon. Un rayon de l’art païen était descendu jusqu’à lui et dès lors sa résolution fut prise de dépouiller le froc à la première occasion. Le peu qu’il avait vu de cet art dans les familles policées de la ville, chez les Penguern, les Alliou, les Dépasse, les Bombonni, chez mon père même, lui avait fait sentir les lacunes et l’infirmité de son éducation. Aux maigreurs et à l’ascétisme de la pensée chrétienne, il opposait intérieurement la plénitude de formes et l’élégante vénusté de la plastique gréco-latine. Un de ces mythes ingénieux, comme il en éclosait dans le cerveau des humanistes de la Renaissance, fait descendre les Bretons de l’autochtone Celto et du grec Héraclès. La nymphe et le héros s’épousèrent. Puis le héros, qui n’était point un parangon de constance, s’en retourna vers ce « Pays de l’Été » — Bro-Haff — dans lequel on a voulu voir tour à tour la Chersonèse, Byzance et l’Ionie. Celto l’y relança et y enfanta Britto, qui donna son nom aux Celtes du continent et des îles. Hamon, vraisemblablement, ne connaissait à cette époque ni Britto, ni Celto, ni Héraclès ; il ignorait jusqu’au nom du pays de l’Été ; il ne savait pas qu’une tradition mystérieuse l’assigne à la race bretonne pour berceau. Et, quand il l’aurait su, je conçois ce qu’il y aurait d’excessif à prétendre que quelques globules d’hellénisme, miraculeusement conservés, parlaient plus haut en lui que tout le sang de sa parentèle immédiate. Il n’en est pas moins vrai qu’en notant comme un des traits les plus originaux d’une certaine classe de Bretons « leurs promptes familiarités avec la Grèce », Sainte-Beuve a peut-être dégagé le sens exact du vieux mythe et révélé du même coup le secret de la vocation d’un Jean-Louis. Peut-être aussi, comme l’insinue Henri du Cleuziou (car le cœur eut pour le moins autant de part que l’esprit dans cette métamorphose du jeune artiste), ses yeux s’étaient-ils arrêtés complaisamment, à Lannion, sur ces sveltes artisanes de la Venise bretonne, « au fin profil, aux mains fluettes que l’on rencontre le dimanche, errant trois par trois sous les arbres de l’Allée Verte, à l’ombre des grands ormes du Quai-Planté ou sur la longue levée qui côtoie le Guer ». Lannion fut célèbre de tout temps par la grâce éveillée de ses femmes. Celles de Buzulzo surtout — le principal faubourg ouvrier de la ville — ont un type de beauté qui n’appartient qu’à elles. N’y cherchez point le savoureux modelé, les lignes opulentes, les chairs incarnadines et lustrées, durable honneur de la Vénus kernévote. Cette sorte de beauté massive — plus flamande, à vrai dire, que bretonne — leur est aussi étrangère que la beauté spiritualiste, émaciée, presque claustrale des vierges du Haut-Léon. Vive et de sang mêlé, il n’arrive guère que la race, chez ces artisanes lannionnaises, s’épanouisse dans un ensemble complètement à souhait pour les yeux. La perfection absolue a je ne sais quoi qui décourage et qui glace, et ces filles de Buzulzo dégagent une charme extrême qui captive instantanément les cœurs. La séduction qu’elles exercent n’est peut-être si soudaine et si impérieuse que parce qu’une analyse superficielle s’avère impuissante à en décomposer les éléments. Il faut observer longtemps ces sirènes pour connaître que leur sortilège est d’une nature à part, qu’il n’est pas fait seulement de leur sourire et de la caresse de leurs yeux, mais de quelque chose de plus troublant encore et, si je puis dire, du pollen de fine et discrète sensualité qui flotte imperceptiblement autour d’elles. Le barde anonyme cité par Souvestre qui prononçait que « ce qu’il y avait de plus rare après les vierges dans la paroisse de Lannion, c’étaient les étoiles en plein jour et les roses en plein hiver », s’est mépris grossièrement sur le caractère de cette sensualité délicate et toute à fleur de peau. Un Hamon ne s’y pouvait tromper. On a de lui des portraits d’artisanes lannionnaises, en petit nombre, il est vrai, où son crayon virgilien semble s’être complu amoureusement. Mais le témoignage décisif et qui ne laisse subsister aucun doute sur le changement qui s’était opéré dans son esprit, c’est un tableau qu’il offrit à la municipalité lannionnaise vers 1843 et que son hétérodoxie fit longtemps reléguer dans les greniers de l’Hôtel-de-Ville[5] : un moine — qui n’est pas Fra Angelico —, la palette à la main, regarde du coin de l’œil le Christ exclusif et jaloux que la règle lui commande de prier matin et soir et qui ne supporte point qu’on partage avec lui. Mais l’art est plus fort : d’un geste décidé, le moine repousse le tentateur céleste et se remet à ses pinceaux.

Ce fut l’histoire de Hamon : riche d’une bourse de 500 francs que lui avait allouée la générosité du Conseil général, il fit ses adieux aux frères de Lamennais, au calme et verdoyant moûtier de la rue des Jongleurs, et se lança délibérément dans la grande mêlée parisienne. Une secrète affinité de tempérament l’entraînait vers l’auteur de la Source et de l’Apothéose d’Homère ; s’il avait pu s’élire un maître, c’est Ingres qu’il eût choisi entre tous. Mais Ingres vieillissait, s’aigrissait. Il ne rebuta point Hamon ; seulement il lui ferma son atelier, ne jeta qu’un coup d’œil distrait sur la toile que lui soumettait le nouveau venu — un Buveur breton — et lui conseilla poliment d’aller planter son chevalet ailleurs. Hamon, désemparé, prit le chemin du Louvre. Il s’arrêta devant les Vouet et les Poussin. Mais, sans une technique déjà sûre, quel profit retirer de ces vieux maîtres ? Heureusement un camarade parla pour lui à Paul Delaroche : admis comme élève chez l’auteur des Enfants d’Édouard, il eut fort à faire pour vaincre les préventions de son professeur qui s’emporta un jour jusqu’à lui dire : « Vous êtes Breton ? Votre père est cordonnier ? Eh bien, mon ami, voulez-vous un bon conseil ? Retournez en Bretagne et imitez votre père : faites des souliers »[6]. Hamon courba la tête sans répondre. Sur les quarante francs de son budget mensuel, il en réservait dix pour sa mansarde du boulevard Bonne-Nouvelle, vingt pour sa pension, le reste pour ses dépenses d’atelier. Mais il faisait lui-même sa lessive, lui-même sa « popote », et portait, été comme hiver, un grand carrick à sous-pieds qui ne laissait point voir la détresse de son linge. Le jour qu’un imagier de Saint-Sulpice lui commanda une grosse de « chemins de croix » qu’il lui payait deux francs pièce, il acheta une pipe, des bottes neuves, un gilet en poil de chèvre et dîna pour la première fois chez le père Lafitte, au restaurant où fréquentaient ses camarades plus fortunés.

Vrai miracle qu’il ne se soit point gâté la main à ces pieuses acrobaties ! Mais, au contraire, on le voit qui s’affirme de jour en jour, qui dégagée lentement, mais sûrement, sa fine personnalité artistique. Jusqu’en 1848, pourtant, Hamon n’avait pas encore trouvé sa manière, son style propre. Ce fut un hasard qui les lui révéla, comme à Puvis de Chavannes, plus tard, un hasard devait révéler le secret de la décoration murale.

Hasard ? Encore faut-il s’entendre. Combien d’hommes, jusqu’à Newton, avaient vu tomber une pomme qui n’avaient point été conduits à réfléchir sur les lois de l’attraction ? L’un des mots les plus vrais qu’on ait dits du génie, c’est qu’il n’est qu’une longue patience. À quelqu’un qui s’étonnait de la soudaineté de sa découverte et lui demandait par quelle voie il s’y était acheminé, Newton répondit profondément : « En y pensant toujours ». Hamon aurait pu répondre comme Newton. Le Musée de Sèvres lui avait confié l’ornementation de deux grands vases pompéiens : à la vue de ces sveltes amphores, au palper de leurs lignes harmonieuses, Hamon tressaillit et se connut tout entier. La forme des vases lui imposait son thème : il peignit sur l’un une ronde grecque, sur l’autre les mois de l’automne et du printemps. Le naturel, la grâce exquise, la langueur délicieuse de ces compositions frappèrent vivement les contemporains. Il n’y a pas d’exemple qu’un artiste ait atteint du premier coup la perfection. Et c’est alors qu’on vit bien clairement que tout le Hamon des dix ou douze années précédentes et depuis qu’il avait été en âge de tenir un pinceau n’avait tendu qu’à préparer le Hamon des vases pompéiens, qu’autrement la perfection qu’il avait déployée dans l’ornementation de ces vases serait demeurée inexplicable. Dans les molles attitudes, dans la fine sensualité des personnages, palpitait encore, eut-on dit, un peu de l’âme inconstante et légère des artisanes de Buzulzo. Quelque temps plus tard, Hamon exposait sa Comédie humaine, placée depuis au Musée du Louvre et qui le fit célèbre du jour au lendemain. La Farce, Ma Sœur n’y est pas, l’Amour et son troupeau, les Vierges de Lesbos, l’Amour en visite, vingt autres toiles, inspirées de l’anthologie et qui en transposaient la fleur sans lui ôter de son parfum, accrurent encore sa réputation.

Des chagrins privés, auxquels s’ajouta bientôt l’appréhension secrète d’une certaine défaillance dont la critique avait injustement relevé les symptômes dans deux ou trois de ses dernières œuvres, gâtèrent fâcheusement pour Hamon cette période de production heureuse. L’extrême sensibilité de son caractère l’inclinait plus que personne au découragement. Par là encore il était Celte. Il venait d’exposer son Amour en visite. On connaît cette jolie page et l’anecdote de l’Eros mouillé qui frappe à une porte, commentaire exquis des vers de La Fontaine :

Il pleuvait fort cette nuit :
Le vent, le froid et l’orage
Contre l’enfant faisaient rage.
« Ouvrez, dit-il, je suis nu. »

Un caricaturiste, dans sa revue du Salon, remplaça les vers du poète par ces quatre mots plus grossiers que spirituels : « Il y a quelqu’un ». Ils portèrent le coup de grâce au pauvre Jean-Louis. Déjà malade et n’endurant qu’avec peine une existence qui lui était à charge, il eût sombré peut-être dans la folie ou le suicide, si l’affection d’une sœur plus jeune que lui de deux ans ne s’était trouvée à point pour le consoler, le rendre à lui-même, l’envelopper dans cette ouate de tendresse féminine si propre à tamiser les méchancetés du monde et à en affaiblir le douloureux écho.

J’ai connu personnellement Mlle Céleste Hamon. Je me souviens avec émotion de cette noble fille, frappée de cécité sur le déclin de l’âge et qui, retirée à Lannion près de ses vieilles amies, les demoiselles Gallet, s’était faite, après la mort de son frère, l’attentive gardienne de sa mémoire. Tant qu’il vécut, elle ne le quitta point. « Partons pour Rome », lui avait-elle dit au moment le plus douloureux de sa crise morale. Rome, l’Italie, l’atmosphère d’art qui fait de cette terre sacrée comme un grand musée du souvenir, ce fut le salut pour Hamon. Il s’y retrempa et de ce contact avec les maîtres de la Renaissance et de l’Antiquité sortit élargi et fortifié. Son génie, un peu mièvre, avait besoin de cette leçon de virilité. S’il en profita, on l’a pu voir par ce Triste Rivage, qui reste sa page maîtresse et où, sans rien quitter de sa grâce accoutumée, il affirma une coloration, un sentiment et un dessin si vigoureux.

Mais ce dernier effort l’avait brisé. L’hydropisie s’en mêla ; transporté à Saint-Raphaël, Hamon s’y éteignait le 24 mai 1874, à l’âge de cinquante-trois ans. La France comprit qu’elle perdait en lui un de ses meilleurs artistes, un de ceux qui l’honoraient le plus par la modestie de sa vie et la suavité de son pinceau. L’Institut prononça son éloge ; la critique, About en tête, mena son deuil. Je doute fort, en revanche, que sa perte ait été aussi vivement ressentie en Bretagne. Dans cette bourgeoisie lannionnaise, dont il fut le portraitiste officiel et qui ne lui trouva jamais de talent pour plus d’un écu, le seul souvenir vraiment précis qu’on ait gardé de Jean-Louis Hamon est « qu’il était sale comme un peigne et qu’il buvait comme un trou ». On a les souvenirs qu’on peut et c’est encore s’acquitter envers une grande mémoire que de lui rester fidèle jusque dans la clabauderie[7]. J’entends bien cependant qu’en ces dernières années et ailleurs qu’en Bretagne la renommée de Hamon n’a pas été sans éprouver certains mécomptes. Pourquoi le dissimulerais-je ? Il y a du déchet dans son œuvre. Un Puvis, génie grave, réfléchi, savamment et puissamment synthétique, nous a rendus difficiles sur tout ce qui regarde l’interprétation de l’antiquité et il est fort possible que Hamon, de cette même antiquité, n’ait vu que le côté pittoresque, anecdotique et frivole. Cela tient à ce qu’il ne s’éleva jamais plus haut que les alexandrins. Prenons-le donc pour ce qu’il a été surtout : un précurseur. L’honneur encore ne serait pas petit et, s’il n’y avait quelque pédanterie à trancher ici du critique, j’appuierais volontiers sur les services que Jean-Louis Hamon rendit à l’art contemporain en le ramenant aux pures sources de l’hellénisme. Mais il m’a paru plus intéressant d’insister sur les origines populaires de l’auteur de l’Amour en visite et des Vierges de Lesbos, de rechercher comment s’était formée sa conception de l’antiquité, par quelles analogies de tempérament ce petit rôdeur des grèves armoricaines s’était découvert tout d’un coup le contemporain de Moschus, de Bion et des poètes de l’Anthologie. Voilà vraiment le phénomène qui domine tous les autres et qui fait à première vue, du cas de Jean-Louis Hamon, l’un des plus curieux et des plus paradoxaux de ce temps.



  1. Ces renseignements généalogiques et les suivants m’ont été fournis par M. Optat Martin à qui j’adresse ici tous mes remerciements.
  2. « La petite commune de Plouha, qui n’était habitée que par de la noblesse d’une indigence superbe, se ressent encore de l’orgueilleuse misère dont leurs oisifs parchemins l’avaient incrustée (sic) — écrivait en 1794 le « citoyen » J. La Vallée. — Rien d’aussi grotesque. On y comptait cent cinquante familles toutes nobles depuis le déluge. Maîtres et valets d’écurie, bergers et bouviers, tout était chapitral. On n’avait pas de pain, mais on avait une épée ; aux grands jours, les monseigneurs en sabots mangeaient le pied de bœuf au retour de la grand’messe, où l’étiquette du banc ou de l’eau bénite ou de la fabrique les avait gravement occupés. Et, par ci, par là, pour délassement, survenaient entre les augustes manans quelques jolis duels. » (Voyage dans les départements de la France.)
  3. C’est aujourd’hui la rue des Capucins. Les frères de Lamennais occupent les anciens bâtiments des moines.
  4. V. dans les Gwerziou Breiz-Izel la pièce intitulée Markiz Tredre et, dans l’Histoire de Lannion de Lenepvou de Carfor, l’analyse du gwerz : Pipi Coatredrez, fondatour ar Capucinet. On remarquera que, dans le gwerz recueilli par Luzel, le marquis de Coatredrez est tué en duel par un sieur de Kerninon ; en fait, le Pierre de Coatredrez qui fonda les Capucins de Lannion fut bien tué en duel aussi, mais par son propre beau-frère Vincent du Parc, marquis de Locmaria (1624).
  5. Il occupe aujourd’hui la place d’honneur dans la salle des mariages.
  6. J’emprunte cette anecdote à M. Jacques Evrard, qui la tient lui-même de l’excellent peintre Jean Aubert, camarade d’atelier de Hamon chez Paul Delaroche. Hamon, du reste, ne tarda pas à prendre sa revanche. « Delaroche, raconte M. Evrard, avait donné à ses élèves, comme sujet de composition, le Massacre des Innocents. On peut s’imaginer les scènes d’horreurs et de carnage que s’attachèrent à représenter la plupart des jeunes artistes. Un seul avait traité le sujet d’une manière absolument neuve : dans un délicieux jardin on voyait une troupe d’enfants prenant leurs ébats. Frais et roses, tout, dans leurs physionomies, respirait la santé et la joie de vivre, mais, dans un bosquet, on apercevait la silhouette tragique d’un assassin armé d’un poignard et qui se disposait à frapper les pauvres petits. « Qui donc a fait cela ? s’écria le professeur en passant la revue des compositions. — C’est moi, murmura Hamon. — Eh bien, mais ce n’est pas mal du tout. C’est même très bien, oui, c’est très bien. » Delaroche comprit ce jour-là que Hamon avait mieux à faire que de manier l’empeigne et le tranchet.
  7. Voici pourtant qui tendrait à faire croire que toute sympathie pour Hamon n’était pas complètement éteinte chez certains au moins de ses compatriotes : « Après ses premiers grands succès, dit M. Jacques Evrard, l’artiste alla faire un voyage en Bretagne et il ne manqua pas de rendre visite au vieux curé de son village qui manifesta sa joie de le revoir en l’embrassant à plusieurs reprises. On causa. Hamon raconta ses débuts, ses travaux, ses succès… Le brave prêtre écoutait, ravi. Tout à coup il fouilla dans sa poche, en tira une pièce de vingt sous et, la mettant dans la main de Hamon, lui dit : « Tiens, c’est pour toi. » L’artiste, quelque peu interloqué, ne savait que répondre. « Oui, reprit le curé… C’est pour t’acheter des noix. » Quand il racontait cette histoire, Hamon avait les larmes aux yeux. Il conserva pendant de longues années la pièce de vingt sous du vieux curé, car elle lui rappelait une des plus douces en même temps qu’une des plus intenses émotions de sa vie. »