L’Âme des saisons/Rivière tropicale

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Veuve Fred. Larcier, Editeur (p. 239-242).
I


RIVIÈRE TROPICALE


Songe aux rivières de Bernardin de Saint-Pierre,
Songe aux vertes et mystérieuses rivières
Que sucre le parfum puissant des ananas,
Songe aux rivières d’Atala et de Chactas,
Songes aux rivières tropicales dont les berges
Se voûtent dans la nuit verte des forêts vierges
Et dont le cours uni charrie indolemment
Des troncs d’arbre et des dos squameux de caïman...
 
C’est en Floride ou bien à la Louisiane.
Un entrelacement de vigne et de liane
De l'une à l’autre rive, en ponts irréguliers,

Relie en les courbant les têtes des palmiers
Et forme des arceaux arborescents, où pendent
Des figues et des noix de coco, des guirlandes
Sauvages de raisins, de feuilles et de fleurs...
Moustiques et frelons vibrent avec fureur.
Dans l’eau tiède, parmi de larges feuilles plates,
Des tulipes de neige et des lis écarlates
Eclatent... On entend continûment les cris
Des perroquets, des bengalis, des colibris.
Les arbres monstrueux et tortueux transpirent
Des caoutchoucs gluants, des gommes et des myrrhes,
Parfois, sous quelque étrange plante en parasol,
Un tamanoir au groin pointu fouille le sol,
Ou quelque porc-épic ou quelque iguane mâche
Des patates, du manioc ou des pistaches.
Dans le profond miroir de l’eau glauque on dirait
Que vit, plus fantastique encore, la forêt.
Et telle est la chaleur étouffante qui pèse
Qu’on voit des fruits pareils à des fraises de braise,
Que les magnolias aux grosses fleurs ont l’air
De se baigner ainsi que des buissons de chair,
Et que les cardinaux au bec criard, s’ils bougent,
Crépitent dans l’air vert comme des flammes rouges...

Vers le soir, un tumulte de cris et de bonds
Fait onduler au loin les cocotiers. Ce sont

Les singes inégaux aux mouvantes bajoues
Qui sautent d’arbre en arbre et qui grimpent et jouent
Et s’accrochent, pareils à des enfants velus,
Aux bignones en fleur et aux convolvulus.
Il en arrive par milliers. Ils se répandent
Sur les ponts de liane. On en voit qui s’y pendent
Par la queue et, montrant les dents affreusement,
Jettent des noix et des amandes aux flamants,
Qui parallèlement debout sur une patte,
Parmi les nymphéas aux roses écarlates,
Ne répondent aux gestes fous des sapajous
Qu’en hérissant un peu le duvet de leurs cous...

Mais, au cœur de la nuit, dans les ténèbres glauques,
Un silence de guet, formé d’haleines rauques,
De pas furtifs, de rampements dans les roseaux,
Ecrase lourdement la surface des eaux.
L’ombre est voluptueuse et dangereuse où rôdent
Des yeux de braise jaune à reflets d’émeraude.
Des parfums orageux flottent dans l’air. Parfois,
Un bref rugissement fait tressaillir les bois,
Suivi d’un choc et d’un craquement de vertèbres...
Puis tout s’apaise. On n’entend plus dans les ténèbres
Que le râle d'un faon dont le flanc tiède bat
Et un très doux miaulement, comme d’un chat...


Ainsi, sans fin, pendant des lunes et des lunes,
Dans un vaste assoupissement que n’importune
Nul geste humain, le rêve étrange se poursuit,
Qui bourdonne le jour et halète la nuit...

Pourtant un jour, au lent tournant de la rivière,
On voit une pirogue et, debout à l’arrière,
Dominant les rameurs nègres au dos ployé,
Un blanc, en pantalon de calicot rayé
De rouge... Un caïman curieusement pointe
Vers le canot sa gueule aux mâchoires mi-jointes.
Or, le coude au canon du fusil, le héros,
Tanné et boucané sous son grand sombrero,
Tandis que la mousson, au parfum de goyave,
Distille dans son sang, comme une sourde lave,
Le suc voluptueux des violentes fleurs,
Et que le double rang des hommes de couleur
A coups de rames bien parallèles pagaie,
Songe à la fille de Monsieur La Bourdonnaye,
Belle comme le jour et prisonnière chez
Les sanguinaires et redoutables Natchez,
Qui ont le front cerclé de plumes scarlatines,
Et des anneaux de cuivre accrochés aux narines...