L’Âme bretonne série 4/Lettre ouverte de Mme de Sévigné
LETTRE OUVERTE de Mme de SÉVIGNÉ
Enfin, ma fille, me voici dans ces pauvres Rochers. J’y descendis par le plus beau clair de lune qui se pût voir. M. Boissier[1] m’avait assuré que tout y était resté en l’état, qu’on n’y avait rien changé et qu’après deux cents ans et plus je retrouverais mes tilleuls, mon écho, mon cadran, mes devises, mon petit cabinet et ma chambre comme je les avais quittés.
J’avais peine à l’en croire et que mes héritiers eussent poussé l’attention jusqu’à ne vouloir pour fermiers et pour jardiniers que les descendants authentiques de Bordage, de Catherine, de Meneu et de Gareau. Mais tout cela est vrai à la lettre. Et cette attention m’a plus touchée que les honneurs qu’on me voulait rendre. Croiriez-vous que l’écho de la place Coulanges ne s’est point enrhumé avec l’âge ? Il est toujours le même petit rediseur de mots à l’oreille ; mes tilleuls ont bien quelques verrues, mais ils sont élagués et font une ombre aussi agréable que dans leur jeunesse. Il y a un petit air d’amour maternel dans ce détail : songez que je les ai tous plantés et que je les ai vus, comme disait M. de Montbazon, pas plus grands que cela.
Mais ce sont mes bois surtout qu’il me tardait de revoir : je les ai trouvés d’une beauté et d’une tristesse extraordinaires ; je suis restée une grande heure dans cette allée de l’Infini, toute désignée sans doute pour la promenade d’un esprit, et j’y serais peut-être encore sans l’affreux hourvari, qui m’en chassa. Parmi les clameurs et les sifflements, je distinguai des injures, dont la plus douce et la plus familière était « vieille bavarde » et auxquelles mon nom était mêlé. « Sus ! Sus ! Enlevez-la ! », criait-on. Ah ! ma fille, bien m’en a pris d’être morte, car je l’aurais été de frayeur incontinent. Ne m’avait-il point poussé en tête que c’était quelque nouveau tour de ces démons de Bonnets-Bleus qui me firent tant peur autrefois et dont un parti s’en vint piller et brûler jusqu’à Fougères, qui est un peu trop près des Rochers ? Il ne fallait qu’une seconde de réflexion pour me montrer l’absurdité de ce roman. Mais déjà je volais vers le château : j’y entrai comme le vent, et le silence, la tranquillité des lieux commencèrent de me rassurer. Tout y était dans l’ordre le plus parfait et M. Boissier n’a rien exagéré. Je ne me lasserai point de vous le dire, ma chère enfant, c’est une chose admirable que cette piété des Nétumières[2] pour ma mémoire, au point de ne pas souffrir qu’on emprunte mon cabinet ni ma chambre, d’y avoir descendu votre lit pour remplacer le mien qui fût brûlé en 1793 par les tumultuaires et d’y exposer comme des reliques mon écritoire, ma boîte à mouches, mon pot-à-eau et mes mouchettes !
Il n’est pas jusqu’au livre de compte de Pilois qui ne participe à ces honneurs posthumes : on l’a couché tout ouvert dans une vitrine à la page même où je l’arrêtai pour la dernière fois. Voilà qui me confond et je ne savais plus si je devais rire ou admirer encore. Il vous paraîtra sans doute comme à moi que la postérité a bien du temps à perdre pour s’occuper de mes additions. Mais où mes yeux se sont brouillés pour tout de bon, ma chère enfant, c’est quand j’ai reconnu ce couvre-lit de lampas jaune que vous brodâtes pour moi à Grignan et où vous me sacrifiâtes tant d’heures précieuses qu’il eût mieux valu ne point dérober au plaisir et à la représentation. Sa vue ne fit point que m’attendrir : elle acheva de dissiper mes chimères et, considérant que, dans l’état où je suis, les vivants ne me sont plus bien redoutables, je prêtai l’oreille au hourvari du dehors et tâchai d’en découvrir la raison.
Ce ne fut pas une chose aisée, attendu qu’aux milieu des sarcasmes et des invectives dont on m’assassinait, je croyais démêler des bouts de phrases que je vous avais écrits et dont je me demandais ce qu’ils venaient faire céans. Mais justement, ma fille, ce sont ces méchants petits bouts de rien qui ont causé tout l’aria. Tant il y a que me voici sur la sellette, comme autrefois notre pauvre Pomenard pour s’être aventuré de battre monnaie sans la permission du roi, et fort exposée comme lui à perdre la vie, si Dieu n’avait déjà pris la précaution de me l’ôter. Ah ! ma fille, c’est à ce coup que le ciel nous montre comme notre abaissement est voisin de notre élévation et qu’il faut se garder du péché d’orgueil comme de la peste ; car, dans le temps que je m’enflais à la pensée de la statue qu’on me voulait dédier et de l’honneur qu’on me faisait en me donnant place parmi les plus beaux esprits d’un siècle qui en compta de si grands, tout un parti se formait en Bretagne pour protester contre cet hommage et me renvoyer à… vos Provençaux.
Comment ! me direz-vous, les Bretons ne veulent plus de votre statue ? — Ils n’en veulent plus ou, du moins, il n’y en a que quatre ou cinq qui en veulent et qui ne sont point, je vous l’accorde, les premiers Bretons venus, puisque j’aperçois parmi eux nos beaux neveux des Nétumières, le bon et brave comte de Traissan, M. René Brice et un poète que je n’ai point lu, mais dont M. Boissier m’assure qu’il n’est point sans mérite : M. Tiercelin. Mais les autres, ma chère enfant, ils sont après moi comme des enragés. Ils disent que j’ai insulté leur province, que ce serait une honte, tout simplement, qu’on m’y rendît un hommage public et qu’après les avoir traités de lâches, de coquins et d’ivrognes, je n’ai que faire chez eux et que ma place est partout ailleurs, à Grignan, à Livry, à Carnavalet, sauf en Bretagne et à Vitré.
Mon Dieu, ma fille, je suis bien punie de quelques phrases malicieuses qui me sont échappées sur nos Bretons ; je ne les savais pas si chatouilleux sur le point d’honneur et pouvais-je me douter enfin qu’on ferait un recueil de ma correspondance et qu’on y imprimerait tout vifs les badinages que je vous adressais ? Il faut bien rire quelquefois. Et ces badinages m’étaient sortis de l’esprit. Heureusement j’ai trouvé ici un exemplaire de mes Lettres et cela m’a donné l’envie de rechercher les passages qu’on m’impute à crime et où j’ai traité un peu cavalièrement nos Bas-Bretons. Le fait est que j’ai quelquefois estropié leurs noms. Vous souvenez-vous de Mlle de Kerikinili et de M. de Bruquenvert et de M. de Crapado et de M. de Kiriquimi et de M. de Querignisignidi ? Et il est vrai encore que j’ai dit qu’ils aimaient le vin à l’excès et que leurs femmes étaient des sottes de me faire tant de civilités, qui risquaient de laisser croire qu’il n’y avait que moi dans la province, et que les miliciens bretons, quand ils veulent saluer, l’arme leur tombe d’un côté, le chapeau de l’autre, et que les penderies de Bonnets-Bleus m’étaient un rafraîchissement… quoi encore ? Ah ! j’oubliais le plus beau grief. Je vous ai écrit un jour, ma chère enfant : « Je méprise la Bretagne et n’en veux faire que pour la Provence. » M. de Wisme prétend que, si l’on m’élève une statue à Vitré, on y grave cette phrase épouvantable.
Ce que c’est de vous avoir trop aimée !… Il ne s’agissait dans ma lettre que d’une robe de chambre qu’on me voulait faire doubler de couleur feu, à quoi j’ai préféré le taffetas blanc dont la dépense était plus petite et s’accordait mieux avec mon regret de ne point vous avoir auprès de moi. Ne faisiez-vous point toute ma vie ? Pouvais-je trouver quelque douceur à notre séparation ? Je voulais dire tout uniment, et cela s’entendait assez de soi, pourtant, que je n’avais souci de me faire belle qu’aux endroits où vous paraissiez. Et, si vous aviez été en Bretagne au lieu d’être à Grignan, c’est pour le coup que j’aurais choisi la couleur feu et renoncé au taffetas blanc… Que vous dirais-je de plus, ma fille ? En vérité, si je ne savais que M. de Wismes est un écrivain qui honore grandement son pays, je serais près de retirer ce que je vous mandais un autre jour, qu’il y a des gens qui ont de l’esprit dans cette immensité de Bretons.
Mais, ma mie, cette innocente flatterie que je vous faisais et dont on me tient si cruellement rigueur, ne l’ai-je point rachetée dans dix, vingt, trente autres lettres où je vous disais à quel point la Bretagne m’était devenue chère ? Ne vous écrivais-je point certain dimanche de septembre 1671 : « J’aime nos Bretons : ils sentent un peu le vin — ah ! cela, je ne puis le retirer et c’est un fait aussi et l’on n’y peut aller contre — mais votre fleur d’orange ne cache pas de si bons cœurs », et l’un des dimanches précédents : « Je trouve (en Bretagne) des âmes plus droites que des lignes, aimant la vertu, comme, naturellement, les chevaux trottent », et encore : « Je ne comprends pas bien votre Provence et vos Provençaux : ah ! que je comprends mieux mes Bretons ! »
Mes Bretons ! les miens, entendez-vous ! Oui, ma fille, je me croyais Bretonne et tout le monde le croyait autour de moi ; les Rochers, plus que votre père, avaient fait ce miracle. Bretonne, au point de mériter que Bussy me traitât d’« immeuble de Bretagne » ! Bretonne, au point d’épouser les sentiments ombrageux de cette province et son horreur du despotisme ! Bretonne, au point de jeter feu et flammes quand on touchait à ses privilèges, comme il arriva quand le roi ôta au gouverneur de Bretagne le droit de nommer les députés sans aucune dépendance. « Est-ce une chose bien naturelle, vous mandai-je, qu’un gouverneur dans sa province ne choisisse point les députés ? Les autres gouverneurs de Languedoc et d’ailleurs en usent-ils ainsi ? Pourquoi faire cette distinction à l’égard de la Bretagne, toujours toute libre, toute conservée dans ses prérogatives, aussi considérable par sa grandeur que par sa situation ? Enfin notre grande héritière ( j’entends la duchesse Anne) ne méritait-elle pas bien que son contrat de mariage fût fidèlement exécuté ? »
Voilà comme je parlais, et ce langage semblait d’une sorte à me concilier les sympathies des Bretons qui font, en ce temps-ci profession de régionalisme. Le mot n’était point courant du notre, non plus que réciproquer, mais la chose n’est point nouvelle. J’ai été régionaliste avant MM. de l’U. R. B.[3] qui me font cette guerre de Turc à More, Pouvais-je davantage, et n’est-ce point se jouer du monde de me chanter pouilles pour n’avoir point montré de tendresse aux rebelles qui pillaient la maltôte, incendiaient les châteaux, massacraient les gentilhommes et voulaient ouvrir Saint-Malo à la flotte de M. Ruyter ? Mais qu’on me cite un seul des nobles de Bretagne, je dis un, qui n’ait pas pensé comme moi et souhaité la ruine des mutins ! On ne le saurait, parce qu’il n’en est point. Et il faut bien qu’on change d’antienne. « Soit ! me concèdent MM. de U. R. B., nous vous tenons quitte de n’avoir point pactisé avec les Bonnets-Bleus ; mais, quand l’insurrection a été réprimée, était-il bien à vous de plaisanter et de faire des gorges chaudes de ces malheureux qu’on rouait et qu’on écartelait et qu’on branchait en si grand nombre que les arbres faillirent manquer aux exécuteurs ? »
M’en suis-je moquée, ma fille ? Ai-je vraiment eu ce courage ? Et je voudrais donc qu’on me dise où. Toutes les fois que je parle d’eux, c’est pour les appeler « nos pauvres Bretons ». L’épithète ne marque point tant d’insensibilité. Et vous, ma belle, qui n’êtes point une sotte, vous ne vous y êtes point trompée. Vous saviez que ma grande amitié pour le duc ne m’aveuglait point jusque-là d’excuser la dureté de sa répression. J’écrivais en un temps qui n’avait point découvert la religion de la souffrance humaine et j’avais tout juste autant de cœur que les gens de mon siècle ; mais, quand je vous mandais le 31 juillet 1676 : « M. de Forbin doit partir avec 6.000 hommes pour punir notre Bretagne, c’est-à-dire la ruiner » ; le 3 octobre : « La haine est incroyable dans toute la Bretagne contre le gouverneur » ; le 20 : « Je prends part à la tristesse et à la désolation de toute la province » ; le 30 : « On a chassé et banni toute une grande rue (de Rennes) et défendu de les recueillir sous peine de la vie, de sorte qu’on voyait tous ces misérables, femmes accouchées, vieillards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture, ni de quoi se coucher » ; le 6 novembre : « Si vous voyiez l’horreur, la détestation, la haine qu’on a ici pour le gouverneur… » ; le 13 : « Tout le pauvre parlement est malade à Vannes. Rennes est une ville comme déserte ; les punitions et les taxes ont été cruelles ; il y aurait des histoires tragiques à vous conter d’ici à demain » ; le 4 décembre : « Nous sommes toujours dans la tristesse des troupes qui nous arrivent de tous côtés » ; ma fille, quand je vous mandais tout cela et bien d’autre, vous entendiez que je ne badinais plus et que je plaignais sincèrement ceux qu’en loyale sujette du roi il m’avait bien fallu d’abord souhaiter qu’on châtiât, mais non à ce point et avec cette barbarie. De bonne foi, le cœur finissait par me soulever au spectacle de tant d’horreurs : petits enfants mis à la broche par les soldats, femmes éventrées, bourgeois roués vifs, vieillards écartelés et dont on exposait les quartiers aux quatre coins de la ville. Et le jour qu’on n’embrocha plus, qu’on n’éventra plus, qu’on ne roua plus, qu’on n’écartela plus et qu’on ne fit que pendre, eh bien ! oui, ce jour-là, il est vrai que la penderie me parut un rafraîchissement…
Ma fille, c’est ce mot de « rafraîchissement » qu’on ne me pardonne point et qui me fait douter si les Bretons d’aujourd’hui savent encore le français. En détachant un mot d’une période, que ne lui ferait-on pas dire ? Il en est de « rafraîchissement » comme du « je méprise » que je vous citais tout à l’heure, comme de mes plaisanteries sur les miliciens bretons, sur les façons bretonnes, sur le patois breton, etc. Pour ce qui est de ce dernier, je lui fais toutes mes excuses depuis que j’ai appris de M. de la Tour d’Auvergne qu’il était la langue du paradis terrestre ; mais c’est une chose qu’on ignorait généralement en mon siècle et qui n’est point encore acceptée de tous les bons esprits. Il s’en faut si bien en retour que j’aie médit des façons bretonnes qu’au contraire mes Lettres ne tarissent point d’éloges à leur endroit ; car, d’avoir raillé quelques noms plus rocailleux qu’il n’est permis ou déclaré qu’il y avait sottise à m’honorer au-dessus de mon mérite, cela ne tire point à conséquence quand on a dit encore des États qu’il n’y avait pas une province rassemblée qui eût un aussi grand air que celle-ci, que tout y est vif et brillant, qu’on ne sait point ce que c’est que danser si l’on n’a point vu les passe-pieds, les menuets et les courantes de Bretagne, que les gentilshommes de ce pays n’ont point leurs pareils pour ôter et remettre leurs chapeaux, que le beurre de la Prévalaye, avec des herbes fines et des violettes, est une chose dont on ne se lasse point et que j’en faisais des beurrées infinies… Mais ce sont toutes mes lettres des Rochers qu’il faudrait que je vous recommençasse ! Et cependant, ma fille, puisqu’il n’est que trop constant que je me suis un peu égayée avec vous des recrues de M. le duc, voici un autre passage de ma correspondance qui devait effacer et, à tout le moins, corriger l’effet du premier : « Le régiment de Carman est fort beau : ce sont tous Bas-Bretons, grands et bien faits, au dessus des autres, qui n’entendent pas un mot de français, si ce n’est quand on leur fait faire l’exercice, qu’ils font d’aussi bonne grâce que s’ils dansaient des passe-pieds ; c’est un plaisir de les voir. Je crois que c’était de ceux de cette espèce que Bertrand du Guesclin disait qu’il était invincible à la tête de ses Bretons ». J’avoue que ce sont deux jugements qu’il est assez difficile de concilier : mais, comme le disait Corbinelli, il n’y a que Dieu qui doive être immuable et, ayant reconnu mon erreur au sujet des soldats bretons, je n’ai point cru qu’il y fallait persévérer. On a retenu l’épigramme : on ne souffle mot du compliment. En bonne équité, est-ce là comme on agit ?…
Adieu, très parfaitement aimée. Cette lettre devient infinie et c’est un torrent que je ne puis arrêter. Vous vous demanderez ce qui me prend de vous écrire, quand nous avons toute l’éternité pour converser à loisir ? Il faut croire que nous ne dépouillons point dans la mort le tout de nos natures mortelles ou que nous retrouvons ces natures à l’instant que nous descendons sur la terre et que nous nous mêlons aux vivants, car je n’ai pu voir sur ma table cette écritoire et cette plume à qui je mis si souvent la bride sur le cou, sans être saisie d’une furieuse démangeaison de faire trotter encore une fois mon esprit sur le papier. Enfin, ma fille, voilà qui est fait. Pour conclure en trois mots, je n’ambitionne point une statue à Vitré : si l’on m’en eût élevé une, j’en aurais été ravie ; si je n’en dois point avoir, je m’en consolerai en relisant Nicole et son traité sur les moyens d’entretenir la paix entre les hommes. Le meilleur en l’occurence est peut-être de faire la morte. C’est une chose qui m’est très aisée, mais dont vous penserez sans doute que j’aurais pu m’aviser plus tôt.
- ↑ Le dernier biographe, à cette date (1913), de Mme de Sévigné. Aujourd’hui ce serait André Hallays. (Note de l’édit.).
- ↑ Le comte et la comtesse Hay des Nétumières, dans la famille de qui les Rochers sont passés en 1714 par reprise de dot (Note de l’édit.).
- ↑ L’Union Régionaliste Bretonne, qui protestait contre l’érection de la statue (Note de l’édit.).