L’Âme bretonne série 1/Les grands Calvaires de Bretagne

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LES GRANDS CALVAIRES DE BRETAGNE




À André Baudrillart.

Les calvaires de Bretagne sont célèbres. Il y a des calvaires dans tous les pays, mais ils n’offrent point ces proportions magistrales, cette richesse d’ornementation, cette abondance et cette variété de personnages qui signalent les calvaires bretons. Bien connus des touristes, qu’émoustille la gaillardise des inévitables diableries sculptées sur leurs entablements, ils ont l’avantage de n’être point dispersés aux quatre coins de la péninsule armoricaine : les plus fameux se pressent autour de Morlaix, dans la pittoresque région qui s’appuie aux contreforts des monts d’Arrhée — cette échine de la Bretagne, keign Breiz, comme les appelle un dicton populaire — et descend jusqu’à la mer par des ondulations insensibles. Et, sans doute, l’art de ces monuments est quelquefois un peu fruste ; l’anachronisme n’y est point l’exception, mais la règle : les styles s’y bousculent ; la pierre n’y a point d’âge. Mais un idéalisme vivace circule dans ces frises barbares, souleva les humbles acteurs de ces grands drames plastiques, assouplit ces pauvres images et les délie en quelque sorte de leur dure gaine de granit. L’âme bretonne y palpite et on l’y peut saisir dans une de ses manifestations les plus touchantes, dans sa lutte souvent heureuse contre la matière qu’elle finit par dompter à force d’entêtement, de foi profonde et opiniâtre, — cette même foi qui, chez les naïfs imagiers du moyen-âge, suppléait à l’inhabilité du ciseau et tournait leurs gaucheries en séductions.


I


Une histoire détaillée des calvaires bretons mériterait bien de tenter nos érudits locaux, les Abgrall, les Kerviler, les Fouéré-Macé, les Louis Monnier et les Guillotin de Corson : ils y trouveraient, sur nombre de points, où exercer leur sagacité coutumière. On ne sait presque rien de ces monuments : leur origine est un mystère ; leur chronologie même est incertaine. Pour quelques-uns sans doute qui appartiennent à la fin du XVIe siècle et au commencement du XVIIe (Guimiliau, Plougastel, Saint-Thégonnec, etc.), les dates sont connues et ne prêtent à aucune contestation. Mais il n’y a que trouble et confusion pour la plupart des calvaires du premier cycle (Plougonven, Runan, Kergrist-Moëllou, Tronoën-Penmarc’h et Lanrivain). Autant d’auteurs, autant de dates. Pour Kergrist-Moëllou, les plus prudents s’en tiennent à un chiffre vague — vers 1560[1] ; pour Lanrivain, on donne tour à tour 1548 — Hamonic —[2] et 1551 — Jollivet. — L’écart n’est pas très sensible ; mais il est considérable pour le calvaire de Plougonven, qui serait de 1606 d’après le savant abbé Abgrall et que le non moins savant Léon Palustre reporte délibérément à 1554, l’établissant par surcroît dans les titres et privilèges de doyen des calvaires bretons[3].

En fait, et jusqu’à plus ample informé, ce très appréciable honneur, dont Palustre, un peu à la légère, gratifia le calvaire de Plougonven et que pourraient lui disputer en tout état de cause les calvaires de Lanrivain et de Guéhenno, paraît devoir revenir au calvaire de Tronoën-Penmarc’h (commune de Saint-Jean-Trolimon). Le dit calvaire dépend d’une chapelle de Notre-Dame, célèbre pour les vertus miraculeuses des poussières qu’on y recueille et qu’on mélange à la boisson des fiévreux : quoiqu’on n’y lise aucune date, M. l’abbé Abgrall le croit antérieur à 1520, mais peut-être que les dégradations du monument ajoutèrent à sa vétusté dans l’esprit de notre compatriote. La pluie et les vents de mer ont à ce point corrodé les personnages de la figuration qu’il est souvent impossible de les identifier (cf. l’adolescent portant un globe ou une pomme dans le panneau de l’Adoration des Mages, le moine humilié au pied de la croix du bon larron, etc.). Quelques scènes valent cependant d’être signalées : l’Annonciation où l’ange Gabriel lève un grand phylactère devant Marie agenouillée sur un prie-Dieu à compartiments, le casier inférieur faisant bibliothèque ; la Descente aux Limbes, ceux-ci figurés par la gueule d’un dragon d’où l’on voit issir Adam et Eve[4]  ; l’Adoration des Mages, avec sa Vierge-Mère couchée nue jusqu’à la taille (l’usage des chemises de lit, qui date du XVIe siècle, ne se généralisa qu’assez tard en Bretagne) et qui tend les bras à l’énigmatique sphérophore dont il fut question plus haut. Dans l’ensemble, le calvaire de Tronoën-Penmarc’h accuse bien la lourdeur des premiers âges et l’on aperçoit tout de suite que l’architecte ou le maître maçon qui l’a conçu ne s’est point mis en frais d’imagination : autour d’un massif plein rectangulaire il a disposé une corniche et un entablement propre à recevoir ses personnages. Une croix centrale et deux croix latérales plus petites dominent leur double figuration et ces croix seraient peut-être d’un style assez heureux, s’il n’y avait une évidente disproportion entre leur gracilité relative et le socle monumental qui les porte (4m,50 de long sur 3m,15 de large).

Voilà des défauts qui n’apparaissent pas dans les calvaires de Lanrivain, de Runan et de Kergrist-Moëllou, bien qu’on retrouve dans le premier de ces monuments le massif plein rectangulaire, mais sans la frise du premier étage et avec des dimensions réduites de moitié. On serait plutôt tenté de lui reprocher le défaut contraire et que les croix y sont trop lourdes pour l’exiguité du piédestal. Quant aux calvaires de Kergrist et de Runan, qui comptaient parmi les plus beaux et les plus anciens de Bretagne, du premier il ne subsiste plus que le socle et des débris de statues pieusement recueillis par le recteur actuel, M. Le Riguer, chez des habitants de la paroisse qui les avaient promus à la dignité de lares domestiques — encore la restauration en est-elle possible[5] ; — du second qu’une sorte de chaire à prêcher ou « promenoir », trois fûts de colonnes et quelques pierres ouvragées. Plus heureux que les précédents, quoique mutilé et brisé comme eux en 93, le calvaire de Lanrivain, restauré par Hernot père en 1866[6], domine encore de sa masse imposante les tombes du cimetière paroissial. Mais la distribution des statues paraît avoir été faite sans grande réflexion et presque au hasard : les personnages, fouillés d’ailleurs avec soin, ne font groupe que dans la scène de la Mise au tombeau. Tels sont de vrais géants et d’autres, à leurs côtés, ont l’air de pygmées. Par là et surtout par la navrante indigence de son socle[7], le calvaire de Lanrivain, moins fruste peut-être, plus poussé dans le détail que celui de Tronoën, lui reste dans l’ensemble sensiblement inférieur : à Tronoën encore, la lourdeur du massif n’allait point sans une certaine noblesse ; on y découvrait, à la longue, je ne sais quelle beauté de sarcophage barbare. Mais l’accord définitif de la grâce et de la majesté dans les monuments du premier cycle (1520-1560), c’est aux calvaires de Guéhenno et de Plougonven qu’il appartenait de le réaliser.


II


Le calvaire de Guéhenno, dans l’arrondissement de Ploermel (Morbihan), s’il répondait davantage au concept que nous nous faisons de ces sortes de monuments, ne serait pas loin de m’apparaître comme le chef-d’œuvre du genre. Mais la figuration en ronde-bosse du grand drame évangélique y est trop visiblement réduite à sa plus simple expression : une Pieta, les quatre prophètes et un portement de croix en font tous les frais ; les autres scènes de la vie de Jésus (la Veillée au Jardin des Oliviers, la Flagellation, le Couronnement et la Descente aux Limbes) n’ont été pour le sculpteur que des thèmes accessoires dont il s’est hâtivement déchargé dans les bas-reliefs du piédestal. Encore ne saurait-on trop louer ce piédestal. L’élégance de son dessin, les moulures et les rinceaux dont il est délicatement brodé : composé de deux massifs pleins accolés perpendiculairement en forme de tau ou croix de Saint-Antoine, il est coupé, aux deux tiers de sa hauteur, par une corniche du plus pur style renaissance et flanqué à ses angles par les statues des quatre évangélistes. Rarement une ornementation plus discrète et plus fine, une plus exquise pondération des parties s’observèrent sur un calvaire breton[8].

Une inscription en caractères gothiques et d’orthographe étrange nous apprend que « F. Guillouic a fait cette croua d. p. lès proches (de par les paroissiens ?) 1550 ». Date et signature n’ont-elles point été ajoutées après coup, comme il est arrivé pour le jubé de Sainte-Croix à Quimperlé ? Rien n’autorise à le supposer. Une inscription du même genre et dont je ne vois pas plus de raisons pour suspecter l’authenticité nous apprend que le calvaire de Plougonven « fut fait en l’an 1554[9] en l’honneur de Dieu et Notre-Dame de Pitié et monseigneur saint Yves ». Cette fois nous en avons fini avec les massifs rectangulaires. Le calvaire de Plougonven est un polygone à deux étages et à pans réguliers, surmonté en son centre d’une grande croix épineuse à trois branches transversales, dont la plus basse porte deux centurions à cheval et la médiane deux des saintes femmes qui accompagnaient Jésus. Cette croix est flanquée de deux autres plus petites où sont pendus les deux larrons. Toutes les trois sont posées sur des socles assez larges pour porter en même temps des statues de saintes et une Pieta. À l’étage supérieur, sous cette Pieta, sont représentées les principales scènes de la Passion. Tous les personnages, moins Jésus et la Vierge, sont empruntés à la vie réelle : leur costume est celui des paysans et des bourgeois du XVIe siècle ; les gardes portent le heaume, la cuirasse et les jambières ; Pilate, fourré d’hermine, le mortier en tête, n’est point différent d’un bailli ou d’un présidial. La figuration du grand drame religieux se poursuit au premier étage avec les scènes habituelles de la Visitation, de la Nativité, de l’Adoration des rois magies, etc. Les personnages mesurent en général de 70 à 75 centimètres de hauteur, sauf dans la scène de la Mise au tombeau, où Joseph d’Arimathie et un fossoyeur qui lui fait face atteignent presque la grandeur nature. Ce manque subit de proportions ne laisse pas de déconcerter. Est-ce recherche, artifice comme à Lanrivain ? Je croirais plutôt que ces deux statues sont d’une autre époque et qu’elles ont remplacé des statues plus anciennes. Mais il faut s’arrêter devant la tête de Christ sculptée sur le mouchoir de Véronique. Tout le drame du calvaire revit dans ces yeux graves et résignés, dans le dessin de cette bouche si pure, dans ce front large à contenir un monde. Notons également un diable en froc de pèlerin, qui se retrousse cyniquement pour montrer ses pieds fourchus et dont l’expression, supérieurement joviale et capricante, est obtenue au moyen d’un système de lignes concentriques du plus curieux effet. On dirait une caricature de Jossot ; mais ce diable est tout moderne : c’est une création originale de Jean l’Archantec, le restaurateur du monument.

J’ai insisté à dessein sur ce calvaire de Plougonven, parce qu’il est vraisemblablement l’un des premiers en date de nos calvaires bretons et aussi parce que, l’un des moins connus et des moins visités par les touristes, il est à mon sens, avec le calvaire de Pleyben, celui qui répond le mieux à l’esthétique du genre. Ni à Guimiliau, ni à Plougastel, vous ne trouverez ces proportions heureuses et ce sens de l’aménagement. Le choix d’un massif octogonal à pans réguliers témoigne d’un goût excellent. Rien ne choque l’œil, les deux étages, en retrait l’un sur l’autre, se superposent de la plus harmonieuse façon et ils sont dominés eux-mêmes par des croix suffisamment garnies pour meubler le vide supérieur.

J’ajouterai que le calvaire de Plougonven, quelque peu délabré par les siècles, a été très convenablement restauré lors du jubilé de 1898. Était-il nécessaire, par exemple, que la date de cette restauration fût inscrite sur le fût épineux de la croix principale ? On eût aimé comme à Guéhenno plus de discrétion. Il convient aussi de protester contre l’érection d’un grand tombeau de famille à moins d’un mètre du monument et juste en face de la porte d’entrée du cimetière. Avec sa croix massive et ses inutiles entablements, ce tombeau masque une partie du calvaire. C’est d’autant plus fâcheux que le cimetière de Plougonven est pittoresque à souhait, qu’il possède une jolie église ogivale et que, campé sur l’ourlet d’un plateau fortement déclive, on embrasse de là, comme d’un belvédère naturel, la riche vallée du Tromorgan, l’Arrhée et les premiers contreforts des Montagnes-Noires. Le soir d’hiver où je le visitai en compagnie du barde Léon Durocher, le soleil couchant dardait une oblique clarté sur le vieux calvaire, rosissait le granit et communiquait je ne sais quelle vie surnaturelle aux personnages de ces panathénées chrétiennes. Toute lourdeur s’en allait d’elles ; gravitant dans l’air ambré, elles se spiritualisaient délicieusement et atteignaient à ce degré de beauté immatérielle qui, plus qu’aucune perfection artistique, devait correspondre aux aspirations religieuses, au fervent idéalisme des imagiers de la Renaissance bretonne…


III


Le pays du Léon, de Morlaix à Brest, y compris une étroite bande de l’ancien archidiaconé de Poher, est par excellence le pays des calvaires. On en trouve bien quelques spécimens isolés dans la Cornouaille du sud et du nord-est (Kergrist-Moëllou, Lanrivain, Tronoen, etc.), dans le Goëlo (Runan) et même dans l’ancien archidiaconé de la Mée (calvaire de Pontchâteau, Loire-Inférieure). Il conviendrait aussi de mentionner le calvaire de Cléden-Poher (1375), ne serait-ce que pour les deux auges qui supportent les bras de la croix et viennent ensuite se raccorder au fût par un prodige d’élasticité musculaire ; le calvaire de Senven-Léhart, que l’abbé Gabriel Le Febvre croit de la même époque (1608) que l’ancienne chapelle bâtie par le marquis de Crénan, seigneur du Fœil, lequel est représenté à cheval et en harnais de guerre sur un des angles de l’entablement[10] ; le calvaire de Pestivien, que distingue son beau groupe de la Mise au Tombeau ; surtout le calvaire de Quininen, près Landrevarzec, dont on n’a pas assez vanté l’harmonieux agencement et cette originale disposition ascensionnelle des statues autour de la croix principale qui la fait ressembler à un grand arbre de Jessé…

Je ne dirai rien et pour cause, malgré leurs proportions magistrales et la juste réputation dont ils jouissent, des calvaires de Sizun, de La Martyre, de Lampaul, de Pencran, de La Forêt, de Kerfons, du Quillio, de Saint-Herbot, etc. Ce ne sont point là de véritables calvaires au sens où on l’entend ici et le nom doit être réservé, à l’exclusion des croix ornées, aux seuls monuments où se voit une figuration dramatique des grandes scènes de la vie de Jésus. Les plus réputés du genre, en outre des calvaires dont j’ai déjà parlé, sont le calvaire de Guimiliau, exécuté en sept années, de 1581 à 1588; celui de Plougastel-Daoulas, commencé en 1602 et terminé en 1604 ; celui de Saint-Thégonnec, qui porte la date de 1610 ; enfin celui de Pleyben, dont l’exécution remonte seulement à 1650.

Une particularité curieuse de ces différents calvaires, c’est que les croix qui en forment le motif principal sont presque toutes à fût épineux, bosselé ou écoté. Il y a là plus et mieux qu’une indication. Pour l’un de ces calvaires, d’ailleurs, on est fixé : c’est à la suite d’un vœu solennel, fait en 1598 pour obtenir la cessation de la peste qui désolait le Léon et la Cornouaille, que fut érigé le calvaire de Plougastel-Daoulas. De pareils vœux durent être fréquents à cette époque. Aussi bien la tradition conserve le nom de croix de peste (kroaziou ar vossenn) à cette multitude de croix aux fûts épineux qui furent érigées, principalement dans l’évêché de Léon, à la fin du XVIe et au commencement du XVIIe siècle. L’apparition du redoutable fléau, ses continuels retours offensifs frappèrent extrêmement l’imagination populaire, comme en témoignent les nombreux gwerz qui nous sont restés de cette époque et dont les plus célèbres ont été publiés par La Villemarqué et Luzel sous le nom de Bossen Elliant :

« La Peste blanche est partie d’Elliant ; elle a emporté sept mille et cent. — Cruel eût été le cœur de celui qui n’eut pleuré, s’il eût été au bourg d’Elliant, — en voyant sept fils d’une même maison allant en terre dans une même charrette. — La pauvre mère les traînait ; le père suivait en sifflant : il avait perdu la raison. »

Cette tragique extermination de toute une paroisse eut un retentissement prodigieux dans les esprits. Le gwerz de la peste d’Elliant synthétisa l’effroi général : après trois siècles écoulés, il est encore populaire dans les Montagnes-Noires et l’Arrhée de Berrien. Mais on sait, par les documents, que tout le bas pays fut éprouvé. Les registres des sépultures de Plouescat dans le diocèse de Léon, parlent d’une épidémie effroyable qui ravagea cette paroisse en 1626 et 1627 : le souvenir du fléau s’y est également conservé dans un gwerz local quelque peu semblable à celui de la peste d’Elliant[11]. Précédemment, en 1564, suivant une note de Le Men citée par Luzel, le chapitre de Quimper s’était vu obligé de déserter la ville et de tenir ses réunions dans les paroisses voisines, propter pestem vastantem civitatem Corisopitentem. En 1598, date officielle du vœu des paroissiens de Plougastel, nouveau retour du fléau. « Après la famine, dit le chanoine Moreau, s’ensuivit la peste, qui fut l’année 1598, un an après la paix, et ce en punition des péchés des hommes qui y étoient si débordez que l’on n’y sçavoit plus prier Dieu que par manière d’acquit. Cette peste commença par les plus pauvres, mais enfin elle s’attaqua, sans acception de personnes, aussi bien aux riches, obstant que c’estoit, disoient-ils, la maladie des gueux et en moururent des plus huppés ». C’en fut assez pour déterminer les survivants à souscrire au vœu solennel de leurs concitoyens. Des monuments comme le calvaire de Plougastel devaient coûter fort cher à établir : la peste fit ce miracle de desserrer toutes les escarcelles. Et ce qui se passa céans dut se répéter à Guimiliau, à Saint-Thégonnec, à Pleyben… Ces érections de calvaires s’accordaient on ne peut mieux d’ailleurs avec le sentiment artistique et la tradition populaire. Il n’y a pas[12] de pays où les croix soient si nombreuses qu’en Basse-Bretagne. On aura une idée de la prédilection des Celto-Armoricains pour ce genre de monuments par ce simple fait que, au début du XVIIIe siècle, Roland de Neufville, évêque de Saint-Pol de Léon, se vantait d’avoir fait élever cinq mille croix et calvaires dans les seuls chemins et carrefours de son diocèse. Aujourd’hui encore, il est difficile de s’aventurer sur une route de Bretagne sans rencontrer, au bout d’une minute ou deux, enfoui à mi-corps dans un talus ou planant sur une éminence, quelqu’un de ces monuments primitifs de la foi de nos pères…


IV


La voie ferrée de Paris à Brest laisse sur sa droite, entre Morlaix et Landerneau, un petit bourg pareil à tous les bourgs bretons, mais dominé par un groupe architectural du plus curieux effet. Ce groupe, composé d’une église ogivale, d’un ossuaire, d’un arc de triomphe et d’un calvaire, s’aperçoit distinctement du train ; mais, jusqu’en 1899, la Compagnie de l’Ouest paraissait ignorer son existence. Une « halte » a été créée depuis ; elle supprime le long détour par Lampaul ou Saint-Thégonnec et vous jette tout de suite en plein cœur de Guimiliau.

L’église, l’arc de triomphe et l’ossuaire de Guimiliau mériteraient une description à part. Mais je ne m’occupe ici que des calvaires bretons et je m’en voudrais de distraire un moment l’attention de mes lecteurs sur un sujet étranger.

Comme la plupart des monuments analogues, le calvaire de Guimiliau fait corps avec le cimetière paroissial[13]. Les blêmes draperies d’un matin de janvier nous le montrèrent couché dans une brume fantômale et tout frissonnant encore de la froide veillée nocturne qu’il venait de traverser : le granit des statues était tacheté d’efflorescences blanchâtres, cette lèpre des vieilles pierres qui ne respecte pas le kersanton lui-même, le plus fin pourtant et le plus « serré » des granits armoricains. On eût dit qu’il avait neigé de place en place sur les pauvres statues. Le kersanton est la pierre la plus communément employée par les sculpteurs de la Bretagne. On l’extrait des carrières fameuses de Logona-Daoulas, près de Brest. Cambry déjà, au commencement du siècle, vantait ce beau granitello noir, quartz et hornblend mêlés, semblable au granit statuaire des Égyptiens. C’est en kersanton, aujourd’hui encore, que se font tous les monuments artistiques de Bretagne, comme ce magnifique calvaire que la piété des Bretons vient d’ériger à Lourdes et qui est sorti des ateliers du grand sculpteur populaire, de l’imagier par excellence de la Bretagne contemporaine, M. Yves Hernot fils, de Lannion.

Le calvaire de Guimiliau est, avec le calvaire de Plougastel-Daoulas, le plus célèbre des calvaires bretons. Il faut bien avouer cependant que les proportions en sont loin d’être aussi heureuses que celles du calvaire de Plougonven. Comme l’a remarqué M. Léon Palustre, la croix qui le surmonte ne se dégage pas suffisamment de l’ensemble : elle a l’air d’un accessoire, quand elle devrait être le principal. Cela tient à ce que le développement du calvaire, au lieu de s’opérer en hauteur, s’accuse seulement en largeur, par suite de la substitution du système des appendices rectangulaires, à moitié découpés en arcades, au système du massif octogonal.

C’est par les détails que se rachète le calvaire de Guimiliau : les personnages sont taillés sans trop de gaucherie ; les scènes, vues de près, ont du caractère dans leur naïveté. Je citerai particulièrement la fuite en Égypte, groupe d’un réalisme saisissant : la Vierge, avec l’enfant Jésus, sur l’âne ; saint Joseph devant, minable, le gippon ou jaque serré à la taille par une cordelette de pèlerin, la tête basse et traînant la jambe. Autre scène émouvante, mais qui ne se rapporte que d’assez loin au drame de la Passion : celle où Catel-gollet (Catherine la perdue), les cheveux défaits, les seins pendants, avec une inoubliable figure d’épouvante, est précipitée nue dans l’enfer. Un diable lui caresse le cou de sa fourche ; un autre l’agrippe par le bras ; un troisième, mufle de bourreau et de vampire, la saisit par derrière, ses griffes obscènes plantées à l’endroit le plus tendre du corps, sur la douce fleur de chair qui ne s’ouvrira plus à l’amour. Nous retrouverons ce groupe à Plougastel. Catel-gollet est une figure très populaire en Basse-Bretagne et dont la popularité, comme on voit par les dates d’érection des deux calvaires de Guimiliau et de Plougastel, est antérieure de plusieurs années à la publication du gwerz fameux que le P. Maunoir consacra vers 1640 à cette infortunée pécheresse. Le thème du gwerz paraît emprunté d’ailleurs aux Magicæ questiones du jésuite espagnol Delrio. Maunoir en fit l’application à Catel, dont la légende était encore incertaine et flottante : celle-ci devint, comme chez Delrio, une jeune servante dissolue, qui, ayant celé en confession un péché « maudit et honteux », fut condamnée aux flammes éternelles et apparut le lendemain de sa mort « dans un buisson de feu, le visage plein de serpents et les yeux de salamandres », pour annoncer sa damnation à ses compagnes :

« Voici ma main, cause de mon malheur, — et voici ma langue détestable ; — ma main qui a fait le péché — et ma langue qui l’a nié. — Par Marie-Ma-deleine — j’ai été avertie douze fois — qu’il fallait faire une confession sincère et complète — et que je serais pardonnée. — Un More (le diable) noir et gris à longue queue, — horrible avec les griffes de ses pieds, — en me menaçant de me briser la tête — m’a contrainte de rester bouche close. — Ma malédiction sur les mauvaises compagnies, — sur les sorciers et les soirées ! — Ma malédiction sur les bals et les danses — qui m’ont fait tomber dans le péché !… »

Il y a peu d’années encore, quand les prédicateurs bretons, pour dramatiser leurs prônes, se servaient de tableaux sur châssis volant où les sept péchés mortels étaient représentés par des animaux, l’orgueil par un paon, la gourmandise par un cochon, etc. etc., c’était Catel-gollet qui, de temps immémorial, dans ces naïves figurations, symbolisait la luxure. L’un de ces prédicateurs, l’abbé Le Roux, mort vers 1860, s’était fait une spécialité du type. Retroussant sa soutane, il imitait Catel-gollet entrant au bai et déployant ses grâces. Tout le monde riait aux éclats, mais bientôt survenait Belzébuth, qui saisissait sa proie. Catel se débattait en vain ; elle tombait en enfer avec des rugissements si horribles, dit Benjamin Jollivet, « que les auditeurs, glacés d’effroi, s’échappaient par toutes les portes, croyant avoir le diable à leurs trousses »[14].

La représentation plastique de cette sombre anecdote ne devait pas avoir moins de prise sur les Bretons du XVIe siècle que les prônes mimés de l’abbé Le Roux sur nos contemporains. Mais le martyre et l’enfournement de Catel-gollet ne sont point la seule originalité du calvaire de Guimiliau : celui de Plougouven n’affichait aucune préoccupation utilitaire ; dans le calvaire de Guimiliau on remarque tout de suite, entre les deux appendices de face, un enfoncement destiné à recevoir un autel et une statue patronale. De fait, les voici. La statue ne porte aucune inscription : c’est peut-être saint Pol, peut-être aussi saint Miliau, qui a donné son nom à la paroisse et dont le pardon se tient le troisième dimanche de juillet. On s’y rend de dix lieues à la ronde. Saint Miliau, roi de la petite Cornouaille, que son frère Divrod assassina traîtreusement vers 531 pour prendre sa place, est souverain, dit-on, contre les furoncles et les clous : Sant Miliau a zo mad evit ann heskizi !

Une autre particularité notable du monument de Guimiliau est l’escalier intérieur ouvert dans l’un de ses appendices. Pourquoi cet escalier ? Il est facile de le deviner : tout de même que, les jours de pardon, l’autel du soubassement servait pour la célébration du culte[15], la plate-forme qui dominait l’autel devait servir d’ambon ou de chaire à prêcher. Les chaires intérieures des églises sont d’époque relativement récente. Les plus anciennes remontent à la fin du XIIIe siècle et ce sont des chaires italiennes. Dans les églises du nord de la France, ce n’est guère qu’au XVIe siècle qu’elles s’établissent définitivement. Mais en Bretagne, où, à certains jours de l’année, faute de place, les grandes manifestations du culte se déploient en plein air, tantôt on adosse la chaire à l’une des faces extérieures de l’église, tantôt on l’isole sur un massif plein au milieu du cimetière. Chaire et massif viennent-ils à manquer ? Le « promenoir » du calvaire en tient lieu. « De nos jours encore, dit M. René Kerviler, à l’époque des grands pèlerinages, le calvaire de Pontchâteau est une estrade toute dressée pour les semeurs de la parole divine. » La plate-forme du calvaire de Guimiliau dut remplir une destination semblable ; de cette tribune en plein air, la voix du prédicateur, les jours de pardon, pouvait couvrir d’énormes espaces, remuer jusqu’en ses confins extrêmes la marée humaine qui se pressait dans le cimetière et sur le placitre. Et telle fut aussi, je pense, la destination primitive de la plate-forme du calvaire de Plougastel-Daoulas[16] qui n’est qu’une réplique magistrale du précédent. Heureusement qu’à Plougastel, les dimensions étant plus grandes, le défaut de proportions n’est pas aussi sensible. Les faces droites du massif central ne sont plus étranglées entre les projections en diagonale ; la pénible confusion qui choquait l’œil dans le calvaire de Guimiliau, si elle ne disparaît point tout entière, est fortement atténuée par l’ampleur et la bonne disposition des jours. Au lieu d’une croix unique, il y en a trois qui meublent le vide supérieur et dominent la figuration sans l’écraser. Le calvaire de Plougastel est-il de la même main que celui de Guimiliau ? On le croirait. L’architecte se serait donc corrigé à sa seconde tentative et aurait profité des écoles et des tâtonnements de la première.

Il est seulement dommage que son nom, si tant est, comme on le verra plus loin, qu’il ne figure point sur l’une des inscriptions du monument, se soit définitivement perdu ; mais c’est un sort commun à la plupart des faiseurs de calvaires. On n’en connaît avec précision que deux : S. Guillouic, dont nous avons relevé le nom sur un cartouche du calvaire de Guéhenno, et Yves Ozane, dont le nom est inscrit sur la table du calvaire de Pleyben. Il y a bien quelques chances aussi pour que le calvaire de Kergrist-Moëllou doive être attribué aux frères G. et P. Goséquel (sans doute Jézéquel), architectes de la tour. Mais, pour les autres calvaires, c’est l’incertitude même : leurs architectes sont restés anonymes et l’on ne connaît pas davantage le nom des naïfs imagiers qui en assurèrent l’exécution et taillèrent les personnages des entablements.

À Plougastel, le nombre de ces personnages est de plus de deux cents. Comme toujours, ils pèchent par un absolu dédain de la couleur locale. Leur coutume est celui de la fin du XVIe siècle et beaucoup ont toute l’apparence de portraits. C’était l’époque par excellence où, dans les moindres bourgs de Bretagne, aux fêtes votives, aux foires, aux marchés, on jouait ces mystères de la Passion dont les acteurs, comme à Oberammergau, se recrutaient dans le peuple, parmi les artisans et les laboureurs de la localité. Sans doute, pour composer leurs figurations, les imagiers de Plougastel-Daoulas, comme ceux des autres calvaires de Bretagne, n’eurent-ils qu’à regarder autour d’eux et à s’inspirer de leurs souvenirs personnels. De là, exception faite pour les personnages sacrés, le réalisme des attitudes et des physionomies. Il est poussé à Plougastel plus loin que partout ailleurs. Callot eût signé telle de ces statues, des groupes entiers parfois, bien dignes de sa verve populacière et bouffonne. L’une des scènes les plus étranges est l’entrée de Jésus-Christ à Jérusalem : le Messie s’avance au pas de sa mule, précédé par des sonneurs bretons en bragou-braz, jouant du biniou, de la bombarde et du tambourin. La scène désormais classique de Catel-gollet est traitée à Plougastel d’une façon un peu différente de Guimiliau : l’enfer, cette fois, est représenté par une énorme gueule de dragon — l’Infernum des mystères, qui bâillait pareillement au ras des tréteaux — où des diables grotesques précipitent la malheureuse fille tête-bêche avec d’autres damnés. Quant à la date du monument, elle est constatée par deux inscriptions en capitales romaines ainsi libellées :

CE MACE FUT ACHEVE A A 1602. M. A. CORRE
F. PERRIOU BAOD CURE
1604 J. KGUERN : L. THOMAS : O. VIGOU
FAB. ROUX CURE

Peut-être le Corre mentionné dans la première inscription est-il l’architecte du monument ; M, comme le propose Fréminville, serait alors pour Maître. L’hypothèse n’a rien de choquant.


V


Tel quel, le calvaire de Plougastel, une fois le genre admis, marque un progrès très réel sur le calvaire de Guimiliau. S’il est vrai cependant, comme le veut M. Léon Palustre, que, dans le domaine de l’art comme dans la vie courante, rien ne soit aussi difficile que d’observer longtemps une juste mesure et qu’on n’évite généralement un excès que pour tomber presque aussitôt dans un autre, c’est ce que tendrait à démontrer le calvaire de Saint-Thégonnec, où les trois croix de Plougastel-Daoulas, qui dominaient si artistement la figuration groupée à leur pied, s’élargissant outre mesure et se surchargeant de nouveaux personnages, n’ont plus pour base qu’un étroit massif rectangulaire pareil à une boutique ambulante, à un petit éventaire d’objets de piété.

Disproportion d’autant plus fâcheuse qu’à côté de ce calvaire avorté le cimetière de Saint-Thégonnec possède une intéressante église et un magnifique ossuaire du XVIIe siècle, qui est proprement le bijou du genre. Thégonnec lui-même, le vieux thaumaturge qui donna son nom à la paroisse, est représenté en costume d’évèque sur le calvaire, dans une niche creusée au-dessus de l’autel ; mais on ne voit point à côté de lui, comme sur le portail latéral de l’église le bœuf qui, suivant la tradition, aurait spontanément charroyé les matériaux avec lesquels il édifia son ermitage. Réduite au strict minimum, la figuration du grand drame religieux sculpté sur les frises du calvaire de Saint-Thégonnec est moins dramatique aussi qu’à Guimiliau et à Plougastel. Mais il faut mettre hors de pair l’émouvante Pieta, la Vierge-Mère affaissée au pied de la croix principale. Signalons enfin, à côté de Pilate, un soldat romain qui tient un cartouche où on lit : Ecce Homo.

Un dernier calvaire nous reste à visiter. C’est le plus moderne des grands calvaires bretons : une inscription, gravée sur la table de la Cène, nous apprend qu’il fut « fait à Brest par V. IV. (Yves ?) Ozane, architecte » ; une autre, qu’il fut construit en 1650, en plein XVIIe siècle, et voilà bien ce qui en fait l’étrangeté.

Tout, en effet, dans ce calvaire, revêt un caractère d’archaïsme très prononcé. Nous sommes sous Louis XIV, et les acteurs de la Passion se présentent à nous avec les pourpoints tailladés, les fraises et le harnois de guerre des contemporains de Henri II. Faut-il croire qu’Ozane, comme on l’a supposé, s’est borné à copier d’anciens modèles ? A-t-il cru, ce faisant, donner à son œuvre une façon de couleur locale et le recul nécessaire pour permettre de la mieux juger ? Toutes les suppositions sont permises.

Mais Ozane, s’il s’inspire de ses prédécesseurs, ne les copie point servilement. M. Léon Palustre signale avec raison l’évidement du massif central comme une des modifications les plus heureuses qu’on doive à cet architecte : la plate-forme du calvaire porte sur deux passages voûtés qui se croisent à angles droits, et l’on comprend mieux ainsi le rôle des projections en diagonale, qui ne sont plus seulement en apparence, mais en réalité de véritables contreforts. Les arcades de la partie supérieure ont disparu ; le mur se montre plein du haut en bas. De même la frise qui court autour du calvaire et qui avait beaucoup trop de hauteur à Guimiliau et à Plougastel est ici en rapport plus rationnel avec la base (1/5 environ). Enfin les groupes sont distribués avec plus d’art ; il y a moins d’encombrement.

Guéhenno mis à part et pour les raisons déjà exposées, le calvaire de Pleyben est certainement, avec celui de Plougonven, le mieux proportionné, le plus artistique de tous les calvaires bretons. Il clôt magistralement la série que le calvaire de Tronoën-Penmarc’h avait dignement ouverte quelque cent ans plus tôt.


VI


À partir de 1650, en effet, on ne trouve plus en Bretagne de calvaires proprement dits, j’entends avec figuration dramatique empruntée à la vie du Christ[17]. On peut remarquer aussi que c’est l’époque où les grandes épidémies prennent fin. La foi n’est pas moins profonde dans le peuple, mais elle n’est plus surexcitée et comme chauffée à blanc par l’apparition périodique des terribles fléaux qui passaient pour les signes visibles de la colère de Dieu. Dès l’instant que ces fléaux cessent, le faisceau des terreurs individuelles se relâche ; l’exaltation tombe ; les consciences reprennent leur niveau : il n’est plus nécessaire d’en appeler à Dieu par l’une de ces grandes manifestations concrètes, par l’un de ces grands mea culpa plastiques que furent à l’origine les calvaires bretons. La plupart d’entre eux ont ainsi perdu de leur signification primitive. Ils ne répondent plus aux besoins du culte, qui s’est retiré des cimetières et des places publiques, sauf en certaines circonstances exceptionnelles. Tels quels, ils constituent, pour l’archéologue, le plus précieux des documents, la plus expressive peut-être de toutes nos pages d’histoire locale. On n’y doit toucher qu’avec respect.



  1. La date exacte de son érection, autant que je l’ai pu déchiffrer sur une des faces du monument, est rapportée dans cette inscription : « En l’an 1578, ceste fovel (? ?). »
  2. C’est M. Hamonic qui est dans le vrai. M. le Men, recteur de Lanrivain, a bien voulu relever pour moi l’inscription du monument. Elle porte : « Henry Quéré a fait faire cette croix, 1548. »
  3. Cf. Palustre : la Renaissance en France. M. Tausserat-Radel (L’Art en Bretagne) adopte aussi la date de 1554, mais une confusion s’est glissée dans son texte : il parle de « Plougonver dans les Côtes-du-Nord. » Plougonver existe bien, mais n’a pas de calvaire : c’est Plougonven (Finistère) qu’il faut lire. M. Tausserat-Radel aura peut-être été induit en erreur par le fait que Gurunhuel faisait autrefois partie de la paroisse de Plougonver : M. F. Le Dantec me signale dans la première de ces localités un calvaire de grande proportion qui m’avait échappé jusqu’ici et qu’il dit valoir celui de Plougastel, encore que moins bien conservé. Dont acte.
  4. « Cette représentation ingénieuse, dit M. l’abbé Abgrall (Livre d’or des Églises de Bretagne) a été imitée dans les autres calvaires qui ont été sculptés postérieurement ; mais l’idée y a été moins bien comprise, car, au lieu d’exprimer le séjour des justes, on a semblé figurer le véritable enfer des damnés. »
  5. Et combien elle serait désirable ! L’artiste distingué chargé de cette restauration, M. Auffray, de Saint-Nazaire, n’attend que les fonds nécessaires pour se mettre à l’œuvre. « Actuellement, m’écrit-il, le calvaire de Kergrist est réduit à un massif plein octogonal sans autre ornementation que des moulures à la partie supérieure. Un des pans de ce massif reçoit un escalier parallèle à l’arc longitudinal de l’église et donnant accès à la plate-forme qui portait une scène très compliquée représentant la vie du Christ. Les personnages de cette scène ont été retrouvés, au moins en grande partie, par M. Le Riguer, chez des habitants de la localité qui les avaient recueillis comme totems et logés dans leurs cheminées. Quelques fragments étaient encastrés dans des murs ; une pierre creusée et travaillée servait d’auge. Pieusement, inlassablement, M. Le Riguer a tout recueilli (près de 100 statues). Sa collection présente très peu de lacunes : à part quelques statues qui, au premier examen, ne semblent pas appartenir au monument et qui trouveront sans doute leur place quand la plate-forme sera débarrassée d’une croix moderne qui l’encombre en ce moment, les autres figures se rapportent bien aux scènes intermédiaires entre l’Annonciation et la Résurrection. Le centre de la plate-forme devait être primitivement occupé par une croix comme maintenant ou peut être par trois croix, ainsi qu’à Saint-Thégonnec, Plougastel, etc. Nous ne possédons actuellement que les vestiges de la croix principale, laquelle se trouve représentée fort heureusement par ses parties essentielles : le Christ (très belle figure) existe presque en entier. Quant aux personnages de la plate-forme alignés par le recteur autour du monument, quelques-uns — fort peu — sont intacts ; la plupart sont décapités. Heureusement on a les têtes. Une restauration complète du monument est donc possible. Reste à trouver l’argent. » Mais l’intervention du conseil général des Côtes-du-Nord et de la Direction des Beaux-Arts n’est-elle pas tout indiquée en l’espèce ? Lors d’une récente visite au calvaire de Kergrist-Moëllou, j’avais prié M. Le Riguer — dont l’aimable hospitalité reste un des bons souvenirs de ma tournée en Cornouailles — de faire certaines recherches sur l’origine du monument. « Il n’existe, dans nos archives, m’écrit-il, aucune pièce relative à ce calvaire. Peut-être est-il en effet des frères Jézéquel qui construisirent la tour de l’église en 1554. D’autre part, Mme la comtesse du Laz, auteur de la Baronnie de Rostrenen, m’écrit qu’il est certainement dû à l’initiative du Baron de Rostrenen, Toussaint de Beaumanoir. Mais on n’a aucun souvenir des motifs de son érection et on ne peut rien dire de plus : l’écusson est frusté. » — (Voir à l’Appendice.)
  6. D’après les comptes fabriciens, m’écrit M. Le Men, cette restauration a coûté 2000 francs. ».
  7. On pourrait en dire autant du calvaire de Kergrist-Moëllou, sinon de celui de Runan, mais tel est l’état de délabrement de ce dernier calvaire qu’on hésite à se prononcer sur son compte autrement que par hypothèse. « Les débris, dit M. l’abbé Louis Monnier, en gisent çà et là dans l’herbe : un si déplorable acte de vandalisme est dû aux « Patriotes » de Pontrieux qui, en 1793, brisèrent les trois croix et les personnages qui reposaient sur la plate-forme, mutilèrent les statues du Christ, de la Vierge et des saints qui y étaient représentés assistant à la mort de l’homme-Dieu. Le piédestal seul résista à leur rage de destruction, non sans qu’il en gardât des traces. C’est un petit monument hexagonal : sur chacun de ses côtés se détache une triple ogive encadrée d’un fronton à rampants fleuronnés : les arcades sont séparées par de petits pinacles entre lesquels on aperçoit des niches minuscules. Au second plan existaient deux autres ogives encadrant des sujets taillés en relief sur le granit. Le socle du piédestal est d’une grande simplicité, mais la corniche forme un chapiteau sur le tailloir duquel court une belle guirlande de fruits et de feuilles de vigne. » (L’Église de Runan, ses origines, son histoire. Revue de Bretagne, de Vendée et d’Anjou, septembre 1900.)
  8. Comme les calvaires de Lanrivain et de Kergrist-Moëllou, le calvaire de Guéhenno fut mis en pièces sous la Terreur. Mais les habitants en ramassèrent les débris et les conservèrent précieusement. « Ce que voyant, m’écrit M. l’abbé Donet, recteur de Guéhenno, un de mes prédécesseurs nommé Jacquot songea à restaurer le calvaire. Il fit venir à cette fin deux artistes dont l’un demanda 2.000 francs et l’autre 1.200 francs. Trouvant ces sommes énormes, M. Jacquot entreprit lui-même la restauration du monument. Aidé de M. Laumaillé, son vicaire, et de quelques ouvriers du pays, il se mit courageusement à l’œuvre. Au bout de quelques mois la restauration était achevée (1853) et elle n’avait coûté que 563 francs. » L’une des particularités les plus notables du calvaire de Guéhenno est le coq juché sur une colonne décorée avec les instruments de la Passion. Érigée devant le calvaire, cette colonne ne fait pas corps avec lui. Du moins sa signification est-elle parfaitement claire. Mais de quelle partie du monument pouvait dépendre la magnifique pierre isolée que me signale dans sa lettre M. l’abbé Donet ? « Elle mesure 3 mètres de long sur 0m,70 de large. La Passion de N.-S. Jésus-Christ y est représentée tout entière. D’abord N.-S., revêtu des ornements sacerdotaux, commence son sacrifice. Viennent ensuite la Flagellation, le Portement de croix, le Crucifiement, la Descente de la croix et la Mise au tombeau. Les personnages, en bas relief et assez bien conservés, mesurent au moins 0m,60 de haut. »
  9. C’est la date donnée par Léon Palustre. J’avoue n’avoir pu la déchiffrer moi-même avec précision. Pourtant il m’a bien semblé que le premier 5 au moins y était.
  10. D’autres, à cause de la couronne, voient dans cette figure équestre un saint Louis. Ajoutons que le nombre des statues qui décorent le calvaire de Senven-Lehart est exactement de 12 et non de 18 ou 20, comme dit Jollivet. « Quant au badigeon dont il est question chez cet auteur, m’écrit M. l’abbé Le Febvre, les morsures du temps lui ont bien fait perdre de sa crudité… En 93, craignant pour leur calvaire, les habitants détachèrent Christ, larrons, chevaliers et statues et les enterrèrent dans un champ près de la chapelle. Le monument, quoique fort beau, ne porte que trop de traces de cet enlèvement précipité : les deux chevaux et quatre des statues ne tiennent que par le ciment qui relie leurs parties brisées : l’un des chevaux est littéralement noyé jusqu’au ventre dans le ciment. »
  11. « À Plouescat, sur la place du marché, on trouve
  12. partout de l’herbe à faucher, — sauf dans l’étroite ornière de la charrette — qui porte les cadavres en terre. — L’église est pleine jusqu’aux seuils — et le cimetière jusqu’aux murs. — Il faut bénir le grand champ — pour enterrer tout le monde, grands et petits. — À Plouescat on ne trouverait pas — un seul garçon pour garder les moutons, — si ce n’est un jeune garçon de dix-huit ans — qui a l’aposthume de la peste sur l’épaule. » (Gwerziou Breiz-Izel.)
  13. Signalons à la commission des monuments historiques la façon par trop rudimentaire dont on a restauré la croix principale : on lui a refait un fût neuf et trop voyant ; mais ce fût a été si mal posé que la lourde masse qui le surplombe penche ostensiblement et menace de tomber. Hélas, dans ces restaurations hâtives de calvaires, ce n’est pas la seule faute qui ait été commise. Que d’hérésies, de sacrilèges archéologiques, il m’eût fallu relever au passage !
  14. V. plus loin le Curé breton.
  15. C’était aussi l’usage, paraît-il, que les nouveaux prêtres y célébrassent leur première grand’messe.
  16. Comme type intermédiaire du genre, mais plus voisin cependant de la chaire à prêcher que du calvaire, on pourrait citer la tribune circulaire en granit, de 2m,30 de hauteur, qui s’élève dans le cimetière de Pleubian (Côtes-du-Nord). Cette chaire-calvaire, comme l’appelle M. Kerviler, n’est pas seulement remarquable par la croix qui la domine : « Les faces extérieures de la Tribune sont sculptées et représentent des scènes de la Passion. Aux jours des grandes solennités religieuses, les recteurs de Pleubian y prêchent encore l’évangile aux fidèles assemblés ». (Les chaires extérieures en Bretagne.)
  17. Le calvaire de Pontchâteau (1709-1714), érigé par le bienheureux Louis de Montfort, est plutôt un « chemin de croix » qu’un calvaire. Autour d’un tertre artificiel de 20 mètres de haut et de 600 mètres de circonférence, des stations représentant la vie de Jésus sont disposées le long d’une route en lacet. Nulle trace de monument en tout cela. Tout au plus pourrait-on découvrir dans le calvaire de Pontchâteau et à défaut de préoccupation esthétique un nouvel argument en faveur de la persistance singulière du goût des Celtes pour les barrow ou tumuli : il donnait si peu à l’origine l’impression d’un monument qu’on y voulait voir une manière de redoute dont les Anglais auraient pu se servir contre nous en cas de débarquement et que sa destruction immédiate fût ordonnée en conseil royal. Restauré en 1748, détruit à nouveau sous la Révolution, relevé une deuxième fois de ses ruines en 1821, le calvaire de Pontchâteau domine un immense panorama de pays (32 paroisses) et aurait été érigé à l’endroit même où des habitants de la contrée, le 11 janvier 1673, virent « des croix lumineuses environnées d’étendards qui descendaient du ciel sur le sommet de la lande ». La plupart des stations et des grottes de la « Jérusalem bretonne » n’ont été achevées qu’en ces dernières années.

    « Nous aussi, m’écrit M. l’abbé Barré, directeur du pèlerinage, nous avons fait appel au peuple breton, l’invitant à nous venir en aide, d’abord pour transporter les matériaux du Prétoire, puis, l’année suivante, pour extraire et mettre en place les énormes blocs de la grotte de Gethsémani et creuser le torrent du Cédron. Ce n’était qu’un essai. Quarante paroisses nous envoyèrent leurs hommes. Nous avions journellement de 3 à 400 travailleurs volontaires. Les femmes réclamèrent l’honneur de faire la Voie Douloureuse : travail considérable, poursuivi avec une foi et un élan admirables ! Mais ceci n’était qu’une préparation aux travaux du calvaire lui-même. Pendant cinq années, 120 paroisses vinrent nous offrir leur concours. Nous pouvons évaluer à plus de 120.000 le nombre des journées offertes gratuitement par 80.000 personnes différentes. Nous avons eu certains jours jusqu’à 1.200 travailleurs à la fois. Beaucoup faisaient à pied 6 lieues et davantage. Un jour, des femmes pauvres qui n’avaient pas de quoi payer le chemin de fer sont venues à pied de 12 lieues de distance. Elles étaient parties la veille. Les plus éloignées partaient d’ordinaire à minuit, parfois à dix heures du soir, pour être ici à 5 heures du matin. Un jour, un train spécial nous amena 800 travailleurs. Un autre jour, il nous en amena 600. Certains de ces travailleurs avaient fait à pied 4 lieues pour se rendre à la gare. Pour cela il leur avait fallu se mettre en route à minuit. Ils avaient dépensé 4 francs pour leur billet de chemin de fer. Après avoir travaillé toute la journée, ils repartaient heureux d’avoir contribué à une œuvre appelée à mieux faire connaître et aimer Jésus-Christ, contents d’avoir par là une part à la gloire et au bonheur des apôtres. Souvent ils ne pouvaient être de retour chez eux qu’à minuit. C’était la journée complète. Mais plus il y avait de fatigue, plus il y avait de joie, car il y avait plus de mérite. » Ne croirait-on pas lire une scène du moyen-âge ? La vie publique et privée, dans les campagnes bretonnes, est pleine d’anachronismes du même genre.