L’Âme bretonne série 4/Sur la piste de Yann-ar-Gwenn

La bibliothèque libre.


Édouard Champion (série 4 (1924)p. 102-128).

SUR LA PISTE
DE YANN-AR-GWENN.



À mes amis Morvan-Goblet.


Si vous le voulez bien, mes bons amis, aujourd’hui nous prendrons le chemin de Plouguiel (Côtes-du-Nord). Le ciel d’été, rafraîchi par une averse nocturne, est d’une délicieuse limpidité. Et le pays où je vous mène, s’il ne s’appelait déjà le pays de Yann-ar-Gwenn, mériterait qu’on l’appelât le pays des sources.

La canicule ne les a point taries : elles luisent au creux des roches, comme de beaux yeux humides ; et, d’autres fois, elles se dérobent pudiquement sous les aulnes, elles courent de ravins en ravins et se hâtent vers la mer prochaine et maternelle. On ne les voit pas ; elles ne se trahissent çà et là qu’à une lueur rapide, — comme une nymphe, en fuyant, découvre un bout d’épaule ou l’éclair d’une hanche allongée.

Ce sont nos Eaux-Douces d’Armorique. Et le fait est qu’un des plus beaux domaines qu’elles arrosent a reçu de son premier propriétaire, M. Tallibart l’ancien, qui avait été l’horloger en chef du sultan, le surnom de Constantinople. M. Tallibart ne poussait pas la passion de l’exotisme jusqu’à s’habiller en mamamouchi : cependant il avait copié dans sa villa le style et l’aménagement intérieur des maisons de Galata, et son Castellic était une réduction de Yldiz-Kiosk[1]. Renan l’y vint voir en 1884, sous couleur de confronter ses impressions d’Orient avec ce paysage du Bosphore transporté sous le ciel de Bretagne, et peut-être aussi parce que cet horloger enrichi au service du Grand-Turc était le frère de la petite Noémi… Mais ce n’est ni des Tallibart, ni de l’auteur des Souvenirs d’Enfance qu’il s’agit pour le moment. Plouguiel, sans eux, se suffit, — Plouguiel, nom fait de mousse et de miel, dirait-on, soupir qui s’achève en un accord de viole ! Si jamais pays s’indiqua pour être la patrie d’un barde, n’est-ce pas le pays qui porte un nom aussi divin, à la fois crépusculaire et matutinal ? Et si ce n’est pas à Plouguiel, en effet, que naquit celui qu’on appelait « le roi des chanteurs bretons », c’est à Plouguiel qu’il vécut, qu’il chanta, qu’il mourut.

Essayons de l’y retrouver.

Ce ne sera pas très difficile.

Yann-ar Gwenn, ou, comme on le désigne plus familièrement, Dall-ar-Gwenn (l’aveugle Le Gwenn), est vivant ici dans toutes les mémoires. Elles s’ouvrent spontanément dès qu’on a prononcé son nom et, sans qu’on les prie, laissent échapper un flot de souvenirs. La popularité de l’aveugle n’a pas souffert du temps. Elle se serait plutôt accrue en route. Et cependant Yann est mort il y a près de trois quarts de siècle, — vers 1860, disais-je dans la première série de L’Âme Bretonne. Je me trompais de onze ans. Un fin limier, M. Adam, secrétaire de la mairie de Plouguiel, s’est mis en chasse à ma prière et a fini par découvrir l’acte de décès du barde, ainsi libellé :

Extrait des registres de l’état civil de la commune de Plouguiel. — Du trentième jour du mois de décembre mil huit cent quarante-neuf, à une heure du soir, acte de décès de Jean Le Guen, né à Plougrescant, département des Côtes-du-Nord, âgé de 77 ans, profession de Poète Bretonne (sic), domicilié à Plouguiel, décédé le 29, à 7 heures du matin, fils légitimé (sic) du défunt Pierre et de la Marie (sic) Arzur et époux de Marguerite Petibon. — La déclaration du décès sus-mentionné a été faite par François Le Tallec, demeurant à Plouguiel, âgé de 58 ans, profession de journalier, qui a dit être beau-fils du défunt, et par Jean Le Déon, demeurant à Plouguiel, âgé de 67 ans, profession de tailleur, qui a dit être voisin du défunt. — Lecture donnée de ce que dessus, les comparants et témoins ont déclaré ne savoir signer. Constaté suivant la loi, par moi, Charles Adam, maire, officier de l’état civil, soussignant. — Signé : Adam.

Nous voilà donc fixés avec précision sur l’année, le jour et l’heure de la mort du roi des bardes. Du même coup nous apprenons quel était l’âge supposé du défunt et dans quelle commune il était né. Cela nous permettra, le moment venu, de retrouver son acte de naissance. Aussi bien la date exacte de cette naissance nous sera fournie à Plouguiel même, par un autre acte de l’état civil, celui du mariage de Yann, qu’on lira plus loin. Et cet acte nous servira également à redresser les erreurs de l’acte de décès.

Je ne dis rien de l’orthographe fantaisiste de cet acte, dont l’auteur était évidemment plus familiarisé avec la langue bretonne qu’avec la française.

Chose plus grave, Yann-ar-Gwenn y est appelé Jean tout court et, d’autre part, on le donne pour fils « légitimé » de Marie Arzur. Du moins est-ce ainsi que mon correspondant a cru devoir transcrire le nom de la mère du barde. Mais, vérification faite (et je l’ai faite moi-même), le registre de l’état civil porterait plutôt Areizun qu’Arzur. Il n’y a guère d’Areizun chez nous. Le scribe qui recevait la déclaration de François Le Tallec et Jean Le Déon a dû mal entendre et s’en tirer par un vague gribouillage. La mère du barde ne s’appelait en effet ni Areizun, ni Arzur, mais Henry.

« Légitimé », à son tour, est-il une graphie défectueuse pour « légitime » ?

Je le pense, car, dans le second acte dont j’ai pris copie et qui est antérieur au précédent, Yann-ar-Gwenn n’est nullement présenté comme un enfant naturel, que ses parents auraient ensuite reconnu. Enfin cet acte lui restitue son second prénom : Marie. Mais le scribe — sous quelle inspiration ? — avait d’abord écrit François, qu’il a biffé d’un gros trait. Le brave Yann, toute sa vie, paraît avoir été en délicatesse avec l’état civil. Quant au titre ronflant de « poète bretonne », que lui décerne son acte de décès, il est remplacé ici par l’appellation plus modeste de « chanteur de chansons ». Ce que l’acte ne dit pas, c’est que ces chansons étaient les siennes.

Mairie de Plouguiel. Arrondissement de Lannion. Du 23e jour du mois de juin, an 1810. — Acte de mariage de Jean-François-Marie Le Guen, âgé de 32 ans, né en la commune de Plougrescant, le 24 décembre 1774, profession de chanteur de chansons, demeurant à Plouguiel, département des Côtes-du-Nord, fils majeur de Pierre Le Guen, âgé de 65 ans, et de Marie Henry, son épouse, âgés de 64 ans, journaliers, demeurant à Plouguiel — et Marguerite Petibon, âgée de 26 ans, née en la commune de Plouguiel, département des Côtes-du-Nord, le 1er  juillet 1779, profession de filandière, demeurant à Plouguiel, département des Côtes-du-Nord, fille majeure de feu d’Anthoine (sic) Petitbon et de Louise Le Dû, âgé (sic) de 62 ans, mendiante, demeurant au dit Plouguiel.

Le mariage a été contracté par devant Adam, maire, en présence des quatre témoins exigés par la loi, savoir : Yves Le Cuer, cultivateur ; Jean Rollant, cultivateur ; Jean Le Maillot, journalier ; Guillaume Péron, tailleur, tous de Plouguiel et amis des contractants.

Marguerite Petibon survécut à son mari. Elle l’accompagnait dans ses tournées estivales et le barde n’eut pas d’autre compagne jusqu’à sa mort. Cependant Olivier Souvestre parle d’une certaine Fantik qui lui servait de commère. Faut-il donc suspecter la véracité de l’auteur de Mikaël ?

Cela n’est pas nécessaire. En 1792, au moment où se passe la scène rapportée par Souvestre[2], Yann avait vingt ans. Il n’était pas encore marié. Mais, s’il avait déjà embrassé la profession de chanteur ambulant, il fallait bien, étant aveugle « depuis l’âge de sept mois », comme lui-même le déclare à la fin d’une de ses complaintes, que quelqu’un le convoyât par les chemins. Cette Fantik, en somme, pouvait fort bien être une de ses sœurs cadettes, si tant est que Yann eût des sœurs, ce que j’ignore pour le moment.

De toutes façons, à partir de 1810, apocryphe ou réelle, Fantik disparut de la vie de Yann-ar-Gwenn et sa place fut prise par Marc’harit (Marguerite) Petibon[3]. Les différents témoignages que j’ai recueillis sur cette Marc’harit à Plouguiel et ailleurs la représentent comme une accorte commère, qui n’avait pas froid aux yeux, comme on dit, dont l’humeur n’était pas toujours des plus commodes et qui en aurait peut-être fait voir de vertes à son mari, si celui-ci, en sa qualité de barde, n’avait disposé de certains secrets pour mâter les femmes acariâtres. Il en avait d’autres, sans doute, pour les maintenir dans le droit chemin, mais qui se perdirent avec lui, car Marguerite Petibon, restée veuve, ne put longtemps se plier au célibat. Elle se défiait encore de sa vertu à 70 ans ! Pour lui éviter de trop rudes assauts, elle écouta les propositions d’un certain Gratiet, qui avait le même âge qu’elle, et convola avec lui en justes noces.

— J’aime mieux me remarier, disait-elle, que de risquer un accident.

Et elle disait à d’autres :

— Le bon beurre se fait dans les vieux ribots.

Marc’harit, comme Sancho, avait un proverbe pour toutes les circonstances.

Nous savons déjà que Yann, contrairement à l’opinion courante, n’est pas né à Plouguiel, mais dans une commune voisine : Plougrescant. À son tour, le secrétaire de la mairie de cette commune, M. Leizour, a bien voulu compulser pour moi les anciens registres paroissiaux. Il y a trouvé, après d’assez longues recherches, l’acte de baptême que je transcris plus loin. En m’en adressant copie, M. Leizour me faisait remarquer que l’acte de décès du barde — si erroné déjà — se trompe également sur l’âge du défunt, qu’il dit être de soixante-dix sept ans : Yann avait seulement, quand il mourut, soixante-quinze ans et sept jours.

Extrait des registres paroissiaux de Plougrescant. — Jean Marie Le Guen, fils légitime de Pierre Le Guen et de Marie Henry, né le 24 décembre mil sept cent soixante-quatorze, a été baptisé le même jour par le soussignant recteur, Parein et Mareine (sic) ont été Jean Le Pruennec et Françoise Perrieit, qui, avec le père présent, ont déclaré ne savoir signer. ------J.-M. Le Ny, Recteur de Plougrescant.

Le 24 décembre, vigile de Noël ! Ce jour-là, s’ils avaient reçu le don de prophétie, les petits chercheurs de la part à Dieu qui s’en allaient de porte en porte, sur les routes de Bretagne, pour « annoncer la bonne nouvelle », auraient pu annoncer aussi que, pareil à son divin Maître et guère plus riche que lui, dans une humble chaumière du Trégor, le roi des bardes était né.

À quel moment vint-il se fixer sur les rives du Jaudy, au pied de cette éminence rocheuse qui porte en breton le nom de Crec’h-Suliet ?

On ne le sait trop.

Suliet dérive du verbe sula (rôtir, flamber), et c’est une épithète tout à fait appropriée à cette face orientale des berges de la rivière de Tréguier, qui reçoit et semble absorber dans son sol calciné, presque rouge, les ardeurs d’un soleil qu’on qualifierait volontiers aujourd’hui de tropical : Crec’h-Suliet équivaut en somme à notre français Côte-Rôtie [4]. C’est, présentement, un hameau de cinq ou six feux, échelonnés sur le flanc gauche d’un petit chemin raboteux qui conduit obliquement de Kerotré au Jaudy. La grève, à cet endroit, dessine une courbe légère, favorable à l’accostage des bateaux qui vont draguer le sable ou charger le goëmon d’épave au bas de la rivière. Ces maisons de Crec’h-Suliet ne manquent pas, d’ailleurs, d’une certaine élégance rustique. Toutes sont couvertes en ardoises et bordées au levant de minuscules jardinets en terrasses, avec des muretins à hauteur d’appui. Mais on chercherait vainement parmi elles la maison de Yann-ar-Gwenn, cette maison fameuse, aveugle comme son maître, et que Brizeux a décrite sans l’avoir vue, d’après un croquis publié par le Magasin Pittoresque de 1842. On aurait même quelque peine à repérer son emplacement, n’était un pan de mur qui s’en est conservé par miracle et un prunier appelé encore aujourd’hui le « prunier de Yann-ar-Gwenn » qui se trouvait « au bout » du clos. Grâce à ce pan de mur et à ce prunier et en s’aidant du croquis publié par le Magasin Pittoresque, on peut aisément reconstituer en esprit la demeure du barde, qui n’avait pas de fenêtre, en effet, dont l’unique ouverture, servant de porte, était tournée vers la grève et à deux ou trois mètres seulement d’une berge très déclive que le flot vient battre deux fois par jour. Elle était coiffée de chaume et on la flatte peut-être en l’appelant une maison.

— C’était plutôt une kraou, une crèche, ce qui explique tout, me dit mon guide, M. Adam.

— Sans doute, me confirmait plus tard le petit-fils de Yann-ar-Gwenn. Mais, ajoutait-il, avec une nuance d’orgueil, la kraou appartenait à mon grand’père, ainsi que le touzil (la motte de terre) sur laquelle il l’avait bâtie.

En réalité, je crois que ce « touzil » faisait partie d’une friche communale, d’une de ces terres vagues et vaines, res nullius, dédaignées des riverains et qu’on abandonne au premier occupant. Tant de chaumes, de huttes en Bretagne, qui figurent aujourd’hui au cadastre, à la faveur de la prescription trentenaire, ont été bâtis de la sorte sur des bordures de route ou sur des garennes abandonnées !

Yann ar-Gwenn ne s’en montrait pas moins très fier d’avoir une maison à lui, bâtie de ses deniers, si le terrain ne lui avait coûté que la peine de le prendre, et Brizeux avait parfaitement raison de lui faire dire :

Comme cet ancien barde, harmonieux maçon.
Chanteur, avec mes chants, j’ai construit ma maison.

J’ajouterai que cet aveugle, dans le choix du site où il voulut fixer ses pénates, s’était montré singulièrement plus perspicace que bien des clairvoyants.

Le paysage qu’on embrasse de Crec’h-Suliet est l’un des plus beaux de cette rivière de Tréguier qui en contient tant d’admirables. Le Jaudy, à marée haute, y mesure bien un kilomètre de large, et des navires de 600 tonnes le remontent sans effort. Et, par delà le fleuve, toute la campagne de Trédarzec, avec la courbe harmonieuse de ses collines, le damier de sa culture, ses landes, ses bois, ses clochers qui percent le feuillage, se déploie devant le promeneur. En face même de Crec’h-Suliet, un minuscule affluent du Jaudy, dont je ne sais pas le nom, s’est creusé le plus charmant des lits : il y coule sous d’antiques verdures qui s’écartent à son embouchure pour faire place à un petit estuaire où le flot marin, retenu par une digue-chaussée — le carpont — est conduit dans les vannes, jadis seigneuriales, d’un ravissant moulin de la Renaissance.

Ce beau paysage, Yann ne le voyait pas, mais il le sentait. Et qui peut dire si sa jouissance ne passait pas la nôtre ? Avez-vous remarqué que presque tous les aveugles sont gais ? Celui-ci ne faisait pas exception à la règle. Sa sensibilité, plus concentrée que celle des clairvoyants, percevait des nuances qui leur échappent peut-être. Crec’h-Suliet est voisin des pinèdes du Castellic et l’ouïe du barde ne pouvait manquer de recueillir la rumeur de ces grandes orgues aériennes, qui, mêlée au bruit du ressac sur la grève, à la sonnerie intermittente des cloches de Plouguiel, de Trédarzec et de Tréguier et au chant des bateliers montant ou descendant le fleuve, lui composait la plus suave des symphonies.

Sa maison était bien exiguë sans doute, et si basse, nous dit-on, qu’on n’y pouvait entrer qu’en pliant l’échine. Au retour de ses longues randonnées estivales, Yann y prenait ses quartiers d’hiver. Mais cette alouette des sillons ne se sentait vraiment à l’aise qu’en plein air. Tous les contemporains sont d’accord là-dessus : dès que le ciel se déridait, Yann sortait sur sa porte. Il se « cluchait » le dos au mur et restait là des heures et des heures, remuant ses lèvres et agitant son buste d’un mouvement isochrone, de haut en bas et de bas en haut, qui était le rythme machinal dont s’accompagnait chez lui le travail de la composition. Si la pluie ou le froid le consignait au logis, on l’y trouvait le plus habituellement assis sur son chipot. Vous savez que ces chipots trégorrois sont de grandes boîtes à sel de forme ronde qui, munies d’un dossier et placées dans le coin de l’âtre, peuvent, en effet, servir de siège. De là, par dérision, le surnom de chipots donné aux chaires à prêcher. On dit : « Pourvu que M. le Recteur ne reste pas trop longtemps dans son chipot ! » (Entendez : Pourvu que son prône ne soit pas trop long !).

Et voici encore un détail qu’on retrouve chez tous les contemporains : Yann, quand il composait ses chansons, avait à portée de la main une baguette de saule ; se défiant de sa mémoire et ne sachant ni lire, ni écrire, ni compter, il faisait une coche dans la baguette, après chaque couplet. Le châtelain actuel du Castellic, M. Tallibart fils, croit même se souvenir qu’il y traçait, à la pointe du couteau, d’autres signes mnémotechniques, « de manière sans doute à reconnaître au premier attouchement la chanson à laquelle se rapportait la baguette ». Yann liait ensuite ces baguettes en faisceaux « qui constituaient sa bibliothèque ».

Cependant Yves Le Coz, cultivateur à Kerotré, qui le fréquenta aussi dans son enfance à Crec’h-Suliet, sans contester les baguettes, ne pense pas que Yann en fit usage chez lui.

— Dehors, bon ! me dit-il. Mais quand il travaillait à domicile, ce qui était rare, du reste, l’aveugle procédait autrement. Je l’ai vu opérer et je sais comme les choses se passaient à chaque couplet composé, il plantait dans le mur un ibil[5], comme font les joueurs de boule pour marquer leurs points.

C’est un des hommes les plus précieux à consulter sur Yann-ar-Gwenn que cet Yve Le Coz. Il est âgé de 78 ans. Il avait donc seize ans à la mort du barde et il eut tout le loisir de le connaître, Kerotré, où il habitait et où il habite encore, n’étant qu’à une portée de fusil de Crec’h-Suliet. M. Adam me mène chez lui, par un sentier de traverse qui s’amorce à la grand’route. Nous le trouvons en corps de chemise et qui faisait la sieste dans sa grange. Il n’a pas l’air autrement flatté de notre visite. Il se dérange à peine pour nous accueillir et peste intérieurement sans doute contre les malappris qui viennent interrompre son somme. Mon guide est obligé de le secouer par la manche.

— Ewan, allons ! Réveillez-vous, que diable !… Vous savez bien, c’est le monsieur qui désire parler avec vous de Dall-ar-Gwenn.

Magie de ce nom de Le Gwenn qui, après tant d’années, a conservé toute sa vertu ! Mon guide ne l’a pas plus tôt prononcé que voilà notre dormeur sur pied, secouant les brins de paille qui se sont collés à ses cheveux et me tendant une paume calleuse, mais large ouverte.

La poignée de main bretonne — vous l’avez peut-être remarqué ? — se donne horizontalement. C’est tout le contraire du shake-hands, vertical et brusque. Quand deux mains bretonnes se sont saisies, elles se livrent à un mouvement de balancier, très lent, très doux, qui peut durer plusieurs secondes et même des minutes ou des quarts d’heure entiers, si leurs propriétaires viennent de fêter Bacchus, dieu propice aux longues effusions. Par bonheur, Yves Le Coz est un homme sobre, au moins sur la semaine. Notre poignée de mains n’excéda pas les habituelles dimensions chronologiques, et, à la septième ou huitième reprise au plus, je recouvrai l’usage de ma dextre. Le brave homme tâcha seulement de mettre à sa pression une énergie destinée à compenser la faible durée d’amplitude de ses oscillations.

Grand, sec et droit, ses soixante-dix-huit hivers ne lui ont pas fait perdre un pouce de sa taille. Avec son nez pointu comme un bec, son crâne démesurément allongé et l’espèce de crête ou de huppe que dessine au-dessus du front son poil blanc comme la neige et rêche comme du chiendent, il a l’air d’un geai, d’un grand geai chenu, le Nestor de l’espèce…

— Ainsi, dis-je, pour engager la conversation, vous avez connu Yann-ar-Gwenn ?

— Si je l’ai connu ! Mieux que mes père et mère, peut-être, monsieur, soit dit sans offenser leur mémoire. Quand je n’étais qu’un enfant, le vieux Le Gwenn m’honorait déjà de son amitié. Ces choses-là ne s’oublient pas. Je lui rendais de menus services, sans doute. Dans les débuts, Yann, qui ne savait ni lire ni écrire, se rendait à Lannion ou à Morlaix avec ses baguettes et y dictait ses chansons aux imprimeurs. Mais plus tard, quand la réputation lui vint avec la fortune, il prit un secrétaire…

— Un secrétaire !

— Oui, monsieur… François Le Ruzic, de Kerlouc’h, le plus savant homme à la ronde, après M. le curé. C’était toujours Yann qui composait les chansons, mais c’était Le Ruzic qui tenait la plume.

— Et Le Ruzic gagnait gros à ce métier ?

— Deux sols par chanson. Mais Yann, désormais, pouvait dormir sur les deux oreilles. Environ la mi-juin, quand le blé commence à épier et les pèlerins à bourdonner autour des places dévotes, avant de boucler son sac et de se mettre en route pour Saint-Jean-du-Doigt ou Saint-Hervé-du-Ménébré, il repassait mentalement son répertoire à l’aide de ses bâtons. Avait-il oublié un couplet ? Si son secrétaire n’était pas là, il me faisait appeler. J’avais passé deux ans et demi à l’école et je savais lire : je n’avais pas de peine à retrouver sur la copie de Le Ruzic ou sur l’imprimé le couplet qui manquait à la chanson.

— Et comment était-il, au physique, ce Yann-ar-Gwenn ?

— Petit et gros, monsieur, — à peu près comme vous, tenez ! Oui, oui, c’est tout à fait cela, sauf la figure qui ne ressemblait à aucune autre figure au monde et qu’on n’oubliait pas, une fois qu’on l’avait vue. Cette figure-là, monsieur, on aurait dit qu’elle riait par tous ses pores, par toutes ses rides. Les yeux eux-mêmes ne semblaient clos que pour mieux rire. Ah ! Yann-ar-Gwenn n’engendrait pas la mélancolie, je vous assure ! Quand il passait sur la route, filles et garçons accouraient sur les portes. Et l’aveugle jetait une facétie à l’un, décochait un quolibet à l’autre. Je le vois encore, montant la côte de Crec’h-Suliet et frappant le roc de son bâton ferré, un bâton de houx durci au feu. On n’aurait pas dit un aveugle, tant il filait droit et sans hésitation, au moins dans les chemins de par ici, qui lui étaient familiers. Il mettait son honneur à s’y diriger seul. Il ne voulait pas de convoyeur. Ce n’est que passé Plouguiel qu’il consentait à prendre le bras de Marc’harit. Encore se privait-il quelquefois de sa compagnie, comme il arriva certain jour que la commère ne voulait pas le suivre à Lannion, chez son imprimeur, et où il lui fit accomplir le double de la traite pour lui donner une leçon.

— Contez-moi cela, Yves Le Coz.

— Eh bien ! voilà, monsieur. Mais il faut vous dire d’abord que Yann-ar-Gwenn, comme tous les bardes nomades, était un peu sorcier. Il avait des secrets pour « faire marcher » les gens. Donc, un jour que Yann avait affaire à Lannion, il héla sa commère, qui était en train de laver au douet voisin. Pour être franc, je crois qu’elle travaillait beaucoup plus de la langue que du battoir. Tant y a qu’elle envoya promener notre Yann, qui se contenta de lui répondre : « Bien ! Bien ! continue, God[6]… Ne te presse pas, ma chérie… Tu as de bonnes jambes et tu seras rendue avant moi à Lannion. » De fait, pas plus tôt à la Croix-Rouge, qui n’est qu’à une pipée d’ici, il voit arriver Marc’harit, tout essoufflée. « Eh ! là, God, lui crie-t-il, où cours-tu ? Nous avons le temps, ma chérie, rien ne presse… Enfin, si c’est ta fantaisie de faire deux fois la route, ne te gêne pas. Tu me trouveras, au retour, dans ce fossé, où je vais ruminer une chanson en t’attendant. » Marc’harit, comme une somnambule, poursuit son chemin : elle ne marche pas, elle galope. La voilà rendue à Lannion. Elle s’enquiert de son mari à l’auberge où il a coutume de descendre. On lui répond qu’on ne l’a pas vu. Inquiète, elle retourne sur ses pas, traverse en trombe Trézeny, Coatréven, Camlez, Kerménou et ne retrouve son mari qu’à la Croix-Rouge, autant dire à l’endroit même d’où elle était partie. « Eh bien ! God, lui demande alors Yann-ar Gwenn, es-tu contente de ta promenade ? Tu ne voulais pas m’accompagner, pour mes affaires, à Lannion, ce matin ? Et voilà que tu y es allée et que tu en es revenue toute seule, pour rien, dans la même journée. On a bien raison de dire que l’humeur des femmes est changeante ! »

Le brave Yves Le Coz m’en aurait conté bien d’autres sur Yann-ar-Gwenn, si je n’avais été obligé d’abréger ma visite à Kerotré. Il me fallait voir encore cinq ou six contemporains du barde, prévenus Adam, et qui m’attendaient chez eux. Mais comme ils ne firent, presque tous, que répéter ce que m’avait dit Le Coz, je ferai grâce au lecteur de cette partie de mon enquête.

Chez Mme Cony, cependant, qui, bien qu’éprouvée par un deuil récent, voulut bien nous recevoir avec cette aménité pleine de noblesse qu’on trouve encore chez quelques-uns de nos cultivateurs, je recueillis une anecdote assez curieuse et qui vient à l’appui des dires de mon premier interlocuteur sur la puissance cabalistique attribuée au vieux barde ambulant.

Certain jour qu’on faisait des crêpes à Kerotré, Yann-ar-Gwenn vint à passer et entra dans la cuisine, alléché par la fine odeur de la pâte. Il n’y avait là, par hasard, que la servante, et, soit qu’elle fût de méchante humeur, soit qu’elle ne connût pas l’aveugle, elle négligea de lui offrir sa part du festin, comme c’est l’habitude. Yann était trop fier pour réclamer. Il ne dit rien et reprit son bâton. Il était déjà loin sur la route de Morlaix, quand il entendit la servante qui courait après lui en criant de toutes ses forces : Komeril ke n’eil ? Komerit ke n’eil ? « Ne la prendras-tu pas ? Ne la prendras-tu pas ? » En même temps elle lui tendait une crêpe au bout de son éclisse. Mais elle pouvait s’égosiller : Yann, ce jour-là, était aussi sourd qu’aveugle. Il continuait paisiblement son petit train, talonné par la femme, qui continuait de lui tendre la crêpe au bout de l’éclisse et de lui crier : Komerit ke n’eil ? et il la mena ainsi jusqu’à Morlaix, où il consentit enfin à prendre la crêpe. Sur quoi, le charme cessa et la servante inhospitalière put retourner à Kerotré.

Vous ai-je dit que Yann, de son mariage avec la Petibon, avait eu deux filles : Jeanne, qui épousa un tailleur nommé Jacot Raison, et Annan, qui épousa un journalier nommé Le Tallec ?

Je ne sais ce que sont devenus les Raison qui, d’assez bonne heure, émigrèrent à Trédarzec. Quant aux Tallec, ils eurent un fils, qui continue d’habiter Plouguiel et qui, demi-soldier, travaille la terre chez M. Tallibart. Il est marié et père d’une assez nombreuse famille. La descendance de Yann-ar-Gwenn n’est donc pas près de s’éteindre. Louis Le Tallec est très fier de son aïeul :

— Il ne m’a rien laissé, pourtant, me dit-il, pas même son talent de rimeur. Mais il a donné à ma mère et à moi ce qu’il n’avait pas lui-même et qui vaut mieux que la fortune et l’esprit.

— Quoi donc ?

— Des yeux.

Nouvelle preuve de la fausseté de l’axiome : nemo dat quod non habet.

Le Tallec convient d’ailleurs que l’infirmité de son grand-père ne l’empêchait pas d’être le plus gai des hommes : privé de la vue dès l’âge de sept mois, Yann ne pouvait mesurer l’étendue de la perte qu’il avait faite. Ses autres sens, et notamment le sens de la direction, s’étaient prodigieusement affinés et lui permettaient de se débrouiller dans l’inextricable lacis des petits chemins trégorrois. C’est ce que m’avait déjà dit Yves Le Coz. Mais croirait-on que Yann, tout aveugle qu’il était, poussât la témérité jusqu’à grimper dans les arbres du Castellic pour y couper sa provision de bois mort ? Et lui-même, d’après M. Tallibart, faisait ses bourrées et les portait à Crec’h-Suliet sur son dos !

C’était un proverbe en ce temps-là qu’il n’y avait point de bon pardon sans Yann-ar-Gwenn. La vénérable mère de Gustave Geffroy, qui était de Plougonven[7], me le confirmait peu de temps avant sa mort. Malgré son grand âge, elle se rappelait très bien l’aveugle, sa commère et son chien.

— L’arrivée de Yann dans une fête ou un pardon mettait toutes les têtes à l’envers, me disait-elle. On quittait tout pour l’entendre. Jamais barde populaire n’exerça un tel prestige sur les foules. Il y avait je sais quoi de religieux dans l’attitude de son auditoire. À certains passages de ses chansons, les paysans ôtaient gravement leur chapeau. Tous l’honoraient commue un homme marqué du signe divin…

Et Mme  Geffroy me cita ces tierces-rimes d’une complainte de Yann qui, après soixante-dix ans, chantaient toujours dans sa mémoire :

Gwechall ar merc’het yaouank
Na evet kel ar gwiii-ardent
Hag ha chomet pel fur ha koant…

« Jadis les jeunes filles ne buvaient pas d’eau-de-vie et demeuraient longtemps sages et belles… »

Si nous ne possédions de Yann que ce couplet, on pourrait en conclure qu’il fut un poète gnomique, une manière de Solon ou de Phocylide armoricain. Et l’on se tromperait beaucoup. Sans doute, il ne dédaignait pas, à l’occasion, de faire un petit bout de morale aux gens. Mais sa jovialité naturelle reprenait vite le dessus et il était surtout à l’aise dans la facétie.

Encore fallait-il qu’il se pliât aux exigences de l’« actualité ». Les bardes nomades ont été les premiers journalistes de la Bretagne. C’est par eux que la péninsule, ensevelie le reste du temps au fond de ses landes, entrait, les jours de foire ou de pardon, en communication avec le monde des vivants : catastrophes maritimes, tremblements de terre, batailles rangées, mariages princiers, changements de régime, de tout cela et du reste, assassinats, épidémies, etc., les bardes chargeaient leurs complaintes. Yann était bien obligé de se soumettre à la loi commune. C’était, comme ses confrères, essentiellement un « actualiste ». Tout événement lui était bon, petit ou grand, et il travaillait même, au besoin, sur commande.

Que d’épithalames il composa ainsi, qui lui étaient payés d’un gros écu de six livres et d’une place d’honneur à la table des mariés ! Une vieille femme d’Yzen-Laouen, Françoise Le Quer, m’a chanté celui qu’il « rima » en l’honneur de sa propre fille et de son gendre Jacot Raison. Le dit Jacques ou Jacot, par désespoir d’avoir vu sa belle causer trop tendrement, dans un pardon, avec un rival, n’avait-il pas fait la sottise de s’engager comme remplaçant — littéralement d’aller « vendre sa peau » gwerza é gro’chen chez un marchand d’hommes de Tréguier (marc’hadour a bréné konscrivet) ? Il revint du service au bout de sept ans et retrouva sa belle, qui l’avait attendu. Tant de constance de part et d’autre valait bien quelques rimes. Yann-ar-Gwenn ne les marchanda pas aux nouveaux époux. Je crois même qu’il contribua aux frais de la noce. Yann n’aurait pas été barde jusqu’au bout s’il n’avait, comme tous les bardes, mangé son bien avec son revenu.

— Et pourtant, me disait Françoise Le Quer, il gagnait gros comme lui. Quand il revenait de tournée avec sa femme, Marc’harit avait des pièces d’argent cousues tout autour d’elle, dans la ceinture de sa jupe !

Ces pièces-là n’ont pas toutes roulé à la rivière et quelques-unes ont dû prendre le chemin des auberges voisines. Mais n’anticipons pas, s’il vous plaît, et revenons à l’œuvre du barde. M. Tallibart m’a parlé d’un autre poème que Yann aurait composé a l’occasion d’un incident héroï-comique dont Tréguier fut le théâtre, vers 1840, pendant les fêtes municipales.

— Au programme des réjouissances, me dit M. Tallibart, se trouvait une course à la nage dont une truie était l’enjeu. Il s’agissait d’attraper la truie par la queue et de la ramener sur la berge. Mais la queue avait été fortement suiffée et la truie se défendait mordicus, aucun des concurrents ne parvint à l’attraper. La truie fut placée « sous séquestre ». D’où un concert de réclamations, puis une véritable émeute. Yann-ar-Gwenn, qui assistait à la scène, sentit sa verve s’éveiller et composa sur ce thème une chanson qui eut un succès fou…

Je n’ai pu, malheureusement, me procurer ce chef-d’œuvre. Il a eu le sort commun à la plupart des productions du barde, imprimées sur feuilles volantes, et qui s’en sont allées où vont toutes les feuilles. Aucune bibliothèque publique n’a pris soin de recueillir cette littérature éphémère de nos rhapsodes nationaux…

Regrettons-le. C’est chez Haslé, à Morlaix, que Yann-ar-Gwenn faisait ordinairement imprimer ses chansons. Il en porta cependant quelques-unes à mon père. Mais, comme ces chansons n’étaient pas toujours signées, leur attribution reste incertaine, exception faite pour le Débat entre l’Eau et le Feu (Disput entre an dour hac an tan), et le Débat entre un cordonnier et un sabotier (Disput entre ur c’hereer hac ur botoer coat), dont les envois finaux contiennent le nom de l’auteur.

Je ne puis mieux terminer le récit de mon pèlerinage au pays de Yann-ar-Gwenn qu’en reproduisant ici la meilleure — qui est aussi la plus courte — de ces deux compositions. Elle n’est plus dans le commerce. Et c’est donc une rareté. Je l’ai trouvée dans le cahier des chansons imprimées à Lannion, chez mon père, et qui fut mon seul héritage, avec la vieille madone en granit qui décorait la niche extérieure de l’imprimerie paternelle et qui veille aujourd’hui sur ma maison de Trestraou.

Mar gallan gout ar feçon, e tenin da rima
Eun disput a neve flam, d’enem divertissa.
Savet entre ar c’hereer bac ar botoer coat
Pa vet erpg en eur boutail it daou pot dilicat.

O daou deus prometet e mige digante,
Goude formi eun disput excellant entrese,
Eun doucen vio fritet hac eun tam bara guen,
Hac eur banne da effa en fin ar ganaouen.

Mar be glebiet an anchen, ar bombard a zone,
A zilao gant parfeti eun darn a resono.
Vit ho lacat da zisput an eil oc’h e quile
Ha nen pas rima notra nemert ar virione.

AR BOTOER

« Er gouan ec’h intentan, eune ar botoer coat.
E me a zen da viscan treid an dud dilicat ;

Ha te, quereer infam, gant ta votou ler,
A zigac, ar c’hlenvejo hac eun nombr a vizer.

AR C’HEREER

« Eun tam eo estimet huelloc’h ma état
Evit nen deo da hini, pot ar botou coat.
Ma ranche beajerrien bale gant sorgello[8],
Et nent eun anter hirroc’h oc’h ober campagno.

AR BOTOER

« Evit prepari’in douar de lakat an trevat,
Eo eun drar necesser cavet eur botou coat ;
Ne voeler den o palat er parc gant botou ler.
Ha c’hoas e fell dit laret ne n’on qet necesser !

AR C’HEREER

« Goud a ran ev ar botou coat a gonserv ar yec’het
Hac a brepar an douar evit lacat an ed,
Evel ma c’her da redec er parc gant o vejo,
E scanvoc’h ar botou ler evit eur sorgello.

AR BOTOER

Pa deui an erc’h, hac ar scorn, hac ar gouan kallet,
E ranko ar c’hereer paca e vinaouet,
Ha me doucho an arc’hant partout er marc’hajo,
Ha te a sello ouzin ha digor da da c’heno.

AR C’HEREER

« Pa enuo ar mis meurs hac an nene amzer
Da visca an habijo brao hac ar boto ler,
Neuze na vo istimet netra ar boto coat :
Ur boto ler da vale a so traou dilicat.

AR BOTOER

« Alliés en ranqes mont da dy ar c’hivijer
Ha na pe nemet tri scoet pe eun tri scoet anter
Ha me laca assembles bete c’huec’h uguent scoet
Da brena ar c’hoat boto ar baysantet.

AR C’HEREER

« Goel a ze dit, ma mignon, pa tens cur bern arc’hant ;
An neb a deus nebeutoc’h a von honestamant.
Me a deb hic ha zouben, ma yod da greis-de :
Ordinal ec’h intentant on benet couls a te.

AR BOTOER

« Poent eo din finissa, rac an nos a dosta,
Hac an hostis a jeno pa na effomp netra,
Hac a roï din hon c’honje, coader ha q’ereer,
Da bartian deus he dy ha mont da gaet ar guer.

AR C’HEREER

« Ebars en hostaleri a vo rezonio.
Disput entre ar vignonet ha chass-bleo enecho;
Ar c’hoste créa c’hone ebars en peb affer :
Mar q’eres m’a vélo », eme ar c’hereer.

Goude leis cov e crogjont vel daou ghy animet
Ha stagao den emjannan evel tud malisset.
Q’en ha rangas an hostis q’emer e vas ribot,
Ha sq’ei voar zin discregui an fœçon no oant crog.

Goullennomp eur chopinet den om dispartia :
An hostis on servijo mar deuomp de bea;
Hac evomp pep a vemac’h e fin ar ganaoueun.
An oll a ranc caout boto pe vale dierc’hen.

An hini en eus rimet an disput dilicat
Savet entre eur c’hereer hac eur botoer coat,
En eus gret meur a hini, e hano Yann-ar-Guen.
Hac a veler ordinal en fin ar ganaouen.


TRADUCTION.

Si j’en puis trouver la manière, je rimerai volontiers, pour me divertir, un débat tout flambant neuf qui s’est élevé entre un cordonnier et un sabotier. La bouteille au poing, ce sont deux garçons fort délicats.

Tous deux m’ont promis, si je conduisais à bien leur débat, une douzaine d’œufs fricassés, un chanteau de pain blanc et un coup à boire à la fin de ma chanson.

La bombarde ne sonne que si l’anche est mouillée et elle sonne alors à la perfection. Pour former un débat entre l’un et l’autre, je n’ai qu’à laisser parler la vérité.

LE SABOTIER

« L’hiver, dit le sabotier, c’est à moi qu’il appartient d’habiller les pieds des gens délicats, tandis que toi, cordonnier infâme, avec tes souliers, tu ne leur apportes que des maladies et nombre de misères.

LE CORDONNIER

« Ma profession est estimée un peu plus haut que la tienne, homme des chaussures de bois ! S’il fallait que les voyageurs se servissent de tes sorgello, ils mettraient le double de temps à faire l’étape.

LE SABOTIER

« Pour disposer la terre à recevoir la semence, c’est une chose nécessaire d’avoir des sabots. On ne voit guère de gens bêcher avec des souliers. Et tu oses dire que je ne suis pas nécessaire !…

LE CORDONNIER

« Je sais que les sabots conservent la santé et qu’ils préparent la terre à recevoir le blé, tout de même que, si l’on passe la herse ( ?) sur un champ, les souliers sont plus légers pour courir que des sorgello.

LE SABOTIER

« Quand viendront la neige et la glace et le dur hiver, il faudra que l’alêne du cordonnier fasse trêve. (Pendant ce temps) moi je toucherai de l’argent partout dans les foires. Toi, tu me regarderas, la bouche ouverte.

LE CORDONNIER

« Quand le mois de mars arrivera et le renouveau et (que ce sera le temps) de revêtir de beaux habits et des chaussures de cuir, alors les sabots seront estimés moins que rien. Des chaussures de cuir pour se promener, voilà

le délicat !
LE SABOTIER

« Il te faut souvent aller chez le tanneur. Et tu n’as sur toi que trois écus et demi. Moi, d’un seul coup, je dépense jusqu’à cent vingt écus pour acheter le bois qui sert à fabriquer des sabots aux paysans.

LE CORDONNIER

« Tant mieux pour toi, mon ami, si tu as un tas d’argent ! Les gens qui en ont moins vivent quand même honnêtement. Je mange viande et soupe et ma bouteille à midi et je prétends vivre aussi bien que toi à mon ordinaire.

LE SABOTIER

« Il est temps d’en finir, car la nuit approche et notre hôte fera grise mine si nous ne consommons pas. Cordonnier et sabotier, il pourrait bien nous donner congé et nous mettre à la porte en nous priant d’aller (continuer notre discussion) chez nous.

LE CORDONNIER

« Il va y avoir du grabuge dans l’hôtellerie, dispute entre amis et peut-être crépage de cheveux. C’est le parti le plus fort qui l’emporte en chaque affaire. Si tu veux, allons-y », dit le cordonnier.

Et les voilà, le ventre plein, qui se jettent l’un sur l’autre, tels deux chiens furieux, et qui s’agrippent et se gourment comme des malfaiteurs, au point que l’aubergiste est obligé de s’armer d’un bâton à riboter et de cogner dessus pour leur faire lâcher prise, tant ils sont bien accrochés ! Demandons une chopine pour les départir. L’aubergiste nous servira volontiers, si nous le payons. Et buvons chacun un coup à la fin de la chanson. Il faut que tout le monde ait des chaussures, à moins de marcher pieds nus. Celui qui a rimé ce débat ingénieux, élevé entre un cordonnier et un sabotier, celui-là en a composé bien d’autres : son nom est Jean Le Guen. Et vous le voyez ordinairement à la fin de ses chansons.

Ceux de mes lecteurs qui connaissent le breton n’auront pu manquer d’être frappés par la verve abondante de ce petit poème renouvelé des jeux-partis du moyen-âge, qui n’étaient eux-mêmes que des façons d’amébées. La fin surtout en est magnifiquement bachique. Il semble qu’on voie les deux humeurs de piot rués l’un sur l’autre et s’enlaçant d’une telle étreinte qu’il faut à l’aubergiste, pour les séparer, s’armer du bâton à riboter… Voilà vraiment qui, malgré l’indigence de la langue, est supérieur aux productions habituelles de la muse populaire bretonne. Et que dites-vous de ce joli vers qui pourrait servir de devise, en Bretagne, à tant de rimeurs :

Mar be glebiet an anchen, ar bombard a zono…

« La bombarde ne sonne qu’autant que l’anche est humectée » ?

Ah ! comme, pour ce seul vers-là, Hédylos le Deipnosophiste, premier, au dire d’Athénée, des gosiers lyriques de son âge, l’archidiacre Gautier Map, renommé dans le sien pour sa soif inextinguible autant que pour son apertise de conteur, Olivier Basselin, le poète des Muids, et notre ami Gabriel Vicaire, leur digne émule et pieux continuateur, eussent chéri d’une dilection sans pareille, fêté et confirmé dans sa royauté bardique le bon « goliard » Yann-ar Gwenn ![9].



  1. Nous en avons vu la photographie chez le fils de M. Tallibart qui a fait abattre ce premier Castellic, trop oriental à son gré, et l’a remplacé par une délicieuse maison bretonne, œuvre de M. Félix Olivier.
  2. V. L’Âme bretonne, 1re série, p. 9).
  3. « Pas du tout, me riposta spirituellement Léon Duracher. Yann-ar-Gwenn était bigame. Il le faut : sans quoi je te défie d’accorder Fantik avec Marguerite Petitbon. Tu crois tout concilier en faisant de Fantik « une sœur cadette » de Yann-ar-Gwenn, qu’elle aurait conduit à Quimper en juillet 1792. Fantik proteste, la Fantik d’Olivier Souvestre, la Fantik de Mikael, kloarek breton. À Quimper, Yann-ar-Gwenn (18 ans alors, et non 20) se faisait conduire par un enfant. Tu m’observeras qu’un enfant peut être une sœur cadette. Soit ! Mais au pardon de Rumengol, où Mikael rencontre le barde aveugle, c’est bien sa femme qui l’accompagne : « Fantik, dit-il à sa femme, en jetant sur l’épaule son sac à peau… » Je cite Olivier Souvestre. Eh bien ? marmonnes-tu, il convient de considérer ce pardon comme antérieur à 1810. Car, l’acte de mariage du barde le prouve, « à partir de 1810, Fantik disparut de la vie de Yann-ar-Gwenn, et sa place fut prise par Marc’harit Petitbon. » Turlututu ! Au début de Mikael, le kloarek rêve près d’un étang voisin de Morlaix, par un beau soir de juillet 1858. Quatre jours après il part pour Landévennec, d’où il se rend au pardon de Rumengol. Nous sommes donc en 1858. Tu as bien lu : 1858. Relis maintenant l’acte de décès de Yann-ar-Gwenn, que tu as publié dans le Breton de Paris : « Du 30e jour de décembre 1849… » Mikael (ou Olivier Souvestre) interroge à Rumengol en 1858 Yann-ar-Gwenn mort à Plouguiel en 1819 !!!

    « Moi, ça ne me gêne pas : je sais que les morts ont l’habitude de se promener en Bretagne. La nuit, murmures-tu : mais au grand soleil !… Arrange-toi. Si tu doutes de la présence de Yann-ar-Gwenn au pardon de Rumengol en 1858, je te réplique en doutant de sa présence à Quimper en 1792… ! »

    Mon correspondant avait raison, et la vérité semble bien être en effet qu’Olivier Souvestre a inventé de toutes pièces le personnage de Fantik — comme il a imaginé sa rencontre avec le vieux barde en 1858. — Ainsi les émigrés cambriens et les grognards du premier Empire ne pouvaient croire qu’Arthur et Napoléon fussent morts. Les catégories de temps et d’espace n’emprisonnent que le commun des hommes : un Yann-ar-Gwenn, comme Arthur et Napoléon, leur échappe nécessairement.

  4. Comme d’habitude, le nom de Crech-Suliet est estropié sur la carte de l’État-Major et sur celle des chemins vicinaux et y devient Crech-Feuille. Cette déformation s’explique cependant par le fait que, sur le plan cadastral (carte générale), Crec’h-Suliet est appelée déjà Crec’h-Feuillet. Sur la carte détaillée (section B, dite section de Saint-Laurent), nous nous rapprochons du nom véritable : Crec’h-Feuillet s’y change en Crec’h-Suliet (sic). J’ajoute que la commune de Plouguiel est divisée administrativement en quatre sections ; Crech-Suliet fait partie de celle de Saint-Laurent (appelée aussi section de la Roche-Jaune).
  5. Goupille de bois pointu.
  6. Un des diminutifs bretons de Marguerite.
  7. Elle s’appelait de son nom de jeune fille Delphine Périer de la Peltry et, m’a-t-elle dit, était née le 27 avril 1883 au château de Mézédern, qui appartenait à un comte de Los, marié lui-même à une demoiselle de Montfort. Mme Geffroy est morte le 7 octobre 1913, à Paris.
  8. Sorgello, surnom donné aux sabots lâches et faisant du bruit.
  9. V. au tome I de l’Âme bretonne le portrait de Yann-ar-Gwenn, œuvre du peintre Nicolas, de Morlaix, lui-même apparenté au barde et de qui descend Marie-Paule Salone, la jeune et vibrante poétesse de la Maison dans la brume.