L’Âme des saisons/Eaux boréales

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Veuve Fred. Larcier, Editeur (p. 243-247).
II


EAUX BORÉALES


On trouve encore en Amérique, tout au nord,
Dans le pays des rats musqués et des castors,
Où seuls le brun trappeur en veste de fourrures
Et le Huron, casqué de plumes, aventurent
Leurs mocassins prudents, pendant l’été frileux
Qui se traîne trois mois sous le pâle ciel bleu,
On trouve encore des eaux vierges qui murmurent
Interminablement parmi les prés sans fin,
Dont l’herbe aux brins fluets se tasse en tapis fin.
Tour à tour lacs, ruisseaux, rivières, elles rôdent
En réseau de cristal dans l’immense émeraude,

Allongent leurs canaux et décrivent leurs arcs
A travers le pays ondulé comme un parc.
Parfois, au fil de l’onde étincelante, traîne
Le panache d’un saule ou la frange d’un frêne.
Parfois, on voit trembler un bouquet de bouleaux
Dont les troncs maculés se reflètent dans l’eau
Et dont les cimes se rassemblent et se penchent
Avec un clapotis lointain de feuilles blanches.
Plus loin, sur la fraîcheur du gazon smaragdin,
Se détache, couleur d’encre glauque, le pin
Ténébreux, dont le dôme en texture d’aiguilles
Brunit le sol d’une moquette de brindilles,
Ou le sapin, dont le triangle, à ras du sol,
S’étage en ailes d’aigle ouvertes pour le vol.
Peu de fleurs. Mais toujours et à perte de vue,
Une pelouse unie et rase d’herbe drue,
Avec, parfois, le long des eaux d’un blanc de lis,
Les sabres et les flammes pâles des iris,
Une racine d’arbre étrangement creusée
Et de mousse gluante et glauque tapissée,
Et, çà et là, parmi le gazon, un caïeu
De perce-neige blanche ou de colchique bleu.

O vers les eaux, mon cœur, vers les eaux liliales
Qui coulent dans la paix des plaines boréales !

Vers les limpides eaux, mon front, mon triste front,
Vers les eaux de cristal glacial et profond !
Vers les très claires, les très froides qui murmurent
Sur un lit de cresson, baptismalement pures !...
 
Songe que le chevesne et l’omble d’argent bleu,
Que la perche épineuse aux nageoires de feu,
Que des poissons sans nombre en nuages de flèches
Y filent, en faisant pétiller des flammèches ;
Que souvent un saumon, à peine remuant,
Lingot d’airain et d’or dans le cristal fluant,
Lustre sa robe, au pur soleil épanouie,
En ouvrant et fermant lentement ses ouïes ;
Que çà et là, soudain, dans un brouillard vermeil,
Dans un ruissellement de gouttes de soleil,
Sur le miroir cassé des eaux qui rejaillissent,
Les truites arc-en-ciel superbement bondissent...

Songe aussi que l’on voit apparaître parfois
Une hermine fluette, au fin museau sournois,
Qui trotte au bord des eaux et prudemment y pose
D’abord la patte, et puis un bout de langue rose...

Mais songe que, surtout, tout le peuple canard,
Tous les vagues oiseaux vaguant dans le brouillard,

Sarcelles, poules d’eau, pluviers, cygnes-trompettes,
Tous ceux que l’édredon vêt de neige proprette,
Ceux dont le col est vert moiré de reflets bleus,
Ceux dont le col serpente en reptile onduleux,
Tous ceux dont le bec plat fait des cris monotones,
Tous ceux qui vont plaquant dans l’eau leurs pattes jaunes,
Et le peuple héron qui darde ses longs becs
Avec des râles sourds ou des claquements secs,
Ceux qui rêvent, ployant sous leur aile une patte,
Ceux qui portent au front une houppe écarlate,
Ceux dont le poitrail blanc est de rose flammé,
Ceux qui gloussent, gonflant leur jabot emplumé,
Ceux dont un fin manchon cerne la tête rase,
Ceux dont le bec se renfle ou s’effile à la base,
Tous ceux qui vont le col courbé dans les roseaux,
Tous ceux qui plongent et barbotent dans les eaux,
Tout le peuple hagard qui siffle dans les nues,
Oies sauvages, vanneaux, plongeons, cigognes, grues,
Oh ! songe qu’ils sont là, jabotant, jacassant,
Parmi le clapotis du cristal frémissant,
A l’heure vespérale où dans les eaux se baigne
Un globe d’or qui brûle et de braise qui saigne
Et où, sur l’horizon fantastique et vermeil,
De loin en loin, le col tendu vers le soleil,
De gigantesques cerfs détachent leurs ramures...

O mon cœur, vers les eaux très fraîches et très pures !
Vers les chastes et glaciales qui murmurent
Et serpentent sans fin parmi le gazon vert !
O mon cœur, vers les eaux baptismales ! O vers
Les claires et les cristallines qui murmurent...