L’Âme bretonne série 4/Félix et Louis Hémon I Un livre de Félix Hémon sur Bersot

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I.

UN LIVRE DE FÉLIX HÉMON SUR BERSOT.


L’heure est bonne (15 août 1911) pour nous parler de Bersot. On peut dire que Bersot incarna l’idéal universitaire de sa génération, cette génération qui naquit à la vie professorale vers la fin du règne de Louis-Philippe, que l’empire réduisit au silence ou refoula dans l’opposition et qui, après une vacance de dix-huit ans, reparut aux affaires avec la République.

C’est à elle que Thiers, puis Gambetta confièrent la direction et la réorganisation de nos trois ordres d’enseignement. Bersot, placé pour sa part à la tête de l’École Normale, devait et pouvait donner une impulsion nouvelle à ce grand séminaire de la pensée laïque, où l’enseignement supérieur et l’enseignement secondaire recrutaient l’élite de leur personnel et aux destinées duquel ils étaient eux-mêmes suspendus. « Je fais en toute confiance appel à votre dévouement pour étudier ses besoins, lui écrivait Jules Simon, et m’adresser, après un examen approfondi, les propositions que vous jugerez les plus conformes à ses intérêts, qui sont ceux de l’Université ». Bersot n’y faillit point. Aussi longtemps qu’il resta en fonctions — et ce fut jusqu’à sa mort, — il se prodigua sans compter et, rongé par un mal effroyable, garda jusqu’au bout son application aux choses du service, sa force d’âme et son sourire.

Si l’Université avait disposé d’un pouvoir canonique, elle eût volontiers fait un saint de Bersot. « Vous êtes de la grande race des philosophes pratiquants », lui disait Pasteur, qui cherchait à comprendre comment un tel caractère avait pu se développer hors de l’Église ; Jules Ferry, dans le camp rival, lui pardonnait son spiritualisme, « parce qu’il avait porté haut la vertu, dans le sens antique, sans l’appui de la foi ».

Ni l’un ni l’autre ne cachaient leur admiration, que partageaient tous ceux qui avaient approché Bersot.

Ce rationalisme modéré, ce stoïcisme sans pose, tant de vertus professionnelles poussées jusqu’à la complète abnégation de soi répondaient trop bien à l’idéal philosophique de l’Université d’alors, qui retrouvait par ailleurs, en Bersot, toutes les qualités de finesse, de mesure et d’élégance qui composaient son idéal littéraire. Libérale, tolérante et n’ayant qu’une aversion ou plutôt qu’un dédain, celui des « convultionnaires » de toute catégorie, elle ne s’étonnait pas que l’homme en qui elle aimait à se contempler comme dans un miroir qui n’eût laissé subsister que ses traits les plus nobles, pût, sans s’amoindrir, sans rien céder de lui-même, concilier dans sa sympathie éclairée Montalembert et Renan, Nisard et Sainte-Beuve, Jules Ferry et le comte de Falloux.

« Nous nous sommes battus, disait Bersot, nous nous battrons peut-être encore, mais pas de la même manière que si nous ne nous étions pas connus. »

Est-il impossible, d’ailleurs, de trouver un terrain d’entente entre honnêtes gens de confessions et d’opinions différentes ? Les adversaires les plus irréductibles n’ont-ils pas intérêt à « mettre au-dessus de leurs divisions certains sentiments communs ? » Et, quand on est un Bersot, qui n’eut jamais d’autre passion que celle de la douceur, le profit ne se double-t-il pas d’un plaisir ?…

Voluptés délicates de l’éclectisme, de la conciliation des extrêmes, que vous êtes loin de nous ! M. Félix Hémon, qui vient de nous donner sur Bersot et ses amis une étude qu’on ne saurait mieux louer qu’en disant qu’elle aurait été digne de Bersot lui-même, n’a peut-être pas fait exprès de publier son livre en l’an de grâce 1911, au plein de cette crise des humanités qui met toutes les cervelles à l’envers. Il m’écrivait familièrement :

« Le livre que je vous ai envoyé et qui aura une suite, si je vis[1], est, comme dit l’autre, une pensée de jeunesse réalisée dans l’âge… plus que mûr. C’est à Bersot que je voulais, très jeune, dédier mon Buffon[2] : il n’a accepté qu’une ligne de souvenir pour l’Ecole Normale plus que pour lui. Il n’était plus là quand je dédiai à sa mémoire le La Rochefoucauld donné chez Lecène. J’avais cependant amassé des documents et, plus de trente ans après sa mort (vous voyez par là l’action persistante qu’il exerce sur nous), j’ai pu faire paraître un livre qui s’est fait lentement et presque tout seul, par apports successifs. Au reste, vous n’aurez pas de peine à en discerner l’esprit : Bersot est le libéral « en soi », avant de devenir, par son martyre héroïquement supporté, l’homme en soi… Le livre est peut-être une leçon, mais ne fait la leçon à personne. »

Je le veux bien, puisque M. Hémon le dit. Personne n’est visé dans son livre. Et, à la manière dont ce livre a été écrit, dont il s’est déposé, pour ainsi dire, chez son auteur, on ne peut douter en effet que celui-ci soit resté complètement étranger à de mesquines préoccupations individuelles. C’est le contraire d’un livre à clef. Rien n’y sent l’allusion. Imaginez pourtant ce livre publié il y a douze ou treize ans, eût-il provoqué les mêmes réflexions qu’aujourd’hui ? Y eut-on vu une leçon ? Bersot s’y fût-il accusé avec un égal relief ?

Évidemment non. L’Université de cette époque comptait encore trop de talents et de caractères formés à la même école pour qu’on aperçût au premier coup d’œil par quoi Bersot s’en distinguait. Ou du moins, s’il s’en distinguait, c’était seulement par le degré d’excellence auquel il avait porté, comme éducateur et comme écrivain, des qualités qu’on rencontrait chez la plupart de ses collègues. Il y a treize ans — avant l’Affaire, cette Affaire qui a pratiqué une coupure si profonde dans notre vie nationale et, chez certains même, dans leur vie morale — l’Université presque tout entière était libérale et spiritualiste, comme Bersot. On sait ce qu’elle est aujourd’hui, du moins dans la personne de ses dirigeants. Est-ce donc notre faute, si ce livre de M. Hémon, d’un ton si modéré, d’une langue si ferme et si fine, où les nuances sont si savamment observées et les opinions si délicatement ménagées, nous trouble à l’égard du plus sévère réquisitoire et si, ne voulant, avec l’auteur, que chercher des raisons de mieux admirer Bersot, nous en trouvons surtout de détester plus fortement ses successeurs ?

De l’héritage de Bersot, de son œuvre universitaire, du large esprit dont il l’avait animée, il ne reste à peu près rien au bout d’un quart de siècle. Et Bersot croyait peut-être avoir bâti pour l’éternité !

Jamais démenti plus cruel ne fut donné à l’optimisme candide d’un libéral. Nous sommes presque tentés de sourire aujourd’hui en lisant chez Bersot :

« Il y a une chose que la France, qui tolère bien des choses, ne tolérera jamais, c’est l’intolérance ». Ou bien : « Toutes ces violences contraires (des partis extrêmes) vont à nous faire deux Frances, et nous n’en voulons qu’une ». Ou encore : « On ne détruit pas une injustice par une injustice, mais par la justice ». Combien le pessimisme de Schérer, ce Renan plus sombre du protestantisme, comme l’appelle M. Hémon, était mieux averti : « Ce qui manque à la France, c’est la notion même de la liberté » !

Cette notion, du moins, ne manquait pas à l’Université de 1880 et il convient d’ajouter que Bersot n’avait rien oublié pour la fortifier en elle. Toute son action et son exemple personnel n’avaient tendu qu’à cette fin. N’oublions pas que Bersot avait combattu l’obligation en matière d’enseignement primaire, « persuadé, dit M. Hémon, qu’il ne faut point essayer de faire par les lois ce que les mœurs font toutes seules ». Plus tard, dans deux articles des Débats, on le voit qui soutient, par des arguments tirés du fond même de la doctrine républicaine, le principe de l’inamovibilité des fonctionnaires. Il y avait déjà quelque mérite à prendre cette attitude en 1879, au moment où la politique de parti s’essayait à corrompre les sources du haut enseignement et où le grand Fustel, suspect de cléricalisme, ne devait qu’à l’intervention de Bersot de n’être pas écarté de la chaire créée pour lui à la Sorbonne.

Les Fustel, s’il en est encore, languissent aujourd’hui dans les honneurs obscurs de quelque Université provinciale, quand ils ne sont pas recueillis par l’Institut Catholique, comme Branly, ou par la Société des Conférences, comme Brunetière. Mais Bersot lui-même, où serait-il ? Quelle serait sa place dans l’Université de ce temps ? À l’homme, à l’éducateur humaniste qui professait que « l’Ecole Normale n’est pas l’Ecole des Chartes » et que « ce qui importe, c’est de former des esprits justes et ouverts en protégeant la culture générale, les facultés contre la menaçante invasion des connaissances, » quel ministre oserait confier la direction d’un de nos grands établissements d’instruction supérieure ? Et enfin, puisque le langage des guerres civiles est devenu celui des discussions parlementaires, de quel côté de la barricade pense-t-on que se trouverait aujourd’hui le « saint » laïque de la rue d’Ulm, le chef, l’apôtre, le martyr qui incarna le plus haut idéal universitaire de la troisième République ?[3]

Toutes ces questions, ce n’est pas M. Hémon qui les pose, c’est son lecteur. Et peut-être vaut-il mieux que les chose soient ainsi. Il est superflu de louer l’écrivain qu’est Félix Hémon : son livre est un modèle d’atticisme ; c’est aussi un modèle de tact, admirable par tout ce qu’il dit et plus admirable encore par tout ce qu’il ne dit pas et qu’il suggère.

  1. Félix Hémon est mort, comme on sait, sans avoir pu réaliser son ambition.
  2. Cet éloge de Buffon, premier livre de Félix Hémon, alors professeur au lycée de Rennes, obtint le grand prix d’éloquence à l’Académie française.
  3. Nous rappelons que ceci fut écrit en 1911, longtemps avant qu’une évolution heureuse de l’opinion et la dure leçon de l’expérience eussent permis à M. Léon Bérard de reprendre la tradition de Bersot, de restaurer les humanités et d’installer à la Sorbonne l’homme qui avait porté les plus rudes coups à la spécialisation et aux fiches : l’admirable Pierre Lasserre