L’Âme enchantée/Annette et Sylvie/Partie 2

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Ollendorff (1p. 131-281).
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Annette et Sylvie


DEUXIÈME PARTIE
















Premiers jours d’octobre, gris et doux. Air silencieux. Pluie tiède qui tombe droite, et ne se presse pas. Odeur chaude et charnelle de la terre mouillée, des fruits mûrs au cellier, des cuvées au pressoir…

Près d’une fenêtre ouverte, dans la maison de campagne des Rivière, en Bourgogne, les deux sœurs étaient assises, l’une en face de l’autre, et cousaient. La tête baissée sur l’ouvrage, elles avaient l’air de pointer l’une contre l’autre leurs fronts ronds et sans plis, — ce même front bombé, plus mignon chez Sylvie, chez Annette plus fort, capricieux chez l’une et chez l’autre obstiné, — la chèvre et la petite taure. Mais quand elles relevaient la tête, leurs yeux échangeaient un regard d’intelligence. Leurs langues se reposaient, ayant carillonné pendant des jours entiers. Elles ruminaient leur fièvre, leurs transports, leurs lampées de paroles passées, et tout ce qu’elles avaient pris et appris l’une de l’autre depuis des jours. Car, cette fois, elles s’étaient livrées tout entières, avec l’avidité de tout prendre et de tout donner. Et maintenant, elles se taisaient, pour mieux penser à tout ce butin caché.

Mais elles avaient beau vouloir tout voir et tout avoir : au bout du compte, elles restaient une énigme l’une pour l’autre. Et, sans doute, pour chaque être, chaque être est une énigme ; et c’est là un attrait. Mais que de choses en chacune, que l’autre ne comprendrait jamais ! Elles se disaient bien (car elles le savaient) :

— Qu’est-ce que cela fait, comprendre ? Comprendre, c’est expliquer. Il n’y a pas besoin d’expliquer pour aimer…

Tout de même, cela fait beaucoup ! Cela fait que si on ne comprend pas, on ne prend pas tout à fait. — Et puis, aimer, justement, comment aimaient-elles ? Elles n’avaient pas du tout la même façon d’aimer. Les deux filles de Raoul Rivière tenaient certes du père toutes deux une riche sève ; mais refoulée chez l’une, et dispersée chez l’autre. Rien de plus différent entre les deux sœurs que l’amour. La très libre tendresse de Sylvie, riante, gamine, effrontée, mais au fond très sensée, qui s’agitait beaucoup, mais ne perdait jamais le nord, qui froufroutait des ailes, mais ne s’envolait guère qu’autour de son pigeonnier. L’étrange démon d’amour, qui habitait Annette, et dont, depuis six mois à peine, elle avait reconnu la présence ; elle le comprimait, elle s’efforçait de le cacher, car elle en avait peur ; son instinct lui disait que les autres le méconnaîtraient : l’Éros en cage, aux yeux bandés, inquiet, avide, et affamé, qui se meurtrit en silence aux barreaux du monde, et ronge lentement le cœur où il est enfermé ! La brûlante morsure, incessante, sans bruit, faisait insensiblement chavirer l’esprit d’Annette dans un bourdonnement de torpeur blessée, qui n’était pas sans volupté : comme elle en trouvait une à des sensations qui la faisaient souffrir : une étoffe rêche, des dessous qui la serrent, la main qui se promène sur les aspérités d’un meuble ou le froid d’un mur rugueux. Mâchant l’écorce amère d’une branche qu’elle mordillait, elle sombrait, par moments, dans des oublis de soi et du temps, des pertes de conscience qui duraient. Dieu sait combien, un quart de seconde ou d’heure ? et d’où elle ressortait précipitamment, soupçonneuse et honteuse, percevant le regard invisible de Sylvie qui, semblant travailler, la guettait malignement du coin de l’œil, de côté. La petite ne disait rien. Ni l’une ni l’autre ne bronchait ; mais des bouffées de feu montaient aux joues d’Annette. Sylvie, sans bien comprendre, flairait de son petit nez cette vie intérieure, qui dormait au soleil et, par brusques détentes, sauvagement se repliait, comme sous des feuilles une couleuvre : elle jugeait la grande sœur bizarre, un peu maboule, vraiment pas comme tout le monde… Ce qui l’étonnait en elle, ce n’étaient pas tant ces mouvements passionnés, ces ardeurs, et tout ce qu’elle devinait des troubles pensées d’Annette, que le sérieux presque tragique qu’y apportait Annette. Tragique ? Ah ! bien, quelle idée ! Sérieux ? Pourquoi donc faire ? Les choses sont comme elles sont. On les prend comme elles sont. Sylvie n’allait pas se troubler des quinze cents fantaisies qui lui passaient sous la peau ! Elles passent, et puis s’en vont. Tout ce qui est bon et agréable est simple et naturel. Et tout ce qui n’est pas bon ni agréable l’est aussi, juste autant. Bon ou pas bon, je le gobe : c’est bientôt avalé ! Pourquoi faire tant de façons ?… Cette Annette enchevêtrée ! avec ses broussailles de pensées chaudes et froides, cette filasse de désirs et de peurs, et ces touffes de passions et de pudeurs emmêlées dans tous les recoins !… Qui la débobinera ?… Mais qu’elle fût ainsi anormale, excessive, et incompréhensible, amusait fort Sylvie, l’intriguait, l’attirait ; et elle ne l’en aimait que mieux…

Le silence prolongé était lourd de secrets inquiétants. Sylvie s’en dégageait, brusquement, en parlant à tort et à travers… Vite, très vite, et tout bas, le nez sur son ouvrage, comme si elle l’injuriait, elle se mettait à marmonner une kyrielle de petits mots fous, de sons inarticulés, généralement en i, des « kikikiki » de pinson qui frétillait de plaisir. Et puis, elle reprenait subito un air grave, elle avait l’air de dire : « Qui ? Moi ? Je n’ai rien fait… » — Ou bien, mordillant son fil, elle chantonnait, de son filet de voix de tête, nasillant, quelque romance bien bête, où il étaitquestion de fleurs, « d’oiseaux jaseurs », ou une grivoiserie dont, malicieusement, l’air d’un enfant bien sage, elle détachait une grosse polissonnerie. Annette sursautait, mi-riante, mi-fâchée :

— Veux-tu, veux-tu bien te taire !

Elles étaient soulagées. L’air était détendu. Peu importent les mots ! Les voix, comme les mains, rétablissent le contact. On se rejoint. Où était-on ?… Gare au silence ! Savons-nous où il peut, en une seconde d’oubli, l’emporter, m’emportera tire-d’aile ? Parle-moi ! Je te parle. Je te tiens. Tiens-moi bien !…

Elles se tenaient. Elles étaient bien décidées, quoi qu’il arrive, à ne plus se lâcher. Quoi qu’il pût arriver, cela ne touchait en rien à ce fait essentiel : « Je suis moi. Tu es toi. Nous échangeons. Tope là ! On ne s’en dédira plus. » Il y avait un don mutuel, un tacite contrat, une sorte de mariage d’âme, d’autant plus efficace que nulle contrainte extérieure, — ni engagement écrit, ni sanction religieuse ou civile — ne pesait sur lui. Et qu’est-ce que cela faisait qu’elles fussent si différentes ? On se trompe, en croyant que les meilleures unions reposent sur des affinités, — ou bien sur des contrastes. Ni les unes, ni les autres, mais un acte intérieur, un : « J’ai choisi, je veux, et je fais vœu », mais de la bonne trempe et solidement frappé par le coin d’une double décision têtue, comme ces deux filles au front rond. « Je t’ai, et je n’ai pas plus le pouvoir, maintenant, de te rendre, que de me reprendre… Au reste, tu es libre d’aimer qui tu voudras, de faire ce qui te plaira, quelque folie, un petit crime au besoin, si cela te chante, (je sais bien que tu ne le feras pas ! mais quand même !) cela ne change rien au pacte » Explique qui voudra ! La scrupuleuse Annette, si elle eût osé aller jusqu’au bout de sa pensée, aurait dû s’avouer qu’elle n’était pas du tout sûre de la valeur morale de Sylvie et de ses actions futures. Et Sylvie, qui voyait clair, n’eût pas mis sa main au feu qu’Annette ne serait pas capable, un jour, d’actes déconcertants. Mais cela regardait les autres, cela ne les concernait pas, elles deux. Elles deux, elles étaient sûres, elles avaient l’une dans l’autre une confiance absolue. Le reste du monde pouvait s’arranger comme il voudrait !… Quoi qu’elles fissent, du moment que ce ne pouvait atteindre leur mutuel amour, elles se pardonnaient tout, d’avance, les yeux fermés.

Ce n’était peut-être pas très moral ; mais tant pis ! On aurait le temps d’être moral, une autre fois.

Annette, un peu pédante, qui connaissait la vie par les livres, — ce qui ne l’empêchait pas de la découvrir ensuite : (car la vie n’a plus le même son, entendue, hors des livres) — se souvenait des beaux vers de Schiller :

Ô mes fils, Le monde est plein de mensonge et de haine ; chacun n’aime que soi ; tous les liens formés par un bonheur fragile sont incertains… Ce que le caprice a noué, le caprice le dénoue. La nature seule est sincère ; elle seule repose sur des ancres inébranlables. Tout le reste flotte au gré des vagues orageuses… Le penchant vous donne un ami, l’intérêt un compagnon ; heureux celui à qui la naissance donne un frère !… Contre ce monde de guerre et de trahison, ils sont deux à résister ensemble…

Sylvie ne les connaissait pas, bien sûr ! Et elle eût trouvé sans doute que c’étaient, pour dire un sentiment simple, beaucoup de mots embrouillés. Mais, regardant Annette, le front penché, qui ne travaillait pas, — et sa solide nuque, et sa forte chevelure aux masses enroulées, — elle pensait :

— Elle rêve, encore, ma grande ; elle est de nouveau plongée dans son coffre à folies. Ce qu’il en doit tenir, le coffre !… Heureusement que je suis là, maintenant ! On ne l’ouvrira pas sans moi…

Car la petite cadette avait la conviction, peut-être exagérée, de sa supériorité de sens et d’expérience. Et elle se disait :

— Je la protégerai.

Elle aurait eu besoin de se protéger d’abord. Car, dans son coffre, les folies ne manquaient pas non plus. Mais celles-là, elle les connaissait d’avance ; et elle les regardait, comme un propriétaire regarde ses locataires. Si on leur donne logement, ce ne sera pas pour rien… Et puis, « fais ce que veux, advienne que pourra ! » Tant qu’il ne s’agissait que de soi, cela n’avait pas une énorme importance. On se débrouillerait toujours… Mais protéger une autre, c’était là un sentiment nouveau et délectable…

Oui, mais… Annette, le front penché, qui ne travaillait pas, caressait justement le même sentiment. Elle pensait :

— Ma petite folle chérie !… Heureusement que je suis arrivée à temps pour la guider !…

Et elle formait, pour l’avenir de Sylvie, des plans, certes charmants, mais pour lesquels Sylvie n’était pas consultée…

Quand elles avaient bien ruminé, chacune le bonheur de l’autre, (et, bien entendu, le sien propre, par-dessus le marché)…

— Zut ! mon aiguille est cassée… On n’y voit plus, déjà…

… on jetait son ouvrage, et on sortait ensemble, pour se dégourdir les jambes ; on allait sous la pluie, toutes deux enveloppées dans la même houppelande, jusqu’au fond du jardin, sous les arbres larmoyants qui perdaient leurs cheveux ; on croquait à la treille une grappe de raisin blond, meilleur d’être mouillé ; on causait, on causait… Et soudain, on se taisait, écoutant, aspirant le vent d’automne, l’odeur (on la mangerait) des fruits tombés, des feuilles mortes, la lumière lasse d’octobre qui s’éteint dès quatre heures, le silence des champs engourdis qui s’endorment, la terre qui boit la pluie, la nuit…

Et, la main dans la main, rêvant avec la nature frissonnante, qui couve l’espoir craintif et brûlant du printemps, — l’énigme de l’avenir…

Leur intimité, en ces fins jours d’octobre embrumés, enroulés comme d’une toile d’araignée, leur était devenue si nécessaire qu’elles se demandaient comment elles avaient pu jusque-là s’en passer.

Cependant, elles s’en étaient passées ; et elles s’en passeraient encore. La vie ne s’enferme pas, dès vingt ans, dans une intimité, si chère soit-elle, — surtout la vie de deux êtres aussi ailés. Il faut qu’ils tentent les espaces de l’air. Si ferme que s’affirme la volonté de leur cœur, l’instinct de leurs ailes est plus fort. Quand Annette et Sylvie se disaient tendrement :

— Comment est-il possible qu’on ait vécu si longtemps l’une sans l’autre ? elles ne s’avouaient pas :

— Il faudra bien pourtant, tôt ou tard, (quel dommage !) que l’on vive l’une sans l’autre !

Car l’autre ne peut pas vivre pour vous, à votre place ; et vous ne le voudriez pas. Certes, il était profond, le besoin de leur tendresse mutuelle ; mais elles avaient toutes deux un autre besoin plus fort, qui remontait plus loin, aux sources mêmes de leur être, les deux petites Rivière : le besoin de leur indépendance. Elles qui avaient tant de traits différents, elles avaient justement (ce n’était pas de chance !) ce trait commun entre elles. Et elles le savaient bien : c’était même une des raisons pour lesquelles, sans se le dire, elles s’aimaient le plus ; car elles s’étaient reconnues en lui. — Mais alors, que devenaient leurs projets de fondre ensemble leurs vies ? Quand chacune se berçait du rêve qu’elle saurait protéger la vie de l’autre, elle n’ignorait pas que l’autre n’y consentirait pas plus qu’elle-même n’y consentirait. C’était un tendre rêve, avec lequel on jouait. On tâchait que le jeu durât le plus longtemps possible.

Et il ne pouvait même pas durer longtemps. Ce n’eût été rien encore d’être deux indépendantes. Mais ces petites Républiques, jalouses de leur liberté, avaient, sans le vouloir, comme toutes les Républiques, des instincts despotiques. Chacune avait tendance, ses lois lui semblant bonnes, à les exporter chez l’autre. Annette, capable de se juger, se blâmait après coup de ses empiétements sur le domaine de sa sœur ; — mais elle recommençait. Elle avait un caractère entier et passionné qui, en dépit d’elle, était enclin à dominer. Cette nature pouvait bien s’atténuer quelque temps, sous le voile d’une grande tendresse ; mais elle se maintenait. Il faut avouer, d’ailleurs, que si Annette faisait effort pour s’adapter aux volontés de Sylvie, Sylvie ne lui rendait pas la tâche commode. Elle n’en agissait qu’à sa tête ; et sa tête avait, en vingt-quatre heures, plus de vingt-quatre volontés, qui n’allaient pas toujours d’accord entre elles. Annette, méthodique, ordonnée, riait d’abord, s’impatientait ensuite de ces sautes de caprices. Elle l’appelait : Rose des Vents et : Je veuxQu’est-ce que je veux ? — Et Sylvie l’appelait : Bourrasque, Madame J’ordonne, et Midi à douze heures, parce qu’elle était agacée de sa ponctualité.

Tout en se chérissant, il était difficile qu’elles pussent s’accommoder longtemps de la même façon de vivre. Elles n’avaient pas les mêmes goûts et les mêmes habitudes. Parce qu’elles s’aimaient, Annette pouvait bien prêter une oreille indulgente aux petits potins de Sylvie, qui avait l’œil très bon pour faire sa cueillette, l’oreille encore meilleure, mais non pas très bonne langue. Et Sylvie pouvait bien paraître s’intéresser, en avalant tout rond un bâillement amusé…

— ( « Passe ! Veux-tu passer !… » )
aux lectures assommantes dont Annette voulait avec elle partager le plaisir…

— Dieu ! que c’est joli, chérie !
ou à certaines préoccupations de pensée saugrenues, sur la vie, sur la mort, ou sur la société…

— (« La barbe !… Turlututu !… Ils en ont, du temps à perdre !… »)

— Et toi, demandait Annette. Qu’est-ce que tu en penses, Sylvie ?

(« Flûte ! » pensait Sylvie).

— Je pense comme toi, chérie.

Cela n’empêchait pas du tout de s’adorer. Mais ça gênait tout de même un peu pour converser.

Et que faire des journées, seules dans la maison morose, à la lisière des bois, en face des champs dépouillés, sous le ciel bas d’automne qui se confond dans le brouillard avec la plaine nue ? Sylvie avait beau dire et croire qu’elle adorait la campagne, elle avait bientôt fait d’en épuiser les plaisirs ; elle y était désœuvrée, désorientée, perdue… La nature, la nature… Parlons franc ! La nature la rasait… Non ! ce pays de croquants !… Elle n’en supportait pas les petits désagréments : le vent, la pluie, la boue, (celle de Paris, en regard, lui paraissait plaisante), les souris trottinant derrière les vieilles cloisons, les araignées qui rentrent pour prendre quartiers d’hiver dans les appartements, et ces bêtes affreuses, les moustiques trompettants, qui se régalaient de ses chevilles et de ses poignets. Elle en eût bien pleuré d’agacement et d’ennui. — Annette, toute à la joie du grand air et de la solitude avec la sœur aimée, invulnérable à l’ennui, et riant des piqûres, cherchait à entraîner Sylvie dans ses courses crottées, sans remarquer la mine maussade et dégoûtée. Un souffle de vent de pluie l’enivrait ; elle oubliait Sylvie, elle partait à grands pas dans les terres labourées, ou à travers les bois, en secouant les branches mouillées ; ce n’était que longtemps après qu’elle se souvenait de la petite délaissée. Et Sylvie, qui boudait, en mirant piteusement son visage gonflé, se morfondait, pensant :

— Quand sera-t-on rentrées ?

Enfin, parmi les mille et une volontés de la Rivière cadette, il y en avait une qui était bonne, bon teint, que rien ne pouvait altérer ; et l’air de la campagne y donnait un nouveau lustre. Elle aimait son métier. Elle l’aimait vraiment. De bonne race ouvrière de Paris, il lui fallait son travail, son aiguille et son dé, pour occuper ses doigts et sa pensée. Elle avait le goût inné de la couture ; ce lui était une volupté physique de manier pendant des heures une étoffe, un tissu léger, une mousseline de soie, de les plisser, froncer, de donner un coup de pouce à une coque de ruban. Et puis, sa petite caboche, qui ne se flattait pas, Dieu merci, de comprendre les idées qu’hébergeait la grande cervelle d’Annette, savait qu’ici, dans son domaine, dans le royaume des chiffons, elle avait ses idées, elle aussi, elle en avait à revendre… Eh bien, est-ce qu’elle pouvait renoncer à ses idées ? On croit qu’il n’est pas de plus grand plaisir pour une femme que de porter de jolies robes !… Pour une femme vraiment douée, c’est un bien plus grand plaisir encore d’en fabriquer. Et de ce plaisir-là, quand on y a goûté, on ne peut plus se passer. — Dans l’oisiveté douillette où la tenait sa sœur, tandis qu’Annette promenait ses belles mains sur le clavier, Sylvie avait la nostalgie du bruit des grands ciseaux et de la machine à coudre. Toutes les œuvres d’art, si on les lui eût offertes, ne valaient pas pour elle le brave mannequin sans tête, qu’on drape à sa fantaisie, qu’on tourne, qu’on retourne, devant lequel on se met à croupetons, qu’on malmène sournoisement, et qu’on prend dans ses bras pour faire un tour de danse, quand la première n’y est pas. Quelques mots, çà et là, laissaient assez deviner le cours de ses pensées ; et Annette, impatiente, voyant ses yeux s’illuminer, savait qu’elle allait encore subir une histoire d’atelier.


Aussi, lorsque de retour à Paris, Sylvie annonça qu’elle allait reprendre son chez soi et son travail régulier, Annette soupira ; mais elle ne fut pas surprise. Sylvie, qui s’attendait à une opposition, fut beaucoup plus touchée du soupir, du silence, que de toutes les paroles. Elle courut à sa sœur assise, et, agenouillée devant elle, lui enlaçant la taille, et lui tendant ses lèvres :

— Annette, ne m’en veux pas !

— Chérie, lui dit Annette, ce qui est ton bonheur est le mien, tu le sais.

Mais elle avait de la peine. Sylvie en avait aussi.

— Ce n’est pas ma faute, dit-elle. Je t’aime tant, je t’assure !

— Oui, mon petit, je suis sûre.

Elle souriait, mais elle fit encore un gros soupir. Sylvie, toujours à genoux, lui prit entre ses mains le visage, et en approchant le sien :

— Je te défends de soupirer !… Vilaine ! Si tu soupires comme ça, je ne pourrai plus partir. Je ne suis pas un petit bourreau.

— Non, chérie, tu n’es pas… J’ai tort, je ne le ferai plus… Mais ce n’était pas pour te blâmer. C’est qu’on va se quitter.

— Se quitter !… Par exemple !… Vilaine !… On se verra, tous les jours. Tu viendras. Je viendrai. Tu me gardes ma chambre. Est-ce que tu as la prétention, par hasard, de me la reprendre ? Non, non, elle est à moi, je ne te la rends pas. Quand je serai fatiguée, je compte bien m’y faire gâter. Et tu sais, certains soirs, où tu ne m’attendras pas, à des heures indues, j’arrive, j’ai la clef, j’entre et je te surprends… Gare, si tu fais des farces !… Tu verras, tu verras, on s’aimera encore plus ; ce sera encore meilleur… Se quitter !… Penses-tu que je voudrais te quitter, que je pourrais me passer de mon Annette jolie !

— Ah ! câline ! mâtine ! disait Annette, en riant, comme elle s’entend bien à vous enjôler ! Sacré petit menteur !

— Annette ! veux-tu pas jurer ! faisait Sylvie, sévère.

— Eh bien ! menteur tout court… Est-ce que c’est permis ?

— Oui, ça, ça peut aller, disait Sylvie, magnanime… Elle sautait au cou d’Annette, et l’embrassait à l’étouffer.

— Je te mens, je te mens, je te mange !…

La tendre et rusée avait d’autres moyens de se faire pardonner. Elle demanda à Annette de l’aider à s’établir à son compte. Cette « jeunesse » de vingt ans voulait être maîtresse chez soi, ne plus être commandée, commander à son tour, — ne fût-ce qu’à son mannequin. Annette fut enchantée d’avoir à donner de l’argent. Les deux sœurs firent des devis ensemble, discutèrent à perte de vue sur l’installation, coururent les jours suivants pour chercher un logement, puis pour choisir les meubles et le matériel, puis pour le mettre en place, puis pour se mettre en règle avec l’administration, dressèrent pendant des soirées des listes de clientèle, firent projet sur projet, démarche sur démarche : — si bien qu’Annette finit par avoir l’illusion que c’était elle qui s’établissait avec Sylvie. Et elle en oublia que leurs vies allaient se séparer.

Les clientes ne tardèrent pas à se montrer chez Sylvie. Annette promenait dans ses visites les plus jolies robes de la petite couturière, et chantait ses louanges. Elle réussit à lui envoyer plusieurs jeunes femmes de son monde. Sylvie, de son côté, exploitait sans scrupules les adresses des clientes de ses anciennes patronnes. Elle était cependant assez sage pour ne pas vouloir élargir trop vite le cercle de ses opérations. Peu à peu. La vie est longue. On a le temps… Elle aimait le travail, mais non jusqu’à la manie de certaines fourmis humaines — et surtout féminines — qu’elle avait vues se tuer à la tâche. Elle entendait bien réserver sa place au plaisir. Le travail en est un. Mais il n’est pas le seul. « De tout, un peu. » Sa devise de petit appétit, mais friand et curieux…

En peu de temps, sa vie fut si remplie qu’il n’en resta plus beaucoup pour Annette. Sylvie lui gardait bien, quoi qu’il advînt, sa part ; elle y tenait. Mais pour le cœur d’Annette, une part était peu. Elle ne savait pas se donner à moitié, ou au tiers, ou au quart. Il lui fallut apprendre que le monde est, dans ses affections, comme un petit marchand : il les livre, au détail. Ce fut long à comprendre, plus long à accepter. Elle n’en était encore qu’aux premières leçons.

Elle souffrit, sans le dire, de se voir, peu à peu, éliminée des journées de Sylvie. Sylvie n’était plus jamais seule, chez elle, à l’atelier. Et bientôt, elle ne le fut plus, en dehors du métier. Elle avait repris un ami. Annette se replia. Sa tendresse pour sa sœur la défendait maintenant contre le dépit jaloux et la sévérité des jugements de naguère. Mais elle ne la défendait pas contre la mélancolie. Sylvie, qui l’aimait assez pour avoir, malgré sa légèreté, l’intuition de la peine qu’elle causait, s’arrachait, de temps en temps, à la farandole de ses occupations, sérieuses ou plaisantes, — et tout d’un coup, au milieu d’un travail, ou bien d’un tête-à-tête, elle plantait là les affaires pressées, et courait chez Annette. Alors, c’était un tourbillon de tendresse qui passait. À l’heure où elle passait, cette tendresse n’était pas moindre chez Sylvie que chez Annette. Mais elle passait ; et quand le tourbillon remportait à ses affaires ou bien à ses plaisirs Sylvie, repue d’Annette, Annette, reconnaissante du petit ouragan d’amoureux bavardage, de folles confidences, d’embrassades rieuses, qui l’avait visitée, soupirait, se retrouvant plus seule et plus troublée.


Ce n’étaient pourtant pas les occupations qui lui manquaient. Ses journées étaient aussi pleines que celles de Sylvie.

Sa vie, sa double vie, intellectuelle et mondaine, interrompue depuis la mort du père, avait repris son cours. Les besoins de son esprit, qu’avaient refoulés, pendant la dernière année, les exigences du cœur, s’étaient réveillés plus forts. Autant pour combler les heures creusées par l’absence de Sylvie que parce qu’en une riche nature l’intelligence est mûrie par les expériences de la vie passionnelle, elle s’était remise à ses études de sciences ; et elle s’étonnait d’y porter un regard plus clair qu’elle ne l’avait, avant. Elle s’intéressait à la biologie, et projetait une thèse sur les origines du sentiment esthétique et ses manifestations dans la nature.

Elle avait renoué aussi ses relations de société ; elle retournait dans le monde qu’elle fréquentait jadis avec son père. Elle y trouvait un plaisir neuf. Plaisir de curiosité, d’esprit plus averti, qui découvrait chez ceux qu’on croyait connaître des aspects imprévus dont on ne se doutait pas. D’autres plaisirs encore, d’un ordre bien différent, les uns dont on convenait, les autres qu’on n’avouait pas : plaisir de plaire, forces obscures d’attraction (de répulsion aussi) qui s’éveillent en nous, qui s’éveillent autour, relations magnétiques qui, sous des mots trompeurs, s’instituent entre les esprits et les corps, sourds instincts de possession qui, par moments, affleurent à la surface égale et monotone des pensées de salons, s’effacent invisibles, mais frémissent au fond…

Le monde et le travail n’occupaient encore que la moindre partie de ses jours. Jamais la vie d’Annette n’était aussi peuplée que lorsqu’elle était seule. Dans les longues soirées et les heures de la nuit, où le sommeil rejette l’âme dans la veille, avec ses pensées hallucinées, comme le flot qui se retire laisse sur le rivage les myriades d’organismes arrachés aux abîmes nocturnes de l’océan, — Annette contemplait le flux et le reflux de sa mer intérieure, et la plage ensemencée. C’était le grand équinoxe du printemps.

Une partie de ces forces qui remuaient en elle ne lui étaient pas neuves ; mais en même temps que leur énergie était décuplée, le regard de l’esprit en prenait conscience avec une netteté exaltée. Leurs rythmes contradictoires mettaient au cœur une ivresse, un vertige… Impossible de saisir l’ordre caché dans cette mêlée. Le choc violent de la passion sexuelle, qui avait, en un orage d’été, secoué le cœur d’Annette, laissait un ébranlement durable. Le souvenir de Tullio avait beau être effacé, l’équilibre de l’être était pour longtemps troublé. La tranquillité de sa vie, l’absence d’événements faisaient illusion à Annette : elle eût pu croire qu’il ne se passait rien et répété volontiers le cri nonchalant de ces veilleurs de nuit, dans les belles nuits italiennes : « Tempo sereno !… » Mais la chaude nuit couvait des orages nouveaux ; et l’air, instable, frémissait de remous inquiets. Un perpétuel désordre. Les poussées des âmes mortes, revivantes, se heurtaient dans cette âme en fusion… Ici, le dangereux héritage paternel, ces désirs qui, d’ordinaire, oubliés, endormis, se levaient brusquement, comme une lame de fond. Là, des forces contraires : une fierté morale, la passion de la pureté. Et cette autre passion de son indépendance, dont Annette avait éprouvé déjà, dans son union avec Sylvie, la gêne impérieuse, — dont elle pressentait, avec inquiétude, les conflits plus tragiques, un jour, avec l’amour. Tout ce travail intérieur l’occupait, la remplissait, pendant les longues journées d’hiver. L’âme, comme la chrysalide, enserrée dans le cocon de la lumière embrumée, rêvait son avenir, et s’écoutait rêver…

Soudain, elle perdait pied. Il se produisait de ces arrêts de conscience, comme l’automne dernier, çà et là, en Bourgogne, de ces vides où l’on sombre… Des vides ? Non, ils n’étaient pas vides ; mais que se passait-il au fond ?… Ces étranges phénomènes, inaperçus, inexistants peut-être avant les dix derniers mois, et qui s’étaient déclenchés surtout depuis la crise passionnelle de l’été, devenaient plus fréquents. Annette avait le sentiment vague que ces gouffres de conscience s’ouvraient aussi la nuit, parfois, pendant qu’elle dormait… de lourds sommeils d’hypnose… Lorsqu’elle en ressortait, elle revenait de très loin ; il n’en restait pas un souvenir ; et pourtant, on avait la hantise qu’il s’y était passé des choses graves, des mondes, de l’innommable, de l’au-delà de ce qui est permis et tolérable à la raison, bestial et surhumain, comme chez les monstres grecs ou les gargouilles des cathédrales. Une glaise informe, et qui collait aux doigts. On se sentait lié vivant à cet inconnu des songes. Pesait une tristesse, une honte, la lourdeur chaude d’une complicité, qu’on ne pouvait définir. La chair en restait imprégnée d’une odeur fade qui traînait pendant des jours. C’était comme un secret qu’on portait, au milieu des images fugaces de la journée, caché derrière la porte close du front lisse, sans pensées, les yeux indifférents, qui regardent au dedans, et les mains sagement croisées au-dessus du ventre — lac dormant…

Annette portait ce rêve perpétuel, partout où elle allait : dans le mouvement des rues, dans la torpeur studieuse des cours et des bibliothèques, dans l’aimable banalité des entretiens de salon, que relève un grain de flirt et d’ironie. Plus d’un remarquait dans les soirées le regard absent de cette jeune fille qui, distraitement, souriait, moins à ce qu’on lui disait qu’à ce qu’elle se racontait, attrapait au hasard quelques mots qui passaient, et repartait bien loin, écoutant on ne savait quels oiseaux cachés au fond de sa volière.

Si bruyant était le concert du petit peuple intérieur qu’Annette se surprit à l’écouter, un jour que Sylvie, l’aimée, était là devant elle, lui riait, l’étourdissait de son cher bavardage, lui disait… Qu’est-ce qu’elle lui disait ?…

Sylvie s’en aperçut ; elle la secoua en riant :

— Tu dors, tu dors, Annette !

Annette protestait.

— Si, si, je l’ai vu, tu rêves debout, comme un vieux cheval de fiacre. Qu’est-ce que tu fais de tes nuits ?

— Polisson !… Et des tiennes, si je te demandais ?…

— Des miennes ? Tu veux savoir ? Très bien ! Je vais te raconter. On ne s’ennuiera pas.

— Non ! Non ! faisait Annette, en riant, tout à fait réveillée.

Elle mettait la main sur la bouche de sa sœur. Mais Sylvie, se dégageant et lui prenant la tête, la regardait dans les yeux :

— Tes beaux yeux de somnambule… Montre un peu ce qu’il y a dedans… Qu’est-ce que tu rêves, Annette ? Dis ! Dis ! Dis ce que tu rêves ! Raconte ! Allons, raconte !

— Qu’est-ce que tu veux que je raconte ?

— Dis à quoi tu pensais.

Annette se défendait, mais elle finissait toujours par céder. Ce leur était à toutes deux un vif plaisir de tendresse — peut-être aussi d’égoïsme — de tout se raconter. Elles ne s’en lassaient point. Annette essayait donc de démêler ses rêves, beaucoup moins pour Sylvie que pour son propre soulagement. Elle expliquait, non sans peine, mais avec un grand scrupule et un sérieux, qui faisait pouffer Sylvie, toutes ses folles pensées, — les naïves, les candides, les baroques, les hardies, et même parfois…

— Eh bien ! eh bien ! Annette !… Dis donc, quand tu t’y mets !… s’exclamait Sylvie, qui jouait la scandalisée.

Elle n’avait peut-être pas une vie intérieure moins étrange, — (ni plus ni moins que nous tous), — mais elle ne s’en doutait pas, et elle ne s’y intéressait pas, en petite personne pratique, qui croit une fois pour toutes à ce qu’elle voit, à ce qu’elle touche, au rêve sensé et vulgaire de l’existence à fleur de terre, et qui écarte, comme absurde, tout ce qui pourrait l’en troubler.

Elle riait de tout de son cœur, en écoutant sa sœur. Cette Annette, tout de même, qui eût pensé cela ! Avec son air innocent, elle vous disait gravement, parfois, des choses énormes. Et puis, elle s’effarait de choses toutes simples, que tout le monde savait. Elle en faisait part à Sylvie, avec une conviction comique. Par là-dessus, Dieu sait quelles idées saugrenues lui passaient par la caboche !… Sylvie la trouvait compliquée, adorable, tordante, fichtre pas débrouillarde. Toujours cette maladie de se mettre martel en tête, pour ce qu’il n’y a qu’à laisser « chanter comme ça vous vient ! »)

— C’est que, disait Annette, ça chante une demi-douzaine d’airs à la fois !

— Eh bien, c’est amusant, faisait Sylvie.

C’est comme à la fête du Lion de Béfort.

— Horreur ! criait Annette, se bouchant les oreilles.

— Moi, j’adore ça. Trois ou quatre manèges, des tirs, des trompes de trams, des orgues à vapeur, des cloches, des sifflets, tout le monde qui crie ensemble, on ne peut plus s’entendre, on crie plus fort qu’eux tous, ça ronfle, ça rit, ça roule, ça vous réjouit le cœur…

— Petit populo !

— Mais, mon aristoquée, c’est toi, (tu viens de le dire), c’est toi qui es comme ça ! Si ça ne te plaît pas, tu n’as qu’à faire comme moi. Chez moi, tout est rangé. Chaque chose à sa place. Chaque lièvre à son tour !

Et certes, elle disait vrai. Quelque chahut qu’il fît sur la place Denfert, ou dans son petit cerveau, elle savait se retrouver dans l’une comme dans l’autre. Elle eût fait instantanément l’ordre dans le désordre le plus inextricable. Elle savait mettre d’accord tous ses divers besoins, et du corps et du cœur, et de la vie bourgeoise et de celle qui ne l’était pas. À chacun son casier. Comme le lui disait Annette :

— Un meuble à tiroirs… Voilà comment tu es !…
(lui montrant le fameux chiffonnier Louis XV, où les lettres du père avaient été rangées).

— Oui, répondait Sylvie, narquoise, il me ressemblait…

(Ce n’était pas du meuble qu’elle parlait).

— …Au fond, c’est moi la vraie

Elle voulait faire enrager Annette. Mais Annette ne « marchait » plus. Elle n’était plus jalouse de l’hérédité de son père. Elle en avait sa part. Elle l’eût bien cédée. C’était, à certains jours, un hôte assez gênant !…

Elle ne savait comment ; mais, cette dernière année, elle avait perdu l’aplomb de son esprit logique et de ses jambes solides, fermement implantés dans le monde réel ; et elle ne voyait pas comment elle réussirait à le retrouver. Elle eût donné beaucoup pour chausser les petites bottines de Sylvie qui, sans une hésitation, de leur pas décidé, faisaient claquer sur le sol leurs talons. Elle ne se sentait plus assez rivée à la vie quotidienne, à la vie de tout le monde et de tous les instants. Au contraire de sa sœur, elle était trop prise par son existence intérieure ; et elle ne l’était plus assez par celle que le soleil éclaire. Il en serait ainsi, sans doute, tant qu’elle n’aurait pas été happée par le grand piège sexuel, où les rêveurs tombent plus vite et plus maladroitement que les autres. L’heure insidieuse venait. Le filet s’apprêtait…

Mais pour une âme un peu fauve, et de la grande espèce, ce filet même suffirait-il à la tenir longtemps ?…

En attendant qu’elle le sût, elle tournait autour, — certes sans y penser : car si elle y eût pensé, elle se fût rejetée en arrière, avec une révolte irritée. — N’importe ! Chacun de ses pas la rapprochait du piège… Elle devait se l’avouer : elle qui, l’année d’avant, affectait à l’égard des hommes la tranquille assurance d’un camarade, sans doute un peu coquet, aimable, mais indifférent, — car d’eux elle ne semblait rien désirer ni craindre, — elle les voyait maintenant avec d’autres yeux. Elle se tenait dans une attitude d’observation et d’attente troublée. Depuis l’aventure avec Tullio, elle avait perdu son beau calme insolent.

Elle savait à présent qu’elle ne pourrait se passer d’eux ; et le sourire de son père lui venait aux lèvres, quand elle se rappelait ses déclarations enfantines, à l’idée du mariage. La passion avait laissé dans la chair son dard de guêpe. Chaste et brûlée, naïve et avertie, elle connaissait ses désirs ; et si elle les refoulait dans l’ombre de sa pensée, ils marquaient leur présence par le désarroi qu’ils introduisaient dans le reste de ses idées. Toute son activité d’esprit était désorganisée. Ses forces de réflexion étaient paralysées. Au travail, écrivant ou lisant elle se sentait diminuée. Elle ne pouvait se concentrer sur un objet qu’au prix d’efforts disproportionnés ; elle en était, après, épuisée, écœurée. Et elle avait beau faire, le nœud de son attention se défaisait toujours. Dans tout ce qu’elle pensait, s’infiltraient des nuées. Les buts très nets, trop nets et trop bien en lumière — qu’elle avait fixés à son intelligence, s’estompaient dans le brouillard. La route droite qui devait l’y mener, s’interrompait, à tout instant coupée. Annette, découragée, pensait :

— Je n’arriverai jamais.

Après avoir naguère attribué orgueilleusement à la femme toutes les capacités intellectuelles de l’homme, elle avait l’humiliation de se dire :

— Je me suis trompée.

Sous l’impression de lassitude qui l’oppressait, elle reconnaissait (à tort ou à raison) certaines faiblesses cérébrales de la femme, qui tiennent peut-être à sa déshabitude séculaire de la pensée désintéressée, de cette activité d’esprit objectif et libéré de soi, qu’exige la science ou l’art véritables, — mais plus probablement à la sourde obsession des grands instincts sacrés, dont la nature a mis en elle le riche et lourd dépôt. Annette sentait que, seule, elle était incomplète : incomplète d’esprit, et de corps, et de cœur. Mais de ces deux derniers, elle se parlait le moins possible ; ils ne se rappelaient que trop à sa pensée. Elle était à cette heure de la vie où l’on ne peut plus vivre sans compagnon. Et la femme, moins que l’homme : car en elle, ce n’est pas seulement l’amante, c’est la mère que l’amour éveille. Elle ne s’en rend pas compte : les deux aspirations se fondent en un même sentiment. Annette, sans fixer encore sur aucun ses pensées, avait le cœur gonflé du besoin de se donner à un être, et plus fort et plus faible, qui la prît dans ses bras et qui bût à son sein. À cette idée, elle défaillait de tendresse ; elle eût voulu que tout le sang de son corps se convertît en lait, afin de le donner… Bois !… bien-aimé !…

Tout donner !… Mais non ! Elle ne pouvait tout donner. Ce ne lui était pas permis… Donner tout !… Oui, son lait, son sang, son corps, et son amour… Mais tout ? toute son âme ? toute sa volonté ? et pour la vie entière ?… Non, cela, elle le savait, elle ne le ferait jamais. Quand elle l’eût voulu, elle ne l’aurait pas pu. On ne peut pas donner ce qui n’est pas à nous, — mon âme libre. Mon âme libre ne m’appartient pas. C’est moi qui appartiens à mon âme libre. Je ne puis en disposer… Sauver sa liberté est beaucoup plus qu’un droit, c’est un devoir religieux…

Il y avait dans ces pensées d’Annette un peu de la raideur morale qu’elle tenait de sa mère. Mais chez elle, tout prenait un caractère passionné ; elle eût réchauffé de son sang impétueux les idées les plus abstraites… Son « âme ! »… Ce mot « protestant » ! (C’était elle qui parlait… — Elle l’employait souvent !…) Est-ce que la fille de Raoul Rivière n’en avait qu’une seule, âme ? Elle en avait un troupeau, et, dans le tas, trois ou quatre de belle taille, qui ne s’entendaient pas toujours ensemble…

Toutefois, ce combat intérieur se livrait dans une sphère imprécise. Annette n’avait pas encore eu l’occasion de mettre à l’épreuve ces passions contraires. Leur opposition restait un jeu de l’esprit, ardent, assez émouvant, mais sans risques ; on n’était pas forcé de se décider ; on pouvait s’accorder le luxe d’essayer en pensée l’une ou l’autre solution.

C’était un sujet de discussions rieuses avec Sylvie, un de ces problèmes du cœur, dont raffole le cœur juvénile, dans les périodes d’oisiveté ou d’attente, jusqu’au jour où la réalité décide brusquement pour vous, sans se soucier de vos élégants arrangements. — Sylvie comprenait très bien le double besoin d’Annette ; mais elle n’y voyait, pour son compte, aucune contradiction ; il n’y avait qu’à faire comme elle ; aimer, quand il vous plaît ; être libre, quand il vous plaît…

Annette secouait la tête :

— Non !

— Quoi ! non ?

Elle refusait de s’expliquer.

Sylvie disait, moqueuse :

— Tu trouves que c’est assez bon pour moi ?

Annette se récriait :

— Non, chérie. Tu sais bien que je t’aime, comme tu es.

Mais Sylvie ne se trompait guère. Annette, par affection, se refusait à juger (en soupirant tout bas) les libres amours de Sylvie, Mais pour elle-même, elle en rejetait la pensée. Ce n’était pas seulement le puritanisme maternel qui y eût vu une flétrissure. C’était sa nature « entière », c’était la plénitude même de son Désir, qui se refusait à le morceler en menue monnaie. Malgré l’obscur appel d’une forte vie sensuelle, il lui eût été impossible, à ce moment de sa vie, d’accueillir sans révolte l’idée d’un amour où tout l’être, les sens, le cœur et la pensée, le respect qu’on a de soi, le respect qu’on a de l’autre, le religieux élan de l’âme passionnée, n’eussent pas également leur place au banquet. Donner son corps et réserver sa pensée, — non, il ne saurait en être question… C’était une trahison !… Alors, il ne restait donc qu’une solution, le mariage, l’amour unique ? Était-ce un rêve possible, pour une Annette ?

Qu’il fût possible ou non, il n’en coûtait rien de le rêver, par avance. Elle ne s’en privait point. — Elle était arrivée à la lisière du bois de l’adolescence, au bel instant final où, savourant encore l’ombre et l’abri des songes, on voit s’ouvrir dans la plaine, au soleil, les longues routes blanches. Sur laquelle s’inscriront nos pas ? Rien ne presse de choisir. L’esprit s’attarde en riant, et il les choisit toutes. — Une jeune fille heureuse, sans soucis matériels, qui rayonne l’amour, les bras pleins d’espérance, voit s’offrir à son cœur la possibilité de vingt vies différentes ; et, avant même de se demander :

— « Quelle est celle que je préfère ? »
elle prend toute la gerbe, afin de la respirer. Annette goûtait, tour à tour, par l’imagination, l’avenir partagé avec tel, et puis tel, et puis tel compagnon, laissant le fruit mordu, en grignotant un autre, puis revenant au premier, en tâtant un troisième, — sans se décider pour aucun. — Age d’incertitude, heureuse d’abord, exaltée, mais qui bientôt connaît aussi des lassitudes, des dépressions accablées, et parfois même le doute désespérant.

Ainsi rêvait Annette sa vie — ses vies à venir. Elle en confiait l’incertaine attente à la seule Sylvie. Et Sylvie s’amusait des indécisions langoureuses et inquiètes de sa sœur. Elle les connaissait peu : car elle avait plutôt l’habitude — (elle s’en vantait, pour scandaliser Annette) — de se décider avant de choisir. Se décider, tout de suite. Après, on a le temps de faire son choix…

— Et au moins, disait-elle, de son air fanfaron, on sait de quoi on parle !




Dans le monde où elle allait, Annette avait de grands succès. Elle était courtisée par la plupart des jeunes gens. Les jeunes filles, dont beaucoup étaient plus jolies, ne lui en savaient pas très bon gré. Elles avaient d’autant plus de raisons d’être froissées qu’Annette ne semblait pas se donner grand mal pour plaire. Distraite, un peu lointaine, elle ne faisait rien pour piquer l’intérêt ou flatter l’amour-propre des hommes qui la recherchaient. Tranquillement installée dans un coin du salon, elle les laissait venir, sans qu’elle parût remarquer leur présence, écoutait en souriant, (on n’était jamais sûr qu’elle avait entendu), et, lorsqu’elle répondait, ne sortait guère d’aimables banalités. Cependant, ils venaient tous, et tâchaient de la captiver : les mondains, les brillants, et les honnêtes jeunes gens.

Les jalouses prétendaient qu’Annette cachait son jeu, et que son indifférence n’était qu’une ruse de coquette avertie ; elles faisaient remarquer que, depuis quelque temps, la correction un peu froide d’Annette dans sa mise, avait fait place à d’élégantes toilettes, dont la note fantasque savait habilement, disaient-elles, relever l’ennui de sa laideur endormie. Les méchantes langues ajoutaient que c’était sa fortune plus que ses yeux qu’on courtisait. — Mais, quant à ses toilettes, l’artifice charmant n’en devait pas être attribué à Annette : le goût et l’esprit de Sylvie avaient tout fait. Et, sans doute, Annette était un « beau parti » ; mais si sa petite cour, certes, en tenait compte, c’était plutôt la nuance de respect dont se marquaient leurs hommages qu’on devait attribuer à cette considération. Moins pourvue par la fortune, ils ne l’eussent pas moins, mais plus hardiment poursuivie.

L’appât était plus profond. Annette, sans être coquette, était suffisamment servie par ses instincts. Riches et forts, ils n’avaient pas besoin qu’on leur dit ce qu’il fallait faire : leur action était sûre, car la volonté ne s’en mêlait pas. Tandis que, souriante, engourdie, comme tassée dans sa vie intérieure, elle se laissait aller au flot agréable d’une songerie indistincte, qui ne l’empêchait pas de voir et d’entendre, en un vague voluptueux, son corps parlait pour elle ; une puissante attraction s’exhalait de ses yeux, de sa bouche, de ses membres frais et robustes, de la jeunesse de son être chargé d’amour, comme une glycine en fleur. Le charme était si fort que nul, en la voyant, (à moins qu’il ne fût une femme), n’eût songé qu’elle fût laide. Et si elle parlait peu, il suffisait de quelques mots çà et là, dans un entretien vide, pour évoquer des horizons d’esprit inaccoutumés. Aussi n’offrait-elle pas moins aux désirs de ceux qui cherchaient l’âme qu’aux convoitises de ceux qui avaient reconnu en ce corps assoupi (eau qui dort) les richesses du plaisir qui s’ignorent.

Elle, ne semblait pas voir ; mais elle voyait très bien. C’est un don féminin. Il était, chez Annette, complété par une vigueur d’intuition, qui est souvent le propre d’une forte vitalité, et qui, sans gestes ni paroles, perçoit immédiatement le langage d’être à être. Quand elle semblait distraite, c’était qu’elle l’écoutait. Ombreuse forêt des cœurs !… Ils étaient — eux et elle — à la chasse. Chacun cherchait sa piste. Après avoir quelque temps flotté de l’une à l’autre, Annette choisit la sienne.

Les jeunes hommes entre qui se limitait son choix appartenaient à cette bourgeoisie riche, intelligente, active, d’idées avancées, (ils le croyaient du moins), dont avait fait partie Raoul Rivière, On était peu après la tornade de l’Affaire Dreyfus. Elle avait rapproché des hommes de milieux de pensée différents, mais qu’un commun instinct de justice sociale avait groupés ensemble. Cet instinct, comme on vit par la suite, n’était pas très résistant. L’injustice sociale se borna pour lui à une seule injustice. Exemple en avait été, entre mille, ce Rivière, que les iniquités du monde n’empêchaient pas de dormir, qui même avait su conclure, sans troubles de conscience, de fructueuses affaires avec le Sultan, au temps que Sa Hautesse opérait froidement, dans le silence de l’Europe complaisante, le premier massacre des Arméniens, — et qui, très sincèrement, avait été bouleversé par la fameuse Affaire. Il ne faut pas trop demander aux hommes ! Quand ils ont combattu pour la justice, une fois dans leur vie, ils sont époumonnés. Du moins, ils ont été justes, un jour : il faut leur en savoir gré. Ils s’en savent gré, eux-mêmes. La société de Rivière, les familles dont les fils étaient aujourd’hui les amoureux d’Annette, n’avaient aucun doute sur les mérites qu’ils s’étaient acquis dans le championnat du Droit, et sur l’inutilité de les renouveler par des efforts nouveaux. Ils restaient, une fois pour toutes, l’équipe du Progrès, les bras croisés. D’esprit assez apaisé, d’ailleurs, sur le terrain international, à cette heure passagère où les luttes civiques avaient à peu près éteint les haines nationales, part un vieux tison d’anglophobie, que la guerre des Boers faisait encore fumer, — d’un patriotisme atténué, très peu militariste, — portés à la tolérance et à la bonne humeur, car ils s’étaient bien pourvus, étant du parti vainqueur, — ils donnaient l’impression d’une société facile à vivre, à la morale large, vaguement humanitaire, plus certainement utilitaire, sceptique, sans grands principes, mais sans grands préjugés… (Il ne fallait pas s’y fier !…) Ils comptaient dans leurs rangs quelques catholiques libéraux, pas mal de protestants, un plus grand nombre de Juifs, et un gros de bonne bourgeoisie française, indifférente à toute religion et y ayant substitué la politique ; elle portait des étiquettes variées, mais ne s’écartant guère du républicanisme qui, ayant duré trente ans, commençait à devenir une forme — la plus pratique — du conservatisme. Le socialisme y était représenté aussi ; mais c’était par de jeunes bourgeois, riches et intellectuels, qu’avaient conquis la langue dorée et l’exemple de Jaurès. Il en était encore à sa lune de miel avec la République.

Annette ne s’était jamais sérieusement intéressée à la politique. Sa forte vie intérieure ne lui en laissait pas le temps. Mais elle avait passé, comme les autres, par son heure d’exaltation pendant « l’Affaire ». Son amour pour son père la modelait à l’image de ce qu’il sentait. Elle était prédisposée, par l’élan de son cœur et par l’instinct de liberté qu’elle portait dans son sang, à se trouver toujours du parti des opprimés. Elle avait donc connu des moments d’émotion passionnée, quand Zola et Picquart affrontaient la grande Bête — l’opinion déchaînée ; et il n’était pas impossible que, comme plus d’une jeune fille, en passant le long de la prison du Cherche-Midi, son cœur n’eût battu pour celui qui y était enfermé. Mais ces sentiments étaient peu raisonnés ; et Annette n’avait pu s’obliger à un examen critique de « l’Affaire ». La politique la rebutait ; quand elle avait tenté d'y regarder de près, elle en était aussitôt écartée par un mélange d’ennui et de répugnance, qu’elle ne cherchait pas à analyser. Son regard était trop franc pour ne pas avoir entrevu la somme de petitesses et de malpropretés, qui se répartissent à peu près également de l’un et de l’autre côtés. Moins sincère que ses yeux, son cœur voulait continuer à croire que le parti qui soutenait les idées de justice devait être composé des hommes les plus justes. Et elle se reprochait ce qu’elle nommait sa paresse à mieux connaître leur action. C’est pourquoi elle se contraignait, à leur égard, à une sympathie d’attente, — comme à l’exécution d’une page de musique nouvelle, que garantit un nom autorisé, un auditeur respectueux, qui ne la comprend pas, fait crédit aux beautés que, plus tard, il découvrira, peut-être…

Annette, étant loyale, croyait à la vertu des étiquettes, ignorant que nulle part la fraude n’est plus courante que dans le commerce des idées. Elle attribuait encore quelque réalité aux ismes de fabrique, dont le cachet distingue les divers crus politiques ; et elle était attirée par ceux qui annonçaient les partis avancés. Une secrète illusion lui faisait espérer que c’était de ce côté qu’elle aurait le plus de chances de rencontrer le compagnon. Habituée à l’air libre, elle allait vers ceux qui le cherchaient, comme elle, hors des vieux préjugés, des manies séculaires, et de l’étouffement de la maison du passé. Elle ne disait point de mal de la vieille demeure. Des générations y avaient abrité le rêve de leur vie. Mais l’air était vicié. Y reste qui voudra ! Il fallait respirer. Et elle quêtait des yeux l’ami qui l’aiderait à reconstruire, saine et claire, sa maison.

Dans les salons qu’elle fréquentait, il ne manquait pas de jeunes hommes capables, semblait-il, de la comprendre et de l’aider. Avec ou sans étiquette, beaucoup avaient l’esprit hardi. — Mais le malheur voulait que leur hardiesse ne fût pas orientée vers les mêmes horizons. Comme dit le philosophe, « l’élan vital ») est limité. Il ne s’exerce jamais, à la fois, de tous les côtés. Rares, infiniment, sont les esprits qui projettent leur lumière tout autour, en marchant. La plupart de ceux qui ont réussi à allumer leur lanterne (et ils ne sont pas nombreux !) tiennent leur fanal braqué devant eux, sur un point, un seul point ; et autour, ils ne voient goutte. On dirait même que l’avance dans une direction soit presque toujours payée par un recul dans une autre. Tel qui, en politique, est un révolutionnaire, est, en art, un conservateur poncif. Et s’il s’est dépouillé d’une poignée de ses préjugés, (de ceux auxquels il tenait le moins), il n’en serre que plus avarement les autres contre sa peau.

Nulle part ne s’accusaient mieux les inégalités de cette marche cahotante que dans l’évolution morale des deux sexes. La femme qui, s’efforçant de rompre avec les errements du passé, s’engageait sur un des sentiers qui menaient à la société nouvelle, y rencontrait rarement l’homme qui voulait aussi fonder le monde nouveau. Il prenait une autre route. Et si leurs chemins grimpants devaient finir, peut-être, par se réunir là-haut, pour l’instant, ils se tournaient le dos. Cette divergence de buts était surtout frappante, à cette époque, en France, où l’esprit féminin, plus longtemps retenu en arrière, était en train de prendre, depuis quelques années, une soudaine avance, dont les hommes d’alors ne se rendaient pas compte. Les femmes, elles-mêmes, n’en avaient pas toujours une exacte mesure, jusqu’au jour ou le heurt d’une expérience personnelle leur révélait le mur qui les séparait de leurs compagnons. Le choc était rude. — Annette devait, a ses dépens, faire la découverte du douloureux malentendu.



Parmi les âmes flottantes, dont l’essaim l’entourait, ses yeux, ses yeux distraits qui, sans qu’on s’en doutât, faisaient le tour de chacune, venaient de fixer leur choix. Mais ils ne l’avaient point dit. Elle tâchait de se donner le plus longtemps possible l’illusion d’hésiter encore. Quand on n’a plus la peine de prendre la décision, c’est alors qu’il est doux de se murmurer :

— « Rien ne me tient encore », et, pour la dernière fois, de laisser grandes ouvertes toutes les portes de l’espoir.

Ils étaient deux, surtout, entre qui elle aimait à laisser suspendu son avenir, — bien qu’elle sût très bien celui qu’elle avait choisi : deux jeunes hommes de vingt-huit à trente ans, Marcel Franck et Roger Brissot. Tous deux de bourgeoisie aisée, de manières distinguées, aimables, intelligents, mais de milieux d’esprit et de caractères différents.

Marcel Franck, de famille à demi Israélite, avait un de ces types séduisants, que donnent parfois les mariages mixtes entre individus bien choisis des deux races. De taille moyenne, mince, fin, élégant, il avait les yeux bleus dans la face d’un blanc mat, le nez un peu busqué, une petite barbe blonde ; le profil allongé, légèrement chevalin, rappelait Alfred de Musset. Il en avait aussi le regard spirituel, caressant, qui tantôt câlinait, tantôt déshabillait. Son père, riche commerçant en draps, homme d’affaires avisé et de passions robustes, qui avait le goût de l’art nouveau, patronnait de jeunes revues, achetait du Van Gogh et du douanier Rousseau, avait épousé une belle Toulousaine, second prix de comédie au Conservatoire, quelque temps en vedette chez Antoine et Porel, qui, d’abord prise d’assaut, et puis en justes noces, par le vigoureux Jonas Franck, avait abandonné la scène en plein succès, pour tenir intelligemment, en même temps que les affaires de son mari, un salon littéraire, bien connu des artistes. Le ménage, très uni, où, d’un tacite accord, chacun ne regardait pas de trop près la conduite de l’autre, — où chacun savait, d’ailleurs, dans l’intérêt commun, ménager le qu’en-dira-t-on, — avait élevé le fils unique dans une atmosphère d’intelligence tolérante et aiguisée. Marcel Franck y avait appris qu’il est une harmonie du travail et du plaisir, et qu’en leur savante union réside l’art de la vie. Il ne cultivait pas moins cet art que les autres, où il était devenu un très fin connaisseur. Attaché à la direction des musées nationaux, il s’était fait un renom précoce, comme écrivain d’art. Autant que les tableaux, il savait observer les figures vivantes, de son regard paresseux, pénétrant, insolent, indulgent. Et, parmi les jeunes hommes qui courtisaient Annette, il était celui qui lisait le mieux en elle. Elle le savait bien. Quelquefois, au sortir d’une de ses songeries distraites, où, dans un entretien, elle suivait de tout autres pensées que celles qu’elle exprimait, elle rencontrait ses yeux curieux, qui avaient l’air de lui dire :

— Annette, je vous vois nue.

Et le plus étonnant, c’est qu’elle n’en était pas gênée, elle, la pudique Annette. Elle avait envie de répondre :

— Comment me trouvez-vous, ainsi ?

Ils échangeaient un sourire d’intelligence. S’il la voyait sans voiles, c’était de peu d’importance : elle savait qu’elle ne serait jamais à lui. Marcel lisait cette certitude en elle. Il n’en était pas troublé. Il pensait :

— On verra bien !

Car il connaissait l’autre.

L’autre, — Roger Brissot, avait été son camarade de lycée. Franck s’expliquait parfaitement qu’Annette le préférât… Pour commencer, du moins… (« Ensuite ?… Ça, c’est une autre affaire !… ») — Brissot était beau garçon, une belle figure claire, l’expression franche, de gais yeux bruns, les traits réguliers, un peu forts, la face pleine, les dents saines, — rasé, une abondance juvénile de cheveux noirs, relevés sur le front intelligent par la raie de côté. Grand, la poitrine large, les jambes longues, les bras musclés, il avait une aisance de mouvements et le geste animé. Il parlait bien, très bien, d’une voix chaude, musicale, un peu basse et cuivrée, qu’on aimait, — qu’il aimait. Rival d’études de Franck, d’une intelligence vive, facile, brillante, habitué aux succès de l’esprit, il n’avait pas moins de goût pour les jeux du corps. En Bourgogne, où les propriétés de sa famille — bois et vignes — touchaient à la maison de campagne des Rivière, il était intrépide marcheur, chasseur, bon cavalier. Annette l’avait jadis rencontré, plus d’une fois, dans ses promenades. Mais en ce temps, elle se souciait peu d’un compagnon, elle aimait à aller seule ; et Roger, lui aussi, dans ces mois de plein-air, lâché hors de Paris, faisait le jeune Hippolyte ; il affectait de préférer son cheval et son chien à une fille. Ils n’avaient guère échangé, en passant, que des saluts et des regards. De ceux-ci, tout n’avait pas été perdu. Il leur en était resté d’agréables images et la vague attraction de deux êtres physiquement bien appariés.

La famille Brissot y avait songé. Non moins que les personnes, les biens semblaient faits pour se Joindre. Pourtant les relations de voisinage, tant que vécut Raoul Rivière, étaient restées polies, mais froides et assez lointaines. Par une curieuse bizarrerie, Rivière qui, pour le libre esprit, ne l’eût cédé à personne, avait, comme architecte, presque toute sa clientèle, jusqu’à l’Affaire Dreyfus, dans l’aristocratie et le camp réactionnaire : et comme il était trop habile pour ne pas leur servir la messe, et même (sans métaphore) pour ne pas y aller, lorsque c’était utile pour se faire bien noter, il passait pour réac, voire pour clérical (ce qui le faisait bien rire !) aux yeux des républicains radicaux de sa province. Or, les Brissot étaient des piliers du radicalisme. Cette famille de robe — avocats, procureurs, — qui s’enorgueillissait d’être républicaine depuis plus d’un siècle, (elle l’était en effet, au temps de la Première République, mais oubliait de mentionner que l’aïeul, ex-Conventionnel, avait reçu l’ordre du Lys, au retour des Bourbons), croyait à la République, comme d’autres croient à Dieu le Père ; et elle se considérait comme liée par ses traditions : noblesse oblige ! Aussi avait-elle estimé de son devoir de manifester son blâme austère à Raoul Rivière, en le tenant à distance : ce dont il ne s’était point affecté, car il n’attendait d’eux aucune commande. — Vint la fameuse Affaire, où Rivière, on l’a vu, se trouva, sans y avoir songé, dans le parti du Progrès. Il s’en vit, en un instant, blanchi ; on passa l’éponge sur le passé ; on découvrit même à Rivière de hautes qualités civiques et républicaines, dont il ne se serait pas douté, mais dont il eût certainement tiré un bon parti, si la mort n’était venue troubler ses plans.

Ceux des Brissot n’en souffrirent point. Ces grands républicains, qui avaient su, au cours d’un siècle, mener de front le respect de leurs principes et celui de leurs intérêts, étaient riches, et, naturellement, songeaient à l’être davantage. On savait que Rivière avait laissé à sa fille une jolie fortune. On eût été bien aise de joindre sa propriété de Bourgogne aux biens Brissot qu’elle eût heureusement complétés. Mais pour des gens qui avaient les principes des Brissot, les raisons de fortunes ne venaient qu’en second, — même quand il arrivait qu’on y pensât en premier : en question de mariage, la jeune personne devait d’abord entrer en ligne de compte. — La jeune personne, en l’occurrence, répondait à toutes les exigences. Annette satisfaisait par ce qu’on savait d’elle, par ses allures sérieuses, par ce qu’on avait appris de son dévouement à son père. Elle frappait par son intelligence, par sa simplicité. Elle avait dans le monde une tenue parfaite. Du calme. Assez d’esprit. Une bonne santé. Sans doute, trouvait-on un peu d’affectation dans ses travaux de Sorbonne, ses recherches, ses diplômes. Mais on pensait que c’étaient des passe-temps de jeune fille intelligente qui s’ennuie, et qu’elle laisse de côté, à son premier enfant. Et il ne déplaisait pas aux Brissot de montrer qu’ils aimaient les lumières, même chez une femme, — pourvu, naturellement, qu’elles ne fussent pas gênantes. Dieu merci ! Annette ne serait pas la première intellectuelle de la famille. Madame Brissot la mère, et la sœur de Roger, Mademoiselle Adèle, avaient la réputation, — justifiée en un sens, — d’être femmes de tête, non moins que femmes de cœur, qui savaient prendre part à la vie de pensée, comme à la vie d’action des hommes de leur maison. L’intellectualité d’Annette était une garantie que, du moins, (le grand point !) il n’y avait de son côté nul danger clérical. Pour le reste, elle trouverait dans sa nouvelle famille l’affectueuse tutelle, qui saurait la garder de toute exagération. La chère enfant n’aurait aucune peine à s’incorporer à ceux dont elle prendrait le nom : elle n’avait plus de parents, et serait trop heureuse de se mettre sous l’égide d’une seconde mère et d’une sœur un peu plus âgée, qui déjà ne demandaient qu’à la diriger. Car les dames Brissot, qui étaient bonnes observatrices, jugeaient Annette vraiment bien sympathique, tout à fait distinguée, douce, polie, réservée, timide, (de leur point de vue, ce n’était pas un mal), un peu froide, (c’était presque une vertu).

Ce fut donc avec l’adhésion de toute la famille, préalablement consultée, que Roger fit sa cour. Il ne lui cachait rien, sûr qu’il en serait toujours approuvé. Ce grand garçon était idolâtré des siens. Il le leur rendait bien. Dans la famille Brissot, on pratiquait l’admiration mutuelle. Il y avait une hiérarchie ; mais chacun avait son prix. Il fallait reconnaître qu’ils étaient tous assez bien partagés, du côté de l’esprit, comme des avantages du corps et de la fortune. Ils le reconnaissaient, mais de bonne grâce, en gens bien élevés. Ils ne le manifestaient point à ceux que, notoirement, ils jugeaient inférieurs. Mais il n’y avait aucun moyen d’en douter, à la douce certitude qui se lisait sur leurs traits. De toutes leurs certitudes, Roger était la plus certaine. Il était leur orgueil le plus tendre, et peut-être le plus justifié. L’arbre Brissot n’avait jamais porté de fruit plus réussi. Roger avait les meilleurs dons de sa race ; et s’il en avait aussi les défauts, ils n’étaient point choquants : sa bonne grâce, sa jeunesse les faisait oublier. Il était plein de talent : tout lui était facile, mais surtout la parole. L’éloquence était un des fiefs de la famille. Elle comptait déjà un maître du barreau ; et tous avaient, de naissance, le goût du bien dire. Il eût été injuste de prétendre, que, comme ces paroliers du Midi, ils eussent besoin de parler pour penser. Mais ils avaient besoin de parler : c’était incontestable. Leurs facultés réelles s’épanouissaient en phrases ; le silence les eût atrophiées. Le père de Roger, qui avait été un des plus illustres bavards dont se fût honorée la tribune de la Chambre, et à qui ses électeurs avaient joué le mauvais tour de ne pas le renommer, étouffait de son éloquence rentrée ; et Roger, alors âgé de six ans, lui disait naïvement, quand ils étaient tous deux seuls, au foyer :

— Papa, fais-moi un discours !

Il en faisait à présent, pour son compte. Sa jeune réputation avait été brillamment établie, d’emblée, dans les conférences d’avocats, au Palais. Comme tous les Brissot, il avait orienté ses dons vers la politique. Les meetings de l’Affaire Dreyfus lui furent un tremplin excellent ; il se jeta dans l’arène, il y discourut à toute volée. La fougue juvénile, la bravoure, la parole débordante et choisie de ce beau garçon lui attirèrent les sympathies enthousiastes des jeunes femmes Dreyfusistes et de beaucoup de ses cadets. Les Brissot, toujours désireux de ne pas se laisser distancer sur la route du Progrès, mais très préoccupés de ne jamais faire un pas de trop, ni trop tôt, en avant, — après avoir prudemment prospecté le terrain, aiguillèrent leur fils, leur jeune gloire, sur la voie du socialisme bien-pensant. Roger, le nez sur la piste, de lui-même s’y rendait. Comme les meilleurs de la jeunesse de son temps, il était sous la fascination de Jaurès, et s’efforçait de modeler son action oratoire sur la parole splendide du grand rhéteur, pleine de visions prophétiques et de mirages illusoires. Il proclama le devoir du rapprochement entre le peuple et les intellectuels. Ce lui fut un thème de discours fort éloquents. Si le peuple — qui manquait de loisirs — n’en connut pas grand’chose, ils émurent les loisirs de la jeune bourgeoisie. Avec les souscriptions et l’aide personnelle d’un petit groupe d’amis, Roger fonda un cercle d’études, un journal, un parti. Il y dépensa beaucoup de temps et un peu d’argent. Les Brissot, qui savaient compter, savaient aussi dépenser à propos. Il leur plaisait de voir leur fils devenir le leader de la nouvelle génération. Ils préparaient le terrain pour les prochaines élections. Roger avait sa place marquée dans la Chambre future. Il ne l’ignorait pas. Habitué dès l’enfance à voir les siens croire en lui, il y croyait aussi ; et, sans savoir au juste quelles étaient ses idées, il avait en elles une foi absolue. Aucune outrecuidance. Il était plein de lui, mais si naturellement ! Tout lui réussissait ; il y était si habitué qu’il ne songeait même pas à s’en enorgueillir ; mais il eût été stupéfié qu’il en fût autrement ; ses dogmes les plus certains en eussent reçu une sérieuse atteinte. Qu’il était donc sympathique ! Égoïste sans le savoir, et sans fond, naïvement, bon garçon, beau garçon, disposé à donner, mais résolu à recevoir, et ne concevant pas que rien pût lui être refusé, simple, gentil, cordial, exigeant, attendant que le monde se mît à ses pieds… Il était vraiment très attrayant.



Annette subit l’attrait. Elle le jugeait assez bien, mais elle ne l’en aimait que mieux. Elle souriait de ses faiblesses, qui lui étaient infiniment chères. Il lui semblait que, par là, il était moins homme et plus enfant. Son cœur se réjouissait qu’il fût l’un et l’autre. Un charme de Roger était qu’il ne cachait rien ; il se montrait tout entier. Le naïf contentement qu’il avait de lui-même lui prêtait un naturel parfait.

Il se livra d’autant mieux qu’il s’était épris d’Annette. Ardemment, sans réserves. Il n’aimait rien à demi. Mais il ne voyait rien qu’à moitié.

Il s’enflamma pour elle, un soir que dans un salon il avait été très éloquent. Annette n’avait rien dit ; mais elle avait merveilleusement écouté. (Du moins, il le pensait). Ses yeux intelligents lui rendaient sa propre pensée plus claire et plus ailée. Son sourire lui donnait la joie de ce qu’il avait si bien dit, et celle plus douce encore de la sentir partagée… Qu’elle était belle ainsi, celle qui l’écoutait ! Quel admirable esprit, quelle âme exceptionnelle se lisaient en ces yeux attentifs et parlants, en ce sourire qui avait tout compris !… Bien qu’il fût seul à parler, il avait l’illusion qu’il parlait avec elle. En tout cas, il ne parlait plus que pour elle ; et il se sentait soulevé au-dessus de lui-même par ce dialogue intérieur, par l’échange mystérieux de ces muettes reparties…

Pour dire la vérité, Annette n’écoutait guère. Assez intelligente pour saisir promptement le sens général de la pensée de Roger, elle suivait distraitement, selon son habitude, les belles phrases balancées. Mais elle profitait de ce qu’il était occupé de son éloquence, pour bien le regarder : les yeux, la bouche, les mains, et ce mouvement du menton qu’il faisait en parlant, et ces belles narines de poulain hennissant, et sa façon de rouler certaines lettres, gentiment, et tout ce que cela exprime, et le dehors et le dedans… Elle savait regarder. Elle voyait le désir qu’il avait d’être admiré, elle voyait le plaisir qu’il avait à plaire, à ce qu’elle le jugeât beau, intelligent, éloquent, étonnant. Et elle ne pensait pas du tout — (si ! un peu, un petit peu…) à le trouver comique. Elle en était au contraire attendrie…

( — « Oui, chéri, tu es beau, tu es charmant, intelligent, éloquent, étonnant… Tu veux un petit sourire ?… Tiens, chéri, je t’en fais deux… avec mes plus doux yeux… Es-tu content ?… ») Et elle riait, dans son cœur, de le voir, tout heureux et glorieux, redoubler son ramage, comme un oiseau de printemps.

Il savourait l’hommage, il le buvait tout pur, sans une goutte d’ironie ; il en voulait encore, il n’était jamais las. Et, s’enivrant de son chant, il ne le distinguait plus de celle qui l’admirait. Elle lui parut l’incarnation de tout ce qu’il y avait de beau, de pur, de génial en lui. Il l’adora.

Elle, en qui dès les premiers regards l’amour s’était glissé, — quand elle se sentit baignée de cette adoration, elle n’opposa plus la moindre résistance. Même la tendre ironie dont elle protégeait, comme d’un gorgerin, les battements de son cœur, tomba ; et elle offrit son sein nu à l’amour. Elle avait une telle soif de tendresse ! Quelle douceur de la désaltérer (elle en jouissait d’avance) aux lèvres de cet être qui la séduisait ! Qu’il les lui présentât, devançant son désir, d’un élan si ardent, la pénétrait d’une reconnaissance passionnée…

Le feu avait bien pris. Chacun brûlait du désir de l’autre, et l’alimentait du sien. Et plus l’un s’exaltait, plus il attendait de l’autre ; et plus l’autre s’efforçait de surpasser son attente. C’était très fatigant. Mais ils avaient à dépenser une force immense de jeunesse. Pour l’instant, celle d’Annette était réduite à un rôle passif. On ne lui en laissait pas d’autre. Roger l’envahissait. Elle était submergée. Il lui accordait à peine le temps de respirer. Sa nature expansive, débordante, avait besoin de tout dire, de tout confier : l’avenir, le présent, le passé. Et il y en avait long ! Roger tenait de la place ! Mais il voulait aussi tout savoir, tout avoir. Il entrait, de vive force, dans les secrets d’Annette. Annette avait beaucoup à faire de défendre ses dernières retraites. Un peu scandalisée, heureuse et amusée, elle avait des velléités de se cabrer contre cette invasion ; mais l’envahisseur était si adorable !… Elle se laissait faire, voluptueusement ; elle avait, en se livrant à ce viol de pensée, — ( « Et cognovit eam… » Il ne la connaissait guère !…) — de secrets mouvements de révolte et de plaisir…

Ce n’était pas trop prudent, de tout livrer de soi. Certaines confidences des heures d’abandon risquent d’être employées plus tard, comme armes, par le confident. Mais c’était bien le dernier des soucis d’Annette et de Roger. À cette heure de l’amour, rien de l’aimé ne pouvait déplaire, rien ne pouvait étonner. Tout ce que confiait l’aimé, loin de surprendre l’amant, semblait répondre à ses vœux inexprimés. Roger ne surveillait pas plus — surveillait moins encore — les aveux indiscrets, que l’oreille indulgente d’Annette enregistrait pourtant, à son insu, très fidèlement.

Quelque plaisir qu’ils prissent à mettre en commun le passé, le présent, — le présent, le passé se noyaient dans le rêve de l’avenir, — de leur avenir : car bien qu’Annette n’eût rien dit, rien promis, son adhésion était si bien supposée, escomptée, exigée qu’Annette finissait par croire elle-même qu’elle l’avait donnée. Les yeux mi-clos, heureux, elle écoutait donc Roger — (il était de ceux qui jouissent de demain toujours plus que d’aujourd’hui) — exposer avec un enthousiasme inlassable la vie magnifique de pensée et d’action qui lui était réservée… À qui, lui ? À Roger. À elle aussi, bien entendu, puisqu’elle faisait partie de Roger. Elle n’était pas choquée de cette absorption : elle était trop occupée à entendre, à voir, à boire ce merveilleux Roger. Il parlait beaucoup de socialisme, de justice, d’amour, d’humanité délivrée. Il était véritablement splendide. En parole, sa générosité ne connaissait pas de bornes. Annette était émue. C’était enivrant de se dire qu’elle pourrait être associée à cette œuvre de puissante bonté. Roger ne lui demandait jamais ce qu’elle en pensait. Il était sous-entendu qu’elle pensait comme lui. Elle ne pouvait pas penser autrement. Il parlait pour elle. Il parlait pour les deux, parce qu’il parlait mieux. Il disait :

— Nous ferons… Nous aurons…

Elle ne protestait pas. Elle eût plutôt remercié. Tout cela était si large, si vague, si désintéressé qu’elle n’avait aucun motif de s’y trouver gênée. Roger était, toute lumière et toute liberté… Un peu diffuse, peut-être. Annette eût, peut-être, souhaité quelques précisions. Mais cela viendrait plus tard ; on ne pouvait tout dire, du premier coup. Faisons durer le plaisir !… Aujourd’hui, il n’y avait qu’à jouir de ces horizons illimités…

Elle jouissait surtout de la charmante figure, de l’ardente attraction de leurs deux corps amoureux, où subitement passaient des ondes électriques, du flot de sève sensuelle qui les gonflait tous deux, tous deux riches des forces d’une chaste jeunesse, sains, robustes et brûlants.

Jamais l’éloquence de Roger n’était plus certaine que lorsqu’elle s’interrompait et que, dans les dernières vibrations des paroles qui leur avaient ouvert des visions exaltées, leurs yeux se rencontraient : le soudain contact était comme une étreinte. Alors, un tel désir s’enflammait en eux que leur souffle s’arrêtait. Roger ne songeait plus à éblouir et à parler. Annette ne songeait plus à l’avenir de l’humanité, ni même au sien. Ils oubliaient tout, tout ce qui les entourait : le salon, le public. Ils n’étaient plus, à ces secondes, qu’un être unique, une cire en feu. Plus rien que le Désir de la nature, — unique, dévorant, et pur, comme le feu. — Ensuite, Annette, les yeux troubles et les joues allumées, s’arrachait au vertige, avec la certitude tremblante et enivrée qu’un jour elle succomberait…




Pour personne, leur passion n’était plus un secret. Ils étaient tous les deux incapables de la voiler. Annette avait beau se taire : ses yeux parlaient pour elle. Leur muet acquiescement était si éloquent qu’aux regards du monde, comme de Roger, elle semblait tacitement engagée.

Seule, la famille Brissot ne perdait pas de vue qu’Annette ne l’était point. Aux déclarations de Roger, Annette se prêtait sans doute, avec un plaisir évident. Mais elle évitait de répondre ; elle était assez habile pour détourner l’entretien sur quelque grand sujet, où le naïf Roger, lâchant la proie pour l’ombre, se lançait à perte de vue, tout heureux de parler. Et cette fois encore, Annette n’avait point parlé. — Ayant deux ou trois fois observé ce manège, les Brissot, gens prudents, décidèrent de s’en mêler. Ce n’était pas qu’ils pussent concevoir un doute sur la détermination d’Annette et la félicité qu’un si brillant parti devait lui procurer. Mais enfin, il faut toujours compter avec les caprices bizarres des jeunes filles ! Ils connaissaient la vie. Ils en connaissaient les pièges. Ils étaient de madrés provinciaux français. Quand la décision qu’on attend s’attarde en route, la prudence conseille d’aller la chercher. Les deux dames Brissot se mirent en chemin.

Il y avait un sourire qu’on nommait, à Paris, dans le cercle des connaissances, le sourire Brissot : il était gras et doux, affable et supérieur, badin avec mesure — et poids, sachant tout d’avance, ruisselant de bienveillance, parfaitement indifférent ; il offrait à mains pleines, mais pleines restaient les mains. — Les deux dames Brissot en étaient fleuries.

Madame Brissot mère, grande belle femme, la face large, les joues grasses, bien nourrie, rebondie, avait le port imposant, le corsage opulent, et une parole onctueuse, excessivement flatteuse, qui mit à la gêne la sincère Annette. Ce n’était pas pour elle seule — (elle le remarqua bientôt avec soulagement). — Ce ton laudatif était distribué à tous avec largesse. Il s’accompagnait d’un perpétuel badinage, qui était, chez les Brissot, une marque courtoise de la certitude qui leur était infuse et de la bonhomie avec laquelle ils acceptaient ce don.

Mademoiselle Brissot, la sœur de Roger, grande et forte elle aussi, était d’un blond très pale, si décoloré qu’il semblait presque blanc, albinos. Elle y ajoutait un nuage de poudre de riz sur les joues, et un trait de rouge aux lèvres. Elle visait à l’idéal de pastel Louis XV. Elle eût fait pour Nattier une Phœbé de Bourgogne, mignarde, chlorotique, et charnue. Sa mère appelait cette robuste fille : « ma pauvre petite mignonne » ; car Mademoiselle Brissot, qui se portait comme un charme, avait conçu l’idée, en mirant sa pâleur, qu’elle devait être de santé délicate. Mais elle ne l’exploitait pas, en se faisant dorloter. Elle en usait pour mieux montrer son énergie et se donner le droit de dédaigner les créatures plus molles de son sexe, qui gémissaient de leurs petits bobos. De vrai, elle était admirable, active, infatigable, Usant tout, voyant tout, sachant tout, faisant de la peinture, se connaissant en musique, parlant de littérature, accomplissant, chaque jour, avec Madame Brissot, le programme des deux cents ou trois cents visites qu’elles devaient exécuter en un temps donné, les recevant, en retour, et donnant des dîners, suivant les concerts, les théâtres, les séances de la Chambre et les expositions, sans fléchir, sans trahir la fatigue, que par quelque soupir virilement étouffé, à des moments choisis, — d’ailleurs, sachant nourrir le corps qu’elle matait, mangeant solidement, (comme toute la famille), et dormant sa pleine nuit, sans un rêve. Elle n’était pas moins maîtresse de son cœur que de son corps. Elle préparait posément son mariage avec un homme politique, d’une quarantaine d’années, qui était en ce moment gouverneur d’une des grandes colonies d’outre-mer. Elle n’avait nullement songé à l’y accompagner. Elle ne voulait quitter Paris et le nom des Brissot que lorsque l’heureux élu pourrait lui offrir en France une situation digne d’elle. Au reste, elle savait, en haut lieu, ne pas le faire oublier. Ils s’écrivaient avec régularité des lettres cordiales et d’affaires. Cette cour à distance durait depuis plusieurs années. Le mariage viendrait à son heure. Elle n’était pas pressée. Le mari serait un peu mûr. Mais il n’en vaudrait que mieux, au goût de Mademoiselle Brissot. C’était une forte tête. — De tête, les Brissot n’avaient jamais manqué. Celle de Mademoiselle Brissot était éminemment politique. Elle était, disait sa mère, de vocation, une Égérie. Madame Brissot admirait les lumières de Mademoiselle Brissot. Mademoiselle Brissot admirait le génie domestique et l’esprit de Madame Brissot. Elles se faisaient des grâces minaudières. Elles s’embrassaient devant Annette. C’était charmant.

Elles mirent pourtant une sourdine à ce culte mutuel, pour cajoler Annette. Ce ne furent que compliments, sur elle, sur sa maison, sur ses toilettes, son goût, son esprit, sa beauté. Le ton excessivement louangeur choquait un peu Annette ; mais on ne reste pas tout à fait insensible à l’opinion flatteuse que d’autres ont de vous, surtout lorsque ces autres semblent les messagers de l’être qu’on chérit. Il était difficile de douter qu’il n’en fût pas ainsi : car les dames Brissot mêlaient sans cesse le nom de Roger à leurs propos. Elles entrelaçaient ses éloges à ceux d’Annette ; elles faisaient des allusions souriantes, persistantes, à l’impression produite sur lui par Annette, à des paroles qu’elle lui avait dites, et qu’il s’était hâté de redire avec enthousiasme — (il redisait tout : Annette était fâchée, mais tout de même touchée). — Elles faisaient valoir son brillant avenir ; et Madame Brissot prenait un ton pénétré, pour dire son espoir, sa confiance, que Roger trouvât — qu’il eût trouvé — la compagne digne de lui. Elle ne nommait personne, mais on se comprenait. Toutes ces petites ruses étaient visibles de vingt pas, à l’œil nu. Elles voulaient l’être. C’était une sorte de jeu de société, où l’on devait parler autour du mot que chacun avait sur la langue, sans jamais le prononcer. Le sourire de Madame Brissot semblait guetter le mot, prêt à sortir, sur les lèvres d’Annette, comme pour crier :

— Un gage !

Annette souriait, ouvrait la bouche. Mais le mot ne sortait pas…

Annette fut invitée chez les Brissot, à des soirées intimes, dans leur appartement de la rue de Provence. Elle fit la connaissance de Brissot père, grand et gros, l’œil malin sous une broussaille de sourcils, rubicond, une courte barbe grise, l’air d’un avoué retors et paterne, qui l’accabla de galanteries et de plaisanteries vieillies. Il essaya de jouer aussi au jeu de société ; mais ses circonlocutions mettaient les pieds dans le plat. Annette s’effaroucha ; et Madame Brissot fit signe à son mari de ne plus s’en mêler. Il se tint donc en dehors de la partie, la suivant du coin de l’œil, goguenard, convenant que ce n’était pas son affaire et que les femmes s’en acquittaient mieux que lui.

Adroitement, Madame Brissot n’invita d’abord avec Annette que trois ou quatre amis intimes, — puis deux, — puis un, — puis rien. Et Annette se trouva seule, avec les quatre Brissot. « En famille », disait Madame Brissot, d’un ton plein de promesses onctueusement maternelles. Annette sentait le piège ; mais elle ne se dérobait pas. Elle avait trop de plaisir à être avec Roger. Par tendresse pour lui, elle était indulgente pour les siens ; elle se fermait les yeux sur ce qui, dans ce milieu, l’agaçait sourdement. La finesse d’instinct féminine en avertissait Mesdames Brissot : si fort que fût leur amour-propre, il ne faisait jamais tort à leur intérêt ; elles surent, d’un tacite accord, s’effacer, parler moins, tamiser leur pensée, ménager aux amoureux de fréquents tête-à-tête, qui n’étaient pas troublés, La cause de Roger ne pouvait être mieux défendue que par lui. De plus en plus épris, inquiet de la réserve d’Annette, qui l’eût moins frappé si sa mère et sa sœur ne la lui eussent fait remarquer, Roger n’avait jamais été plus attrayant que depuis que sa confiance en soi était atteinte. Il ne discourait plus : son éloquence était tombée. Pour la première fois de sa vie, il s’efforçait à lire dans l’âme d’un autre. Assis auprès d’Annette, ses yeux humbles et ardents dévoraient, imploraient la petite énigme, tâchaient de la deviner. Annette jouissait de ce trouble, de cette timidité si nouvelle chez lui, de l’attente craintive qui guettait chacun de ses mouvements. Elle était ébranlée. À des moments, elle était près de se pencher vers lui, de dire les paroles décisives. — Et cependant, elle ne les disait pas. À la dernière seconde, elle se rejetait en arrière, d’instinct, sans savoir pourquoi ; elle écartait brusquement la déclaration que Roger allait faire, et ses propres aveux. Elle échappait…

Alors, le piège se resserra. D’un, des salons voisins, Madame et Mademoiselle Brissot couvaient discrètement l’infructueux entretien. On les voyait parfois, traversant le salon, souriantes et affairées. Elles jetaient, en passant, quelque mot amical ; mais elles ne s’arrêtaient pas. Et les deux jeunes gens poursuivaient leurs longues causeries.

Un soir qu’ils feuilletaient distraitement un album, qui leur était un prétexte pour rapprocher leurs têtes, en échangeant à mi-voix leurs pensées, il se fit un silence ; et subitement, Annette perçut le danger. Elle voulut se lever ; mais le bras de Roger déjà lui entourait la taille ; et la bouche passionnée du jeune homme lui prenait la bouche entr’ouverte. Elle essaya de se défendre. Mais comment se défendre contre soi-même ! Ses lèvres rendirent le baiser, en voulant s’y arracher. Elle se dégageait pourtant, quand on entendit, à l’autre bout du salon, la voix émue de Madame Brissot, qui claironnait :

— Ah ! ma fille chérie !…

Et elle appelait :

— Adèle !… Monsieur Brissot !…

Annette, stupéfaite, se vit, en un instant, entourée par la famille Brissot, rayonnante, attendrie. Madame Brissot la couvrait de baisers, en s’épongeant les yeux avec son mouchoir, et répétait :

— Aimez-le bien !

Mademoiselle Brissot disait :

— Ma petite sœur !

Et Monsieur Brissot, toujours gaffeur :

— Enfin !.. Vous y avez mis le temps !…

Ce pendant que Roger, agenouillé devant Annette, lui baisait les mains, et la suppliait du regard, craintif, un peu honteux, qui demandait pardon, et implorait :

— Ne dites pas non !

Annette, pétrifiée, se laissait embrasser ; la supplication de ces yeux qu’elle aimait achevait de la ligoter. Elle fit un dernier effort pour protester :

( — Mais je n’ai rien dit !..)

Mais elle vit passer dans les yeux de Roger un chagrin si sincère qu’elle ne put le supporter : elle s’obligea à sourire ; et le visage de Roger s’illuminant de bonheur, le sien rayonna aussi de la joie qu’elle faisait. Elle lui serra la tête entre ses mains. Roger se releva, en criant d’allégresse. Et ils échangèrent, sous les regards bénisseurs des parents, le baiser de fiançailles.



Quand Annette se retrouva seule, chez elle, la nuit, elle fut atterrée. Elle ne s’appartenait plus. Elle s’était donnée… Donnée ! Donné sa vie !… Son cœur se serra d’angoisse.

Elle s’exagérait encore l’étroitesse des liens qu’elle venait d’accepter. Elle n’était pas de ces jeunes filles modernes qui, devant leur fiancé, plaisantent agréablement avec l’idée du divorce. Elle ne donnait pas d’une main, pour reprendre de l’autre. Elle n’était plus à elle. Elle était aux Brissot. — Et soudain, les Brissot lui parurent l’ennemi. Tout ce que ses yeux avaient vu, dans ces dernières semaines, se projeta devant elle, en traits accentués : tous leurs travaux d’approche, afin de l’envelopper, leur conspiration contre sa liberté, la comédie finale qui lui avait extorqué son consentement, par surprise… (Roger, Roger lui-même n’en avait-il pas été complice ?…) — Et elle se hérissa, comme une bête cernée, qui voit le cercle se resserrer, et qui se sent perdue, et qui est près de se jeter tête baissée contre les rabatteurs, pour se frayer passage, ou mourir et se venger. Pour la première fois, tout ce qui lui déplaisait dans les Brissot, mais dont elle avait écarté jusqu’alors la pensée, lui apparut grossi, odieux, intolérable… Roger même !… Jamais elle ne pourrait vivre emmurée dans cet homme, cette famille, cette coterie d’intérêts qui n’étaient pas les siens, qui ne le seraient jamais. Elle décida de rompre…

Rompre, le pouvait-elle encore, quand elle venait de s’engager ? Roger le permettrait-il ?… Il faudrait bien qu’il le permît ! Il ne pouvait l’empêcher… À l’idée qu’il pourrait s’y opposer, Annette le haït. En cet instant, la peine de l’autre ne comptait plus ; elle n’eût pas hésité à lui broyer le cœur, pour reprendre sa liberté… Et puis, elle revit ses yeux implorants. Et elle fut bouleversée… N’importe ! L’égoïsme de la vie menacée, l’instinct de conservation étaient plus forts que tout, plus forts que la tendresse, plus forts que la pitié ! Il lui fallait se sauver. Et malheur à qui lui barrerait l’issue !…

Toute la nuit, dans son lit, se tournant, se retournant, dévorée de fiévreuse insomnie, elle vécut par avance la scène qu’elle allait avoir avec Roger. Elle dit, elle essaya toutes les paroles qu’il et qu’elle diraient. Elle tenta de le convaincre, elle discuta, elle s’emporta, elle le plaignit, et elle le détesta. — Elle se trouva, à l’aube, épuisée, mais déridée. Elle irait chez Roger.. Ou, non ! elle lui écrirait ; elle en serait plus libre d’exprimer jusqu’au bout ce qu’elle voulait dire, sans être interrompue. Elle briserait. Pour éviter que les Brissot ne revinssent à la charge, elle résolut de s’évader de Paris, d’aller pour quelques jours dans un hôtel des environs. Et se levant, elle écrivit la lettre, dont elle avait cent fois agité les termes dans sa tête ; puis, elle commença hâtivement ses préparatifs de départ.

Elle était au milieu, quand Roger l’y surprit. Elle n’avait pas songé à défendre sa porte, ne s’attendant pas si tôt à sa venue. Il entra, devançant dans son impatience amoureuse le domestique qui l’annonçait. Il apportait des fleurs. Il débordait de bonheur et de reconnaissance. Et il était si tendre, si jeune, si séduisant qu’Annette, en le voyant, n’eut plus la force de parler. Toutes ses belles résolutions furent oubliées, son cœur était repris dès le premier regard. Avec l’étonnante mauvaise foi de l’amour, aussitôt elle découvrit autant de raisons pour le mariage qu’elle en avait contre, la minute d’avant. Elle essayait de lutter ; mais la joie riait dans ses yeux cernés par les soucis de la nuit. Elle regardait son Roger, qui la buvait d’un regard enivré, et elle se disait :

— Pourtant, j’ai décidé… Je dois pourtant décider… Qu’est-ce que j’ai décidé ?…

Mais le moyen de savoir, quand il y avait ce regard qui vous lampait jusqu’à l’âme ! Penser, comment penser, comment se retrouver !… Elle ne savait plus, elle était perdue… Et, en attendant, c’était si bon de se sentir aimée !… Tout ce qu’elle put faire, — avec un immense effort, — ce fut de demander à Roger de ne pas précipiter le mariage… Et tout de suite, Roger prit un air si déçu, si navré qu’Annette n’eut pas le courage de continuer. Comment faire de la peine à un si cher garçon ? Elle se hâta tendrement de le rassurer, de lui dire qu’elle l’aimait ; faiblement, elle tenta de maintenir son délai, qu’il repoussait avec autant d’énergie que s’il se fût agi de sa vie. Enfin, après un amoureux marchandage des deux côtés, ils consentirent à céder, chacun pour moitié ; et le mariage fut fixé au milieu de l’été.

Après, Roger partit ; et Annette, se regardant penaude dans son miroir, y retrouva ses indécisions… Comment sortir de là ? Elle contempla ses préparatifs de voyage interrompus.

— Bien travaillé ! dit-elle.

Elle haussa les épaules, rit… Que Roger était charmant !… Elle remit dans l’armoire le linge, les objets qu’elle avait sortis pour sa malle…

— Tout de même, pensait-elle, je ne veux pas, je ne veux pas !…

Nerveuse, elle laissa tomber une pile de chemisettes… Patatras ! Et des brosses de toilette dégringolent à la suite… Elle donna un coup de pied dans le tas, impatientée…

Et puis, elle les ramassa, courbée vers le plancher. Au milieu de son rangement, elle se lassa et s’assit sur le parquet, pas fière de sa volonté…

— Baste ! fit-elle, s’étendant sur le tapis, j’ai encore quatre mois pour changer…

Le visage enfoui dans un coussin, sur le ventre couchée, elle comptait les jours…



Les Brissot, prudemment, se prêtèrent au vœu qu’exprimait Annette, de prolonger la période des fiançailles : ils ne voulaient pas compromettre le succès, en se montrant trop pressants. Mais il leur parut nécessaire d’entourer Annette, pendant les mois d’attente. On ne pouvait la laisser livrée à elle-même : l’étrange fille risquait toujours de s’échapper.

On était aux approches du Dimanche de la Passion. Les Brissot invitèrent Annette à passer chez eux, dans leur propriété de Bourgogne, les semaines de Pâques. Annette accepta, à regret ; elle était tentée, et elle avait peur : peur d’ajouter aux chaînes qui déjà la liaient ; peur d’être prise tout à fait, ou bien de tout briser ; peur d’autres choses encore, plus dangereuses, qu’elle ne voulait pas regarder. Elle ne tenait pas à sortir de l’état d’incertitude amoureuse où elle se laissait bercer : elle en souffrait un peu, et elle y trouvait du charme. Elle eût voulu le prolonger. Mais elle savait bien que ce n’était pas sain, et qu’elle n’en avait pas le droit, vis-à-vis de Roger.

Elle se décida enfin à s’ouvrir de ses inquiétudes à Sylvie. Jamais elle ne lui avait dit un mot de son amour pour Roger. Pourtant, elle lui confiait tout : de tous les autres jeunes hommes, elle lui parlait souvent… Oui, mais les autres jeunes hommes, elle ne les aimait pas ! Et le nom de Roger avait été tenu de côté.

Sylvie s’exclama, l’appela : « Cachottière ! » et elle rit follement quand Annette essaya de lui expliquer son indécision, ses scrupules, ses tourments.

— Enfin, demanda-t-elle, ton oiseau, il est beau ?

— Oui, répondit Annette.

— Il t’aime ?

— Oui.

— Et tu l’aimes ?

— Je l’aime.

— Eh bien, alors, qu’est-ce qui peut t’arrêter ?

— Ah ! c’est si difficile ! Comment est-ce que je peux dire ?… Je l’aime… Je l’aime beaucoup… Il est si ravissant !…

(Elle commença à le décrire complaisamment, sous les yeux railleurs de Sylvie. Elle s’interrompit…)

— Je l’aime beaucoup… beaucoup… Et aussi, je ne l’aime pas… Il y a des choses en lui… Je ne pourrai pas vivre avec… Je ne pourrai jamais… Et puis… Et puis, il m’aime trop. Il voudrait me manger…

(Sylvie éclata de rire.)

— … C’est vrai, me manger toute, me manger toute ma vie, toute ma pensée à moi, tout l’air que je respire… Oh ! c’est un bon mangeur, mon Roger ! Il fait plaisir à voir, à table… Il a bon appétit… Mais, moi, je ne veux pas être mangée.

Elle riait aussi, de bon cœur ; et Sylvie riait, à son cou, assise sur ses genoux. Annette reprit :

— C’est affreux de se sentir dévorée, comme cela, toute vivante, de n’avoir plus rien à soi, de ne pouvoir plus rien garder… Et il ne s’en doute pas… Il m’aime à la folie, et j’ai idée, vois-tu, qu’il n’a pas cherché seulement à me comprendre, il ne s’en inquiète même pas. Il vient, il prend, il m’emporte…

— Eh bien, c’est rudement bon ! dit Sylvie.

— Tu ne penses qu’à des bêtises ! dit Annette, la serrant dans ses bras.

— Et à quoi veux-tu que je pense ?

— Au mariage. C’est une chose sérieuse.

— Sérieuse ! Oh ! bien, pas si sérieuse !

— Quoi ! ce n’est pas sérieux de donner tout de soi, sans rien réserver ?

— Et qui est-ce qui parle de ça ? Il faudrait être fou !

— Mais il veut tout avoir !

De rire, Sylvie, se tordit comme un petit poisson.

— Ah ! Canette ! grande sotte !… Niquedouille !…

(Il lui paraissait si simple de dire ce qu’on voulait, de donner ce qu’on voulait, et de garder, sans le dire, tout le reste ! Elle avait une ironie affectueuse à l’égard des hommes et de leurs exigences. Ils ne sont pas très malins !…)

— Mais moi non plus, je ne le suis pas, dit Annette.

— Oh ! pour cela ! fit Sylvie. Tu prends tout au sérieux.

Annette en convint, contrite.

— C’est malheureux, tout de même !… Je voudrais être comme toi. Tu as de la chance !

— Changeons ! Passe-moi la tienne ! dit Sylvie.

Annette n’avait aucune envie de changer. — Sylvie la quitta réconfortée.

Tout de même, Annette ne se comprenait pas ! Elle était intriguée.

— Curieux ! se disait-elle, je veux tout donner. Et je veux tout garder !…


Le lendemain, — c’était la veille du départ — tandis qu’achevant ses préparatifs, elle recommençait de se tourmenter, une singulière visite vint ajouter à ses inquiétudes, en les lui rendant plus claires. Marcel Franck se fit annoncer.

Après quelques paroles d’aimable courtoisie, il fit allusion aux fiançailles d’Annette, dont Roger ne faisait pas mystère. Il la félicita avec gentillesse ; son ton et ses yeux étaient doucement ironiques, affectueux. Annette se sentait très à l’aise avec lui, comme avec un ami perspicace, à qui l’on n’a pas besoin de tout dire, ou de rien cacher : car on se comprend à demi-mot. Ils parlèrent de Roger, que Marcel Franck enviait, en souriant. Annette savait qu’il disait vrai, et qu’il était amoureux. Mais il n’y avait aucun trouble entre eux. Elle l’interrogea sur Roger, qu’il connaissait intimement. Marcel en fit l’éloge ; mais comme elle insistait pour qu’il en parlât d’une façon moins banale, Marcel, en plaisantant, dit que c’était inutile qu’il lui décrivît Roger, car elle le connaissait tout aussi bien que lui. Et, en parlant ainsi, il la fixait d’un regard si pénétrant qu’un moment interdite, elle détourna les yeux. Puis, le fixant à son tour, elle retrouva son fin sourire, qui montrait qu’on s’était compris. Ils causèrent quelque temps de choses indifférentes, que brusquement Annette interrompit, préoccupée :

— Parlez-moi franchement, dit-elle. Vous trouvez que j’ai tort ?

— Je ne vous donnerai jamais tort, dit-il.

— Non, pas de politesse ! Vous êtes le seul qui puisse me dire la vérité.

— Vous savez cependant que ma situation est particulièrement délicate.

— Je le sais. Mais je sais aussi qu’elle n’a pas d’influence sur la sincérité de vos jugements.

— Merci ! fit-il.

Elle reprit :

— Vous croyez que nous avons tort, Roger et moi ?

— Je crois que vous vous trompez.

Elle baissa la tête. Puis, elle dit :

— Je le crois aussi.

Marcel ne répondit pas. Il continuait de la regarder et de sourire.

— Pourquoi souriez-vous ?

— J’étais sûr que vous le pensiez.

Annette, approchant ses yeux :

— Dites-moi maintenant comment vous me voyez ?

— Je ne vous apprendrai rien.

— Vous m’aiderez à voir mieux.

— Vous êtes, lui dit Marcel, une amoureuse révoltée. Perpétuellement amoureuse (pardon !) et perpétuellement révoltée. Vous avez, besoin de vous donner et vous avez besoin de vous garder…

(Annette ne put cacher un petit sursaut.)

— Je vous choque ?

— Non, non, tout le contraire ! Comme c’est vrai ! Allez ! Dites encore !…

— Vous êtes, reprit Marcel, une indépendante, qui ne peut rester seule. C’est la loi de nature. Vous la sentez plus vive, parce que vous êtes plus vivante.

— Oui, vous me comprenez ! Vous me comprenez mieux que lui. Mais…

— Mais c’est lui que vous aimez.

Nulle amertume dans le ton. Très amicalement, ils se dévisageaient, amusés de cette curieuse nature humaine.

— Ce n’est pas facile de vivre, dit Annette, de vivre à deux.

— Mais si, ce serait bien facile, si l’on ne s’était ingénié, depuis des siècles, à se compliquer la vie par des gênes réciproques. Il n’y a qu’à les rejeter. Mais naturellement, notre excellent Roger, comme tout bon vieux Français, n’en conçoit pas l’idée. Ils se croiraient perdus, s’ils ne sentaient plus sur eux les gênes du passé. « Où il n’y a pas de gêne, il n’y a pas de plaisir… », surtout lorsqu’en étant gêné, on gêne son voisin.

— Comment vous, concevez-vous donc le mariage ?

— Comme une association intelligente d’intérêts et de plaisirs. La vie est une vigne qu’on exploite en commun : ensemble, on la cultive et l’on fait les vendanges. Mais on n’est pas forcés de boire son vin, tous deux, toujours en tête à tête. Une mutuelle complaisance qui demande et donne à l’autre la grappe de plaisir, dont on dispose, chacun, et qui le laisse discrètement achever sa cueillette ailleurs.

— Vous voulez parler, dit Annette, de la liberté de l’adultère ?

— Le vieux mot périmé ! Je veux parler, dit Marcel, de la liberté amoureuse, la plus essentielle de toutes.

— C’est celle qui m’importe le moins, dit Annette. Le mariage n’est pas pour moi un carrefour, où l’on se donne à tous les passants. Je me donne à un seul. Le jour où je cesserais de l’aimer et où j’aimerais un autre, je me séparerais du premier ; je ne me partagerais pas entre eux, et je ne supporterais pas le partage. Marcel fit un geste ironique, qui semblait dire :

— Quelle importance ?…

— Voyez-vous, mon ami, dit Annette, au bout du compte, je suis plus loin de vous encore que de Roger.

— Vous êtes donc aussi, demanda Marcel, de la bonne vieille école : « Gênons-nous les uns les autres » ?

— La seule grandeur du mariage, dit Annette, est l’amour unique, la fidélité de deux cœurs. S’il la perd, que lui reste-t-il, en dehors de quelques avantages pratiques ?

— Ce n’est pas rien, fit Marcel.

— Ce n’est pas assez, dit Annette, pour compenser ses sacrifices.

— Si vous jugez ainsi, de quoi vous plaignez-vous ? Vous rivez vos fers, dont on essaie de vous délivrer.

— La liberté que je veux, dit Annette, n’est pas celle du cœur. Je me sens assez forte pour le garder intact à qui je l’ai donné.

— En êtes-vous si sûre ? demanda Marcel, tranquillement.

Annette n’en était pas si sûre ! Elle connaissait aussi le doute. C’était la fille de sa mère qui parlait, en ce moment, ce n’était pas Annette tout entière. Mais elle ne voulait pas l’admettre, surtout avec Marcel, et dans une discussion. Elle dit :

— Je le veux.

— La volonté en ces affaires !… fit Marcel, avec son fin sourire… C’est comme si l’on décrétait qu’un feu rouge est un feu vert. L’amour est un phare à feux changeants.

Mais Annette, entêtée, dit :

— Pas pour moi !… Je ne veux pas !

Elle sentait parfaitement, et avec la même exigence, le besoin de changer et celui de rester immuable, ces deux instincts passionnés de toute forte vie. Mais tour à tour se révoltait celui des deux qui se croyait le plus menacé.

Marcel, connaissant bien la fille fière et butée, s’inclina poliment. Annette, qui se jugeait aussi exactement qu’il la jugeait, un peu honteuse, dit :

— Enfin, je ne voudrais pas…

Et, cette concession faite à l’esprit de vérité, elle continua, plus ferme, se sentant maintenant sur un terrain dont elle était sûre :

— Mais je voudrais qu’en échange du don mutuel de sa fidèle tendresse, chacun gardât le droit de vivre selon son âme, de marcher dans sa voie, de chercher sa vérité, de s’assurer, s’il le faut, son champ d’activité propre, d’accomplir en un mot la loi propre de sa vie spirituelle, et de ne pas la sacrifier à la loi d’un autre, même de l’être le plus cher : car nul être n’a le droit d’immoler à soi l’âme d’un autre, ni la sienne à un autre. C’est un crime.

— C’est très beau, chère amie, dit Marcel ; mais moi, vous savez, l’âme, ça sort de ma compétence. Peut-être que ça rentre mieux dans celle de Roger. Mais j’ai peur qu’en ce cas, il ne l’entende pas de la même façon. Je ne vois pas bien les Brissot concevant, dans leur cercle de famille, la possibilité d’une autre « loi spirituelle » que celle de la fortune politique et privée des Brissot.

— À propos, dit Annette en riant, demain, je vais chez eux, en Bourgogne, pour deux ou trois semaines.

— Eh bien, fit Marcel, ce sera le cas de confronter votre idéalisme au leur. Car ce sont de grands idéalistes, eux aussi ! Après tout, je me trompe peut-être. Je crois que vous vous entendrez très bien. Au fond, vous êtes admirablement faits pour aller ensemble.

— Ne me défiez pas ! dit Annette. Je reviendrai peut-être de là une Brissot accomplie.

— Fichtre ! ça ne serait pas gai !… Non, non, je vous en prie !… Brissot, ou non Brissot, conservez-nous Annette !

— Hélas ! je voudrais la perdre que je ne le pourrais pas, j’en ai peur, dit Annette.

Il prit congé, en lui baisant la main.

— C’est dommage, tout de même !…

Il partit. Annette se disait aussi que c’était dommage, mais pas dans le même sens où l’entendait Marcel. Il avait beau la voir exactement, il ne la comprenait pas plus que Roger, qui ne la voyait point. Il eût fallu, pour la comprendre, des âmes plus « religieuses » — plus religieusement libres — que celles de presque tous ces jeunes hommes français. Ceux qui sont religieux le sont dans la tradition du catholicisme, qui est d’obéissance et de renoncement au libre mouvement de l’esprit, (surtout quand il s’agit de la femme). Et ceux qui sont libres d’esprit se doutent rarement des besoins profonds de l’âme.



Roger attendait, avec la voiture, à la petite gare de Bourgogne, où Annette descendit le lendemain. Aussitôt qu’elle le vit, ses soucis s’envolèrent. Roger était si heureux ! Elle ne l’était pas moins. Elle sut gré aux dames Brissot d’avoir trouvé de mauvaises excuses pour n’être pas venues la chercher.

Un soir clair de printemps. L’horizon d’or encerclait les molles ondulations de blonde verdure nouvelle et de roses labours. Les alouettes gazouillaient. La charrette à deux roues volait sur la route blanche, qui sonnait sous les pas du petit cheval ardent ; et l’air vif fouettait les joues rouges d’Annette. Elle se tenait serrée contre le jeune compagnon qui, tout en conduisant, lui riait et lui parlait et, brusquement, se penchant sur ses lèvres, lui prenait et donnait un baiser, à la volée. Elle ne résistait pas. Elle l’aimait, elle l’aimait ! Cela ne l’empêchait pas de savoir que tout à l’heure elle recommencerait de le juger, de se juger. Autre chose est de juger, autre chose est d’aimer. Elle l’aimait comme cet air, comme ce ciel, comme ce souffle de prairie, comme un morceau du printemps. À demain, de faire le jour dans sa pensée ! Elle se donnait congé pour aujourd’hui. Jouissons de cette heure délicieuse ! Elle ne sera pas deux fois… Il lui semblait voler au-dessus de la terre, avec son bien-aimé.

On fut trop tôt arrivé, bien qu’au dernier tournant, en montant l’allée de peupliers, on allât à petits pas, et même, que s’arrêtant pour laisser souffler le cheval, à l’abri des hautes haies qui masquaient la façade du château, les deux jeunes gens s’étreignissent longuement sans parler.

Les Brissot s’empressèrent. Ils surent trouver des paroles délicates pour évoquer discrètement le souvenir de son père. Dans le cercle de famille, Annette, le premier soir, se laissait choyer, reconnaissante, attendrie ; il y avait si longtemps qu’elle était privée de la chaleur affectueuse du foyer ! Elle voulait se faire illusion. Chacun y mettait du sien. Sa résistance était engourdie…


Mais, au milieu de la nuit, comme elle se réveillait, écoutant une souris qui rongeait, dans le silence de la vieille maison, sa pensée évoqua l’idée de la souricière ; elle se dit :

— Je suis prise…

Elle eut une angoisse, elle essaya de se raisonner :

— Non, non, je ne le veux pas, je ne le suis pas…

Une sueur nerveuse lui mouillait les épaules. Elle dit :

— Demain, je parlerai sérieusement à Roger. Il faut qu’il me connaisse. Il faut que nous voyions loyalement si nous pouvons vivre ensemble…

Mais, le lendemain venu, elle eut tant de plaisir à retrouver Roger, à se laisser envelopper de sa chaude affection, à respirer ensemble l’enivrante douceur de la campagne printanière, à rêver du bonheur — (impossible peut-être, mais qui sait ? qui sait ?… peut-être tout proche… il n’y a qu’à tendre la main…) — qu’elle remit au lendemain les explications… Et puis, au lendemain… Et puis, au lendemain…

Et, chaque nuit, les angoisses la reprenaient, lancinantes, avec des coups au cœur…

— Il faut, il faut parler… Il le faut pour Roger… Chaque jour il s’enchaîne et m’enchaîne davantage. Je n’ai pas le droit de me taire. C’est le tromper…

Dieu ! Dieu ! qu’elle était faible !… Pourtant, elle ne l’était pas, dans la vie ordinaire. Mais le souffle de l’amour est comme ces vents charids, dont la langueur brûlante vous casse les jointures, fait défaillir le cœur. Une lassitude extrême d’obscure volupté. Une peur de bouger. Une peur de penser… L’âme, tapie dans son rêve, craint de s’en éveiller. — Annette savait bien qu’au premier geste qu’elle ferait, le rêve allait se briser…


Mais même en ne bougeant pas, le temps bouge pour nous, et la fuite des jours suffit à entraîner l’illusion qu’on voudrait conserver. On a beau se surveiller : on ne peut vivre ensemble, du matin jusqu’au soir, sans, au bout de quelque temps, se montrer comme on est.

La famille Brissot parut, au naturel. Le sourire était de façade. Annette était entrée dans la maison. Elle vit des bourgeois affairés et moroses, qui géraient leurs biens avec un plaisir âpre. Il n’était pas question ici de socialisme. Des immortels Principes, on invoquait seulement la Déclaration des Droits du propriétaire. Il ne faisait pas bon y porter atteinte. Leur garde était occupé sans relâche à dresser des contraventions. Eux-mêmes, ils exerçaient une surveillance stricte, qui leur était une sorte de délectation chagrine. Ils paraissaient en guerre d’embuscades avec leurs domestiques, avec leurs fermiers, avec leurs vignerons, avec tous leurs voisins. L’esprit de chicane procédurière, qui était dans la famille, et aussi dans la province, s’y épanouissait. Quand le père Brissot avait réussi à pincer au piège un de ceux qu’il guettait, il riait bien. Mais il ne riait point le dernier : l’adversaire était de la même glaise bourguignonne ; on ne le prenait pas sans vert ; le lendemain, il ripostait par un tour de sa façon. Et l’on recommençait…

Sans doute, à ces démêlés Annette n’était pas conviée ; les Brissot en causaient entre eux, au salon, ou à table, tandis que Roger et Annette semblaient occupés l’un de l’autre. Mais la fine attention d’Annette suivait tout ce qui se disait autour. Roger, d’ailleurs, interrompait l’amoureux entretien, pour prendre part à la discussion, qui les passionnait tous. Ils s’échauffaient alors ; tous parlaient à la fois ; ils oubliaient Annette. Ou ils la prenaient à témoin de faits qu’elle ignorait. — Jusqu’à ce que Madame Brissot, se rappelant la présence de celle qui écoutait, coupât net le colloque, et que, tournant vers elle son sourire fondant, elle remît l’entretien sur des routes fleuries. Alors, sans transition, l’on revenait à l’affable bonhomie. C’était dans le ton général un curieux alliage de pruderie et de gauloiserie, — de même que se mêlaient dans la vie de château largesse et lésinerie. Monsieur Brissot, guilleret, faisait des calembours. Mademoiselle Brissot parlait de poésie. Sur ce thème chacun disait son mot. Ils prétendaient s’y connaître. Leur goût datait d’une vingtaine d’années. Pour tout ce qui concernait l’art, ils avaient des opinions arrêtées. Ils s’appuyaient sur celles, dûment contrôlées, de « leur ami un tel », qui était de l’Institut, et archi-décoré. Pas d’esprits plus timides — avec autorité — que ces grands bourgeois, qui se croyaient aussi avancés en art qu’en politique, et qui ne l’étaient pas plus dans l’une que dans l’autre : car dans l’une et dans l’autre, ils n’arrivaient jamais — à bon escient — qu’après les batailles gagnées.

Annette se sentait bien lointaine. Elle regardait, écoutait, et elle se disait :

— Mais qu’est-ce que j’ai à faire avec ces figures là ?

L’idée que l’une ou l’autre pouvait prétendre à exercer sur elle une tutelle ne la révoltait même plus, lui donnait envie de rire. Elle se demandait ce qu’aurait pensé Sylvie, si on l’eût gratifiée d’une famille de cette étoffe. Quels cris, quels éclats de rire !…

Annette y répondait parfois, toute seule, dans le jardin. Et il arrivait que Roger, étonné, l’entendît et lui demandât :

— Qu’est-ce qui vous fait donc rire ?

Elle répondait :

— Rien, chéri. Je ne sais pas. Des bêtises…

Et elle tâchait de reprendre sa mine bien sage. Mais c’était plus fort qu’elle : elle repartait de plus belle, et même devant mesdames Brissot. Elle demandait pardon ; et mesdames Brissot, indulgentes, un peu vexées, disaient :

— Cette enfant ! Il faut qu’elle dépense son rire !

Mais elle ne riait pas toujours. Des ombres passaient brusquement sur sa belle humeur. Après des heures de tendresse et de confiance rayonnantes avec Roger, elle avait, sans transition, et sans aucun motif, des accès de mélancolie, de doute, d’anxiété. L’instabilité de sa pensée, depuis l’automne dernier, bien loin de se calmer, s’accentuait plutôt dans ces mois d’amour partagé. C’étaient, par giboulées, une invasion d’instincts bizarrement désharmoniques, irritabilité, humour baroque, maligne ironie, orgueil ombrageux, rancunes inexpliquées. Annette avait beaucoup à faire de les mettre sous l’éteignoir. Et le résultat n’en était pas fameux : elle semblait alors plongée dans une taciturnité hostile et inquiétante. Comme elle gardait son intelligence nette, elle s’étonnait de ces variations, et elle se les reprochait. Cela n’y changeait pas grand’chose. Mais le sentiment de ses imperfections l’amenait à une indulgence — plus voulue que sincère — pour celles de ces « magots… » (Encore !… L’impertinente !… « Pardon ! je ne le ferai plus !… ») Puisqu’ils étaient les parents de Roger, elle devait les accepter, si elle acceptait Roger… Toute la question était de savoir si elle acceptait Roger. Le reste, mon Dieu, le reste n’a pas grande importance, quand on est deux pour se défendre.

Seulement, était-on deux ? Roger la défendrait-il ? Et même, avant de se demander si elle accepterait Roger, Roger l’accepterait-il sincèrement et d’un cœur généreux, lorsqu’il la verrait enfin comme elle était ? Car, jusqu’ici, il ne voyait que sa bouche et ses yeux. Quant à ce qu’elle pensait et voulait, — la vraie Annette, — on eût dit qu’il ne tenait pas beaucoup à la connaître ; il trouvait plus commode de l’inventer. Annette cependant se berçait de l’espoir que, l’amour aidant, il ne serait pas impossible, après s’être regardés bravement jusqu’au cœur, de se dire :

— Je te prends. Je te prends comme tu es. Je te prends avec tes défauts, tes démons, avec tes exigences, avec ta loi de vie. Tu es ce que tu es. Comme tu es, je t’aime.

Elle se savait capable, pour son compte, de cet acte d’amour. Pendant les derniers jours. elle avait longuement observé Roger, de ses yeux de fleur, où, sans qu’on y prît garde, tout venait se mirer. Roger, qui ne se méfiait plus, s’était souvent montré plus Brissot qu’elle n’eût voulu, pris par les intérêts et les querelles de la tribu, et y portant le même esprit chicanou. Certains petits côtés durs, retors, ne lui étaient pas plaisants. Mais elle ne voulait pas les juger sévèrement, comme elle eût fait chez d’autres. Ces traits lui semblaient imités. Roger, en beaucoup de choses, lui paraissait encore un enfant incertain, soumis aux siens, qu’il copiait béatement, très timide d’esprit, en dépit de ses grandes paroles. Bien qu’elle commençât à percer le peu de consistance de ses projets de rénovation sociale, et qu’elle ne fût plus tout à fait dupe de son idéalisme oratoire, elle ne lui en voulait pas, car elle savait qu’il ne cherchait pas à la tromper, et qu’il était sa première dupe ; elle était même prête, avec une tendre ironie, à écarter de son chemin ce qui pourrait troubler l’illusion dont il avait besoin pour vivre. Et jusqu’à son égoïsme naïf, qu’il étalait parfois, d’une façon encombrante, ne la rebutait pas, lui paraissait sans méchanceté. Au fond, tous ses défauts étaient défauts de faiblesse. Et l’amusant était qu’il posait pour la force… L’homme de bronze… Aes triplex… Pauvre Roger !… C’était presque touchant. Annette en riait tout bas, mais en gardant pour lui des trésors d’indulgence. Elle l’aimait bien. Elle le voyait, malgré tout, bon, généreux, ardent. Elle était comme une mère, qui traite d’une main douce les petits vices, à ses yeux, pas bien graves, d’un cher enfant ; elle ne l’en rend pas responsable ; elle n’en est que plus portée à le plaindre et à le dorloter… Ah ! et puis, Annette n’avait pas seulement pour Roger les yeux indulgents d’une mère ! Elle avait ceux très partiaux d’une amante. Le corps parlait. Sa voix était bien forte. Celle de la raison pouvait dire ce qui lui plaisait : il y avait une façon d’entendre, qui, de ces blâmes mêmes, allumait les désirs. Annette voyait bien tout. Mais, de même qu’il est une manière, en inclinant la tête et clignant les paupières, d’harmoniser les plans d’un paysage, Annette, tout en voyant les traits fâcheux de Roger, les regardait d’un angle où ils s’adoucissaient. Elle n’eût pas été loin d’aimer jusqu’aux laideurs : car on donne plus de soi, en aimant les défauts de ce qu’on aime ; quand on aime ce qu’il a de beau, on ne donne pas, on prend. Annette pensait :

— Je t’aime d’être imparfait. Si tu savais que je le vois, tu t’en irriterais. Pardon ! Je n’ai rien vu… Mais moi, je ne suis pas comme toi : je veux que tu me voies imparfaite ! Je le suis, je le suis ; et j’y tiens ; ce que j’ai d’imparfait, c’est moi, plus que le reste. Si tu me prends, tu le prends. Le prends-tu ?… Mais tu ne veux pas le connaître. Quand te donneras-tu la peine enfin de me regarder ?


Roger n’était pas pressé. Après plusieurs essais inutiles pour l’amener sur ce terrain dangereux, qu’il semblait fuir, Annette, dans une promenade, interrompant l’entretien, s’arrêta, lui prit les deux mains, et dit :

— Roger, il faut que nous causions.

— Causer ! dit-il en riant. Mais il me semble que nous ne nous en privons pas !

— Non, dit-elle, je n’entends pas nous dire des gentillesses : causer sérieusement.

Il prit tout de suite une mine un peu effrayée.

— N’ayez pas peur, dit-elle. C’est de moi que je voudrais vous parler.

— De vous ? dit-il, en se rassérénant. Alors, ce ne peut être que charmant.

— Attendez ! Attendez ! fit-elle. Quand vous m’aurez entendue, vous ne le direz peut-être plus.

— Que pourriez-vous me dire maintenant qui me surprît ? Depuis tant de jours que nous sommes ensemble, ne nous sommes-nous pas tout dit ?

— Je n’ai guère eu, pour ma part, qu’à dire amen, fit Annette, en riant. C’est toujours vous qui parlez.

— Oh ! la méchante ! fit Roger. Est-ce que ce n’est pas de vous que je parle ?

— Oui, c’est aussi de moi. Et même, vous parlez pour moi.

— Vous trouvez que je parle tant ? dit Roger naïvement.

Annette se mordit les lèvres.

— Non, non, mon cher Roger, j’aime quand vous parlez. Mais quand vous parlez de moi, je reste à vous écouter ; et c’est si beau, si beau, que je dis : « Ainsi soit-il ! » Mais cela n’est pas ainsi.

— Vous êtes la première femme qui se plaigne que son portrait soit beau.

— J’aimerais mieux qu’il fût moi. Ce n’est pas un beau portrait, Roger, que vous allez accrocher dans votre maison de famille. Je suis une femme vivante, qui a ses volontés, ses passions, ses pensées. Êtes-vous sûr qu’elle pourra entrer chez vous, avec tout son bagage ?

— Je la prends, les yeux fermés.

— Je vous demande de les ouvrir.

— Je vois votre âme limpide, qui se peint sur votre visage.

— Pauvre Roger ! Bon Roger !… Vous ne voulez pas regarder.

— Je vous aime. Cela me suffit.

— Je vous aime aussi. Et cela ne me suffit pas.

— Cela ne vous suffit pas ? dit-il, d’un ton consterné.

— Non. J’ai besoin de voir.

— Qu’est-ce que vous voulez voir ?

— Je voudrais voir comment vous m’aimez.

— Je vous aime plus que tout.

— Naturellement ! Vous ne pouvez pas moins. Mais je ne vous demande pas combien je vous demande comment vous m’aimez… Oui, je sais que vous me voulez ; mais qu’est-ce que vous voulez en faire, au juste, de votre Annette ?

— La moitié de moi-même.

— Voilà bien !… C’est que, voyez-vous, mon ami, je ne suis pas une moitié. Je suis une Annette tout entière.

— C’est une façon de parler. Je veux dire que vous êtes moi, et que je suis vous.

— Non, non, ne soyez pas moi ! Roger, laissez-moi l’être !

— En unissant nos vies, n’en ferons-nous pas la même ?

— C’est cela qui m’inquiète. J’ai peur de ne pas pouvoir être tout à fait la même.

— Qu’est-ce qui vous trouble, Annette ? Qu’est-ce que ces idées ? Vous m’aimez, n’est-ce pas ? Vous m’aimez ? C’est l’essentiel ! Ne vous inquiétez pas du reste. Le reste me regarde. Vous verrez, j’arrangerai — moi et les miens qui seront vôtres — nous arrangerons si bien votre vie que vous n’aurez rien à faire qu’à vous laisser porter.

Annette regardait à terre, et dessinait sur le sol des lettres avec le bout de son pied. Elle souriait :

( — Il ne comprenait pas du tout, ce cher garçon…)

Elle releva les yeux vers Roger, qui, bien tranquille, attendait sa réponse. Elle dit :

— Roger, regardez-moi. N’ai-je pas de bonnes jambes ?

— Bonnes et belles, dit-il.

— Ça ! fit-elle, le menaçant du doigt, ça n’est pas la question… Ne suis-je pas une solide marcheuse ?

— Certes, dit-il, je vous aime d’être ainsi.

— Eh bien, est-ce que vous croyez que je vais me laisser porter ?… Vous êtes très bon, très bon, je vous remercie ; mais laissez-moi marcher ! Je ne suis pas de celles qui craignent les fatigues de la route. Me les enlever, c’est m’enlever l’appétit d’exister. J’ai un peu l’impression que vous et les vôtres, vous avez tendance à me décharger de la peine d’agir et de choisir, à tout installer d’avance dans des cases prévues, bien confortablement, — votre vie, leur vie, ma vie, — tout l’avenir. Moi, je ne voudrais pas. Je ne veux pas. Je me sens au commencement. Je cherche. Je sais que j’ai besoin de chercher, de me chercher.

Roger avait un air bienveillant et railleur.

— Et que pouvez-vous bien chercher ?

Il voyait là des lubies de petite fille. Elle le sentit, et dit, d’un ton ému :

— Ne vous moquez pas !… Je ne suis pas grand’chose, je ne m’en fais pas accroire… Mais enfin, je sais que je suis, et que j’ai une vie,… une pauvre vie… Ce n’est pas long, une vie, et ce n’est qu’une fois… J’ai le droit… Non, pas le droit, si vous voulez ! cela paraît égoïste… J’ai le devoir de ne pas la perdre, de ne pas la jeter au hasard…

Au lieu d’être touché, il prit un air piqué :

— Vous trouvez que vous la jetez au hasard ? Est-ce qu’elle sera perdue ? Est-ce qu’elle n’aura point là un beau, un très bel emploi ?

— Beau, sans doute… Mais lequel ? Qu’est-ce que vous m’offrez ?

Il décrivit avec feu, une fois de plus, sa carrière politique, l’avenir qu’il rêvait, ses grandes ambitions personnelles et sociales. Elle l’écouta parler ; puis, l’arrêtant doucement au milieu, (car d’un pareil sujet il n’était jamais las) :

— Oui, Roger, dit-elle. Certainement. C’est très, très intéressant. Mais pour vous dire la vérité, — ne soyez pas froissé ! — je ne crois pas autant que vous en cette cause politique à laquelle vous vous consacrez.

— Quoi ! vous n’y croyez pas ? Vous y croyiez pourtant, lorsque je vous en parlais, dans les premiers temps que je vous vis à Paris…

— J’ai un peu changé, dit-elle.

— Qu’est-ce qui vous a fait changer ?… Non, non, ce n’est pas possible… Vous changerez encore. Ma généreuse Annette ne peut pas se désintéresser de la cause du peuple, du renouveau social !

— Mais je ne m’en désintéresse pas, dit-elle. Ce dont je me désintéresse, c’est de la cause politique.

— L’une et l’autre se confondent.

— Pas tout à fait.

— La victoire de l’une sera la victoire de l’autre.

— J’en doute un peu.

— C’est pourtant le seul moyen de servir le progrès et le peuple.

(Annette pensait : « En se servant soi-même. » — Mais elle se le reprocha.)

— J’en vois d’autres.

— Lesquels ?

— Le plus vieux est encore le meilleur. Comme ceux qui suivaient le Christ, donner tout, laisser tout, pour aller au peuple.

— Quelle utopie !

— Oui, je crois. Vous n’êtes pas utopiste, Roger. Je l’avais cru, d’abord. Je ne le crois plus maintenant. Vous avez, en politique, le sens des réalités. Avec votre grand talent, je suis bien sûre de vos succès futurs. Si je doute de la cause, je ne doute pas de vous. Vous aurez une belle carrière. Je vous vois déjà à la tête d’un parti, orateur applaudi, groupant au Parlement une majorité, ministre…

— Arrêtez-vous ! dit-il, «… Macbeth, tu seras roi !… »

— Oui, je suis un peu sorcière… pour les autres. Mais ce qui est vexant, c’est que je ne le suis pas pour moi.

— Ce n’est pourtant pas difficile ! Si je deviens ministre, cela vous concerne aussi… Voyons, là, franchement, cela ne vous ferait pas plaisir ?

— De quoi ? D’être ministre ?… Dieu du ciel ! Pas le moindre !… Pardon, Roger, pour vous, cela me ferait plaisir, sûrement. Et si j’étais avec vous, croyez que je tiendrais mon rôle, de mon mieux, je serais heureuse de vous aider… Mais, (n’est-ce pas ? vous voulez bien que je sois franche ?), j’avoue qu’une telle vie ne remplirait pas — mais pas du tout ma vie.

— Sans doute, je le comprends. La femme la mieux faite pour partager une vie d’action politique — voyez, par exemple, mon admirable mère ! — ne saurait s’y borner. Sa vraie tâche est au foyer. Et sa vocation propre, c’est la maternité.

— Je sais, dit Annette. Cette vocation ne nous est pas disputée. Mais… (j’ai peur de ce que je vais dire, j’ai peur que vous ne me compreniez pas)… je ne sais pas encore ce que m’apportera la maternité. J’aime bien les enfants. Je crois que je serai très attachée aux miens… (Vous n’aimez pas ce mot ? Oui, je vous parais froide…) Peut-être que je serai très prise… C’est possible. Je ne sais pas… Mais je ne voudrais pas dire quelque chose que je ne sens pas. Et, pour être sincère, cette « vocation », en moi, n’est pas encore tout à fait éveillée. En attendant que la vie me révèle ce que je ne connais pas, il me semble que la femme ne devrait jamais, en aucun cas, engouffrer toute sa vie dans cet amour de l’enfant… (Ne froncez pas le sourcil !…) Je suis convaincue qu’on peut aimer bien son enfant, faire loyalement sa tâche domestique, et garder assez de soi — comme on doit — pour le plus essentiel.

— Le plus essentiel ?

— Son âme.

— Je ne comprends pas.

— Comment faire comprendre sa vie intérieure ? Les mots sont si obscurs, si incertains, gâchés ! L’âme… C’est ridicule de parler de son âme ! Qu’est-ce que cela veut dire ?… Je ne pourrais pas expliquer ce que c’est. — Mais c’est. C’est ce que je suis, Roger. Le plus vrai, le plus profond.

— Le plus vrai, le plus profond, ne me le donnez-vous pas ?

— Je ne puis donner tout, dit-elle.

— Alors, vous n’aimez pas.

— Si, Roger, je vous aime. Mais nul ne peut donner tout.

— Vous n’aimez pas assez. Quand on aime, on ne pense à rien garder de soi. L’amour… l’amour… l’amour…

Il s’envola dans un de ses grands discours. Annette l’entendait célébrer, en termes pathétiques, le don entier de soi, la joie du sacrifice au bonheur de l’aimé. Elle pensait :

( — Mon chéri, pourquoi dis-tu tout cela ? Crois-tu que je l’ignore ? Crois-tu que je ne pourrais pas me sacrifier à toi, si c’était nécessaire, et y trouver ma joie ? Mais à une condition : c’est que tu ne l’exiges pas… Pourquoi l’exiges-tu ?… Pourquoi sembles-tu l’attendre, comme ton droit ? Pourquoi n’as-tu pas confiance en moi, en mon amour ?)

Après qu’il eut fini, elle dit :

— C’est très beau. Je ne serais pas capable, vous le savez, d’exprimer ces choses aussi bien que vous. Mais peut-être qu’à l’occasion, je ne serais pas incapable de les sentir…

Il s’exclama :

— Peut-être ! À l’occasion !

— Vous trouvez cela bien peu, n’est-ce pas ?… C’est plus que vous ne croyez… Mais je n’aime pas à promettre plus… (peut-être ce sera moins)… que je ne pourrais tenir. Je ne sais pas d’avance… Il faut se faire crédit. Nous sommes des honnêtes gens. Nous nous aimons, Roger. On fera tout ce qu’on peut.

Il leva les bras, de nouveau :

— Tout ce qu’on peut !…

Elle sourit, et reprit :

— Voulez-vous me faire crédit ? J’ai besoin d’y faire appel. J’ai beaucoup à demander…

Il fut prudent :

— Dites !

— Je vous aime, Roger ; mais je voudrais être vraie. J’ai vécu, depuis l’enfance, assez seule, et très libre. Mon père me laissait une grande indépendance, dont je n’abusais point, parce qu’elle me semblait tout à fait naturelle, et parce qu’elle était saine. J’ai pris ainsi des habitudes d’esprit, dont il m’est difficile maintenant de me passer. Je me rends compte que je suis un peu différente de la plupart des jeunes filles de ma classe. Et pourtant, je crois que ce que je sens, elles le sentent aussi ; j’ose seulement le dire, et j’en ai une conscience plus claire. — Vous me demandez d’unir ma vie à la vôtre. C’est mon souhait. C’est, pour chacune de nous, le vœu le plus profond, de trouver le cher compagnon. Et il me semble que vous pourriez l’être, Roger… si… si vous vouliez…

— Si je voulais ! dit-il, la bonne plaisanterie ! Je ne fais que le vouloir !…

— Si vous vouliez vraiment être mon compagnon. Ce n’est pas une plaisanterie. Réfléchissez !… Unir nos vies, cela ne signifie pas supprimer l’une ou l’autre… Qu’est-ce que vous m’offrez ?… Vous ne vous en apercevez pas, parce que depuis longtemps le monde est habitué à ces inégalités. Mais elles me sont neuves… Vous ne venez pas à moi, seulement avec votre affection. Vous venez avec les vôtres, vos amis, vos clients et votre parenté, avec votre route tracée, votre carrière fixée, votre parti et ses dogmes, votre famille et ses traditions, — tout un monde qui est à vous, tout un monde qui est vous. Et moi, qui ai un monde aussi, qui suis aussi un monde, — vous me dites : « Laisse là ton monde ! Jette-le, et entre dans le mien ! » — Je suis prête à venir, Roger, mais à venir tout entière. M’acceptez-vous tout entière ?

— Je veux tout, fit-il : c’est vous qui, tout à l’heure, disiez que vous ne pouvez me donner tout.

— Vous ne me comprenez pas. Je dis : « M’acceptez-vous libre ? Et m’acceptez-vous toute ? »

— Libre ? répondit Roger, circonspect. Tout le monde est libre en France, depuis 89…

(Annette souriait : « Le bon billet !… »)

— … Mais enfin, il faut s’entendre. Il est bien évident que, du moment que vous vous mariez, vous n’êtes plus tout à fait libre. Vous contractez, de ce, des obligations.

— Je n’aime pas beaucoup ce mot, dit Annette ; mais la chose ne me fait pas peur. Je prendrais joyeusement, librement, ma part des peines et des travaux de celui que j’aime, des devoirs de la vie commune. Et plus ils seraient durs, plus ils me seraient chers, avec l’aide de l’amour. Mais je ne renonce pas pour cela aux devoirs de ma vie propre.

— Et quels autres devoirs ? D’après ce que vous m’avez dit et ce que je crois savoir, votre vie, ma chère Annette, votre vie jusqu’à présent, si calme, si modeste, ne paraît pas avoir eu de bien grandes exigences. Que peut-elle réclamer ? Est-ce de votre travail que vous voulez parler ? Souhaitez-vous de le continuer ? Ce genre d’activité me semble, je l’avoue, décevant pour une femme. À moins d’une vocation. C’est gênant, en ménage… Mais je ne crois pourtant pas que vous soyez affligée de ce présent du ciel. Vous êtes trop humaine et bien équilibrée.

— Non, il ne s’agit pas d’une vocation spéciale. Ce serait simple, alors : il faudrait la suivre… La demande, l’exigence (comme vous dites) de ma vie est moins facile à formuler : car elle est moins précise et beaucoup plus vaste. Il s’agit du droit qui s’impose pour toute âme vivante : le droit à changer.

Roger se récria :

— Changer ! Changer d’amour ?

— Même en restant toujours, comme je le veux, fidèle à un seul amour, l’âme a droit à changer… Oui, je sais bien, Roger, « changer », ce mot vous effraie… Moi-même, il m’inquiète… Quand l’heure qui passe est belle, je voudrais n’en plus bouger… On soupire de ne pas se fixer pour toujours !… Mais pourtant, on ne le doit pas, Roger ; et d’abord, on ne le peut pas. On ne reste pas sur place. On vit, on va, on est poussé, il faut, il faut avancer ! Ce n’est point faire tort à l’amour. On l’emporte avec soi. Mais l’amour ne doit pas vouloir nous retenir en arrière, enfermés avec lui dans l’immobile douceur d’une seule pensée. Un bel amour peut durer toute une vie ; mais il ne la remplit pas toute. Songez, mon cher Roger, que, tout en vous aimant, je me trouverai peut-être un jour, (je me trouve déjà) à l’étroit dans votre cercle d’action et de pensée. Je ne songerais jamais à contester pour vous la valeur de votre choix. Mais serait-il juste qu’il me fût imposé ? Et ne trouvez-vous pas équitable de me reconnaître la liberté d’ouvrir la fenêtre, si je n’ai pas assez d’air, — et même un peu la porte — (oh ! je n’irai pas bien loin !) — d’avoir mon petit domaine d’action, mes intérêts d’esprit, mes amitiés propres, de ne pas rester confinée sur un même point du globe, dans le même horizon, de tâcher de l’élargir, de changer d’air, d’émigrer.., (je dis : si c’est nécessaire… je ne le sais pas encore. Mais j’ai, en tout cas, besoin de sentir que je suis libre de le faire, que je suis libre de vouloir, libre de respirer, libre… libre d’être libre… même si je ne faisais jamais usage de ma liberté.)… Pardonnez-moi, Roger, peut-être vous trouvez ce besoin absurde et puéril. Ce ne l’est pas, je vous assure, c’est le plus profond de mon être, le souffle qui me fait vivre. Si on me le retirait, je mourrais,.. Je fais tout, par amour… Mais la contrainte me tue. Et l’idée de la contrainte me rendrait révoltée… Non, l’union de deux êtres ne doit pas devenir un enchaînement mutuel. Elle doit être une double floraison. Je voudrais que chacun, au lieu de jalouser le libre développement de l’autre, fût heureux d’y aider. Le seriez-vous, Roger ? Sauriez-vous m’aimer assez, pour m’aimer libre, libre de vous ?…

(Elle pensait : « Je n’en serais que plus à toi !… » )

Roger l’écoutait, soucieux, nerveux, un peu vexé. Tout homme l’eût été. Annette aurait pu être plus habile. Dans son besoin de franchise et sa peur de tromper, elle était toujours portée à exagérer ce qui, de sa pensée, pouvait le plus choquer. Mais un amour plus fort que celui de Roger ne s’y fût pas mépris. Roger, atteint surtout dans son amour-propre, flottait entre deux sentiments : celui de ne pas prendre au sérieux ce caprice de femme, et la contrariété qu’il éprouvait de cette insurrection morale. Il n’en avait pas perçu l’appel ému à son cœur. Il n’en avait retenu qu’une sorte d’obscure menace et d’atteinte à ses droits de propriétaire. S’il eût eu plus de rouerie dans le maniement des femmes, il eût mis sous le boisseau sa vexation secrète, et promis, promis, promis… tout ce qu’Annette voulait. « Des promesses d’amoureux, autant emporte le vent ! Pourquoi donc lésiner ?… » Mais Roger, qui avait ses défauts, avait aussi ses vertus : il était, comme on dit, « un bon jeune homme », trop rempli de son moi pour bien connaître les femmes, qu’il avait assez peu pratiquées. Il n’eut pas l’habileté de cacher son dépit. Et, quand Annette attendait une parole généreuse, elle eut le désappointement de voir qu’on l’écoutant, il n’avait songé qu’à lui.

— Annette, dit-il, je vous avoue que j’ai peine à comprendre ce que vous me demandez. Vous me parlez de notre mariage, comme d’une prison, et vous ne semblez avoir d’autre pensée que de vous en évader. Ma maison n’a pas de barreaux aux fenêtres, et elle est assez large pour qu’on s’y trouve à l’aise. Mais on ne peut pas vivre, toutes les portes ouvertes ; et ma maison est faite pour qu’on y reste. Vous me parlez d’en sortir, d’avoir votre vie à part, vos relations personnelles, vos amis, et même, si j’ai bien compris, de pouvoir vous en aller, à votre gré, du foyer, pour chercher Dieu sait quoi que vous n’y auriez pas trouvé, jusqu’à ce qu’il vous plaise, un jour, d’y rentrer… Annette, ce n’est pas sérieux ! Vous n’y avez pas pensé ! Aucun homme ne pourrait consentir à sa femme une situation, pour lui si humiliante, pour elle si équivoque.

Ces réflexions ne manquaient peut-être pas de bon sens. Mais il est des moments, où le bon sens tout sec, sans l’intuition du cœur, est un non-sens. — Annette, un peu froissée, dit avec une froideur fière, qui masquait son émotion :

— Roger, il faut avoir foi en la femme que l’on aime ; il faut, quand on l’épouse, ne pas lui faire l’injure de croire qu’elle n’aurait pas de votre honneur le même souci que vous. Pensez-vous que celle que je suis se prêterait à une équivoque, pour vous humiliante ? Toute humiliation pour vous le serait pour elle aussi. Et plus elle serait libre, plus elle se sentirait tenue à veiller sur la part de vous-même que vous lui auriez confiée. Il faut m’estimer plus. N’êtes-vous pas capable de me faire confiance ?


Il sentit le danger de l’éloigner par ses doutes ; et, se disant qu’après tout, il ne fallait pas attacher à ces propos de femme une importance exagérée, et qu’on aurait le temps, plus tard, d’y aviser — (si elle s’en souvenaitl) — il revint à sa première idée, qui était de le prendre en plaisanterie. Il crut donc très bien faire, en disant galamment :

— Toute confiance, mon Annette ! Je crois en vos beaux yeux. Jurez-moi seulement que vous m’aimerez toujours, que vous m’aimerez uniquement ! Je ne vous demande rien de plus ! Mais la petite Cordelia, que ne réconciliait point cette façon badine d’esquiver la loyale réponse, dont dépendait sa vie, se raidit contre l’impossible engagement :

— Non, Roger, je ne puis pas, je ne puis pas jurer cela. Je vous aime beaucoup. Mais je ne puis pas promettre ce qui ne dépend pas de moi. Ce serait vous tromper ; et je ne vous tromperai jamais. Je vous promets seulement de ne rien vous cacher. Et si je ne vous aimais plus, ou si j’aimais un autre, vous le sauriez le premier, — et même avant cet autre. Et vous, faites de même ! Mon Roger, soyons vrais !

Cela ne l’arrangeait guère. La vérité gênante n’était pas une habituée de la maison Brissot. Quand elle frappait au seuil, on se hâtait de faire dire :

— « Tout le monde est absent ! »

Roger n’y manqua point. Il cria :

— Ma chérie, que vous êtes donc jolie !… Là, parlons d’autre chose !… Annette revint, déçue. Elle avait beaucoup espéré d’un franc entretien. Bien qu’elle eût prévu les résistances, elle comptait sur le cœur de Roger pour éclairer son esprit. Le plus affligeant n’était pas que Roger ne l’eût pas comprise, mais qu’il n’avait pas fait le moindre effort pour la comprendre. Il ne semblait avoir rien vu du pathétique de la question pour Annette. Il était tout en surface, et voyait tout à son image. Rien ne pouvait être plus sensible à une femme d’une forte vie intérieure.

Elle ne se trompait pas. Roger avait été interloqué, agacé par les propos d’Annette ; mais il n’en avait pas du tout entrevu le sérieux ; il les jugeait sans conséquence. Il pensait qu’Annette avait des idées bizarres, un peu paradoxales, qu’elle était « originale » : c’était fâcheux. Madame et Mademoiselle Brissot savaient être supérieures, sans être « originales ». Mais on ne pouvait exiger cette perfection chez tous. Annette avait d’autres qualités, — que peut-être Roger ne mettait pas aussi haut, mais auxquelles (il faut le dire) il tenait, pour l’instant, beaucoup plus. À cette préférence le corps avait plus de part que l’esprit ; mais l’esprit y avait aussi sa part : Roger en goûtait fort, chez Annette, la fougue primesautière, quand elle ne s’exerçait pas sur des sujets embarrassants pour lui. — Il n’était pas inquiet. Annette, avec sa droiture, lui avait montré qu’elle l’aimait. Il était convaincu qu’elle ne pourrait se détacher de lui.

Il ne se doutait guère du drame de conscience qui se jouait auprès de lui. — En vérité, Annette l’aimait tant qu’elle ne pouvait se résigner à le juger si piètre. Elle voulait croire qu’elle s’était trompée. Elle fit d’autres tentatives, elle tâcha d’y mettre du sien. Si Roger ne lui reconnaissait pas une vie indépendante, quelle part lui faisait-il du moins dans la sienne ?… Mais les constatations nouvelles où elle dut arriver furent décourageantes. Le naïf égoïsme de Roger la reléguait, en somme, à la table, au salon, et au lit. Il voulait bien, gentiment, lui conter ses affaires ; mais elle n’avait plus, ensuite, qu’à les prouver. Il n’était pas plus disposé à reconnaître à sa femme les droits d’un collaborateur qui discutât son action politique et pût la modifier, qu’à lui permettre une activité sociale différente de la sienne. Il lui semblait tout naturel — (cela s’était toujours fait) — que la femme qui l’aimait lui donnât toute sa vie, et qu’elle ne reçût qu’une part de la sienne. Tout au fond de lui-même, il y avait cette vieille croyance de l’homme en sa supériorité, qui fait que ce qu’il donne lui paraît d’une essence plus haute. Mais il n’en eût pas convenu : car il était bon garçon et galant Français. S’il arrivait qu’Annette prétendît appuyer certains droits de la femme sur l’exemple du mari…

— Ce n’est pas la même chose, disait, en souriant, Roger.

— Pourquoi ? demandait Annette.

Roger esquivait la réponse. Une conviction qu’on ne discute pas risque moins d’être ébranlée. Celle de Roger était enracinée. Et Annette prenait le mauvais chemin pour le faire douter de soi. Ses avances, ses efforts pour trouver entre eux un terrain d’entente, après son inutile essai pour lui imposer ses idées, étaient interprétés par Roger comme une preuve nouvelle du pouvoir qu’il exerçait sur elle. Il n’en était que plus sûr de lui. Et même, il devenait fat. — Soudain, Annette s’irritait, et sa parole avait un accent frémissant… Aussitôt, Roger tournait court, et il revenait au système qui lui avait, pensait-il, si bien réussi : il promettait, en riant, tout ce qu’on voulait. Le ton fait, dit-on, passer la chanson. C’en était une pour Roger. Annette ressentait l’offense.

D’autres questions plus graves se posaient. L’intimité d’Annette avec Sylvie eût été fort menacée. Il était évident que la libre fille serait, dans ce milieu, difficilement admise, et que la petite couturière le serait encore moins. Jamais les Brissot, vaniteux, collet-monté, n’eussent admis, pour eux ou pour leur bru, d’aussi scandaleux rapports de parenté. Il eût fallu les cacher. Sylvie ne s’y fût pas plus prêtée qu’Annette. Chacune avait sa fierté, et chacune était fière de l’autre. Annette aimait Roger ; et elle le voulait, d’un désir plus brûlant qu’elle ne se l’avouait ; mais elle ne lui eût jamais sacrifié sa Sylvie. Elle l’avait trop aimée ; et si cet amour, peut-être, avait pâli, elle n’oubliait point qu’à certaines minutes elle avait touché là le fond de la passion : — (elle le savait, elle seule ; Sylvie même ne s’en doutait qu’à moitié). — Mais, dans les heures de mutuelles confidences avec Roger, Annette lui avait beaucoup trop raconté. Roger semblait alors amusé, touché… Oui, mais à condition que ce fût du passé. Il ne tenait pas du tout à voir se prolonger cette fraternité compromettante. Il était même, en secret, décidé à la faire cesser, doucement, sans avoir l’air d’y toucher. Il ne voulait partager avec personne l’intimité de sa femme. Sa femme… « Ce chien est à moi… » Comme toute sa famille, il avait le sentiment très vif de ce qui était à lui.

À mesure que le séjour d’Annette se prolongeait, cette prise de possession devenait plus étroite, — de quelques dehors affectueux qu’on l’entourât. Ce que les Brissot tenaient, ils le tenaient. Le despotisme domestique des deux femmes s’accusait journellement à mille menus détails. Leur « idée », comme on dit, était « faite » sur tout : qu’il s’agît du ménage ou du monde, de l’existence quotidienne ou des grands problèmes de la vie morale. C’était vissé, fixé, une fois pour toutes. Tout était édicté : ce qu’il convenait de louer, ce qu’il fallait rejeter, — ce qu’il fallait rejeter, surtout ! Que d’ostracismes ! Que d’hommes, que de choses, que de façons de penser ou d’agir, jugés, condamnés sans appel, et pour l’éternité ! Le ton et le sourire enlevaient l’envie de discuter. Ils avaient l’air de dire (ils disaient souvent, en propres termes) :

— Il n’y a pas deux façons de penser, ma chère enfant.

Ou bien, quand elle essayait, cependant, de montrer qu’il y avait aussi la sienne :

— Ma petite, comme vous êtes amusante !

Ce qui avait pour effet de lui clore le bec, à l’instant.

On la traitait déjà en fille de la maison, insuffisamment dressée, qu’on mettait au courant. On lui faisait connaître l’ordre et la marche des jours, des mois, et des saisons Brissot, leurs relations de province, leur relations de Paris, leurs devoirs de parenté, leurs visites, leurs dîners, la chaîne sans fin de ces corvées de société, dont les femmes gémissent, et dont elles sont très fières, parce qu’en les harassant, ce mouvement perpétuel leur donne l’illusion qu’elles servent à quelque chose. Cette vie mécanique, cette fausseté de relations, cette convention perpétuelle, étaient intolérables à Annette. Tout y semblait réglé d’avance : les travaux, les plaisirs, — car il y avait aussi des plaisirs, — mais réglés d’avance !… Vivent les peines imprévues, qui sortent du programme !… Il n’était guère d’espoir d’en sortir, même pour les peines. Annette se voyait maçonnée, comme une pierre dans un mur ! À sable et chaux. Ciment romain. Mortier Brissot…

Elle s’exagérait la rigueur de cette vie. Le hasard, l’imprévu, y jouaient leur rôle, comme dans toutes les vies. Mesdames Brissot étaient plus redoutables en paroles qu’en fait ; elles avaient la prétention de tout diriger ; mais il n’eût pas été impossible, en les prenant par leur faible, en les oignant, flattant et encensant, de les mener par le bout du nez ; une fille rusée aurait pu se dire, en les évaluant à leur juste mesure :

— Parlez toujours ! Je n’en ferai qu’à ma tête !

Il était à penser qu’une énergie tenace, comme celle d’Annette, ne serait jamais étouffée. Mais Annette passait par cette fièvre nerveuse des femmes qui, à force de trop fixer l’objet qui les préoccupe, ne le voient plus comme il est. De quelques mots entendus dans la journée, elle se forgeait des monstres, le soir, quand elle était seule. Elle s’épouvantait de la lutte qu’il lui faudrait perpétuellement soutenir, et elle se répétait qu’elle ne réussirait jamais à se défendre contre tous. Elle ne se sentait plus assez forte. Elle doutait de son énergie. Elle avait peur de sa propre nature, de ces oscillations, inattendues, par où son esprit inquiet continuait d’être ballotté, de ces brusques sautes des vents qu’elle ne s’expliquait pas. — Et certes, elles provenaient de la complexité de sa riche substance, dont la neuve harmonie ne pourrait que lentement se réaliser par la vie ; mais, en attendant, elles risquaient de la livrer à toutes les surprises de la violence, de la faiblesse, de la chair, de la pensée, aux hasards insidieux du destin embusqué au tournant d’une minute, sous les pierres du chemin…

Le fond de son trouble, c’est que de son amour, elle n’était plus sûre. Elle ne savait plus… Elle n’aimait plus ; et elle aimait toujours. Son esprit et son cœur — son esprit et ses sens — bataillaient. L’esprit Voyait trop clair : il était désabusé. Mais le cœur ne l’était point ; et le corps s’irritait, en voyant qu’il allait perdre l’être qu’il convoitait ; la passion grondait :

— Je ne veux pas renoncer !…

Annette sentait cette révolte, et elle en était humiliée ; sa violence naturelle réagissait durement, faisait appel à sa fierté blessée. Elle disait :

— Je ne l’aime plus !…

Et son regard hostile maintenant épiait en Roger les raisons de ne plus l’aimer. Roger ne voyait rien. Il entourait Annette de prévenances, de fleurs, d’attentions galantes. Mais il croyait la partie gagnée. Pas un instant, il ne songeait à l’âme fière, sauvage, qui, voilée, l’observait, brûlante de se donner, mais à qui lui dirait le mot de passe mystérieux qui montre qu’on s’est reconnus. Il ne le disait pas ; et pour cause. Il disait, au contraire, des mots irréfléchis qui, sans qu’elle le montrât, blessaient Annette au cœur. L’instant d’après, il ne se souvenait plus de ce qu’il avait dit. Mais Annette, qui semblait n’avoir pas entendu, aurait pu le lui répéter, dix jours, dix ans après. Elle en gardait le souvenir frais et la blessure ouverte. C’était bien malgré elle : car elle était généreuse, et elle se reprochait de ne pas savoir oublier. Mais la meilleure des femmes peut pardonner les offenses intimes ; elle ne les oublie jamais.

Jour après jour, des déchirures se firent dans la fine toile tissée par l’amour. On ne le remarquait point. La toile restait tendue, mais le moindre souffle y faisait passer d’inquiétants frissons. — Annette, observant Roger dans le cercle de famille, et ses traits de famille, la dureté, la sécheresse de certains de ses propos, son mépris des petites gens, se disait :

— Il déteint. De ce que j’ai aimé en lui, au bout de quelques années, il ne restera rien.

Et puisqu’elle l’aimait encore, elle voulut éviter l’amère désillusion, les conflits dégradants qu’elle prévoyait entre eux, s’ils se liaient.


L’avant-veille de Pâques, sa décision fut prise. — Dure nuit. Il fallut vaincre bien des désirs, fouler aux pieds l’espérance obstinée, qui ne voulait pas mourir. Elle avait, en pensée, bâti son nid avec Roger. Tant de rêves de bonheur, que l’on se chuchote tout bas ! Y renoncer ! Reconnaître que l’on s’était trompée ! Se dire qu’on n’était pas faite pour le bonheur !…

Car elle se le disait, dans son découragement. Une autre, à sa place, ne l’eût pas rejeté. Pourquoi n’était-elle pas capable de l’accepter ? Pourquoi ne pouvait-elle sacrifier une partie de sa nature ?… Mais non, elle ne le pouvait pas ! Comme la vie est mal faite ! On ne peut pas se passer d’affection mutuelle, et on ne peut pas se passer non plus d’indépendance. L’une est aussi sacrée que l’autre. L’une est autant que l’autre nécessaire au souffle de nos poumons. Comment les concilier ? On vous dit : « Sacrifiez ! Si vous ne vous sacrifiez pas, vous n’aimez pas assez… » Mais ce sont, presque toujours, les plus capables d’un grand amour qui sont aussi les plus passionnés d’indépendance — Car tout est fort en eux. Et s’ils sacrifient à leur amour le principe de leur fierté, ils se sentent dégradés jusque dans leur amour, ils déshonorent l’amour… — Non, ce n’est pas aussi simple que voudraient nous le faire croire la morale de l’humilité, — ou celle de l’orgueil, — chrétiens ou nietzschéens. Une force ne s’oppose pas en nous à une faiblesse, une vertu à un vice, ce sont deux forces qui s’affrontent, deux vertus, deux devoirs… La seule vraie morale, selon la vie vraie, serait une morale d’harmonie. Mais la société humaine n’a jamais connu jusqu’à présent qu’une morale d’oppression et de renoncement, — tempérée par le mensonge. Annette ne pouvait mentir…

Que faire ?… Sortir de l’équivoque, au plus vite, à tout prix ! Puisqu’elle s’était convaincue qu’il lui serait impossible de vivre dans cette union, rompre dès le lendemain !…

Rompre !… Elle se représenta la stupeur de la famille, l’esclandre… Ceci n’était rien… Mais le chagrin de Roger… Aussitôt, s’évoqua dans la nuit l’image de la figure chérie… À cette vision, un ressac de passion de nouveau emporta tout… Annette, brûlante et glacée, immobile dans son lit, sur le dos, les yeux ouverts, comprimait les battements de son cœur…

— Roger, implorait-elle, mon Roger, pardonne-moi !… Ah ! si je pouvais t’éviter cette peine !… Je ne peux pas, je ne peux pas !…

Alors, elle était baignée d’un tel flot d’amour et de remords qu’elle eût été près de courir se jeter au pied du lit de Roger, de lui baiser les mains, de lui dire :

— Je ferai tout ce que tu veux…

Quoi ! elle l’aimait encore ?… Elle se révolta…

— Non, non ! je ne l’aime plus !…

Elle se mentait avec fureur…

— Je ne l’aime plus !…

En vain !… Elle l’aimait encore. Elle l’aimait plus que jamais. Peut-être pas avec le plus noble d’elle — (mais qu’est-ce qui est noble ? ou qu’est-ce qui ne l’est pas ?) — Si ! avec le plus noble aussi, et avec le moins ! Corps et âme !… S’il suffisait de ne plus estimer, pour ne plus aimer ! Comme ce serait commode !… Mais souffrir par l’aimé n’a jamais dispensé de l’aimer : on n’en sent que plus cruellement qu’on est forcé de l’aimer !… Annette souffrait dans son amour blesse — par le manque de confiance, le manque de foi en elle, le manque d’amour profond de Roger. Elle souffrait dans l’amer sentiment de tant d’espoirs détruits, qu’elle couvait sans les montrer au jour. C’était parce qu’elle aimait si ardemment Roger qu’elle tenait à lui faire accepter son indépendance. Elle voulait être pour lui plus qu’une femme qui abdique, passive, dans l’union, — un libre et sûr compagnon. — Il n’en faisait point de cas. Elle en ressentait une douleur, une colère de passion offensée…

— Non ! non ! je ne l’aime plus ! je ne dois plus, je ne veux plus…

Mais sa force se brisa ; et, sans même achever son cri de révolte, elle pleura… Dans la nuit, en silence… Sous la glace de la raison, hélas ! elle était brûlée… Ce qu’elle ne voulait pas dire : tout ce qui était à elle, même son indépendance, quelle joie elle aurait eue à le lui sacrifier, si seulement il avait eu un mouvement généreux, un geste, un simple geste, pour se sacrifier, lui, plutôt que de la sacrifier !… Elle ne l’eût pas laissé faire. Elle n’eût rien demandé de plus qu’un élan du cœur, une preuve de vrai amour… Mais bien qu’il l’aimât à sa manière, cette preuve, il eût été incapable de la donner. Cela n’entrait pas dans sa pensée. Il eût jugé le vœu d’Annette une exigence de femme, qu’il faut prendre en souriant, mais qui n’a pas grand sens. Que pouvait-elle souhaiter ? Pourquoi diable pleurait-elle ? — Parce qu’elle l’aimait ? Eh bien, alors ?…

— « Vous m’aimez, n’est-ce pas ? Vous m’aimez ? C’est l’essentiel… »

Ah ! ce mot, elle ne l’avait pas oublié non plus !…

Annette sourit au milieu de ses larmes. Pauvre Roger ! Il était ce qu’il était. On ne lui en veut pas. Mais on ne se changera pas. Ni lui, ni moi. On ne peut pas vivre ensemble…

Elle essuya ses yeux.

— Allons, il faut en finir…

Après une nuit blanche — (elle ne s’était assoupie qu’une ou deux heures, à l’aube) — Annette se leva, résolue. Avec la lumière du jour, le calme lui était revenu. Elle s’habilla, se coiffa, méthodiquement, froidement, écartant de sa pensée tout ce qui pouvait éveiller ses doutes, attentive à sa toilette, qu’elle fit méticuleuse, minutieusement correcte, plus encore qu’à l’ordinaire.

Vers neuf heures, Roger frappa gaiement à sa porte. Il venait la chercher, comme chaque matin, pour une promenade.

Ils partirent, escortés par un chien gambadant. Ils prirent un chemin qui s’enfonçait sous bois. Les jeunes bois verdissants étaient criblés de soleil. Les rameaux ruisselaient de chants, de cris d’oiseaux. Chaque pas éveillait des vols, des battements d’ailes, des frôlements de feuilles, des froissements de branches, des fuites éperdues à travers la forêt. Le chien, surexcité, jappait, flairait, zigzaguait. Des geais se chamaillaient. Dans la coupole d’un chêne, deux ramiers rouissaient. Et très loin, le coucou tournait, tournait, plus loin, plus près, redisant inlassable sa vieille plaisanterie. C’était l’explosion de la crise du printemps…

Roger, bruyant, très gai, riant, excitant son chien, était lui-même comme un grand chien heureux. Annette, silencieuse, suivait, à quelques pas. Elle pensait :

— C’est ici… Non, là-bas, au détour…

Elle regardait Roger. Elle écoutait la forêt. Comme tout deviendrait autre, après qu’elle aurait parlé !… Le détour était passé. Elle n’avait point parlé… Elle dit :

— Roger…

d’une voix mal assurée, presque basse, qui tremblait… Il ne l’entendit pas. Il ne remarquait rien. Devant elle, baissé, il cueillait des violettes ; et il parlait, parlait… Elle reprit :

— Roger !

cette fois, avec un tel accent de détresse qu’il se retourna, saisi. Et tout de suite, il vit la pâleur du visage mortellement sérieux ; il vint à elle… Il avait peur déjà. Elle dit :

— Roger, il faut nous séparer.

Ses traits exprimèrent la stupéfaction et l’effroi. Il bégaya :

— Qu’est-ce que vous dites ? Qu’est-ce que vous dites ?

Elle répéta fermement, évitant de le regarder :

— Il faut nous séparer, Roger, c’est douloureux, mais il le faut. J’ai vu que c’était impossible, impossible que je sois votre femme…

Elle voulait continuer. Mais il l’en empêcha :

— Non, non, ce n’est pas vrai !… Taisez-vous ! taisez-vous ! Vous êtes folle !…

Elle dit :

— Il faut que je parte, Roger.

Il cria :

— Partir, vous !… Je ne veux pas !…

Il lui avait saisi les bras, il les serrait brutalement. Puis, il vit la fière figure, volontaire et glacée, il se sentit perdu, il lâcha prise, il demanda pardon, il pria, supplia :

— Annette ! ma petite Annette ! Restez, restez !… Non, ce n’est pas possible… Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce que j’ai fait ?

La pitié reparut sur le visage fermé. Elle dit :

— Asseyons-nous, Roger…

(Il s’assit docilement auprès d’elle, sur un talus de mousse : ses yeux ne la quittaient point, imploraient chacune de ses paroles).

— …Soyez calme, il faut que tout soit expliqué… Je vous en prie, soyez calme !… Croyez que je dois tendre toutes mes forces pour l’être… Je ne pourrais parler, si je ne m’y forçais pas…

— Mais ne parlez pas ! dit-il, c’est une folie !…

— Il le faut.

Il voulait lui fermer la bouche. Elle se dégagea. Malgré le trouble intérieur, sa résolution semblait si inflexible qu’elle en imposa à Roger qui, renonçant à la lutte, écrasé et hagard, l’écouta parler, sans oser la regarder.

Annette, d’une voix qui paraissait impassible, froide, morne, mais qui avait de brusques cassures, et qui, une ou deux fois, s’arrêta en route pour reprendre haleine, — dit ce qu’elle avait décidé de dire : en termes nets, réfléchis, modérés, qui semblaient d’autant plus implacables… Elle avait voulu sincèrement essayer s’ils pourraient vivre ensemble. Elle l’espérait d’abord, elle le souhaitait de tout son cœur. Elle avait vu que ce rêve n’était pas réalisable. Trop de choses les séparaient. Trop de différences de milieu, de pensée. Elle mettait les torts sur son compte ; elle avait reconnu que, décidément, elle ne pouvait vivre mariée. Elle avait des conceptions de vie, d’indépendance, qui ne s’accordaient pas avec celles de Roger. Peut-être Roger avait-il raison. La plupart des hommes, peut-être même des femmes, pensaient comme lui. Elle avait tort, sans doute. Mais, tort ou raison, elle était ainsi. Il était inutile qu’elle causât le malheur d’un autre et le sien propre. Elle était faite pour vivre seule.

Elle dégageait Roger de toute promesse envers elle, et reprenait sa liberté. Au reste, ils ne s’étaient pas liés. Tout avait été loyal entre eux. Ils devaient se séparer loyalement, en amis…

Elle fixait, en parlant, les herbes à ses pieds ; elle prenait bien garde de ne pas voir Roger. Mais, tandis qu’elle parlait, elle entendait sa respiration qui haletait, et elle eut grand’peine à aller jusqu’au bout. Quand elle eut achevé, elle se risqua à le regarder. Elle fut saisie, à son tour. Le visage de Roger était comme d’un homme qui se noie : rouge, soufflant bruyamment ; il n’avait pas la force de crier. Il agita gauchement ses mains crispées, chercha, retrouva son souffle, gémit :

— Non, non, non, non, je ne peux pas, je ne peux pas…

Et il éclata en sanglots.

D’un champ à la lisière, on entendait venir la voix d’un paysan, le soc d’une charrue. Annette, bouleversée, prit Roger par le bras, l’entraîna hors du chemin, dans les taillis, plus loin, au milieu de la forêt. Roger, sans force, se laissait conduire, répétant :

— Je ne peux pas, je ne peux pas… Mais qu’est-ce que je vais devenir ?…

Elle essayait tendrement de le faire taire. Mais il était submergé par son désespoir : la douleur de son amour, celle de son amour-propre, l’humiliation publique, la ruine du bonheur qu’il s’était promis, tout se mêlait à la fois ; ce grand enfant gâté par la vie, qui n’avait jamais vu les choses résister à ses désirs, s’effondrait dans cette défaite : c’était une catastrophe, un écroulement de toutes ses certitudes ; il perdait foi en lui, il perdait pied, il n’avait plus où se prendre. Annette, touchée de ce grand chagrin, disait :

— Mon ami… mon ami… Ne pleurez pas !… Vous avez, vous aurez une belle vie… vous n’avez pas besoin de moi…

Il continuait de gémir :

— Je ne peux pas me passer de vous. Je ne crois plus à rien… Je ne crois plus à ma vie…

Et il se jeta à genoux :

— Restez ! restez !… Je ferai ce que vous voulez… tout ce que vous voudrez… Annette savait bien qu’il promettait ce qu’il ne pourrait tenir, mais elle était attendrie. Elle répondit doucement :

— Non, mon ami, vous le dites sincèrement ; mais vous ne le pourriez pas, ou vous en souffririez, et j’en souffrirais aussi ; la vie nous serait un conflit perpétuel…

Quand il vit qu’il ne pouvait ébranler sa résolution, il eut une crise de larmes, à ses pieds, comme un enfant. Annette était pénétrée de pitié et d’amour. Son énergie se fondait. Elle voulait se raidir, mais elle ne pouvait résister à ces pleurs. Elle ne pensait plus à elle ; elle ne pensait plus qu’à lui. Elle caressait cette chère tête appuyée contre ses jambes, elle lui disait des mots tendres. Elle releva son grand garçon désolé, elle lui essuya les yeux avec son mouchoir, elle le reprit par le bras, elle le força à marcher. Il était si prostré qu’il se laissait faire et ne savait que pleurer. Les branches d’arbres, au passage, leur fouettaient le visage. Ils allaient dans les bois, sans voir, sans savoir où. Annette sentait monter l’émotion et l’amour. Elle disait, en soutenant Roger :

— Ne pleurez pas !… mon chéri… mon petit.. Cela me déchire… Je ne peux pas le supporter… Ne pleure pas !… Je vous aime… Je t’aime, mon pauvre petit Roger…

Il disait

— Non… ! au milieu de ses pleurs.

— Si ! je t’aime, je t’aime, mille fois plus que tu ne m’as jamais aimée… Que veux-tu que je fasse ?… Ah ! je ferais… Roger, mon Roger… Et voici qu’en marchant, à la sortie du bois, ils se trouvèrent à la clôture de la propriété des Rivière, près de la vieille maison. Annette reconnut… Elle regarda Roger… Et soudain, la passion envahit tous ses membres. Un vent de feu. Une griserie des sens, comme l’ivresse d’un acacia en fleurs… Elle courut vers la porte, tenant Roger par la main. Ils entrèrent dans l’habitation déserte. Les volets étaient clos. Au sortir de la pleine lumière, ils furent aveuglés. Roger se heurtait aux meubles. Sans vue et sans pensée, il se laissait guider par la main brûlante qui le menait, dans la nuit des pièces du rez-de-chaussée. Annette n’hésitait pas, son destin l’entraînait… Dans la chambre du fond, la chambre des deux sœurs, où de l’automne passé flottait encore l’arôme de leurs deux corps, vers le grand lit, où toutes deux avaient dormi, elle alla avec lui ; et, dans une passion de pitié et de volupté, — elle se donna. Quand ils se réveillèrent de leur foudroyante ivresse, leurs yeux s’étaient faits à l’ombre. La chambre semblait claire. Par les fentes des volets, des rais de lumière dansaient, leur rappelant la belle journée du dehors. Roger couvrait de baisers le corps d’Annette dévêtue ; il disait sa reconnaissance en paroles éperdues…

Mais après qu’il l’eut dite, il se tut brusquement, le visage appuyé contre le flanc d’Annette… Annette, silencieuse, immobile, songeait… Dehors, dans le rosier au mur, bourdonnaient les abeilles… Et Annette entendit, comme un chant qui s’éloigne, l’amour de Roger qui s’envole…

Déjà, il l’aimait moins. Roger le sentait aussi, avec honte et dépit ; mais il n’en voulait pas convenir. Au fond, il était choqué qu’Annette se fût donnée… Ridicule exigence de l’homme ! H veut la femme ; et quand, sincèrement, elle se livre à lui, il est près de regarder son acte trop généreux comme une infidélité !…

Annette se pencha vers lui, lui souleva la tête, le regarda dans les yeux, longuement, ne dit rien, sourit avec mélancolie. Lui, qui sentait ce regard le scruter jusqu’au fond, chercha à lui donner le change. Il pensa se montrer très épris. Il dit :

— Maintenant, Annette, vous ne pouvez plus partir : je dois vous épouser.

Le sourire triste d’Annette reparut. Elle avait bien lu en lui…

— Non, mon ami, dit-elle, vous ne devez rien.

Il s’était ressaisi.

— Je veux…

Mais elle :

— Je partirai.

Il demandai :

— Pourquoi ?

Et avant qu’elle ne l’eût dit, il avait déjà mieux compris ses raisons de partir. — Il se crut obligé pourtant à les rediscuter. Elle lui mit sur la bouche sa main. Il baisa cette main, avec une colère passionnée… Ah ! combien il l’aimait ! Il était humilié des pensées qui étaient en lui. Ne les avait-elle pas vues ?… Et la main douce et moite qui lui caressait les lèvres, semblait dire :

— Je n’ai rien vu…

D’un village lointain le tintement de cloches arrivait, par bouffées… Après un long silence, Annette soupira… Allons, cette fois, c’est la fin… Elle dit, à mi-voix :

— Roger, il faut rentrer…

Leurs corps se déprirent. Agenouillé devant le lit, il appuya son front sur les pieds nus d’Annette. Il voulait lui prouver :

— Je suis à toi.

Mais il ne parvenait pas à chasser son arrière-pensée.

Il sortit de la chambre, laissant Annette se rhabiller. En l’attendant, il s’accouda sur un mur de la petite cour d’entrée, écoutant vaguement les bruits de la campagne et goûtant l’heure passée. Les idées importunes s’étaient éclipsées. Il jouissait du bonheur de l’orgueil et des sens apaisés. Il était fier de lui. Il pensa :

— Pauvre Annette !

Il se reprit :

— Chère Annette !…

Elle sortait de la maison. Aussi calme, toujours. Mais très pâle… Qui peut dire tout ce qui s’était passé, pendant les courts instants qu’il l’avait laissée seule, les assauts de la passion, la douleur, le renoncement ?… Roger n’en vit rien, il était occupé de lui. Il alla à elle, et voulut recommencer ses protestations. Elle mit un doigt sur sa bouche : Silence !… À la haie qui ceignait le jardin, elle cueillit un rameau d’aubépine, elle le cassa en deux, et lui en donna la moitié. Et, sortant avec lui de la propriété, sur le seuil, elle posa sa bouche sur celle de Roger.

Ils revinrent sans parler, à travers la forêt. Annette l’avait prié de ne pas rompre le silence. Il lui tenait le bras. Il avait l’air très tendre. Elle souriait, les yeux demi-fermés. C’était lui, cette fois, qui dirigeait ses pas. Il ne se souvenait plus qu’il y avait une heure, ici, il avait pleuré…

Au fond de la forêt, les aboiements du chien poursuivaient un gibier…

Elle partit, le lendemain. Elle donna pour prétexte une lettre, une maladie subite de sa vieille parente. Les Brissot n’en furent pas dupes tout à fait. Mieux que Roger, ils avaient, depuis quelque temps, le soupçon qu’Annette leur échappait. Mais il convenait à leur dignité de n’en pas sembler admettre la possibilité et de croire aux raisons de ce brusque départ. Jusqu’à la dernière minute, on joua la comédie de la brève séparation et du prochain revoir. Cette contrainte était pénible à Annette ; mais Roger l’avait priée de n’annoncer sa décision que plus tard, de Paris ; et Annette s’avouait qu’elle eût été bien gênée de l’apprendre, de vive voix, aux Brissot. On échangea donc, en se quittant, des sourires, des mots mièvres, et des embrassements, où le cœur n’était guère.

Roger accompagna de nouveau, en voiture, Annette à la station. Ils étaient tristes tous deux. Honnêtement, Roger avait renouvelé à Annette sa demande de l’épouser ; il s’y croyait tenu : il était gentleman. Il l’était trop. Il s’attribuait aussi, maintenant, le droit de faire sentir son autorité, — dans l’intérêt d’Annette. Il jugeait qu’en se donnant, Annette ayant abdiqué, la situation n’était plus tout à fait égale entre eux et qu’il devait maintenant exiger le mariage. Annette voyait trop que, s’il l’épousait à présent, il s’estimerait mille fois plus justifié qu’avant à la tenir en tutelle. Certes, elle lui savait gré de sa correcte insistance. Mais… elle refusa. Roger en fut secrètement irrité. Il ne la comprenait plus… (Il pensait l’avoir jamais comprise !)… Et il la jugea sévèrement. Il ne le montra point. Mais elle le devina, avec un mélange de tristesse et d’ironie, — et de tendresse toujours… (C’était toujours Roger !…)

Près d’arriver, elle mit sa main gantée sur la main de Roger. Il tressaillit :

— Annette !

Elle dit :

— Pardonnons-nous !

Il voulut parler ; il ne put. Leurs mains restèrent serrées. Ils ne se regardaient pas ; mais ils savaient que tous deux retenaient leurs larmes, prêtes à couler…

Ils étaient à la station : ils devaient s’observer. Roger installa Annette dans son wagon. Elle n’était pas seule dans le compartiment. Il fallut se borner à de banales amitiés ; mais leurs regards avidement prenaient l’empreinte de la figure aimée.

La machine siffla. Ils se dirent :

— À bientôt !

Et ils pensaient :

— Jamais.

Le train partit. Roger rentra, dans la nuit qui tombait. Il avait le cœur plein de douleur et de colère. De colère contre Annette. De colère contre lui. Il se sentait déchiré. Il se sentait — ô honte ! — il se sentait soulagé…

Et, sur la route déserte, arrêtant son cheval, — de mépris pour lui-même, de mépris et d’amour, amèrement, il pleura. Annette rentra chez elle, dans la maison de Boulogne, et elle s’y enferma. La lettre aux Brissot partie, elle rompit tous liens avec le dehors. Aucun de ses amis ne savait qu’elle était revenue. Elle n’ouvrait aucune lettre. Elle restait des journées, sans sortir de l’étage qu’elle habitait. La vieille tante, habituée à ne pas la comprendre et à ne s’en troubler point, respectait son isolement. Sa vie extérieure paraissait suspendue. L’autre vie — la secrète — n’en était que plus intense. Dans son silence passaient des orages de passion blessée. Il fallait être seule pour s’y livrer jusqu’à épuisement. Elle sortait de là brisée, le sang bu, la bouche sèche, le front brûlant, les pieds, les mains glacés. Des périodes de torpeur aux lourds rêves succédaient. Des jours, elle rêvait ; et elle n’essayait pas de diriger sa pensée. Elle était envahie par une masse confuse d’émotions mêlées… Une sombre mélancolie, une amère douceur, un goût de cendres dans la bouche, les espérances déçues, de subites lueurs de souvenirs qui faisaient bondir le cœur, des accès de désespoir, orgueil, passion ulcérés, et le sentiment des ruines, de l’irrémédiable, d’un Destin contre qui tous les efforts sont vains, — sentiment accablant d’abord, puis morne, puis se fondant peu à peu en un engourdissement, dont la tristesse lointaine était empreinte d’une étrange volupté… Elle ne comprenait pas…


Elle se revit, une nuit, en songe, dans la forêt gonflée de bourgeons. Elle était seule. Elle courait à travers les fourrés. Les branches d’arbres s’accrochaient à sa robe ; les buissons humides s’agrippaient ; elle s’y arracha, mais en se déchirant ; elle se vit, avec honte, à demi nue. Elle se courba pour se couvrir des lambeaux de sa jupe. Et voici qu’elle aperçoit par terre, devant elle, une corbeille ovale, sous un amoncellement de feuilles ensoleillées, — non pas jaunes et dorées, — mais blanc d’argent, pareilles à un tronc de bouleau, blanc de linge très fin. Elle regarde, émue, elle s’agenouille auprès. Et elle voit le linge qui commence à bouger. Le cœur battant, elle tend la main, — s’éveille… — Son émoi persistait… Elle ne comprenait pas…


Un jour vint — elle comprit… Elle n’était plus seule… En elle se levait une vie, une vie nouvelle…

Et les semaines passaient, tandis qu’elle couvait son univers caché…


— « Amour, est-ce bien toi ? Amour, toi qui m’as fui, quand je croyais te saisir, es-tu venu en moi ? Je te tiens, je te tiens, tu ne m’échapperas point, ô mon petit prisonnier, je te tiens dans mon corps. Venge-toi ! Mange-moi ! Petit rongeur, ronge mon ventre ! Nourris-toi de mon sang ! Tu es moi. Tu es mon rêve. Puisque je n’ai pas pu te trouver dans ce monde, je t’ai fait avec ma chair… Et maintenant, Amour, je t’ai ! Je suis celui que j’aime !… »