L’Âme des saisons/Terre polaire

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Veuve Fred. Larcier, Editeur (p. 248-252).
III


TERRE POLAIRE


Suis, dans la vaste nuit du Nord, le vent qui rase
Avec un sifflement de faux la nappe rase
De l’océan arctique immensément gelé...
 
Depuis des mois, le firmament est étoilé
Des constellations taciturnes qui clignent,
La Lyre, le Dragon, la grande Ourse et le Cygne ;
Depuis des mois, le vent souffle et siffle sans fin
Sur le champ glacial, poudré de grésil fin.


Suis, dans la nuit, le vent lugubre qui balaie
Interminablement la plaine congelée...
Il n’y a que le vent et la glace, il n’y a
Que le regard de feu d’Arcture et de Véga,
Il n’y a que le froid frénétique qui tue
En silence et qui veut la glace toute nue.

Pourtant si tu sais suivre, à travers le froid noir,
Le vent aigu, coupant comme un vaste rasoir,
Si, fendant avec lui le ténébreux espace,
Comme un lutin siffleur tu passes sur la glace
Pendant des mois entiers, ton œil verra soudain
Le ciel déchiqueté par un amas lointain
De monts neigeux, de pics et de glaciers qui brillent,
Avec leurs millions et millions d’aiguilles,
D’une clarté bleuâtre et d’un reflet changeant,
Sous les étoiles d’or et la lune d’argent.
C’est la terre. Elle dort, là-bas, dans le silence,
Parmi la vaste nuit et l’iceveld immense.

Aborde. Un râle creux gémit dans les glaciers
Et la neige durcie a grincé sous tes pieds.
Marche. Un entassement vitreux de blocs de glace
Et de rocs bruns et blancs où bâillent des crevasses.

Avance. Un champ de neige immaculée, avec
Une sorte de sel que fouette le vent sec,
Et tout là-bas, au fond, des montagnes de verre
Et de cristal cassé, qui, sous la lune claire,
Semblent verser sur le névé silencieux
Une cascade glabre et glauque à reflets bleus.
Marche encore. Soudain une espèce de fouine,
Au nez pointu barré de moustaches félines,
File d’un bond oblique et, comme un éclair roux,
Rase la neige unie et passe on ne sait où...

Tu t’arrêtes, le cœur oppressé. Tu regardes
Le cirque sépulchral des montagnes hagardes ;
Tu fixes avec une étrange attention
Les prunelles de feu des constellations ;
Et, frissonnant du songe insondable des choses,
Tu fais encore un pas en avant, si tu l’oses,
Et tu vas, titubant dans la spectrale nuit,
Parmi la vie obscure et sourde qui s’enfuit
Sournoisement autour de tes pas de fantôme,
Soit qu’une ombre trapue et boiteuse de gnome
Glisse sans bruit, soit qu’un renard à fin museau
Eternue ou grimace en sifflant des naseaux,
Soit qu’une zibeline ou qu’une martre brune
Saute et s’évanouisse en des clartés de lune...


Blêmissant de la peur d’apercevoir, tu vas
Avec une ombre immense attachée à tes pas
Qui gesticule au loin ainsi qu’un géant ivre.
Dans la neige, à tes pieds, une chose de cuivre
Brille... C’est un compas. Plus loin gît un fusil.
Tu cours contre le vent qui chasse le grésil,
Halluciné, voyant tournoyer les étoiles...
Tu bouscules des choses molles. Une voile
De navire, des peaux, des vêtements épars,
Des instruments brisés semés de toutes parts,
Te conduisent devant l’ouverture d’un antre.
Très pâle, et comme dans un cauchemar, tu entres.
 
Ténèbres. Un scintil d’étoiles par les trous
Et les fentes du roc. Un souffle sourd et doux
D’on ne sait quoi qui dort dans l’ombre et qui ne bouge .
Soudain une lueur mystérieuse et rouge
Eclaire la caverne, et parmi les reflets
Qui dansent, vacillant du fauve au violet,
Tu distingues, énorme et remuante boule
De neige, un ours géant qui se réveille et roule
Des yeux bovins, chargés de sommeil et d’effroi.
Tandis qu’au fond, heurtant de son dos la paroi,
Un autre monstre, énorme et dressé sur deux pattes,
Montre ses dents de givre et sa langue écarlate,

En brandissant parmi le fauve clair-obscur
Un tube de métal brillant et un fémur...
 
Tu fuis, à bonds fiévreux. Une cloche résonne
Dans tes tempes. Le vent siffle. Le ciel frissonne
De rayons glacials d’un éclat vénéneux.
L’horizon est cintré de feux roses et bleus
Oui brûlent dans la nuit funèbre et resplendissent.
Tu cours, ne songeant plus. Tu vois, aux glaciers lisses,
D’énormes lingots d’or et des caillots de sang.
Tu bondis à travers le froid phosphorescent,
Sur la neige, pareille à des roses foulées,
Parmi des lacs lilas et de claires coulées
De safran, et tu vois d’innombrables renards,
Bleus, argentés, la queue en panache, hagards,
Grotesques, grimaçants, sautiller pêle-mêle
Aux clartés de l’aurore étrange et solennelle,
Jouer à la main-chaude et à saute-mouton,
Se disputer des cuirs, des patins, des boutons,
Traîner qui un sextant et qui un thermomètre,
Et dans un fou sabbat, diabolique peut-être,
Ainsi que des jonchets entrechoquer les os
Et ronger en hurlant les crânes des héros !...