L’Âme bretonne série 4/Auguste Dupouy

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Édouard Champion (série 4 (1924)p. 277-282).

AUGUSTE DUPOUY.


DE « PARTANCES » À « L’AFFLIGÉ ».



J’écrivais, le 15 décembre 1905, à propos du premier livre de vers d’Auguste Dupouy : Partances :

« Voici un début remarquable. Toute la nostalgie des ports bretons est enclose en ce mince volume de 180 pages. Auguste Dupouy est né en 1872, à Concarneau. Il n’est pas de ceux qui sont venus en flâneurs sur la grève bretonne chercher des inspirations, « croquer le motif » ; il n’a pas découvert la mer un beau matin, en sautant de wagon. La mer natale s’est insinuée en lui lentement, du premier jour où il a ouvert les yeux, et il est tout fait d’elle de son haleine, de ses iodes, de sa salure, de son rythme, de ses nuances. Il est le poète qu’attendait la Bretagne maritime. Il l’a dite en lettré sans doute, voire en grand humaniste formé à l’école de Frédéric Plessis, mais toujours en « homme de la partie », non en amateur et comme seul Tristan Corbière, dans une gamme plus violente, l’avait dite avant lui. Sur le quai, Nocturne, L’Île, La Sirène aux Yeux verts, Nox, vingt autres morceaux, aussi achevés, aussi « prenants », sont, à cet égard, de vraies merveilles d’évocation. Je reconnais les très beaux vers au mystérieux frisson qu’ils me donnent. Et ce frisson, je l’ai senti presque à chaque page du livre d’Auguste Dupouy, qu’il évoquât les « voix des nuits par les mers étales », le « soleil souffrant » de son pays :

…………………immergé
Dans la laine d’un ciel figé,
Dans l’étain de la mer bretonne,


ou la détresse morale de ces « soldats de frontières »,

Dont Rome impériale, oisive entre ses murs,
Usait jadis la force en des combats obscurs,
Près du même océan, par les mêmes bruyères.

Ils dressèrent des camps, ouvrirent des chemins.
Défrichèrent le sol à travers mainte alerte.
Sous l’herbe qui le vêt, de sa tenture verte
Se déchiffre toujours le labeur de leurs mains.

Ils connurent aussi des jours de flânerie,
D’une besogne à l’autre un loisir morne et lent,
Et je crois les ouïr dans le passé, sifflant
Sous le ciel de l’exil des airs de la patrie…

« Partances mériterait une longue étude qu’il m’est pénible d’être obligé de remettre à des jours meilleurs. Peu de livres à tant de délicatesse et de sobriété unissent une telle intensité d’émotion. On peut fonder de grands espoirs sur Auguste Dupouy. Aujourd’hui, je ne fais que saluer cette jeune gloire, encore peu connue, qui monte doucement, discrètement, sur l’horizon… »

Et dix-sept ans — longum aevi spatium — après l’apparition du premier livre de vers d’Auguste Dupouy, voici son premier roman : L’Affligé. Et tout de même, entre les deux livres, il n’y a pas eu un vide, un espace mort. Si le romancier n’avait pas encore fait entendre sa note, on avait pu apprécier du critique, avec un Vigny singulièrement aigu, une étude de littérature comparée : France et Allemagne, le premier de nos livres d’ensemble sur la question. Puis un sociologue, dont l’information savait se faire vivante et pittoresque, se révélait dans Pêcheurs Bretons : les connaisseurs faisaient un succès des plus vifs à cette enquête magistrale et l’Académie sanctionnait leur suffrage en lui attribuant, en 1921, le prix Marcellin Guérin, comme elle avait attribué, en 1906, à Partances, la majeure partie du prix Archon-Despérouses.

Quel sera maintenant le sort de L’Affligé ? C’est un très beau livre, un peu abrupt peut-être, non par sa forme, qui est parfaite, mais par sa donnée et ses personnages, qui ont encore, sous leur vernis de civilisés, toute la sauvagerie des premiers âges. À ceux qui ne se plaisent que dans une Bretagne conventionnelle, je dirai : « Laissez-là L’Affligé. Ce livre n’est pas pour vous. » Aux autres, que n’effraient pas les constatations d’une psychologie aigüe quelquefois jusqu’à la cruauté, je dirai au contraire : « Voilà le livre qu’il faut lire ; voilà, non pas toutes les âmes certes (et l’auteur n’a garde de généraliser), mais quelques spécimens des âmes qui hantent les fourrés ténébreux, les vieilles salles embrumées de nos manoirs bretons, — et même de certains logis moins aristocratiques, car, dans toutes les classes de la société, on rencontre de ces Celtes extrêmes à la façon de François de Trohanet, capables du meilleur comme du pire, et qui sont du bois dont on fait les forbans, les héros et les saints. »

Eh ! oui, encore un coup, cela nous change de l’églogue habituelle, et Kérizel et Prat-Meur n’ont que de lointaines analogies avec la tour d’Elven. De l’églogue, il y en a sans doute, même dans ce livre amer, et l’on ne s’y assassine pas à toutes les pages : vous feuillèteriez longtemps les maîtres du genre avant de trouver, dans des paysages plus amoureusement dessinés, une plus fraîche et plus suave figure de Bretonne que cette Marie-Rose qui est la figure centrale du drame. Mais, autour de Marie-Rose, il y a les messieurs de Trohanet, François et Hubert, Etéocle et Polynice d’une Thébaïde sans Antigone, et cette rivalité tragique des deux frères, cette haine sourde de la douairière de Trohanet pour son fils disgracié, je serais tenté de dire que c’est de l’Eschyle ou du Sophocle transporté sous les brumes armoricaines, si ce sombre conflit de famille n’était assez dans la ligne des vieux romans de la Table Ronde où les passions atteignaient un paroxysme qui n’a point été dépassé. On s’aimait, on se jalousait et on s’entretuait aussi frénétiquement à la cour du roi Marc’h.

Et, précisément, nous sommes ici au pays de ce barbon et de sa volage moitié, Yseult aux blonds cheveux : quelque chose du Tristan légendaire, à qui son chagrin avait tourné l’esprit et qui répondait au roi Marc’h qu’il s’appelait Tantris et qu’il était le fils d’une baleine, s’est transmis peut-être à l’Affligé d’Auguste Dupouy.

Et le fait est tout au moins que, comme nous ne pouvons nous empêcher, malgré ses erreurs, de compatir à la souffrance amoureuse de Tristan, notre sympathie, malgré son fratricide final, ne peut s’empêcher d’aller à ce François de Trohanet, victime encore plus lamentable du double complot que trament contre lui-même son cœur ombrageux et la malice d’une mère sans entrailles.

C’est lui, ou plutôt son sobriquet mélancolique, qui a fourni le titre du livre. Et ce sobriquet pourrait servir à toute sa race. « Les Bretons n’ont jamais eu de bonheur », aimait à dire Féval qui ne faisait exception que pour les Nantais, gens circonspects « qui regardent où ils mettent le pied et qui sont les Normands de la Bretagne ». Tel ne saurait être évidemment le cas de François, natif de Kérizel, en Saint-Jean-Trolimon (Finistère), et pied bot de surcroît. Madame de Trohanet, avec son arrogance de parvenue et ses prétentions ridicules au bel air, Hubert de Trohanet, le brillant officier d’Afrique, même M. de Rustéphan, le vieil archéologue dont la montre s’est arrêtée au pliocène, pourraient se concevoir à la rigueur sous une autre latitude ; ils ne sont pas de ces figures qui réclament nécessairement un cadre plutôt qu’un autre. Mais l’Affligé, lui, sentimental, farouche et réticent, tout gonflé d’une tendresse qui s’aigrit d’être renfermée et lui tourne à la longue sur le cœur, comment l’entendre, le voir, le situer en dehors de ses solitudes natales ? Il leur appartient, il est, comme l’ajonc, comme les chênes tors des talus, un produit spécial de ce sol âpre et déshérité en apparence et cependant d’une si merveilleuse sensibilité sous-jacente.

En vérité, je ne connais pas, dans la littérature romanesque de ces vingt dernières années, de caractère masculin plus en harmonie avec son milieu. Dupouy, visiblement, a étudié celui-ci avec une complaisance particulière. Et c’est qu’il est bien rare qu’un premier roman ne soit pas en partie une confession et, jusque dans le récit de passions ou d’événements qui nous sont le plus étrangers, nous trouvons le moyen d’introduire un peu de nous-mêmes. Une conception si strictement bretonne du personnage principal de L’Affligé risquerait cependant d’indisposer certains lecteurs si, comme le fait observer la dédicace du livre, la Bretagne n’était justement la terre d’élection de ces sortes de déséquilibrés supérieurs et si, de Bretagne ou des pays celtiques, ces nouveaux héautonstimoroumenoï, ces bourreaux de soi-même… et quelquefois des autres, ne s’étaient répandus un peu partout dans l’univers. Le mal de François de Trohanet perd ainsi de son caractère exceptionnel pour devenir une des multiples variétés de la grande névrose intellectuelle et morale connue sous le nom de byronisme (bien que très antérieure à Byron), qui a tant fourni à la littérature de la première moitié du dix-neuvième siècle. Mais, alors que les romantiques byronisaient lyriquement et se complaisaient à l’étalage de leurs souffrances, François de Trohanet porte son mal en dedans et il faut toute la subtilité de l’auteur pour débrider cette plaie secrète et qui ne veut pas guérir. Voilà par où l’Affligé se distingue d’un Chatterton ou d’un Antony. Rassemblant tout ce qui précède, on pourrait le définir assez bien, je crois, un cas de byronisme armoricain observé avec les yeux d’un disciple de Stendhal et rendu avec le frémissement intérieur, la souplesse de style d’un émule de Fromentin.