L’Âme enchantée/Annette et Sylvie/Avertissement au lecteur

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Ollendorff (1p. 9-10).

Avertissement au Lecteur




Au seuil d’un voyage nouveau qui, sans être aussi long que celui de Jean-Christophe, comptera plus d’une étape, je rappelle aux lecteurs la prière amicale que je leur adressais, à un tournant de l’histoire de mon musicien. En tête de La Révolte, je les avertissais de considérer chaque volume comme un chapitre d’une œuvre en mouvement, dont la pensée se déroule au cours de la vie représentée. Citant le vieux dicton : La fin loue la vie, et le soir le jour, j’ajoutais : Lorsque nous serons au terme, vous jugerez de ce que valait notre effort.

Certes, j’entends que chaque volume ait son caractère propre, qu’il puisse être jugé à part, comme œuvre d’art. Mais il serait prématuré de juger, d’après lui, de la pensée générale. Quand j’écris un roman, je fais choix d’un être avec qui je me sens des affinités ; — (ou plutôt, c’est lui qui me choisit). — Cet être une fois élu, je le laisse libre, je n’ai garde d’y mêler ma personnalité. C’est une charge pesante qu’une personnalité qu’on porte depuis plus d’un demi-siècle. Le divin bienfait de l’art est de nous en délivrer, en nous donnant d’autres âmes à boire, d’autres existences à revêtir — (nos amis de l’Inde diraient : « d’autres de nos existences » : car tout est en chacun…)

Quand j’ai donc adopté Jean-Christophe, ou Colas, ou Annette Rivière, je ne suis plus que le secrétaire de leurs pensées. Je les écoute, je les vois agir, et je vois par leurs yeux. À mesure qu’ils apprennent de leur cœur et des hommes, j’apprends avec eux ; quand ils se trompent, je trébuche ; quand il se reprennent, je me relève, et nous nous remettons en route. Je ne dis pas que cette route est la meilleure. Mais cette route est la nôtre. Que Christophe, Colas et Annette, aient ou n’aient pas raison, Christophe, Colas et Annette, sont. La vie n’est pas une des moindres raisons.

Ne cherchez point ici de thèse ou de théorie. Voyez-y seulement l’histoire intérieure d’une vie sincère, longue, fertile en joies et en douleurs, non exempte de contradictions, abondante en erreurs, et toujours s’efforçant d’atteindre, à défaut de l’inaccessible Vérité, l’harmonie de l’esprit, qui est notre suprême vérité.

R. R. .....

Août 1922.