L’Âme bretonne série 4/Le folklore d’une paroisse bretonne (Trébeurden)
LE FOLK-LORE
D’UNE PAROISSE BRETONNE.
Nous voici au temps des veillées. La Toussaint est passée ; l’automne agonise ; c’est déjà le mois noir (miz du) et ce sera demain le mois très noir (miz kerzu). Quelle meilleure occasion pour évoquer au coin de l’âtre les vieilles histoires de notre vieux pays ? Je vous en apporte toute une bottelée. Grâces soient rendues à M. l’abbé Vidamant, qui m’a permis de faire cette curieuse et copieuse moisson ! M. Vidamant est curé de Trébeurden, dans les Côtes-du-Nord, et la cure de Trébeurden possède, entre autres raretés, une Statistique manuscrite dressée, en 1842, par l’abbé Le Luyer.
J’imagine que vous connaissez l’abbé Le Luyer, qui naquit à Plouaret le 24 juin 1796 et mourut à Trébeurden le 3 novembre 1864. C’est une des figures les plus admirables de l’ancien clergé breton. J’ai déjà parlé de lui dans mon livre. Sur la Côte, à propos de l’héroïque sauvetage qu’il accomplit le 15 février 1838 : deux cents goémonneurs de Trébeurden avaient été surpris la veille et bloqués par la tempête sur le platier de Molène, où ils durent passer la nuit, « manquant de vivres, presque d’habillements, sans autre abri que le ciel et quelques trous dans les rochers ».
« C’est alors, dit Le Publicateur des Côtes-du-Nord du 21 février 1838, qu’intervint M. Le Luyer, desservant de Trébeurden, déjà bien connu de tout l’arrondissement, par sa belle conduite à l’époque du choléra et lors du bris d’un navire chargé de liquides, qui se perdit, il y a quatre ou cinq ans, sur l’île à Canton[1]. » Prévenu dans la matinée « de la situation déplorable de ces infortunés, M. Le Luyer s’empare d’un petit bateau trouvé sur la côte, y fait placer à la hâte du bois, des couvertures, du vin, de l’eau-de-vie, tout ce qu’il peut rassembler dans son modeste asile ; et, s’élançant dans cette frêle embarcation avec un nommé Corfdir et deux autres individus, il avance vers l’île distante d’une lieue environ, où succombent aux besoins, à la fatigue et aux inquiétudes, les malheureux qu’il espère soulager. Malgré la fureur des flots, la violence du vent et la faiblesse de l’embarcation, le brave prêtre touche à l’île et, grâce à sa surveillance et aux encouragements qu’il donne, cent quarante personnes (exactement 200) sont arrachées au plus grand danger et rendues à leurs familles ».
L’abbé Le Luyer ne s’en tint pas là. En 1831, nous l’avons vu, il avait sauvé l’équipage d’un navire jeté à la côte ; en 1832, il avait été la providence des cholériques. En 1841 encore, tout accablé d’infirmités, il retira de l’eau un journalier de Lannion, qui se noyait. La croix de la Légion d’Honneur, qui lui avait été décernée le 21 août 1838, était vraiment à sa place sur cette valeureuse poitrine. Rappelons enfin que l’abbé Le Luyer fut le premier maître et protecteur du peintre Jean-Louis Hamon (Voir L’Âme Bretonne, 1re série), qui fit de lui, étant encore très jeune, un portrait au crayon conservé à la cure de Trébeurden et dont la sûreté, la finesse d’exécution sont déjà fort remarquables. Quel dommage seulement que l’auteur des Vases pompéiens n’ait pas inculqué à son protecteur un peu de son respect pour l’archéologie ! C’est ce même abbé Le Luyer qui, faisant reconstruire l’église de Trébeurden, y employa les vieilles pierres du manoir de Keravel et — crime plus impardonnable — celles de la chapelle et du rempart de Kerario, lequel mesurait quatre mètres d’épaisseur et devait être magnifique, si l’on en juge par la belle « porte à la Médicis » (expression de l’abbé Lavissière) de la tour actuelle du clocher — porte qui provient de l’ancien manoir des Clisson.
Soyons indulgents malgré tout au brave ecclésiastique, en raison de ses bonnes intentions. Nous l’avons vu marin, architecte, etc. Il restait à le connaître es qualités d’annaliste et de folkloriste. Sans doute l’abbé Le Luyer maniait plus diligemment l’aviron que la plume ; son style n’est ni bien élégant ni même bien correct. Mais, enfin, nous ne lui serons jamais assez reconnaissants d’avoir porté son attention sur des sujets qui laissaient indifférents tant de ses confrères des autres paroisses. Souhaitons qu’une revue bretonne publie prochainement, in-extenso, la Statistique de l’abbé Le Luyer, où l’on trouverait tant d’indications curieuses sur les origines, la topographie, le climat, les fiefs, les chapelles, les manoirs, etc., de Trébeurden et de sa région. Ne pouvant songer ici à une semblable publication, nous nous contenterons de détacher du manuscrit ce qui a trait au folk-lore et qui est d’un intérêt plus général.
On allume des feux pour la nuit avant la Saint-Jean, avant la Saint-Pierre, avant le pardon de Guingamp. Ces nuitées occasionnent bien des désordres et on peut dire avec vérité, comme M. Habasque, que cela rappelle le temps de barbarie à voir un cercle nombreux tourner, danser autour d’un bûcher en poussant des clameurs et des cris qui ne ressemblent pas mal à ceux du sauvage qui fait rôtir la victime qu’il va dévorer.
Malheureusement, ici comme ailleurs, il existe bien des superstitions, fausses croyances et vaines observances.
C’est une coutume plutôt qu’une croyance de faire ramoner la cheminée le Vendredi-Saint. Bien peu de personnes pensent[2] que cela préserve ou expose à avoir le feu dans l’année.
Bien peu de monde font jeûner leurs animaux la nuit de Noël pour avoir du bonheur. Je ne crois pas qu’on manque de balayer la maison la veille de la fête des Morts, de peur d’en chasser les âmes du Purgatoire qui, cette nuit, viennent s’y promener pour revoir leurs pénates et demander des prières.
Qu’on ait recours à saint Yves pour obtenir vengeance, je l’ignore : il est certain qu’on n’a jamais présenté au recteur de Trébeurden des honoraires pour pareille intention. Je sais qu’on va jeter des morceaux de pain dans la fontaine de Saint-Efflam de Plestin, pour découvrir le coupable ; qu’on admet volontiers les guérisons par oraison, ou par la pose d’une fiole, remplie d’une eau mystérieusement composée, sur la tête, quand on croit avoir le mal, comme on dit, du soleil ; qu’on ne nie pas l’existence des revenants, des lutins, de l’agrippa, du sort, du maléfice, d’une herbe qui fait perdre la route, des intersignes, de la charrette de la mort, de la buandière de nuit, du siffleur de nuit, du Juif errant ; qu’il est bon de tourner le sas ; que le nouveau fiancé doit poser un genou sur le tablier de sa future ; qu’il y a moyen de faire que des jeunes gens s’entr’aiment ; qu’il y en a qui peuvent arrêter le feu, le sang, se rendre loups, faire boiter les animaux.
Je sais que plusieurs ne voudraient point se marier le mercredi, le vendredi ou le samedi, ou dans le mois d’août ; qu’on observe bien les cierges allumés devant les nouveaux mariés, pendant la noce. Il y en a qui ne veulent pas voir une femme entrer chez eux après ses couches, sans qu’elle ait été à l’église, et bien des femmes crèveraient de froid dans le portail plutôt que d’entrer dans quelques maisons.
Plusieurs pensent qu’il y a deux espèces de Saint-Chrême : l’un pour les garçons, l’autre pour les filles. J’aime à croire que le nombre est petit de ceux qui pensent qu’ils sont malheureux dans la journée, s’ils ont, en premier, rencontré un tailleur, ou une fille en petit bonnet, et qu’après avoir été mordu par un chien enragé, on ne deviendra pas malade si on n’a pas vu de chien dans la fontaine de Saint-Gildas et si on a pu porter une bouchée d’eau jusqu’à la chapelle et la jeter au saint.
Il faut avouer qu’il y a des gens assez simples pour se livrer à de vaines observances.
Il faut mettre aux abeilles une étoffe noire quand le propriétaire est mort et une étoffe rouge quand il se marie. Comment peut-on croire qu’un rebouteur, à deux lieues ou trois lieues d’un malade, pourra lui redresser des côtes cassées ou le guérir de coliques en se roulant dans sa maison, en faisant mille contorsions ? Peut-on penser qu’un veau mis bas le dimanche n’est pas bon à sevrer, si on ne lui coupe un bout de l’oreille ? Un trépied laissé au feu sans rien soutenir peut-il faire griser le maître de la maison et un coucou faire que celui qui l’a entendu à jeun, sans argent, soit pauvre toute l’année ? Être treize à table ne portera pas plus malheur que d’avoir du fond d’une bouteille le verre rempli ; si on est sous une poutre, ne fera se marier dans l’année. Voir une pie sur la cheminée, entendre les coqs chanter après qu’ils se sont nichés pour leur repos n’effraie plus personne. Le concert de fées et de nains n’est plus entendu à Rochou-Guen, entre Millau et la terre. Nous n’avons plus les oreilles des anciens.
Le voyageur peut, de nuit comme de jour, passer près de Bonne-Nouvelle[3] : il ne rencontrera pas de procession nocturne. Il pourra monter au bourg par la prairie du Traou-Igou : le taureau ne viendra pas le broyer ; ou par Trovern-bian : il ne trouvera pas sa route obstruée par la truie et ses petits cochons. Le tonnerre des canons de Bonaparte a fait fuir tous ces épouvantails de nos pères. Joueurs de cartes, vous pouvez prolonger votre partie bien avant dans la nuit : le diable ne vient plus, comme autrefois, vous visiter visiblement ; vous ne trouverez plus sur votre route le cheval de Pont-an-Roch : il est allé à la course.
Il serait à désirer que les jeunes gens fussent assez vertueux et éclairés pour ne plus aller faire dire leur bonne aventure. C’est un reproche qu’on a à faire, surtout aux jeunes filles, et quelquefois un indice qu’on n’a pas été sage.
Une superstition contre laquelle on est souvent obligé de s’élever, c’est de faire courir des jeunes gens pour prélever l’honoraire d’une messe pour des malades accablés depuis longtemps. Il est arrivé de dire la messe gratis et d’apprendre qu’on quêtait malgré cela.
Un usage singulier existe ici : le jour avant la fête des Innocents, on voit courir dans tous les sens, se présenter dans toutes les maisons, tous les petits enfants de la paroisse ; ils crient à tue-tête : Gouin nouva (Kuignaouan) ; on leur donne des petits gâteaux qu’on a faits exprès ou quelques petites pièces de monnaie.
Le lendemain et jusqu’au premier jour de l’an, les ouvriers de tous les états sont aussi en tournée prennent tout ce qu’on veut bien leur donner.
Chose curieuse : cette Statistique fut longtemps ignorée des successeurs de M. Le Luyer. On lit, en effet, à la première page des Registres de la paroisse de Trébeurden, et immédiatement après le titre : « Le présent registre a été rédigé par le soussigné, recteur de Trébeurden, sous l’épiscopat de Mgr David, pour satisfaire aux désirs de feu Mgr Le Mée, feu M. Le Luyer n’ayant laissé ni notes, ni remarques, ni registre pour Trébeurden. — Trébeurden, le 1er janvier 1866. — D. Lavissière, prêtre. » L’erreur est évidente. Nous ne savons comment la Statistique de M. Le Luyer passa aux mains de M. de Penguern, puis de M. l’abbé France, curé de Lannion, de qui ses héritiers la tenaient et qui la restituèrent à la cure de Trébeurden. Quoi qu’il en soit, M. Lavissière, curé de Trébeurden de 1865 à 1876, qui ne faisait pas de canotage, ce qui ne l’empêchait pas d’être encore plus incorrect que l’abbé Le Luyer, s’est occupé aussi, dans son Registre, des « usages » de sa paroisse et ce qu’il en dit peut servir à compléter sur certains points les renseignements de son prédécesseur.
Au premier jour de l’an, selon l’usage que j’ai vu partout en Bretagne dans les paroisses où j’ai été soit vicaire, soit recteur, dès la pointe du jour, les enfants accourent chez père et mère, les journaliers chez maîtres et maîtresses. Il faut les surprendre au lit. Dès la veille, on a passé au bourg et on s’est muni d’eau-de-vie et autres boissons. On régale le père, la mère, les frères et sœurs qui vivent avec père et mère ; mais avant de sortir d’où l’on est à servir, la même cérémonie a lieu envers les maîtres et maîtresses, les fils et filles de la maison. Il paraît qu’en Bretagne c’est un ancien usage que ce genre de célébrer le guy-neuf, appelé en breton : anguyannaï.
Pour la fête du soir, tous les marchands de petits fruits et autres denrées font cuire de petits gâteaux, et, avant comme après les messes et les vêpres, les spectateurs les proposent les uns aux autres. Celui qui a dans sa partie de gâteau un pois, à lui incombe le payement. Souvent, au lieu de ces gâteaux, sont de petites galettes remplies de pommes cuites, dans lesquelles se trouve aussi un pois.
Depuis Noël jusqu’au mardi gras, époque où a lieu la tuaison de la vache et du cochon, se trouve, dans toutes les maisons aisées, le repas qu’on appelle Malarché ou Festet-ar-goadeguennou.
Le premier banquet est pour les parents et amis ; le lendemain pour tous les journaliers de la maison.
La semaille finie, en Trébeurden, ils (sic) se voient pour se réjouir des travaux d’octobre ou de novembre. Les terres sont toutes ensemencées ; ils en fêtent ainsi la fin. Pour la fin des travaux d’août, il en est de même.
Le bourg a son pardon et les chapelles le leur. Pour ce jour, il y a encore gala chez ceux du bourg, comme chez ceux qui habitent les environs de la chapelle.
Dans le printemps, ils ont les torradennou, c’est-à-dire un jour qu’ils mettent pour défricher une lande. Pour ce jour on invite les jeunes gens et les plus forts à bras pour la besogne. Vers le soir, on invite pour le souper plusieurs jeunes personnes, et, si l’ouvrage est fait de bonne heure, on danse et, après le souper, on la renouvelle (sic) assez avant dans la nuit.
Tous les soirs pendant le berz, c’est-à-dire la coupe du goëmon, dans chaque maison, on fait la partie de domino ou celle de cartes. Le dernier jour, on danse au bourg ou on se promène, pour attendre le repas final et se retirer chacun chez soi.
Le jour de la fête patronale, la Trinité, il est rare qu’on danse ; mais le lendemain, qu’on appelle l’adpardon, on le fait au bourg ou ailleurs, près du bourg.
Pour la fête de saint Jean-Baptiste, après les offices, petits et grands, pères, mères et enfants se dirigent vers le Château, près le petit port de Trouzoul, en la partie ouest de Trébeurden. Il y a partie de boules, danses et promenades sur la pelouse. On y a dressé quelques tentes et vous y trouverez des rafraîchissements. Dans le pays, cette assemblée s’appelle le pardon de Saint-Jean-du-Doigt. En effet, Saint-Jean-du-Doigt, auquel les habitants de Trébeurden ont grande dévotion, se trouve dans le Finistère, en face de ce lieu.
Pour les pardons de Bonne-Nouvelle, de Christ et de Penvern, on ne danse pas ; même je puis assurer que de bonne heure chacun est rentré à domicile.
Les noces se célèbrent tantôt à la maison, mais plus souvent aux auberges du bourg. Les noces sont bien paisibles, si nous retranchons les coups de pistolets qui sans cesse font résonner le bourg quasi jusqu’à la nuit tombante. Il est rare d’y voir des danses. Si cependant la jeunesse désirait danser, elle fait ses ébats sur le placitre du bourg.
Les repas des octaves et des anniversaires se font continuellement au bourg. Avant ou après les services, on distribue aux pauvres une assez forte aumône, soit en pain, soit en argent, à raison de l’aisance de la famille donnante.
Pour la Saint-Jean, la Saint-Pierre, Notre-Dame de Bon-Secours, par ci, par là, les villages font un feu en l’honneur de leur fête. Ce feu a lieu le soir avant. Tout le village se réunit auprès de ce feu et on y dit ou chante la prière du soir. Ils prétendent qu’il est bon d’enlever un tison pour leur maison. Ce tison est bien conservé jusqu’à l’année prochaine : il préserve les habitants, ainsi que la maison, de mille et mille accidents et entretient la paix, l’union et la concorde dans la famille.
Si quelque naufrage a lieu, les amis et les parents cherchent les cadavres. Si on ne les trouve pas sur le jour, de nuit, on les cherche. Dans le bateau, un cierge est allumé et là, selon la croyance, où il s’éteint, se trouve le cadavre. Si l’on ne peut le pêcher, à la pointe du jour on le trouve infailliblement, selon la croyance des habitants.
Y a-t-il un mort dans un village ? Tous ses habitants doivent se rendre à la maison de deuil, assister à la prière du soir. On veille le mort et, le lendemain, de chaque maison, un doit suivre le mort et assister à la cérémonie funèbre. C’est un devoir ; il faut s’en acquitter ou être pour toujours honni et très mal servi dans le village.
Une femme est-elle accouchée ? Les parents, les amis et gens du village doivent la visiter et lui porter quelques présents. Après les relevailles, il y a banquet, qu’on appelle le repas des commères, en breton : pred-ar-commerrezet. On y invite les parents et amis qui ont fait les plus fortes offrandes.
Après chaque baptême, on fait repas au bourg. Il consiste en peu de chose. Lorsque la mère vient se présenter à l’église, l’aubergiste donne le café au père et à la mère. Les maris viennent ordinairement conduire la femme à l’église. Il est bien rare que les relevailles se fassent sur la semaine. Mes prédécesseurs ont habitué les paroissiens à venir pour cette cérémonie le dimanche matin, avant la basse-messe ou avant la grand’messe.
Toutes barques reconstruites ou neuves sont toujours bénites avant d’être mises à l’eau. Il y a parrain et marraine, souvent des coups de pistolet ou de fusil. La cérémonie se fait toujours le dimanche, après vêpres, et l’assemblée est toujours nombreuse. Si la mer le permet, la bénédiction finie, tous les assistants prêtent main pour lancer le bateau à l’eau. Tous ceux qui veulent y entrer sont reçus et font une petite tournée ou promenade en mer. Le soir, il y a souper, soit chez le parrain, soit chez la marraine, soit enfin chez le propriétaire du bateau.
Jamais maison n’est bâtie sans qu’on la bénisse et souvent même, à la Saint-Michel, si un nouveau locataire entre en une maison anciennement bâtie, il fait rebénir la maison. On se ferait un grand scrupule de l’habiter sans aviser à ce point. La pierre fondamentale porte ce monogramme : L H. C. Les maçons se glorifient de la piquer, et il faut qu’elle soit lavée [arrosée ? ] par le propriétaire, c’est-à-dire qu’on doit, ce jour, leur donner à dîner ou à souper. La charpente est-elle mise sur les murs ? Ils y dressent quelque plancher et y font un roulement de bâton au-dessus de la couronne en fleur qui surmonte la charpente. Le roulement continue jusqu’au moment qu’on vient avertir que le repas est prêt.
Le chapitre des usages s’arrête là dans le Registre. Mais il reprend un peu plus loin sous un autre nom. Le bon abbé Lavissière n’était pas plus ordonné que correct. C’était, pour dire le mot, un cerveau un peu confus. On trouvera plus loin la fin de ses notes. L’entre-deux n’a pas d’intérêt pour nous à l’exception d’une allusion à Kerario, le manoir des Clisson, et du passage, plus étendu, relatif à Penlan, le beau domaine seigneurial que l’Espagnol Calomnia d’Arembert légua par testament en 1225 (d’après Ogée) aux moines de Bégard et qui leur rapportait bon an mal an 4.000 écus.
Dans quelles conditions fut fait ce legs ? Benjamin Jollivet, qui, par parenthèse, eut certainement communication de la Statistique de l’abbé Le Luyer et s’en inspira largement dans sa notice sur Trébeurden, donne l’explication suivante empruntée à Le Luyer :
« Un jour — c’était vers le temps de l’Épiphanie — l’odorat de Raoul Calomnia, qui était vieux et aveugle, fut flatté par un fumet qui éveilla tout à coup son appétit. « Qu’y a-t-il donc aujourd’hui de nouveau ? demanda-t-il à son domestique. — On fête les Rois, répondit celui-ci. — Eh bien ! va dire qu’on m’apporte à dîner. » On ne lui apporta qu’une cuisse d’oie à demi rongée ! Justement indigné, il commanda à son valet de le conduire à Grâces, près Guingamp ; mais, chemin faisant, il entendit sonner la cloche du monastère de Bégard. Il y demanda l’hospitalité, et, satisfait de l’accueil qu’il y reçut, il déshérita au profit de l’abbaye d’ingrats neveux qui avaient rempli ses jours d’amertume ».
L’abbé Lavissière présente les choses d’une façon très différente, au moins dans sa seconde version. Et la première elle-même contient quelques détails qui sont absents du texte de Le Luyer, revu par Jollivet. Les neveux de Calomnia y sont remplacés par une fille — sa propre fille, qu’il aimait à la folie, comme Grallon aimait Dahut, et dont, père aussi faible que lui, il n’avait pas su refréner les désordres. Relégué dans un coin de son château de Penlan, il y était traité sans aucun égard. Certain soir, on lui servit à son souper un vieille (sorte de labre) si mal préparée qu’enfin la colère le prit et qu’il fit un testament par lequel il déshéritait sa fille et léguait tous ses biens et droits seigneuriaux aux moines de Bégard.
« Que devint sa fille ? ajoute l’abbé Lavissière. Personne n’en dit mot. Mourut-elle avant son père ? Se retira-t-elle du pays chez les parents de sa mère ? Il est certain que la communauté de Bégard reçut le tout par testament, et la fabrique de Trébeurden quatre cent livres de froment par fondation sur une des propriétés de Calomnia d’Arembert, fondation qu’on paie encore aujourd’hui sur le lieu de Runefoïe, en Trébeurden ».
Et voici l’autre version, moins romanesque et plus conforme peut-être à la mentalité des gens du XIIIe siècle :
« On dit que Calomnia d’Arembert était un bon et excellent chrétien, mais que son fils n’hérita nullement des vertus de son père. À Penlan régnait un désordre horrible vraie sentine de corruption et de la plus grande immoralité. Un jour, le jeune Calomnia d’Arembert se promenait dans ses bois ; il faisait un temps affreux, un vent épouvantable, une mer horrible et dont le bruit étourdissait les gens du pays. Le temps, le vent et le bruit des flots lui portèrent bonheur. Dieu attendait pour ce jeune homme ce jour sans pareil pour l’appeler à lui. Réflexion sur réflexion, moment de grâce sur moment de grâce, le jeune d’Arembert partit le lendemain pour Bégard où il avait un oncle faisant partie de la communauté. Il resta en sa compagnie quelques jours et, à son retour à Trébeurden, ce n’était plus le même homme. Il renonça à tous ses désordres et peu de temps après il mourut en léguant à la communauté de Bégard tout [son] avoir et fut enterré dans l’église de [Trébeurden], en un enfeu de la chapelle de Saint-Yves… »
De ces trois explications données au legs des Calomnia, quelle est la meilleure et qui se rapproche le plus de la vérité historique ? Et, de même, quelle est la part du réel dans le conte de la Pennérez de Kerario[4] ? Ce conte, quoiqu’il en soit, est fort populaire à Trébeurden et aux environs. Il y est dit que Kerario et Trovern[5] avaient chacun leur pennérez et que celle de Kerario, un jour que ses parents s’étaient rendus à Lannion pour « acquitter leurs rentes »[6], pria son amie de lui tenir compagnie. Sans doute les valets, eux aussi, avaient pris la clef des champs, car le feu s’était éteint dans le loyer et, comme, en ce temps là, on ne connaissait pas les briquets ni les allumettes chimiques, l’une des pennérez se rendit au Runigou chercher de la braise dans un vieux sabot ; l’autre rentra les bêtes, distribua de l’avoine aux chevaux, du foin au bétail et prépara la bouillie de pommes de terre pour les cochons. Puis les deux amies se couchèrent et tout alla bien d’abord. Mais, vers le milieu de la nuit, un pèlerin se présenta qui se disait égaré et, pour l’amour de Dieu, suppliait qu’on lui ouvrit. Les deux jeunes filles avaient bon cœur, mais le cœur, chez elles, n’étouffait pas la prudence et, tandis que la pennérez de Trovern parlementait à travers la porte, la pennérez de Kerario montait à l’étage et, par la petite fenêtre de la tourelle[7], jetait un coup d’œil dans la cour. S’il faisait clair de lune ou si la jeune fille, comme les chats, avait l’œil noctiluque, je ne saurais vous dire : toujours est-il que ce coup d’œil lui suffit pour identifier le prétendu pèlerin et reconnaître, à sa grande barbe rousse, un chef de brigands célèbre dans la contrée — mais dont mes conteurs n’avaient pas retenu le nom. D’autres, à cette vue, se fussent évanouies ; chez la pennérez de Kerario, il n’en résulta que la volonté bien arrêtée de faire face à l’imposteur : descendant quatre à quatre la « vis » ( escalier tournant), elle court à la porte, explique au coquin qui s’impatiente qu’après bien des recherches elle a trouvé la clef, mais que la porte a été fermée par ses parents et ne peut s’ouvrir de l’intérieur.
— Passez donc la main par le trou du chat, lui dit-elle, J’y déposerai la clef et vous pourrez ouvrir la porte du dehors.
Le bandit n’y voit pas malice et introduit sa main par la chatière ; la pennérez de Kerario, qui s’est munie d’une hache, la lui tranche au ras du poignet. Cris, blasphèmes, malédictions de l’amputé qui lance coups de sifflet sur coups de sifflet pour appeler ses hommes. Ils sont une trentaine avec lesquels il se flatte d’emporter le manoir, mais l’huis est solide, le coq chante, l’aube pointe, et il lui faut lever le siège sans avoir rien obtenu.
À quelque temps de là, un marchand ambulant, un de ces « mercerots de Rennes »… ou d’ailleurs dont parle le bon Villon et comme il s’en voyait tant jadis dans nos campagnes, menant par la bride un cheval de bât qui portait leur pacotille, se présente au soir tombant à Kerario avec un assortiment de dentelles, châles, miroirs, bijoux, affiquets de toute sorte qu’il étale sous les yeux de la pennérez et de ses parents. Il a toutes les qualités de l’emploi : manières captieuses, faconde intarissable. Glabre comme un clerc en outre et ganté comme un gentilhomme, mais, pour déballer sa marchandise comme pour manger à table, il ne retire jamais qu’un gant, toujours le même, et son œil est le plus fourbe qui soit. On n’y prend pas garde, tant il vous étourdit de son bagout et s’entend à circonvenir les gens : à la mère il fait cadeau d’un chapelet bénit par le pape ; au père, d’une pipe neuve et d’un paquet de tabac ; il n’est pas jusqu’aux domestiques dont il ne s’assure la connivence par quelque générosité bien placée. Seule, la pennérez, sans savoir pourquoi, se méfie et refuse la bague qu’il veut lui passer au doigt. Mais il y ajoute une croix d’or et son petit cœur commence à s’ébranler : elle le trouve moins déplaisant d’heure en heure. Quant aux vieux, il y a beau temps que leur conquête est accomplie et il est vrai qu’à table, où on l’a prié de prendre place, à la veillée, où il vide bol de flip sur bol de flip, le rusé compère, sans en perdre une bouchée ni un coup de cidre, ne cesse de se pousser dans l’esprit de ses hôtes. Et avec quel air de ne pas y toucher ! S’il parle des piles de linge entassées dans ses armoires, c’est pour se plaindre de ne pouvoir les compter ; des métairies qu’il possède par douzaines dans un pays dont il évite de préciser la position sur la carte, c’est pour envier ceux qui, comme Bias, portent toute leur fortune avec eux, — et finalement, tourné vers la pennérez, il offre de mettre à ses pieds cette Golconde, ce Pérou dont il n’a que faire et qui n’auront quelque prix à ses yeux que si sa « douce » consent à les partager avec lui…
Que vouliez-vous que répondit la malheureuse ? Toute la maison était liguée contre elle et la noce eut lieu dans la huitaine. Elle dura sept jours pleins et, de mémoire de Breton, fut la plus belle qu’on eût jamais vue. Au bout de ce temps et sans qu’une seule fois, même au lit, il eût déganté sa main droite, le mari prit sa femme en croupe et partit avec elle, soi-disant pour la présenter à ses beaux-parents ; ils devaient habiter fort loin, car, au bout de trois jours de cheval, le couple n’était pas encore rendu et le cœur de la pennérez se serrait dans sa poitrine.
— Qu’avez-vous, ma douce jolie ? finit par lui demander son mari comme on pénétrait sous le couvert d’une épaisse forêt.
— Je ne me sens pas bien, dit-elle, et j’aimerais retourner chez mon père
— Y songez-vous ? Alors que nous sommes si près du but !
— Mon mari, dites-moi, une chose me tourmente : pourquoi ne retirez-vous jamais le gant de votre main droite ?
— C’est pour que tu ne saches pas comment elle est faite, mais le moment est venu de te l’apprendre, dit le chef de brigands (car c’était lui) et, ce disant, il ôta son gant, et, du revers de sa main postiche, qui était en fer, il appliqua une terrible paire de soufflets à la pennérez. En même temps il sifflait ses gens et leur jetant la malheureuse :
— Voilà, dit-il, la salope qui a tranché ma main. Je vous la livre : celui qui lui fera le pire outrage, celui-là sera mon préféré.
Alors commence pour la pauvrette une existence de sévices en comparaison de laquelle la vie que Peau d’Âne menait dans la compagnie de ses dindons apparaît comme enviable ; sans une vieille servante qui la prit en pitié et, un jour qu’elles étaient ensemble au lavoir, lui fournit le moyen de s’évader, elle serait morte à la peine. Mais les aventures où elle est entraînée après cette évasion et dont la majeure partie se déroulent dans une auberge de Ploubezre sont si visiblement inspirées des contes de Perrault, y compris l’épisode des barriques de cidre où se cachent les brigands et qui sont les sœurs bretonnes ou tout au moins les cousines des jarres d’huile d’Ali-Baba, que je ne crois pas nécessaire de les rapporter ici. Vous pensez bien cependant que tout s’arrange à la fin du conte et que la pennérez de Kerario, rentrée sous le toit paternel, y retrouve ses parents et même son amie, la pennérez de Trovern, dont il n’avait plus été question jusque-là et qui, d’ailleurs, dans certaines variantes, est présentée sous des couleurs beaucoup moins avantageuses que dans la leçon adoptée par nous : peu s’en faut qu’on n’en fasse une complice des brigands. Tant il est vrai que ce n’est pas l’histoire seulement qui est difficile à écrire et que la légende l’est pour le moins autant !
La remarque, quoi qu’il en soit, ne s’applique pas aux notes suivantes de l’abbé Lavissière sur les usages profanes et religieux de Trébeurden auxquels j’arrive après cette longue digression. Et, en effet, s’il échet quelquefois au brave ecclésiastique de revenir sur ses pas, ce n’est pas pour se contredire, mais le plus souvent pour ajouter à sa première relation des détails pleins d’intérêt : certains paragraphes même ont tout l’attrait de l’inédit. Le style seul ne change pas chez Lavissière et demeure aussi incorrect, aussi empêtré que devant. Mais il a été entendu que nous serions bon princes et que, par égard pour l’excellence du fond, nous pardonnerions à l’auteur les défaillances de sa forme.
Cependant et pour introduire un peu d’ordre dans ce qui va suivre, je l’ai divisé de mon chef en douze petits chapitres.
I. — SUR LE JOUR DE L’AN
Le dernier jour de l’an, grands et petits, journaliers et journalières, fils et garçons au service, viennent au bourg et se munissent d’une bouteille d’eau-de-vie ou de liqueurs quelconques, ou de café et de sucre, selon les goûts qu’ils connaissent aux personnes qu’ils doivent visiter. Si l’on a plusieurs familles à voir, on commence dès le dernier jour de l’an à parcourir cette maison-ci, cette maison-là, jusqu’à bien avancer (sic) dans la nuit. Le lendemain, on. finit par parcourir toutes les autres maisons qu’on n’a pu visiter… Quand on n’en peut plus, on se rend clopin-clopant chez soi. Par ici l’on chante, par là on entre et puis on adresse des compliments de vive voix. Ainsi se passe le premier jour de l’an.
II. — SUR LA TUAISON
Depuis l’Épiphanie jusqu’au mercredi des cendres a lieu la tuaison… Parents, amis et voisins, ainsi que journaliers de la maison sont invités à [y] prendre part : les notables, le premier jour : le second, ceux qui n’ont pu se rendre le premier, avec les parents, et, le troisième jour, les ouvriers journaliers de la famille… Les convives rendus, on s’attable, tantôt à une heure, tantôt à deux et même trois heures. À peine la soupe mangée, on demande des allumettes et, après chaque service, on fume, quant aux hommes, et, quant aux femmes, on prise et on bavarde. Quatre heures, cinq, six et souvent sept heures sont sonnées, on est encore à table et, si le repas est fini, il faut, avant de se quitter, trinquer de nouveau. Le repas n’est pas bon s’il n’est pas bien arrosé. Le pauvre a aussi sa part.
III. — SUR LE PARDON DU CHÂTEAU
Dès le matin, à l’heure de la marée, plusieurs bateaux de Trouzoul vont en pèlerinage à Saint-Jean-du-Doigt, dans le Finistère. On chante l’Ave maris stella et un cantique à saint Jean. On s’en retourne, le soir, à la marée montante. L’après-midi, les vêpres finies, tout le monde, petits et grands, se dirigent vers le Château. Ce « château » n’est autre que des rochers amoncelés les uns sur les autres et qui se prolongent jusqu’à la passe de l’île Milliau, ayant à droite ou au nord le port de Trouzoul et, à gauche ou au midi, la baie de Lannion[8]. Là, sur la pelouse, on se recrée. Il y a bière, cidre, vin, café, liqueurs et eau-de-vie. On danse, on fait la boule ; les enfants s’amusent, courent, trottent, luttent, se baignent, et le coucher du soleil les ramène à leurs foyers. C’est pour les habitants de Trébeurden, malgré que ce jour soit celui du pardon de Lannion, un jour auquel il faut que tout Trébeurden participe, sous peine de ne pas être agréable à saint Jean du-Doigt.
IV. — SUR LA MOISSON
La dernière charretée de denrée qui vient du champ est ornée de verdure et de fleurs et, lorsque la mécanique la bat, l’aire est remplie de hourrahs, et la maîtresse de maison, ou la personne la plus honorable de l’endroit, est portée sur la dernière gerbe, assise sur une civière. Tout le monde la suit et crie à tue-tête.
V. — SUR LES VEILLÉES
Elles consistent [pour les jours ouvriers] à tiller du chanvre et durent jusqu’à ce que chaque membre de la famille ait tillé ce qu’on lui a donné à faire ; les dimanches et fêtes, on fait la partie de cartes et de dominos en famille.
VI. — SUR LES NOCES
À la sortie de la maison de la jeune épouse, en laquelle un petit compliment lui a été adressé et des prières à père, mère, les jeunes gens font entendre des coups de pistolet ; puis l’assemblée se met en marche pour l’église. À l’entrée du bourg, la même détonation se renouvelle ; à la sortie de l’église, au commencement du banquet [qui a presque toujours lieu à l’auberge] et à sa sortie, coups de feu sur coups de feu… Rarement on danse ; mais peut-être mieux vaudrait le faire que de courir les auberges. Le soir, il se trouve bien des assistants, avec le petit gris d’officier (sic). Le lendemain, il y a encore un petit repas.
VII. — SUR LES TORRADENNOU[9]
Pour ce jour, sont invités autant de jeunes filles que de jeunes garçons. Celles-ci se rendent, vers la chute du jour, portant fleurs, rubans et le boire, au lieu où les jeunes gens travaillent, et chaque jeune garçon choisit sa jeune fille. On lui présente un bouquet et un peu à boire de ce qu’on s’est procuré. La journée finie, on se rend à la maison où le souper doit se donner et, là, ou près de là, on danse avant dans la nuit.
VIII. — SUR LES VEILLÉES FUNÈBRES
Y a-t-il un mort dans un quartier ? Toutes les personnes du village, ou le plus grand nombre, doivent aller prier pour ce mort ; une ou plusieurs personnes de chaque maison doivent rester en prières, pendant la nuit, près le cadavre… Tout le quartier doit prendre part à l’enterrement [sous peine d’incivilité et aussi pour l’étrange raison suivante : ] comme on croit généralement que, quand une personne meurt dans un quartier, section ou frairie, le mort appelle à lui deux autres [personnes] ; on s’imagine que les deux qui doivent le suivre de près doivent être deux de celles qui se sont refusées, sans raison et sans motif, d’assister à la sépulture.
IX. — SUR LES NOYÉS, NAUFRAGÉS, ETC.
Le corps est-il trouvé ? On s’empresse de fournir linge et cercueil, si c’est un étranger ; si c’est un habitant, pêcheurs, marins assistent à la sépulture. Les pêcheurs se cotisent et font dire un service pour le repos de l’âme du noyé. Il en est de même pour tous les enterrements de jeunes garçons et de jeunes filles : celles-ci sont portées en terre par des jeunes filles habillées en blanc, si c’est l’été ; si non, elles sont en noir. Elles portent le corps et puis, rendues au cimetière, les hommes descendent le corps dans la fosse. Elles se cotisent et font chanter un service pour la défunte.
X. — SUR LE DIMANCHE DE L’OCTAVE DU SAINT-SACREMENT
Le pardon [de la Trinité] a eu lieu ; la fête du Très-Saint-Sacrement va finir ; le dimanche de l’octave est arrivé. Jusqu’à présent la garde nationale a été mise à contribution et pour le pardon et pour la fête du sacre : elle clôt son travail par l’octave du Saint-Sacrement. En ce jour il faut la régaler. La garde nationale, ayant en tête le maire, l’adjoint et tous les conseillers municipaux, va, d’une auberge à l’autre, prendre le petit verre. Il ne faut pas qu’une seule auberge soit oubliée : on ferait des jaloux et il faut vivre, comme on dit à Trébeurden, en bon accord. Tambour, trompette, fusils et gibernes sont donc promenés par ci, par là, jusqu’à la dernière auberge. Après ce, un roulement se fait entendre et tous, soldats et municipaux, sont congédiés. Jadis, après vêpres, feu M. Le Luyer, comme feu M. Hémeury [anciens recteurs de Trébeurden], se faisaient conduire au presbytère par la garde nationale. Le conseil entrait en salle, le soldat restait dans la cour. À ceux-ci on servait du cidre, à ceux-là on donnait du vin. Quand on avait fini de trinquer, le tambour sonnait à l’honneur de l’abbé qui avait officié pour la fête et à l’honneur du recteur de céans, puis on se retirait.
XI. — SUR LES OBSÈQUES DES PAUVRES
Un pauvre vient-il à mourir ? Quelques jours après, on quête dans la paroisse pour lui ; cet usage s’appelle en breton sevel guerz an archet (lever la somme nécessaire pour payer le cercueil). C’est un très mauvais usage. On prélève une jolie somme, et les quêteurs, si c’est pour un garçon, les quêteuses si c’est pour une fille, font, le soir de la quête, bombance. On conserve ce qu’il faut pour l’enterrement et pour la messe d’enterrement. Le recteur passe par la gorge des quêteurs ou quêteuses. Il serait à désirer, et c’est tôt ou tard mon désir et mon intention, d’établir une quête à l’église, une fois le mois pour obvier à cet abus, aussi bien à ces courses que plusieurs font en la paroisse à cet effet. Cette quête ne se fait jamais sans force libations. C’est une vraie bacchanale. Il en est de même pour cet autre usage qu’on appelle en breton sevel guerz an ofern, c’est-à-dire, en français, chercher le prix d’une messe. Les mêmes désordres s’en suivent. On ne se contente pas de posséder un franc cinquante centimes ; on parcourt toute la paroisse ; on y trouve une jolie somme. Le surplus de celle-là est employé en orgies. Pour obvier à ce désordre, mon intention est d’établir une quête, comme je l’ai dit précédemment, et la déposer en un tronc, dans la sacristie.
XII. — SUR LES CÉRÉMONIES DE LA NATIVITÉ, DE L’ÉPIPHANIE ET DE LA CHANDELEUR
Le recteur choisit et nomme la jeune fille qui doit quêter tous les dimanches et fêtes à la grand’messe, pendant tout le temps que l’Enfant Jésus est exposé On le dépose sur un peu de paille, depuis Noël jusqu’à l’Épiphanie. En ce jour, les trois rois sont exposés, et un nouvel Enfant Jésus prend la place du premier et il est assis dans un petit fauteuil. Tous les dimanches, pendant cette exposition, à vêpres, le célébrant, après avoir encensé le maître autel, se rend à l’endroit de l’Enfant Jésus pour l’y encenser. Le jour de la Purification, ou Chandeleur, on élève l’Enfant Jésus et puis la crèche disparaît jusqu’à l’an prochain. La quêteuse dîne au presbytère ce jour et règle avec le recteur le produit de la quête et les dépenses qu’elle a faites pour entretenir la crèche d’une manière pieuse et dévote et du luminaire qu’elle a dépensé. Le produit est couché aux comptes à charges, ou registres du trésorier : le tout, avec les autres comptes, passe au règlement trimestriel.
- ↑ Aujourd’hui l’île Canton. Preuve que Canton est une déformation d’Agathon. L’abbé Le Luyer l’appelle d’ailleurs tantôt l’île Canton, tantôt l’île Daganton.
- ↑ Fâcheuse tournure pour dire : « Il n’y a plus qu’un petit nombre de personnes qui croient, etc. ». De même plus loin il faut entendre : « Si l’on ne balaye pas la maison la veille de la fête des Morts, je ne crois pas que ce soit de peur, etc. »,
- ↑ Une des chapelles tréviales de Trébeurden, qui en possédait autrefois cinq : Kerario, Keravel, Penvern, Christ et Bonne-Nouvelle. Il ne reste plus que les trois dernières. On suppose aussi que les moines de Bégard avaient une chapelle dans leur couvent ou maison de Penlan, qui leur avait été donné par Calomnia d’Arembert, et qui fut acheté et démoli, après la Révolution, par son acquéreur, Le Goaziou, marchand de vins à Lannion. Penlan était placé en façade sur la grande route de Trébeurden à Lannion. On en trouvera le plan dans le registre de l’abbé Lavissière.
- ↑ Kerario fut autrefois un château-fort, comme en témoigne le donjon subsistant. Le manoir actuel, du XVIIe siècle, comporte un corps de logis à un étage avec chambre au deuxième dans le pavillon en retrait et grenier dans le corps du logis principal. Il est flanqué de deux petites tourelles à encorbellement de l’effet le plus gracieux, auxquelles il est fait allusion plus loin dans le conte. Celui-ci met en scène, visiblement, non une famille de Clisson ou de Kerario, mais des tenanciers de cette famille dont une dame fonda la chapelle de Bonne-Nouvelle et est représentée dans une toile, sur l’autel, recevant une lettre des mains de l’Enfant-Jésus.
- ↑ Sur Trovern, ancien manoir noble aussi, voir la note 2 de la p. 98 du t. II de l’Âme bretonne. Acheté par la famille Morand, de Lannion, apparentée à Renan, j’ai entendu conter par celui-ci qu’il y passa ses vacances d’écolier, en 1830. « J’y lisais Télémaque, me disait-il, et je me souviens qu’à un moment de ma lecture une femme entra et dit à ma mère : Ar Revolution craz zoc Paris (La grande Révolution vient d’éclater à Paris). »
- ↑ Ce sont donc bien des tenanciers ou convenanciers. Dans une autre variante, que j’ai entendue d’un vieux mendiant chez Mme Bourdon, à l’Île-Grande, les parents de la pennérez de Kerario sont nobles et possèdent en outre le manoir de Trovern dont les parents de la seconde pennérez ne sont conséquemment que les fermiers : de fait ils leur donnent congé pour les punir de la négligence de leur fille qui, dans cette variante, s’est dérobée et n’a pas passé la nuit à Kerario.
- ↑ C’est une des échauguettes dont il a été question dans une note précédente et qui s’ouvrent, comme des armoires, à l’intérieur de la grande chambre du corps de logis principal.
- ↑ L’abbé Lavissière ajoute, dans un autre endroit de son « Registre » qu’on y voit encore, dans le fossé d’un champ voisin, une pierre ayant la forme d’un hexagone, avec un carré au centre. « On raconte, dit-il, que sous cette pierre il y a un trésor de caché. Le couvent des moines de Bégard est non loin de cette pierre. Elle est aujourd’hui dans un champ clos et, de leur temps, elle se trouvait sur un placitre, dépendant de cette communauté. J’aime à croire qu’elle a dû y être placée pour servir de niche à quelque statue. »
- ↑ Cassement de landes.