L’Âme bretonne série 2/Nos derniers Sanctuaires : Les Îles Bretonnes

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NOS DERNIERS SANCTUAIRES


(Les îles bretonnes)




À M. Félix Hémon.


Je me souviens d’un de mes amis, peintre d’histoire à ses heures, qui avait campé son chevalet, à Bréhat, devant un bloc de roches rouges trempant dans une mer du plus parfait indigo et qui, dans ce décor paradoxal, trouvait tout naturel d’évoquer le radieux fantôme de Cléopâtre. Il y eût pu aussi bien, dans le blafard crépuscule d’un soir d’octobre, loger une rookery de pingouins ou de phoques à crinière. La mer de Bretagne est femme ; elle n’est jamais la même deux jours de suite ; on songe devant elle au mot de Claudien : dulce monstrum…

Il faut l’observer surtout près des îles. Elle n’y a nulle part, en été, un si limpide orient. En automne, au temps de ses mélancolies, sa grâce souffrante, ses langueurs y sont irrésistibles : la sirène n’est jamais plus belle que quand elle semble renoncer à nous séduire. Et, l’hiver ou à l’époque des équinoxes, les crises qui la secouent, son teint couleur de plâtre, sa bave, ses râles, ses colères passent en horreur eschylienne tous les drames du continent. D’autres mers ont des îles. Aucune plus que la mer bretonne. Les compter serait une tâche impossible : elles sont trop. Les Rimains, l’île des Landes, les Tintiaux, Cézembre, Harbour, Ago, les Ebihens, Bréhat, Er, Saint-Gildas, Tomé, les Sept-Îles, l’Île-Grande, Milio, Callot, Batz, Siek, l’Île-Vierge, Ouessant, Molène, Sein, Tudy, les Glénans, l’Île-aux Moines, Arz, Gavrinis, Berder, Conleau, Groix, Belle-Isle, Houat, Hœdic : voilà les principales. Mais, autour d’elles, que d’îlots, que de roches ! Rien qu’autour de Bréhat, je distingue Lavrec, Riom, Biniguet, Maudès, les quatre îles saintes de la légende cénobitique, Raguenez, Séhérez, Morbil, Guillanger, Trouézen, Roc’h-Du, la Blanche, le Tausel, l’Île-à-Bois, les Metz, Roho, les Duono, les Héaux, la Horaine… Simples récifs, ces derniers. Il ne perche là que des gardiens de phare et des cormorans. Mais les autres îlots sont habités : une, deux familles de petits fermiers, à qui se joignent, d’avril à septembre, les pastours des transhumants bretons. Encore sais-je des îles du Lannionnais, comme Tomé, affermées aux bouchers du continent qui y laissent paître leurs moutons « à la garde de Dieu » : il s’en noie bien un bon quart, mais le reste fournit assez de gigots de pré-salé pour la consommation annuelle des touristes de Perros et de Trégastel. Belle-Isle, en retour, compte une population presque trop dense : 10.000 habitants ; Groix n’a pas moins de 5.000 âmes ; Ouessant en a près de 3.000 ; l’Île-aux-Moines 1.400 ; Batz 1.300 ; Arz, Tudy 1.100 ; Bréhat, l’Île-Grande 1.000 ; Sein 900, que double, au printemps, l’immigration paimpolaise ; Molène 600 ; Houat, Hœdic, chacune 350…

Un trait commun à ces îles bretonnes, sauf à celles qui, comme l’Île-Grande, Tudy, Conleau, sont de simples dépendances de la terre ferme, c’est que la population masculine n’y comprend que des marins. Les femmes y cultivent le sol et font en général tous les travaux qui sont réservés aux hommes sur le continent. À Sein, si elles ne construisent pas elles-mêmes les maisons, qui sont bâties par les ouvriers du Cap-Sizun, elles servent volontiers de manœuvres, elles préparent le mortier, charrient dans des brouettes ou portent sur la tête les pierres d’angle et le moellon qu’elles vont chercher quelquefois à un quart de lieue de distance. Ce renversement des rôles est poussé si loin qu’à Ouessant, entre deux marées, quand les pêcheurs ne sont pas au cabaret et que le temps est beau, ils tricotent des bas sur le port en bavardant. Et l’on hésiterait peut-être à voir là une survivance, le legs d’un très lointain passé, si Strabon n’avait remarqué que, chez les Celtes, les travaux des deux sexes étaient répartis à l’inverse de ce qu’ils sont chez les peuples policés.

La mer a imposé partout aux hommes une vêture identique qui ne subit que de très légères retouches d’une île à l’autre. Il est remarquable aussi que la toilette féminine, dans ces îles, même dans les plus rapprochées de la chatoyante Cornouaille, est presque toujours de couleur sombre. À Sein en particulier, c’est le deuil complet ; la coiffe elle-même, dite jubilinen, est noire, et c’est une cape plutôt qu’une coiffe. Mais, à Ouessant, où les veuves se tondent, le kouricher, de forme cubique, qui rappelait à Luzel le panno italien, n’emprisonne pas les cheveux, les laisse pendre de toute la longueur sur l’épaule. À Batz, la chicoloen des jours de fête s’adorne de broderies et de dentelles. Le reste du costume garde sa sévérité monacale. Seules les très jeunes îliennes prennent quelques libertés avec la tradition. Ainsi, à Ouessant, les petits châles d’indienne, qui sont leur coquetterie, combinent ingénieusement toutes les couleurs du prisme.

Jeunes ou vieilles, d’ailleurs, la vie ne diffère pas pour ces îliennes. Quand elles ne sont pas aux champs, elles travaillent devant leur porte à la réparation des filets, sur la grève à la récolte des goémons. Les hommes naviguent ou pêchent. Hardis marins, larges d’épaules, les yeux clairs, le teint cuit par les embruns et les vents, familiers avec tous les écueils de la mer bretonne, aucun temps ne les retient au logis. Ils montent de petits canots gréés en sloops, dont quelques-uns jaugent à peine un demi-tonneau. Dans ces embarcations non pontées, ils s’aventurent jusqu’à 10 milles au large. Ils n’ont cure des avertissements du sémaphore ni — qui pis est parfois — des articles du code qui régissent le droit de propriété. Faut-il rappeler les scènes de pillage qui ont rendu trop fameuses les îles finistériennes ?[1] Dans le Morbihan, toute une population est frappée de discrédit : on l’accuse des plus noirs méfaits, dont le moindre est de draguer les parcs à huîtres pendant la nuit. Qui dit Sinagots là-bas dit forbans. Et Séné n’est qu’une presqu’île. Cependant, à Groix, qui posséda la première école de pêche sérieusement organisée, les pêcheurs hauturiers, traqueurs de thons, courtiers en sardines, se tiennent au courant des moindres perfectionnements maritimes. Leurs grosses chaloupes, montées par cinq ou six hommes d’équipage, quelques-unes pourvues de petits moteurs à pétrole, ne jaugent pas moins de 60 à 80 tonneaux. Un raid sur les côtes d’Espagne ou du Portugal n’est pas pour effrayer ces fils de la « Sorcière ». De la vieille groac’h ancestrale, qui donna son nom à leur île, ils héritèrent le don d’ubiquité, la faculté précieuse entre toutes d’arriver bons premiers sur les marchés de Brest et de Concarneau en même temps que sur ceux de Bayonne et de la Rochelle. Et ce n’est pas une légende qu’ils naviguent tout exprès sans baromètre, pour ne pas être arrêtés dans les ports par ses indications.

Les Grésillons sont les rois de la pêche côtière. Mais, dans la plupart des îles bretonnes, la situation économique des pêcheurs s’est sensiblement améliorée grâce au développement du balisage, à la création de cales et de viviers flottants, à l’ouverture des petites voies ferrées qui sillonnent le littoral et permettent l’expédition rapide de la marée vers les villes de l’intérieur. N’était l’alcoolisme, le bien-être des îliens serait encore plus grand. Ouessant ne possédait au commencement du XIXe siècle qu’un seul cabaret, lequel, au témoignage de Cambry, « ne délivrait jamais plus d’une bouteille de vin au même individu ». Il y a aujourd’hui 17 débits à Ouessant, 15 à Sein, 10 à Molène, je ne sais combien à Groix, à Belle-Isle, à Batz, même à Houat et à Hœdic, où la « charte des îles bretonnes » n’est plus qu’un souvenir, cette charte qui instituait aux îles un collectivisme primitif tempéré par les pouvoirs discrétionnaires du « recteur », lequel concentrait entre ses mains les fonctions de cantinier, de capitaine de port, de juge de paix, de notaire, de directeur des postes, de gardien de batterie et de sage-femme. L’alcool — le misérable alcool de grains, poison du corps et de l’âme, — fait tant de ravages dans les îles bretonnes qu’un ancien médecin de la marine, le Dr Bohéas, a pu écrire que « la tristesse et la joie de l’habitant se mesurent, dans ces îles, à la quantité d’eau-de-vie qu’il absorbe ». Nous étonnerons-nous ensuite si les mœurs des îliens, ces mœurs charmantes, mais d’une authenticité assez suspecte, qui rappelaient au bon Sauvigny l’âge d’or de Saturne et de Rhée, ont quelque peu perdu de leur candeur primitive ? Encore l’isolement en a-t-il sauvé maintes parcelles. Ce n’est pas la moindre singularité de ces îles que rien ne s’y passe comme sur le continent, et c’est proprement le monde renversé. Je me suis laissé dire qu’il est des hameaux perdus d’Ouessant où les filles font, comme autrefois, les demandes en mariage. À Sein, quand une îlienne est fiancée, elle ne doit plus assister à aucune fête ; elle s’abstient des danses, des veillées ; mariée, elle ne tutoie pas son mari ni ses enfants mâles. À Hœdic, le seul bijou autorisé pour les épousées est un cœur d’or qui appartient à l’église paroissiale et qui leur est prêté pour un jour. Et, comme le mariage, la naissance, la mort ont, dans ces îles, leurs rites spéciaux. On y frotte d’eau de mer la lèvre des nouveaux-nés ; on les y berce, au rythme d’une cantilène marine[2], en imitant le roulis des barques. À Lampaul, au cimetière, une plaque de marbre blanc porte cette inscription mystérieuse :

 
ICI
NOUS DÉPOSONS
LES CROIX DE PROELLA
EN MÉMOIRE
DE NOS MARINS
QUI MEURENT
LOIN DE LEUR PAYS
DANS LES GUERRES
LES MALADIES ET LES NAUFRAGES

Que veut dire ce prohella d’une consonnance farouche ? Est-ce une déformation de procella, l’orage maritime des Latins ? Le mot vient-il du breton aella, venter ? Nul ne le sait. Mais, quand un îlien est mort en mer, au cadavre absent ses proches substituent une de ces croix de prohella et lui rendent les mêmes honneurs funèbres qu’aux corps des personnes décédées à terre. Une coutume analogue existe à Sein ; mais là le disparu est représenté par quelque pièce de son habillement, son béret, sa vareuse, — sa boîte à chique. La veille du Jour des Morts, à Ouessant, toutes les veuves, tous les orphelins se rendent processionnellement sur la falaise avec des couronnes de narcisses et d’œillets marins. Ils s’agenouillent, récitent à voix haute un de profundis et lancent les couronnes dans la mer. Sur le cimetière des eaux, comme sur ceux de la Terre, éclot ainsi, une fois l’an, la floraison sacrée du souvenir…

On a souvent dit que les insulaires forment, par le seul fait de leur situation géographique et indépendamment de la race, une catégorie dans l’espèce humaine. Cela est très vrai, ajoutait Renan. La mer est la plus naturelle de toutes les frontières : elle oppose nettement l’insulaire au reste du monde ; elle lui crée une histoire, des mœurs à part. Je n’oublie pas les transformations de ces récentes années, je sais qu’il est trop de ces îles bretonnes que le rush du villégiaturisme n’a pas épargnées. L’illustre auteur des Souvenir d’Enfance aurait grand’peine à reconnaître son « cher Bréhat » derrière le triple rideau de caravansérails et de villas bougivaliennes qui masquent, au Port-Clos, l’entrée du plus délicieux des fiords bretons ; l’ancienne cambuse de baleinier, où quelques artistes, deux ou trois poètes se réunissaient autour de « tonton Job »[3], est aujourd’hui un Chat-Noir bréhatin à l’enseigne des Décapités. Encore ces Décapités (cinq têtes cueillies par le prestigieux pinceau d’Osterlind sur les épaules des premiers familiers de la cambuse : Ary Renan, Edmond Haraucourt, le pharmacien Balcon, Osterlind lui-même et votre serviteur) ont-ils une manière de sens commémoratif. Mais que dire de l’Hôtel de Robinson, à l’île de Balz, avec l’inscription de son cèdre relevée par M. Caradec : « C’est dans les branches de cet arbre que Robinson passa la nuit qui suivit son naufrage, alin de se soustraire à la voracité des bêtes fauves dont cette île était infectée » ? Ô fleur de l’esprit montmartrois épanouie sur la dune de Pol Aurélien ! Est ce Belle-Isle qui a conquis Mme Sarah Bernhardt ou Mme Sarah Bernhardt qui a conquis Belle-Isle ? Et vous, Arz, Île-aux-Moines, Berder, Boëte, Tascon, Hur, reines des eaux morbihannaises, entre vos maisons blanches de retraités et de capitaines au cabotage, n’auriez-vous pas un peu trop laissé se faufiler de cottages modern-style et de manoirs néo-gothiques

Mais les autres îles de la mer bretonne sont intactes. Ni Sein, ni Groix, ni les Glénans, ni Houat, ni Hœdic, ni Er, ni Callot, ni Molène, ni Biniguet, ni Ouessant même, en dépit du détachement de troupes coloniales qui y tient garnison, n’ont été déflorées. Une atmosphère de spiritualité mélancolique continue de les envelopper. Sur certaines, comme Sein, pèse toujours l’appréhension de l’au-delà. Le bag-noz, la Barque des Âmes, fend toujours le Raz au crépuscule. Dans les eaux d’Ouessant vit un peuple étrange de morgans et de morganes, humanité sous-marine dont le sang, dit-on, se mêla plus d’une fois à celui des îliens. C’est le pays des femmes-cygnes et des évêques de la mer. C’est aussi le séjour de prédilection des lutins et des korrigans, qu’à Bréhat on appelle des follikeds. Chaque maison jadis avait son follik et tous n’ont point disparu. Lors des fêtes de 1890, on nous montra un matin, à Luzel et à moi, dans une prairie avoisinant le Rosédo, un « rond de follikeds », un grand rond blanc qui semblait avoir été tracé la veille par le trépignement de mille petits pieds. « Tu peux croire à Jésus tout en habitant chez les Elfes », dit une ballade islandaise. La mythologie druidique, le paganisme latin et le christianisme font de même bon ménage dans ces îles bretonnes. Les dieux n’y meurent jamais tout entiers. Les religions s’y sont superposées sans se détruire et quelquefois, comme dans les strates sédimentaires, en se compénétrant. Mais n’est-ce point là un trait de caractère commun à toute la race bretonne ? L’admirable plasticité de cette race fait qu’elle a conservé plus longtemps qu’aucune autre l’empreinte des civilisations disparues : c’est la raison de la longue résistance qu’elle opposa aux idées modernes et qui semble à la veille de prendre fin. Il n’est pas impossible que la Bretagne devienne quelque jour la citadelle du rationalisme, après avoir été le bastion suprême de la Foi. Ses réserves d’idéal commencent visiblement à s’épuiser. Quand elles seront complètement taries sur le continent, les îles bretonnes, longtemps encore, s’abreuveront aux sources du Passé. Langue, mœurs, croyances ne seront plus ailleurs que des objets de vitrine, de vaines curiosités archéologiques : les îles garderont fidèlement ces parures de la race.

Elles seront nos derniers sanctuaires. Elles continueront à remplir, dans l’ordre spirituel, le rôle de témoins que leur assigne la géologie. Épaves d’une terre morte, engloutie par quelque cataclysme ou lentement érodée, désagrégée par le sourd travail des eaux, elles survivent au continent dont elles faisaient anciennement partie ; les plus avancées au large, Ouessant, Sein, Cézembre, le Grand-Léjon, les Triagoz, etc., repèrent le tracé d’un rivage primitif. Sur cent-vingt lieues de côtes, du Couesnon aux sables de la Loire, elles s’égrènent autour de la Bretagne, perles et rubis, émeraudes et topazes, saphirs et améthystes mêlés. Quoi d’étonnant si elles séduisirent un Claude Monet, un Maxime Maufra, un Allan Osterlind, si Gauguin, génial intuitif, avant d’appareiller vers l’archipel polynésien, y posa son vol ivre de tonalités crues et d’oppositions brutales ? Mais, pour l’œil qui les contemple de la côte ou du large, l’impression est bien différente : jetée comme une gaze sur cette verroterie barbare, la brume occidentale en atténue les violences, alanguit les ors, les indigos, les grenats, les fond en une teinte unique, imperceptiblement jaspée, dont la caresse est délicieuse.

Par leur structure même, ces îles bretonnes sont une surprise pour les yeux. Il en est, comme Groix, qui affectent la forme d’un socle gigantesque et il en est, comme Sein, qu’on prendrait pour des radeaux ; certaines, comme Rouzic, dans l’archipel des Sept-Îles, simulent des volcans éteints et sont peut-être d’anciens cratères de la mer cimmérienne. Bono, l’Île-au-Moine, dans ce même archipel, ont l’air de Léviathans, de cétacés apocalyptiques. Cependant Bréhat, posée comme une corbeille à l’embouchure du Trieux, est un parterre flottant, le jardin des eaux bretonnes. Mais à Belle-Isle, sur la Côte-Sauvage, d’étranges architectures révèlent dans l’Océan un artiste près duquel pâlissent tous les Michel-Ange et les Piranèse ; on vérifie là plus qu’en aucun lieu du monde la justesse de cette observation d’Hugo qu’une folie est mêlée à presque tous les grands paysages marins. Aux abords du Stiff, Ouessant trouble, comme Belle-Isle, par son architecture de cauchemar. Rien ne ressemble moins à Er, tordue comme une aiguillette, que Tudy, digitée comme une algue, ou Arz, dentelée comme une astérie. Et voici les rudes rochers en biseau de la baie malouine, Cézembre, Harbourg, le Haumet, le Grand-Bé, cimetière d’une âme que son siècle n’était pas assez vaste pour contenir ; plus loin, vers l’ouest, Batz et ses sables ; Saint-Gildas et ses pins ; les Glénans et leur « chambre » ; l’Île-Grande, dont les carriers ont fait un caveau ; Avallon, où rôde le fantôme d’Artur ; les îles du Morbihan, aussi nombreuses, aussi diverses que les jours de l’année, solennisées par l’histoire et par la légende, dominées par la colossale nécropole de Gavrinis, — le Morbihan, que Guy de Maupassant appelait une mer symbolique secouée par les superstitions.

Les forces naturelles, qui se sont plu à modeler de façon si curieuse les îles bretonnes, n’ont pas borné là leur office ; en quelques-unes, comme Groix, que le géologue Barrois comparaît à un écrin, elles ont rassemblé toutes leurs merveilles minérales, le mica, le chloritoïde, l’amphibole, l’épidote, la glaucophane, le rutile, la titane ou fer magnétique. Le sable y est une poussière de gemmes. Si sauvages, raclées par les vents de mer jusqu’à l’os, là où ces îles s’humanisent, dans leur rivage exposé au Midi, une flore enchanteresse s’épanouit : cèdres, figuiers, grenadiers, chènes-lièges, myrtes, lauriers, camélias et fuschias arborescents… Les îles bretonnes ont même leur flore spéciale, riche en espèces rares, comme la veronica elliptica de l’île Ricard, qui ne pousse que dans la baie de Morlaix et sur la Terre de Feu, sinon complètement disparues du reste de l’univers, comme ce narcissus reflexus qu’on ne rencontre qu’aux Glénans et à Groix ; une variété de cerise anglaise porte le nom de Belle de Bréhat. Leur faune est moins originale sans doute. Belle-Isle, Groix, Béniguet conservent quelques couples de pigeons bizet (colomba livia) ; mais les fusils des touristes n’y ont pas respecté le « chouet », cette corneille de roche aux pattes et au bec de corail qui hantait, à Belle-Isle, la grotte de Porthos, surtout la fameuse Groh a Nuer ou grotte des oiseaux. À Rouzic et à Melban, ces mêmes fusils, si l’on n’y prend garde, auront bientôt exterminé les derniers macareux, frères marins de Vert-Vert qui ont trouvé leur Gresset dans un spirituel magistrat de ce temps, M. Trévédy.

C’est à d’autres causes sans doute qu’il faut attribuer la disparition des petits chevaux noirs d’Ouessant, si vifs, de robe exquisement lustrée, dont Joséphine, par l’intermédiaire du préfet Cafarelli, voulut avoir une paire pour son « panier ». On a beaucoup discuté sur l’origine de ces poneys d’Ouessant. Étaient-ils autochtones ou importés ? Mais la même question s’est posée pour les îliens. Ils présentent des particularités ethniques si déconcertantes ! Chez les Bréhalins, têtes olivâtres, aux yeux noirs et luisants, au nez légèrement aquilin, M. de Quatrefages reconnaissait tous les caractères du sang basque. Les femmes de Sein ont des airs graves de Junon, le type lourd et classique des contadines de Léopold Robert. Chez les Grésillons, la persistance de noms à tournure espagnole, Jégo, Davigo, Magado, Pérès, fit croire longtemps, avant les travaux de M. Loth, à quelque lignage castillan. Du moins est-il sûr que Belle-Isle, au XVIIe siècle, reçut un fort appoint de sang étranger par l’immigration des soixante-dix-huit familles acadiennes que Louis XIV dirigea vers le port du Palais. Et il est sûr encore que plusieurs de ces îles bretonnes, aujourd’hui rendues à leur solitude primitive, — telles l’Île-Vierge, Maudez, Lavrec, Riom, l’Île-au-Moine, etc., — furent colonisées à diverses reprises, jouèrent même un certain rôle dans l’histoire. Moutiers et casernes y alternèrent. Quelques substructions çà et là, un fruste pénity du Ve siècle, pareil à une guérite de douanier, un canon sans affût enfoui sous les ronces, attestent ce double passé héroïque et religieux. Toute vie, depuis lors, s’est retirée d’elles et l’on peut s’y croire hors du temps, sur quelque planète morte ou désorbitée. Ce sont, elles aussi, comme l’île où dort Chateaubriand, des bés, des tombes de la mer. Leur chapelet mélancolique est bien le collier qui convenait à la Bretagne.

  1. Voir mon livre Sur la Côte. Chap. : les Pilleurs d’épaves.
  2. Rouanvta, rouanv’ta !
    Domp ac’haun da pesketa,
    Ma’r bo pesket bremija
    Da zribi gant ar bara ;
    Ha warc’hoaz, da zijuni,
    Ni hor bo pesket, bridilli.
    Eat ar bagou d’ar Vajin,
    Nemet tonto Iann ar Spin ;
    Deut ar bagou tout en od :
    N’euz bet nemet or c’hellok.

    « Rame donc, rame donc ! — Allons nous en pêcher — pour avoir du poisson tout à l’heure — à manger avec le pain ; — et demain à déjeuner — nous aurons des poissons, des maquereaux. — Les bateaux sont allés à la Basse-Froide, — hormis (celui de) tonton Jean l’Epine — les bateaux sont tous revenus au rivage : — un n’a rien pris qu’un courlis. » (Berceuse de Sein recueillie par L.-F. Sauvé).

  3. Sur « tonton Job » — de son vrai nom Joseph Henri, — consulter Sur la Côte, chap. : les Derniers baleiniers.