L’Âme des saisons/Elégie

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Veuve Fred. Larcier, Editeur (p. 98-100).
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ÉLÉGIE


Qu’il fait bon reposer sous les chênes touffus,
Au bord de la prairie en fleurs, où midi brûle,
Cependant qu’alentour le paysage ondule
Dans la lumière et les bourdonnements confus…
 
Mon cœur a retrouvé des battements plus calmes,
Enfin !… La douce paix m’est dévolue un peu ;
Des ramiers roucoulants traversent le ciel bleu,
Des arbres verdoyants entrelacent leurs palmes…


Seigneur, j’eus tort ! J’ai trop rêvé, j’ai trop pensé,
J’ai voulu, dans ma fougue insensée et ravie,
Supprimer la laideur brutale de la vie,
Et voici que mon cœur est un oiseau blessé.
 
Les tristesses, de jour en jour accumulées,
Se lèvent, emplissant mon âme d’un émoi
Presque voluptueux, et je sens sourdre en moi
La folle explosion des larmes refoulées.
 
Oh ! puisqu’il n’y a plus de place pour ceux-là
Qui marchent en levant les yeux vers les étoiles,
Puisque les hommes sont trafiquants jusqu’aux moelles
Et que mes mots sont ceux qu’ils ne comprennent pas ;
 
Puisqu’un vil intérêt fait cligner les paupières,
Puisque la main tendue est un calcul obscur,
Puisqu’un éclair honteux luit dans les yeux d’azur,
Puisque tout est boueux dans nos villes de pierre ;

O Seigneur, laissez-moi communier un peu
De l’intime bonté des choses naturelles,
Des rayons, des parfums et des battements d’ailes
Et du ravissement immense du ciel bleu !


Laissez-moi reposer dans l’ombre parfumée.
Que l’herbe ait une voix et la source des yeux,
Que tout arbre me soit un ami sérieux,
Que toute fleur me soit une sœur bien-aimée.
 
Laissez-moi reposer, suivant de l’œil au loin
La ligne sinueuse, à travers la lumière,
Des saules bleus et blancs qui bordent la rivière,
Et humant l’air chargé de l’arôme du foin.

Je suis las ; j’ai souffert du cœur et de la tête ;
La vie âpre a broyé la moelle de mes os ;
O Seigneur, permettez cette heure de repos,
Et que la Terre soit maternelle au poète !


1901.