L’Âme bretonne série 4/Laprade et Brizeux

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Édouard Champion (série 4 (1924)p. 129-134).

LAPRADE ET BRIZEUX

(D’APRÈS UNE CORRESPONDANCE INÉDITE).




Un jeune écrivain, M. Jean-Pierre Barbier, qui prépare un travail sur les relations de Victor de Laprade et de Brizeux[1], a bien voulu me communiquer la correspondance — malheureusement fragmentaire et très peu nourrie du côté de Brizeux, — échangée entre les deux poètes de 1851 à 1856.

Cette correspondance, demeurée inédite jusqu’ici, est fort piquante par endroits, émouvante souvent, un peu sombre vers la fin et pourrait prêter à un curieux chapitre d’histoire littéraire. Il est regrettable que M. Dorchain n’en ait point eu communication au moment où il publiait son excellente édition des Œuvres de Brizeux : elle l’eût aidé à préciser certains traits de la physionomie morale du Virgile breton, comme l’appelait son émule et sœur en tristesse, Marceline Desbordes-Valmore.

En 1850, revenant d’Italie, Brizeux s’arrêta quelques jours à Lyon près de Victor de Laprade. Je crois bien que les deux poètes ne se connaissaient pas avant cette visite. Ils s’étaient écrits sans doute ; ils avaient échangé leurs vers ; ils se sentaient une certaine parenté d’âme. Les Lyonnais sont presque aussi mystiques que les Bretons, mais ces grands nébuleux ont un sens très fin des réalités et leur mysticisme est agissant et pratique. Brizeux fut enchanté de l’accueil de Laprade ; Laprade ne fut pas moins ravi de la « fête de cœur et d’imagination » que Brizeux lui avait donnée.

Ce sera un de mes plus chers souvenirs, lui écrivait-il le 6 avril 1851, de vous avoir eu à mon foyer, vous, le plus véritablement, le plus complètement poète de tous par l’âme, par le cœur, par la vie. Mon rêve perpétuel a été d’aimer ceux que j’admire. Dieu soit loué mille fois pour ce nom d’ami que vous me donnez !

Voilà leur intimité nouée. Brizeux, qui sait ou devine les vœux secrets de son nouvel ami, s’est tout de suite mis en campagne pour lui et a tenté de lui gagner Sainte-Beuve, — Sainte-Beuve que Laprade attaquera si violemment un jour dans sa fameuse satire des Muses d’État, mais qu’en attendant il cajole et dont un article le « charmerait ». Cet article ne venant pas et Sainte-Beuve même se montrant assez mal disposé pour l’auteur des Poèmes évangéliques, voire pour Brizeux, dont il avait prôné les premiers vers, mais dont il goûtait moins les suivants, le ton change d’une lettre à l’autre et Laprade, sérieusement, fulmine contre les « prévarications » de l’auteur des Lundis.

Il passera la moitié de sa vie à démentir la première ; il suffit maintenant que la poésie ne soit pas quelque part pour qu’il s’y plaise. Voilà qu’il prend au sérieux les creuses niaiseries de Pierre Dupont, des bêtises incendiaires par-dessus le marché ! Je pense qu’il veut se mettre en règle avec la République rouge et qu’il a écrit sous l’impression de la guillotine. Je ne sais pas où vous en êtes de votre négociation avec lui à mon sujet ; mais il me paraît doublement difficile qu’après avoir loué le mélange de clubs et de basse-cour qui s’appelle la muse populaire, il puisse parler d’une muse aussi peu populaire que la mienne ; il n’a plus de foi qu’au succès ; quelque jour il louera le grand style de Louis Blanc !

Si jamais apparut la vérité du mot d’Horace sur l’irritabilité particulière à la gent poétique, n’est-ce point ici ? Sainte-Beuve n’a pas encore parlé de Laprade et il a parlé sympathiquement de Pierre Dupont, — Lyonnais comme Laprade : double crime ! Qu’on le pende, qu’on l’empale, qu’on l’étripe et, en même temps que lui, cet infâme Buloz, à qui Brizeux a porté des vers de Laprade et qui les a refusés !

Cela n’empêche nullement Laprade, d’ailleurs, de renouveler ses tentatives près de la Revue des Deux Mondes et il n’a garde de dire à Brizeux : « Interrompez vos négociations avec Sainte-Beuve ». Le fait est que Brizeux, insensiblement, est devenu le chargé d’affaires en titre de son ami. Il voit pour lui les critiques, les directeurs de revue, les éditeurs, et jusqu’aux imprimeurs, sans parler des académiciens comme Vigny et Barbier. Les Bretons, qui s’entendent si mal à faire leurs propres affaires, s’entendent très bien à faire celles des autres. Brizeux, entre ces années 1851 et 1856, se multiplia vraiment pour Laprade. Et il est vrai que Laprade, qui venait d’épouser Mlle  de Parieu, sœur d’un ancien ministre fort lié avec Fortoul, s’employait de son côté à faire augmenter la pension de Brizeux. Cette pension, servie par le ministère de l’Instruction Publique, était de 1.200 francs ; les efforts combinés de Laprade et de Barbier, appuyés d’une démarche personnelle de Lamartine près de Fortoul, la firent porter à 3.000 francs. Désormais, Brizeux, qui n’avait pas d’autre moyen d’existence, put manger deux fois par jour.

Le succès inespéré de Primel et Nola, « vendu en sept mois à 1.100 exemplaires », lui allait être un nouveau sujet de réconfort.

C’est un succès que je ne croyais plus possible, surtout pour un livre qui le mérite, lui écrit d’Aurillac, le 7 septembre 1852, Victor de Laprade. On aime donc encore la vraie poésie ! Ce succès doit bien vous encourager et compenser bien des tristesses. Je m’y associe de tout mon cœur, et votre lettre m’a rendu gai et heureux tout un jour, malgré mes rhumatismes. Cette joie est tout entière à cause de vous ; car je suis très loin de tirer un augure favorable pour mes Poèmes évangéliques. D’abord je n’en suis pas satisfait, et je n’ai pas besoin de vous dire combien je mets cela au-dessous de votre fraîche et savoureuse poésie ; de plus, ce n’est guère dans les conditions du succès : le monde littéraire m’appellera jésuite, le monde religieux me croira hérétique. J’aurai pour moi quelques douzaines d’amis et six cents exemplaires mettront bien sept ans au lieu de sept mois pour s’écouler. Mais je voudrais n’avoir que ce sujet de tristesse. Le succès et le bonheur de ma publication sera par-dessus tout de porter moi-même mon livre dans votre chambre et dans celle de quelques autres amis et d’en deviser en mangeant des huîtres, un autre de mes bonheurs de provincial à Paris. Et, à propos d’huîtres, croyez que j’avais religieusement gardé la consigne du fromage du Mont-d’or (sic). J’emploierai mon père, qui est un dilettante, à la recherche de l’idéal du genre. Je bouillonne d’impatience d’arriver à Paris…

La lettre, dans son négligé, est charmante, presque enjouée, avec de savoureux détails sur les préférences gastronomiques des deux correspondants, dont l’un raffolait des huîtres et l’autre du mont-dore : elle marque le point d’épanouissement de cette amitié poétique qui allait décliner et se faner si rapidement.

Que s’était-il donc passé entre les deux poètes ? Simplement ceci : que Brizeux, qui souhaitait d’entrer à l’Académie, qui avait même commencé ses visites, mais sans trouver le courage de poser officiellement sa candidature, avait eu vent que Laprade travaillait insidieusement à lui couper l’herbe sous le pied.

Nous n’avons pas la lettre de Brizeux qui devait être fort dure ; mais nous avons la réponse de Laprade. Elle est du 12 août 1856 et il semble bien qu’elle dégage la responsabilité de l’auteur des Symphonies. Quelque ambiguïté y subsiste cependant, du moins dans la seconde partie, qu’il convient de citer intégralement :

De tout ce qui a pu se passer à l’Académie, je suis aussi complètement innocent que des révolutions d’Espagne ou d’Italie. Je ne m’en suis absolument pas mêlé et je défie la personne qui vous a dit que vous deviez m’appréhender de prouver par un seul fait que ce mot peut s’interpréter autrement que dans ce sens : que l’Académie, tout à fait spontanément, inclinerait plus de mon côté que du vôtre. Que voulez-vous que je fasse à cela ? Je ne me suis jamais présenté ; je n’ai parlé de candidature que pour m’en défendre et rappeler vos titres en les appuyant. Faut-il, sans jamais m’être mis en avant, que j’écrive aux membres de l’Académie que je leur interdis de penser à moi pour un fauteuil ?

À la prochaine vacance, il est très probable que je ne me mettrai pas sur les rangs plus qu’à la dernière ; mais, s’il arrivait qu’un autre que vous dût être nommé dans le cas où je refuserais de me présenter, trouveriez-vous bon et avantageux à vous-même que je laisse passer un tiers à notre commun détriment, au lieu de profiter des chances que la nature des choses m’aurait ménagées ? Le cas peut se présenter ; aussi j’ai dû vous poser cette question. Jusqu’ici, j’ai agi, non pas seulement avec la plus scrupuleuse loyauté, mais avec un désintéressement complet. Il est difficile, impossible peut-être, de vous guérir du soupçon : cela m’est aujourd’hui prouvé. Néanmoins, je me suis promis une chose à moi-même et je vous l’énonce sans protestation aucune, parce que je n’ai pas la prétention de vous convaincre : je ne me présenterai pas à l’Académie à votre détriment ; je ne ferai pas le moindre acte de candidature, s’il ne m’est pas prouvé (de l’avis de gens auxquels vous et moi pourrions nous en rapporter) que je risque, en ne me présentant pas, de laisser nommer un tiers au lieu de nous deux.

L’éventualité envisagée dans ces dernières lignes se réalisa, comme on sait : candidat à l’Académie l’année suivante (1857), Laprade n’échouait que d’une voix et, plus heureux le 11 février 1858, il succédait à Musset par 17 voix contre 15 données à Jules Sandeau.

Brizeux, malade, rongé de dégoût plus encore que de phtisie, se traînait pendant ce temps de Marseille à Brest et de Brest à Montpellier. Quand il apprit l’élection de son ancien ami, il relut sa dernière lettre, s’arrêta à la phrase : « Il est difficile, impossible peut-être de vous guérir du soupçon », la souligna d’un large trait de crayon et, en renvoi, au bas de la page, écrivit : « Avais-je tort ? »



  1. L’étude n’a pas paru. La guerre éclatait peu après la publication de cet article et Jean-Pierre Barbier fut tué.