L’Âme enchantée/L’Été/Partie 2

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Ollendorff (2p. 149-242).
L’Été


DEUXIÈME PARTIE



Annette sortit de l’appartement de Sylvie, avec la volonté de n’y plus jamais rentrer. Elle pleurait. Elle brûlait de honte et de colère. Ces deux natures passionnées ne pouvaient cesser de s’aimer, sans approcher de la haine.

Impossible pour Annette de rester sous le même toit ! Si elle en eût eu les moyens, elle eût déménagé le lendemain. Heureusement pour elle, il fallait se plier aux nécessités pratiques : donner congé, chercher un nouvel appartement. Dans sa première fureur, elle eût plutôt mis ses meubles au dépôt et campé à l’hôtel. Mais ce n’était pas le moment de gaspiller son argent. Elle en avait fort peu mis de côté ; ce qu’elle gagnait était à mesure dépensé ; même sans recourir à l’aide de sa sœur, le sentiment d’y pouvoir faire appel, en cas de besoin, lui donnait une sécurité qui la dispensait des soucis trop criants d’avenir. Lorsqu’elle voulut établir maintenant le compte de ce qu’il lui faudrait pour vivre, elle dut, à sa mortification, reconnaître que, livrée à ses seules ressources, son travail actuel n’eût pas suffi à son entretien. Les dépenses étaient allégées par le voisinage des deux sœurs et la communauté d’une partie des repas. Les habillements du petit étaient des cadeaux de Sylvie ; et pour les robes d’Annette, elle ne faisait payer que le prix de l’étoffe. Sans parler des objets empruntés, de tout ce qui étant à l’une pouvait servir aux deux, des menus présents, des promenades du dimanche, de ce modeste superflu qui éclaire l’uniformité quotidienne. Et puis, le crédit dont sa sœur jouissait dans le quartier faisait bénéficier Annette d’une certaine latitude de payement. À présent, il fallait calculer toutes les dépenses payées comptant. Les débuts seraient rudes. Déménagement, arrhes, frais d’installation. Et la grosse question : la surveillance de l’enfant. Question contradictoire : car il faut gagner pour l’enfant ; pour gagner, il faut sortir de chez soi ; et qui veillera sur l’enfant ? Annette se rendait compte qu’elle ne serait jamais venue à bout de telles difficultés, si elles s’étaient posées plus tôt, quand Marc était tout petit. Comment faisaient les autres femmes ? Annette plaignait les malheureuses, et elle était humiliée.

Mettre l’enfant en pension ? Il était maintenant d’âge à aller au lycée. Mais elle se refusait à l’enfermer dans ces ménageries. Ce qu’elle avait entendu dire des collèges anciens — (les choses se sont un peu améliorées, depuis) — ce que son instinct flairait de cette promiscuité physique et morale, lui faisait regarder comme un crime d’y jeter son enfant. Elle voulait croire que le petit en eût souffert… Qui sait ? Peut-être qu’il en eût été bien aise, pour lui échapper, à elle ! Mais quelle mère peut imaginer qu’elle pèse à son enfant ?… Elle ne consentit même pas à le mettre en demi-pension. Elle se donnait pour raison la santé délicate de Marc : il avait besoin d’une nourriture spéciale ; elle devait surveiller ses repas. Mais pour être de retour à l’heure des repas, quand ses leçons l’obligeaient quelquefois à courir à l’autre bout de Paris, c’étaient de grosses fatigues. Aller, venir, toujours en mouvement. Et les leçons ne suffisaient pas. Il se présentait toujours quelque dépense urgente, sur quoi l’on ne comptait pas. Le petit grandissait beaucoup ; et Annette regrettait qu’il ne fût pas comme les petits haricots, qui ne s’allongent jamais plus vite que leur pelure. Il fallait le vêtir. Annette ne pouvait non plus se permettre de négliger sa toilette : à défaut de sa fierté, son métier l’eût obligée. Elle devait donc trouver des ressources nouvelles. De la copie en chambre, un travail d’étrangère ou une traduction à revoir : (tâche ingrate, peu payée) ; quelque secrétariat d’œuvre, un ou deux matins par semaine : (mal rétribué aussi) ; mais le tout, mis ensemble, devenait suffisant. Gagner par tous les moyens ! Annette cumulait. Elle se fît détester des concurrentes affamées, auxquelles elle se heurta de nouveau, dans sa chasse au pain. Mais cette fois, tant pis ! Plus de sentimentalité ! Il lui fallait passer. On ne se retournait pas pour ramasser ceux qui étaient tombés. Elle avait bien parfois la vision au passage de quelque figure crispée, qui la dévisageait avec des yeux hostiles, quelque rivale évincée, à qui elle eût volontiers porté aide, en d’autres jours. Tant pis ! On n’a pas le temps. Il s’agissait d’arriver la première. Elle savait maintenant où trouver le travail, et par le plus court chemin. Ses diplômes, sa licence, lui assuraient une supériorité. Et elle n’ignorait pas qu’elle en avait une autre : sa cote personnelle, ses yeux, sa voix, sa mise, l’art de dompter les clients. Entre elle et d’autres postulantes, on hésitait rarement. Les sacrifiées ne le lui pardonnaient point.

Sa vie nouvelle s’ordonnait sur un plan d’une saine rigueur. Pas un vide pour les pensées inutiles. Au jour le jour. Chaque jour était plein comme une noix, plein et dur. Après le tremblement des premières semaines, où elle ne savait pas si elle arriverait à vivre et faire vivre son fils, elle s’habitua, se rassura, elle finit même par éprouver un plaisir de ! a difficulté vaincue. Sans doute, aux rares instants où la nécessité d’agir ne tenait plus son esprit tendu, quand, le soir, elle posait sa tête sur l’oreiller, elle avait des minutes, avant de s’endormir, où se pressaient les calculs, les préoccupations de budget… Si elle tombait en route ?… Malade ?… Je ne veux pas !… Paix, il faut dormir… Heureusement, elle était lasse ; le sommeil ne se faisait pas attendre. Et quand revenait le jour, il n’y avait plus de place pour les « si » et les appréhensions. Plus da place pour ce qui énerve, alanguit, dissout l’âme. La gêne et le travail mettaient chaque chose à son rang. Ce qui est nécessaire. Et ce qui est de luxe…

Ce qui est nécessaire : le pain quotidien. Ce qui est de luxe : les problèmes du cœur… L’eût-elle imaginé ! Ils lui paraissaient, maintenant, secondaires… Bon pour ceux qui ont trop de temps ! Elle n’en avait ni trop, ni trop peu. Juste assez. Une pensée par action, et pas une de plus. Alors, en pleine force, elle se sentait comme une barque bien calée, qui est lancée sur les flots.

Elle était dans sa trente-troisième année ; et rien n’avait encore usé ses énergies. Elle s’apercevait que, non seulement elle n’avait pas besoin de tutelle, mais qu’elle était plus forte, sans appui. La dureté de vivre la revigorait. Et le premier bienfait fut de la débarrasser de l’obsession de Julien, de la nostalgie de l’amour, qui, sourde ou violente, empoisonnait toutes ses années passées. Elle découvrait combien elle avait été affadie de rêves sentimentaux, de douceur, de tendresse, de sensualité hypocrite : et d’y penser seulement lui répugnait. Avoir affaire aux rudesses de la vie, subir son contact blessant, devoir être dure soi-même, — c’est bon, c’est vivifiant. Toute une partie d’elle-même, la meilleure peut-être, à coup sûr la plus saine, renaissait.

Elle ne rêvait plus. Elle ne se tourmentait plus. Même plus de la santé de son enfant. Quand il était souffrant, elle faisait ce qu’il y avait à faire. Elle n’y pensait pas, avant. Elle n’y pensait plus, indéfiniment, après. Elle était prête à tout, elle avait confiance. Et c’était la meilleure médecine. En ces premières années de labeur acharné, elle ne fut pas malade, un jour ; et le petit ne lui causa aucune vraie inquiétude.

Sa vie intellectuelle n’était pas moins réduite que sa vie sentimentale. Elle n’avait presque plus le temps de lire. Elle aurait dû en souffrir… Point ! l’esprit y suppléait par ses propres ressources. Il avait assez à faire de classer ses nouvelles découvertes. Car, en ces premiers mois, elle découvrit beaucoup ; elle découvrit tout. — Pourtant, qu’y avait-il de changé ? Le travail, elle le connaissait : (elle croyait le connaître). Et cette ville, ces gens étaient les mêmes, aujourd’hui qu’hier… Mais du jour au lendemain, tout fut changé. De l’heure où elle commença de chercher son pain, ce fut la vraie découverte. L’amour ne l’avait pas été. Même pas la maternité. Elle les portait en elle. Et sa vie n’en avait exprimé qu’une faible partie. Mais à peine eut-elle passé dans le camp de la pauvreté, elle découvrit le monde.

Le monde est autre, selon qu’on le regarde d’en haut ou d’en bas. Annette était maintenant dans la rue, entre les rangées de maisons qui s’allongent : on voit l’asphalte, la boue, la menace des autos et le flot des passants. On voit le ciel là-haut — (rarement lumineux) — là-haut, quand on a le temps ! L’entre-deux disparaît : tout ce qui faisait l’objet de la vie d’avant, la société, les entretiens, les théâtres, les livres, le luxe du plaisir et de l’intelligence. On sait bien qu’il est là, on l’aimerait peut-être ; mais autre chose à penser !… Regarder à ses pieds, devant soi, se garer, aller vite… Tous ces gens, comme ils courent !… D’en haut, on ne voyait que la flânerie de la rivière ; elle paraît calme, et l’on n’aperçoit pas la violence du courant. La course, la course au pain…

Mille fois, Annette avait pensé à l’état où elle se trouvait aujourd’hui, au monde du travail et de la gêne. Mais ce qu’elle pensait alors ne ressemblait en rien à ce qu’elle pensait maintenant qu’elle en faisait partie…

Hier, elle croyait à l’axiome démocratique des Droits de l’humanité ; et l’injustice lui semblait que la masse en pût être frustrée. — Aujourd’hui, l’injustice, — (s’il était encore question de juste et d’injuste) — c’était qu’il y eût des droits pour des privilégiés. Il n’y a pas de Droits. L’homme n’a droit à rien. Rien ne lui appartient. Il faut qu’il conquière chaque chose, à nouveau, chaque jour. C’est la Loi : « Tu gagneras ton pain, à la sueur de ton front. » Les Droits sont une fourbe invention du combattant fourbu, pour sanctionner le butin de sa victoire passée. Les Droits ne sont que la force d’hier, qui thésaurise. — Mais le droit vivant, l’unique, c’est le travail. La conquête de chaque jour… Quelle vision soudaine du champ de bataille humain ! Elle n’effrayait point Annette. La vaillante admettait ce combat, comme une nécessité ; et elle la trouvait juste, parce qu’elle était « en forme », jeune et robuste. Si elle vainquait, tant mieux ! Si elle était vaincue, tant pis ! (Elle ne serait pas vaincue…) Elle n’avait pas renoncé à la pitié. Mais elle avait renoncé à la faiblesse. Le premier dos devoirs : « Ne sois pas pusillanime ! »

À la lumière nouvelle de cette loi du travail, tout s’éclairait pour elle. Les anciennes croyances étaient mises à l’épreuve. Et une nouvelle morale, sur les ruines de l’ancienne, s’élevait cimentée sur cette base héroïque. Morale de la franchise, morale de la force, non du pharisaïsme et de la débilité… Et, posant sous ce jour les doutes qui la travaillaient, celui surtout qui lui tenait au plus profond du cœur : — « Ai-je eu le droit à mon enfant ? » — elle se répondit :

— Oui, si je puis le faire vivre, si je sais en faire un homme. Si je le puis, c’est bien. Si je ne puis pas, c’est mal. C’est la seule morale, toute autre est hypocrite…

Cet arrêt inflexible redoubla sa vigueur et sa joie à lutter……

Elle méditait ainsi, le jour, tandis que dans Paris elle marchait, allant d’une tâche à l’autre. La marche excitait sa pensée. Maintenant que l’action quotidienne était méthodiquement réglée, le rêve reprenait ses droits. Mais le rêve éveillé, clair, précis, le rêve sans brouillard. Plus le temps lui était mesuré, plus il profitait des moindres interstices ; comme un lierre, il montait, tapissant les murailles des jours. Annette confrontait à ses conceptions élargies de la vraie morale humaine les expériences de sa journée. Travail et pauvreté lui dessillaient les yeux. Elle perçait d’un regard neuf le mensonge de la vie moderne, qu’elle n’avait pas remarqué lorsqu’elle y était engluée. La monstrueuse inutilité de cette vie — des neuf dixièmes de cette vie — particulièrement pour les femmes… Manger, dormir, procréer… Oui, c’est le dixième utile. Mais le reste ?… Cette « civilisation ? » Ce qu’on appelle : « penser » ?… L’homme « — (vulgus umbrarum ) — est-il vraiment fait pour penser ? Il veut se le persuader, il s’en est suggéré l’attitude, et il s’y croit tenu, comme à des gestes consacrés. Mais il ne pense point. Il ne pense point devant son journal, ni devant son bureau, devant la roue qui tourne des actes quotidiens. La roue tourne avec lui, tourne à vide. Pensent-elles, ces jeunes filles, qu’Annette est chargée d’instruire ? Qu’entendent-elles des mots qu’elles écoutent, lisent, disent ? À quoi se réduit leur vie ? Quelques instincts énormes et mornes, qui couvent dans la torpeur, sous des amas de fanfreluches. Désir et jouir… La pensée est aussi une de leurs fanfreluches. Qui trompe-t-on ? — Soi… La robe de cette civilisation, son luxe, son art, son mouvement et son bruit, — (ce bruit ! un de ses masques, pour se faire croire qu’elle court à un but ! Quel but ? Elle court, pour s’étourdir…) — qu’y a-t-il là-dessous ? Le vide. Ils s’en font gloire. Ils se font gloire de leurs oripeaux, de leurs mots, de leurs grelots. Comme ils sont rares, les hommes où se manifeste l’éclair de la Nécessité ! … Mais la Bête millénaire ne comprend rien à la voix de ses dieux et de ses sages : ce n’est pour elle qu’un grelot de plus. Elle ne sort pas du cercle du désir et de l’ennui… Oh ! que la société humaine, que l’Homme est une construction factice ! Elle tient par l’habitude. Elle croulera, d’un coup…

De tragiques pensées. Elles n’assombrissaient pas l’ardente Annette. C’est le souffle intérieur qui fait joie ou tristesse, ce ne sont pas les idées. Sous un ciel non troublé, une âme anémique périt de mélancolie. Une âme vigoureuse, exposée aux rafales, s’enveloppe allègrement des ombres comme du soleil. Elle sait bien qu’ils alternent. — Annette rentrait parfois accablée de fatigue, et l’avenir sans lumière. Elle se couchait, dormait ; au milieu de la nuit, une bouffonnerie de rêve l’éveillait en riant. Ou bien, le soir, elle veillait, le front penché sur l’ouvrage ; les doigts allaient leur chemin ; le cerveau allait le sien, et brusquement sur la route cueillait une pensée burlesque : la voilà égayée ! Elle doit faire attention à ne pas rire trop haut, pour ne pas éveiller Marc. Elle dit : « Je suis idiote ! » en s’essuyant les yeux. Mais elle est allégée. Ces détentes puériles, ces soudaines réactions : héritage salutaire, qui lui vient de sa race. Quand le cœur est plein de nuages, la bise de la joie se lève. Et les chasse.

Non, il n’était pas besoin de distractions, de livres ! Annette avait assez à lire en elle. Et le plus passionnant des livres : son fils.


Il était près de sa septième année. Il avait subi le changement de milieu, bien plus aisément qu’on n’eût imaginé. Désagréable ou non, c’était un changement. Lui-même alors muait, comme un petit serpent… Ingrate enfance ! Toutes les gâteries de Sylvie et toutes ses cajoleries — (elle était si certaine de son pouvoir sur lui !) — il s’en passa parfaitement. Après quarante-huit heures, il n’y pensait même plus.

Ce n’est jamais ce qu’on croit qui plaît ou déplaît à l’enfant. Marc apprécia d’abord, dans sa vie nouvelle, le lycée, où sa mère l’envoyait en le plaignant, — et les heures de solitude, où personne ne pouvait s’occuper de lui.

Annette s’était installée dans un petit cinquième, sur la populeuse rue Monge. Escalier raide, logement exigu, bruit au dehors ; mais de l’espace par-dessus les toits : ce lui était nécessaire ; le bruit ne la gênait pas : elle était Parisienne, habituée au mouvement, elle en avait presque besoin ; et elle rêvait d’autant mieux, en plein tohu-bohu. Peut-être sa nature s’était-elle aussi transformée, avec la maturité ; la plénitude de vie physique et le travail régulier lui avaient donné un aplomb, une solidité nerveuse, qu’elle n’avait pas toujours connus et qui ne dureraient pas toujours.

Le logement se composait, sur la rue, de la chambre d’Annette, qui servait de salon (le lit formait divan), de la petite chambre de Marc, et d’un étroit réduit, en retrait d’angle, avançant entre deux rues. De l’autre côté du couloir, obscur en plein midi, la salle à manger sur la cour, et une cuisine où le fourneau et l’évier prenaient presque toute la place.

Entre la chambre de la mère et celle de l’enfant, la porte restait ouverte ; et Marc était trop petit pour protester. Il se trouvait à cet âge indécis qui flotte entre la première enfance asexuée et le premier éveil incertain du petit homme. Il n’était plus dans l’une, et pas encore dans l’autre. Il lui arrivait encore de courir de son lit dans celui de sa mère, le matin du dimanche ; et il se laissait, aux grands jours, faire la toilette par elle, des pieds à la tête. À d’autres jours, il avait des effarouchements pudibonds. Aussi, des curiosités. Et surtout, des accès de cachotterie, qui ne voulait pas être troublée. Il fermait sournoisement sa porte. Annette la rouvrait. Il ne pouvait faire un mouvement, sans qu’elle l’entendît. C’était assommant ! Mais il pouvait aussi ne faire aucun mouvement. Alors, elle l’oubliait, pendant un peu de temps. Pas longtemps !…

Heureusement, Annette n’était pas toujours là. Elle devait sortir. Marc allait à son lycée, qui n’était pas éloigné. Annette l’y conduisait, le matin, et, quand elle était libre, — (rarement) — l’après-midi. Mais elle ne pouvait l’y reprendre, pour le ramener au logis : car c’était l’heure de ses leçons. Il devait rentrer seul, et elle s’inquiétait. Elle avait tâché de s’entendre avec une famille voisine, pour que la domestique, en ramenant l’autre enfant, prît Marc. Mais cela ne faisait pas l’affaire de Marc ; et il filait, avant. Alors, fier et craintif, il revenait seul, et seul il s’enfermait dans l’appartement. Jusqu’au retour de sa mère, il avait de bons moments ! Annette le grondait de son indépendance. Mais elle n’était pas trop fâchée. — (elle ne s’avouait pas ce mauvais sentiment) — qu’il se passât de camarade. Elle se méfiait des camarades. Elle ne voulait pas qu’on pût lui gâter son fils… Son fils ! Elle est donc bien sûre qu’il est à elle ? Certes, elle fait effort pour comprimer son amour égoïste. Ce n’est plus, comme au temps où il était tout petit, le besoin aveugle et glouton d’absorber le petit être dans sa passion. Elle voit en lui maintenant une personnalité. Mais cette personnalité, elle se persuade qu’elle en a la clef, qu’elle sait mieux que lui ses lois et son bonheur ; elle veut la sculpter à l’image de son Dieu caché. Comme la plupart des mères, se jugeant incapable de créer par elle seule ce qu’elle veut, elle rêve de le créer par celui qu’elle a fait de son sang : (le rêve éternel, éternellement déçu, de Wotan !…)

Mais pour le façonner, il faudrait le saisir. Ne pas le laisser échapper !… Elle fait tout pour l’envelopper. Trop. Chaque jour, il échappe davantage. Elle a l’impression décourageante qu’elle le connaît moins, chaque jour. Elle connaît bien une chose : son corps, sa santé physique, ses maladies, les moindres symptômes ; elle a une intuition qui ne la trompe pas. Elle le tient devant elle, le lavant, le palpant, le soignant,… ce cher corps fragile de petit androgyne… On le dirait transparent… Mais qu’est-ce qu’il y a dedans ? Elle le mange des yeux, des mains, il lui est tout livré…

— Dieu ! que je t’aime, petit monstre ! Et toi, est-ce que tu m’aimes ?

Il répond poliment :

— Oui, maman.

Mais qu’est-ce qu’il pense, au fond ?


Marc n’avait, à sept ans, presque aucun trait de famille. Annette avait beau l’explorer, quêter une ressemblance, tâcher de se l’inventer… Non, il ne lui ressemblait pas, ni la forme du front, ni des yeux, ni des lèvres, cette sorte de gonflure caractéristique des Rivière, et spécialement d’Annette, — comme si la volonté, l’ardeur intérieure, faisaient lever la pâte. — Tout au plus, la couleur de l’iris, mais perdue dans un monde étranger… Quel monde ? Celui du père ? Les Brissot ? Non plus ! Du moins, pas encore. Annette, jalousement, disait :

— Jamais !

Pourtant, lui eût-il tant déplu de retrouver dans les traits de son fils quelque trace de Roger ? N’en aurait-elle pas éprouvé une jouissance obscure ? Elle avait maintenant pour le souvenir de celui à qui elle s’était donnée un mélange de rancune et d’attrait inconfessés, — attrait qui s’adressait moins au vrai Roger qu’à celui qu’elle avait rêvé, — et en somme c’était à ce rêve qu’elle s’était donnée. Si elle l’eût revu dans l’image de son fils, elle en eût ressenti une étrange victoire, le sentiment de lui avoir arraché cette forme qu’elle avait aimée, pour la peupler de son âme à elle. Oui, les traits de Roger, elle les eût accordés à Marc, pourvu que l’esprit lui ressemblât, à elle.

Mais il ne ressemblait ni à lui, ni à elle. La physionomie de Roger, qui manquait de l’accent original des Rivière, avait une beauté de lignes, simples, régulières : c’était un livre facile à déchiffrer. — Mais ce visage d’enfant, le sens de cette figure… Comment dire ? Il fuyait… De jolis traits fins, mais pas proportionnés, front étroit, menton efféminé, les yeux un peu bridés, le nez… (À qui ressemblait-il, ce nez effilé aux arêtes minces, et long ?)… et cette bouche grande et maigre aux lèvres pâles, qui couraient un peu de travers ?… Même quand il était immobile, sol mouvant ; l’air incertain, changeant… Sans doute, il cherchait sa forme ; il oscillait encore ; mais dans quelle direction allait-il se décider ? Ou sa décision serait-elle de n’en avoir point ?

Il était, depuis sa grave maladie, un enfant qu’au premier regard on eût dit nerveux et impressionnable, (qui, peut-être, l’était), mais qui, lorsqu’on l’observait, déconcertait par ses manières tranquilles, son air indifférent, son expression fermée. Pas désagréable, pas maussade, ne disant pas non…

— Oui, maman…

Mais on s’apercevait ensuite qu’il ne tenait aucun compte de ce qu’on avait dit : il n’avait pas écouté… Il n’avait pas écouté ? Difficile à savoir !… Et il la regardait, pour voir ce qui allait se passer. Et elle le regardait… Ce petit sphinx !… D’autant plus sphinx qu’il ne savait pas qu’il l’était. Il ne se connaissait pas plus qu’Annette ne le connaissait. C’était le cadet de ses soucis ! À sept ans, on ne cherche plus et pas encore à se connaître, soi. Mais, en revanche, il cherchait à la connaître, elle, sa maîtresse et servante. Et il avait du temps pour cela, puisqu’elle l’enfermait avec elle, pendant des jours. Ils s’observaient mutuellement. Mais elle n’était pas de force ! Annette se trompait, en pensant qu’il ne ressemblait à personne de sa connaissance. Il avait dans l’esprit des analogies étonnantes avec le grand-père Rivière. Mais Annette, quoi qu’elle crût, avait fort mal connu son père. Il l’avait trop séduite pour qu’elle eût jamais vu le vrai Raoul Rivière. À peine quelques soupçons, surtout depuis la lecture de la fameuse correspondance. Elle n’avait pas voulu s’y arrêter. Elle préférait garder — même en les replâtrant — ses souvenirs pieux et tendres, un moment ébranlés. Et puis, elle n’avait connu que le Raoul dernière manière. Mais si le vieux Rivière avait pu revenir pour inspecter, comme il savait faire, le petit bâtard, il eût dit :

— Je recommence.

Il ne recommençait pas. Rien ne recommence jamais. Il revenait, en détail…

Jeux malicieux du sang ! Par-dessus la tête d’Annette, ils se donnaient la main, les deux compères. Et l’un des caractères les plus frappants que la franche Annette avait transmis du grand-père au petit-fils, était une aptitude remarquable à dissimuler ! Non par besoin de mensonge. Un Raoul Rivière avait assez de mépris bonhomme pour ses contemporains et se sentait assez fort, pour qu’il n’eût jamais craint, s’il lui avait plu, de se montrer tout nu. (Il lui avait plu souvent, et l’on citait de lui des mots féroces, qui emportaient le morceau)… Mais non ! C’était plaisir gratuit, humour burlesque, une vocation de théâtre, le goût malicieux de se grimer moralement, afin de mystifier les gens. Le petit en avait hérité, certes innocemment. Son âme inconsistante encore et très hétérogène, nullement bouffonne au fond, s’était glissée en naissant dans ce sac à malices ; et elle usait des organes que Nature lui avait faits. De même que si elle fût entrée dans le corps d’une bête à poil ou à plumes, elle eût essayé son bec, ses griffes ou ses ailes, — habillée d’un pan de la défroque du vieux Rivière, elle retrouvait d’instinct les ruses du grand-père.

Il se tenait sur ses gardes devant les grandes personnes, et il savait lire en elles ce qui le concernait : son génie d’attention était aiguillé de ce côté. Alors, quand il voyait ce qu’ils s’imaginaient qu’il était, il l’était. À moins qu’il ne lui prît fantaisie de les contrarier, parce qu’ils l’agaçaient, ou bien pour s’amuser.

Une de ses occupations était de démonter le mécanisme de ces jouets vivants, de chercher leurs ressorts cachés, leurs points faibles, de les tâter, d’en jouer, de les faire « marcher ». Ce n’est pas très difficile : ils sont assez grossiers, et ils ne se méfient pas. — En premier lieu, sa mère.

Elle l’intriguait. Il y avait de l’énigme en elle. Il avait entendu des allusions à son sujet, dans l’atelier de Sylvie, alors qu’il était assis aux pieds des ouvrières, sans qu’on pensât à lui. Il n’y comprenait pas grand’chose. Mais cela ajoutait au mystère ; et il interprétait. Deviner, inventer… Dans ce corps de furet aux aguets, immobile, les yeux brillants, l’esprit toujours en mouvement.

Maintenant qu’enfermé avec elle, souvent pendant des jours, à cause de sa mauvaise santé, de ses rhumes d’hiver, et de l’avide affection de sa mère, elle était sa principale ressource, il l’épiait curieusement, chantonnant, bricolant, poursuivant ses autres occupations — car l’esprit de l’enfant est, comme ses guibolles, agile et bondissant, il a beau vous tourner le dos, il vous regarde avec des yeux derrière la tête, et ses oreilles de chat comme des girouettes girent aux sons de voix. Si cette attention à feux tournants chasse trois ou quatre lièvres à la fois, il ne perd jamais la piste, il s’amuse, il sait bien que demain il recommencera… Le lièvre se laissait prendre. Expansive, emportée, prodigue dans ses sentiments, Annette ne lésinait point : elle se dépensait sans compter.

Tantôt elle lui parlait, comme à un tout petit : — et elle le blessait, il la trouvait ridicule. Tantôt elle lui parlait, comme à un camarade de pensée, trop âgé : — et elle l’ennuyait, il la trouvait rasante. Tantôt elle se laissait aller à penser tout haut, monologuer devant lui, comme s’il ne pouvait comprendre : — et il la jugeait baroque, il l’observait sévèrement, moqueusement. Il ne la comprenait pas ; mais ne pas comprendre n’a jamais dispensé de juger.

Il avait adopté une attitude factice, qui lui était commode, car elle pouvait s’appliquer à tous les cas : la politesse impertinente et distraite d’un enfant bien élevé, qui fait semblant d’écouter, parce qu’il y est obligé, mais que cela n’intéresse nullement : il a ses affaires, et quand vous lui parlez, attend que vous ayez fini. — À d’autres moments, il s’amusait à jouer le caressant, pour lui faire plaisir. Il savait que sa mère ne manquerait pas d’exploser de bonheur. La bonne femme y allait de tout son cœur. Quand elle tombait dans ses panneaux, il avait pour elle un peu de mépris affectueux. Quand elle agissait d’une façon qu’il n’avait pas prévue, il était irrité, mais il l’estimait davantage. Il n’était pas capable de tenir un rôle longtemps. Un enfant est trop souple et toujours sautillant. Une minute après qu’il avait fait le joli cœur et qu’il la ravissait par ses effusions, il ne se gênait pas pour trahir crûment son indifférence. Annette était déconcertée.

Il arrivait qu’elle n’y tînt plus de déception, d’agacement, surtout aux rares moments où un vague soupçon l’avertissait que Marc s’obstinait dans un rôle. Alors, avec sa violence, — (nous en demandons pardon aux pédagogues modernes) — elle le claquait nerveusement… Vraiment, elle allait contre tous les bons principes et la dignité de l’enfant ! Aux yeux d’une Anglo-Saxonne, la pauvre Annette se déshonore à jamais. Mais entre vieux Français, nous n’en sommes plus à un de ces déshonneurs près… « Qui bene amat… » L’adage fleurit toujours dans les familles bourgeoises, qui ont conservé quelque teinture du latin. Nous avons tous été « bien aimés ». Et nous jugions, au fond, comme le fils d’Annette, que les trois quarts du temps nous ne l’avions pas volé. Mais si, comme lui, nous n’en aimions pas moins celle qui nous claquait, les claques lui faisaient perdre, c’est vrai, un peu de son prestige. Avouons-le, c’était peut-être pour cela que nous — Marc et nous — les provoquions !…

Il avait beau jeu, après, pour faire la victime brutalisée. Et Annette se reprochait son abus de force. Elle se sentait fautive. Il lui fallait chercher à rentrer en grâce. Il l’attendait venir…

Triomphe de la faiblesse ! C’est une arme que les femmes sont expertes à manier. Mais la plus femme des deux était ici l’enfant. Cette jeune chair, encore toute baignée du lait maternel, est plus qu’à demi féminine. Et elle a de la fille les ruses et les roueries. Annette était désarmée. Auprès du petit fripon, elle était le sexe fort. Le stupide sexe fort, qui est honteux de sa force et cherche à se la faire pardonner. La partie n’était pas égale. Le petit la bernait.


Il n’était pourtant pas un rusé comédien, qui s’amuse. Il avait plus d’une nature, ainsi que le grand-père. Bien peu avaient pu voir celle qui se cachait sous le masque moqueur du vieux Rivière. Le drame que recouvrent parfois le cynisme bouffon et l’appétit jouisseur de certains conquérants. Raoul avait eu ses sombres abîmes, qu’il ne montrait pas. Il y en a plus souvent qu’on ne croit sous le rire gaulois. On les garde pour soi. Annette, qui avait les siens, n’en avait jamais livré le secret à son père ; et elle n’avait pas plus connu ceux de son père qu’elle ne connaîtrait ceux de son fils. Chacun restait muré dans sa vie intérieure. Une étrange pudeur. On rougirait moins d’étaler ses vices et ses appétits — (Raoul en faisait parade) — que le tragique de l’âme.

Marc en avait sa part. Un enfant qui vit seul, sans frère et sans compagnon, a du temps pour errer dans ces caves de la vie. Elles étaient bien profondes et bien vastes, les caves des Rivière. La mère et l’enfant auraient pu s’y rencontrer. Mais ils ne se voyaient pas ; ils passèrent l’un près de l’autre, plus d’une fois, en se croyant très loin. Tous deux, les yeux bandés, Annette par le démon de passion qui toujours la tenait, l’enfant par l’égoïsme naturel à son âge : tous deux dans les ténèbres. Mais Marc n’était encore qu’à l’entrée du caveau et il ne cherchait pas l’issue, en se heurtant aux murs, comme Annette ; il demeurait blotti sur une des premières marches, et il rêvait l’avenir. Incapable de se l’expliquer, il se fabriquait la vie.

Il n’avait pas eu loin à aller pour trouver le redoutable mur, devant lequel le moi épouvanté se cabre. La mort. Le mur se dressait de tous les côtés. La maladie le côtoyait, comme un chemin de ceinture. On eût cherché vainement un passage au travers. Le mur était massif et n’avait pas une brèche. Personne n’avait eu besoin de dire à Marc que le mur était là. Tout de suite, dans l’ombre, il avait renâclé, comme un cheval, le crin hérissé. Il n’en parlait à personne. Personne ne lui en parlait. Tout le monde était d’accord.

Annette, comme les jeunes femmes d’aujourd’hui, était une mauvaise pédagogue, qui, lorsqu’elle était fille, avait beaucoup entendu parler de pédagogie, en parlait volontiers, avec componction, attachait à la façon d’élever les enfants beaucoup plus d’importance que les mères d’autrefois qui y allaient à l’aveuglette ; — mais, l’enfant venu, elle se trouvait démunie devant les mille et une surprises de la vie, incapable de prendre parti, faisant des théories qu’elle n’appliquait pas, ou qu’elle abandonnait dès les premiers essais ; — et finalement, elle laissait tout aller, s’en remettant à l’instinct.

Le problème religieux était de ceux qui l’avaient préoccupée, sans qu’elle fût arrivée à une solution pratique pour l’enfant. Ses amies de jeunesse, dans la bourgeoisie riche et républicaine, étaient, pour la plupart, élevées avec religion par leur mère, sans religion par leur père ; et elles ne sentaient même pas le heurt des deux conceptions :. — (les deux s’accordent dans le monde, comme bien d’autres contradictoires, car aucun sentiment n’y a la troisième dimension). — Elle-même était allée à l’église, comme au lycée ; elle avait pris sa première communion, comme son bachot, consciencieusement, sans émotion. Les cérémonies où elle assistait dans sa riche paroisse lui semblaient d’ordre mondain. Elle s’était dégagée d’elles, en se dégageant du monde.

La société moderne — (et l’Église en est un des piliers) — a si bien réussi à dénaturer en les affadissant les grandes forces humaines qu’Annette, qui portait en elle plus de richesse de foi qu’il n’y en a en un cent de dévotes, croyait qu’elle n’était pas religieuse : car elle confondait la religion avec le moulin à prières et ces cérémonies d’un exotisme désuet, luxe d’âme pour les riches, leurre des yeux et du cœur consolant pour les pauvre, qui assure les fondations de leur misère et de la société.

Depuis qu’elle avait cessé les pratiques religieuses, elle n’en avait jamais senti le besoin. Elle ne s’apercevait pas que lorsqu’elle avait ses fougueux élans de conscience, ses monologues passionnés, elle se disait la messe.

Elle ne songea pas à donner à son fils ce dont elle se passait. Peut-être même la question ne se fût pas posée pour elle, si — (paradoxe !) — Sylvie ne l’eût posée. Sylvie, qui n’avait pas plus de religion qu’un moineau de Paris, ne se serait pas crue mariée, sans le concours de l’Église. Et elle trouvait indécent qu’Annette ne fît pas baptiser son fils. Annette n’y pensait pas. Elle le fit pourtant, afin que Sylvie fût marraine. Puis, elle n’y pensa plus ; et les choses en restèrent là, jusqu’à l’arrivée de Julien. Que Julien eût la foi pratiquante ne la donnait pas à Annette, mais la lui rendait digne de respect et ramena son attention sur le problème qu’elle avait négligé : que devait-elle faire pour Marc ? L’envoyer à l’église ? lui apprendre une religion à laquelle elle ne croyait pas ? Elle le demanda à Julien, qui fut scandalisé : il affirma avec énergie la nécessité pour l’enfant d’être instruit des divines vérités.

— Mais si ce ne sont pas des vérités pour moi ? Il faudra donc que je mente, quand Marc m’interrogera ?

— Non pas mentir, mais laisser croire, si c’est dans son intérêt.

— Non, il ne peut être dans son intérêt que je le trompe. Et quelle autorité aurai-je, quand il le découvrira ? Ne sera-t-il pas en droit de me le reprocher ? Il ne croira plus en moi. Et que sais-je si cette foi apprise ne gênera pas plus tard son vrai développement ?…

Ici, Julien s’assombrissait ; et Annette se hâtait de changer de sujet. Comment agir, pourtant ? Elle n’allait pas, comme le lui conseillaient des amis protestants, faire à son fils un cours de toutes les religions et le laisser choisir quand il aurait seize ans !… Annette éclatait de rire. Quelle étrange conception de la religion, comme d’une matière d’examen !…

En fin de compte, Annette n’avait rien fait. Elle se promenait avec Marc, entrait dans les églises, s’asseyait dans un coin, admirant avec lui la forêt jaillissante de ces hauts troncs de pierre, les lueurs de sous-bois qui filtraient des verrières, goûtant l’envol des voûtes, la lointaine psalmodie, les nappes blanches de l’orgue. C’était un bain de rêve et de recueillement…

Marc ne détestait pas d’être ainsi, la main dans la main de sa mère, écoutant, chuchotant. C’était doux, c’était chaud, assez voluptueux… Oui, mais à condition que ça ne durât pas trop longtemps ! Cette somnolence sentimentale l’ennuyait. Il avait besoin de remuer et de penser des choses précises. Sa petite tête travaillait, observait, remarquait, cette foule qui prie, sa mère qui ne priait pas. Et, sans les exprimer, il faisait ses réflexions. Il questionnait rarement, beaucoup moins que la plupart des enfants : car il avait un fort amour-propre et craignait de dire des naïvetés.

Il demanda pourtant :

— Maman, qu’est-ce que c’est que Dieu ?

Elle répondit :

— Mon chéri, je ne sais pas.

— Qu’est-ce que tu sais, alors ?

Elle sourit, et le pressa contre elle :

— Je sais que je t’aime.

Oui, cela, c’était banal. Il le savait. Mais ce n’était pas la peine de venir à l’église, pour cela !…

Il n’était pas très tendre et il n’avait aucun goût pour le vague de l’âme, où « ces femmes » se complaisent. Annette, quand elle avait son petit à côté d’elle, pas trop de préoccupations matérielles, une heure de relâche gagnée au milieu des tâches qui la talonnaient, était heureuse ; et elle n’avait pas à chercher Dieu bien loin : il était dans son cœur. Mais Marc eût trouvé que, dans son cœur, il y avait lui, Marc, et que tout le reste était des bêtises. Il faut être clair. Qu’est-ce que c’était que Dieu, au juste. L’homme là-bas, devant l’autel, avec sa jupe de fille et sa carapace dorée ? Le suisse avec sa canne et ses mollets ? Ces images peinturlurées, — une par chapelle, — qui grimaçaient des sourires fondants, comme les dames embrasseuses, qu’il n’aimait point ?…

— Maman, allons-nous-en !

— Est-ce que ce n’est pas beau ?

— Oui, c’est assez beau. Rentrons !

… Qu’est-ce que c’était que Dieu ?… Il n’avait plus insisté pour le demander à sa mère. Quand les grands avouent qu’ils ne savent pas une chose, c’est qu’elle ne les intéresse pas… Il continua seul son enquête sommaire. Des prières entendues, « Notre Père qui êtes aux cieux », — (une localisation qui excitait le scepticisme des plus éveillés parmi ces gamins modernes, pour qui les cieux étaient en train de devenir un nouveau champ de sport), — la Bible feuilletée, comme les autres vieilles histoires, avec une curiosité ennuyée, — quelques questions posées, quelques réponses happées, de-ci de-là, d’un air négligent, — « Dieu, quelqu’un d’invisible, qui avait créé le monde… » — On dit ça !… C’est trop loin. Et pas clair. Il était comme sa mère : Dieu ne l’intéressait pas. Un roi de plus ou de moins !…

Mais ce qui l’intéressait, c’était son existence à lui, et ce qui la menaçait, et ce qu’il y avait après. De stupides entretiens devant lui, chez Sylvie, avaient d’assez bonne heure éveillé son attention. Le plaisir de petit frisson, qu’ont ces filles à parler d’accidents, de morts subites, de maladies, d’enterrements, et de jacasser de plus belle !… La mort les excitait. L’instinct animal du petit se hérissait, à ce nom. Là-dessus, il eût bien voulu interroger sa mère. Mais Annette, très saine, ne parlait jamais de la mort et ne s’en préoccupait jamais, à cette époque de sa vie. Elle avait bien autre chose à faire ! Gagner la vie de son petit gars. Quand, du matin au soir, il faut songer à l’en deçà, l’au-delà paraît un luxe. Il ne devient l’essentiel que lorsque ceux qu’on aime ont passé de l’autre côté. Son fils était ici. Au reste, si elle l’eût perdu, ni la vie ni la mort n’aurait eu de prix pour elle. Elle était trop passionnée pour se satisfaire d’un monde immatériel, d’un monde sans le corps aimé !

Marc la voyait vigoureuse, intrépide, occupée, insoucieuse de ses craintes ; et il aurait eu honte de trahir sa faiblesse. Il lui fallait donc s’aider seul. Ce n’était pas commode. Mais on peut croire que le petit ne s’embarrassait pas de problèmes de pensée compliqués ! Il ramenait la question à ses dimensions propres. La mort, c’étaient les autres qui disparaissaient. Qu’ils disparussent, c’était leur affaire ! Mais moi, est-ce que je puis disparaître ?

Sylvie, une fois, dit devant lui :

— Hé quoi ! nous mourrons tous !…

Il avait demandé :

— Et moi ?

Elle rit :

— Oh ! toi, tu as le temps !

— Combien ?

— Jusqu’à ce que tu sois vieux.

Mais il savait très bien qu’on enterrait aussi des enfants. Et puis, même vieux, il serait encore lui. Un jour, Marc mourrait… Il était terrifié. Est-ce qu’il n’y avait pas un moyen d’échapper ? Il devait se trouver, quelque part, comme un clou dans un mur, une chose où s’accrocher, une main qu’on saisit… Je ne veux pas disparaître…

Le besoin de cette main aurait pu, justement, le ramener comme tant d’autres, à Dieu, la main tendue, que l’angoisse des hommes projette dans la nuit. Mais que sa mère ne semblât point chercher cet appui, suffisait à en écarter sa pensée. Même en critiquant Annette, il subissait l’influence de son attitude. Qu’en dépit de ce qui l’attendait, elle pût rester tranquille, ne le rassurait point, mais l’obligeait à se tenir droit, comme elle. On a beau être un petit garçon nerveux, chétif, un peu froussard, on n’est pas pour rien le fils d’Annette. Puisqu’elle, une femme n’a pas peur, je ne dois pas avoir peur.

Seulement, il ne lui était pas donné, comme à ces grands, de n’y pas penser. La pensée vient et va, on ne peut pas l’empêcher, surtout la nuit, quand on ne dort pas… Eh bien, alors, il fallait y penser et ne pas avoir peur : « Comment est-on, quand on meurt ? »…

Naturellement, il n’avait aucun moyen de le savoir. On lui avait épargné tout spectacle funèbre. Quelques images de musée. Raidi dans son petit lit, il tâtait les parois de son corps… Comment voir ?… — Une parole imprudente lui révéla, tout près, une fenêtre qui s’ouvrait sur le gouffre qu’il brûlait de regarder.

Un jour d’été, il musardait à la fenêtre ; il attrapait des mouches et leur arrachait les ailes. Il trouvait amusant de les voir gigoter. Il ne pensait pas leur faire mal ; il leur faisait une farce. C’étaient des jouets vivants, que ça ne coûtait rien de casser… Sa mère le surprit dans cette occupation. Avec sa violence qu’elle ne savait pas réprimer, elle le prit par les épaules et le secoua, en criant qu’il était un dégoûtant petit lâche…

— Qu’est-ce que tu dirais, si on te cassait les bras ? Tu ne sais donc pas que ces bêtes souffrent comme toi ?…

Il feignit de rire, mais il était saisi. Il n’y avait pas réfléchi. Ces bêtes étaient comme lui !… Il ne s’apitoyait pas, il n’en avait aucune envie. Mais il les regardait maintenant avec d’autres yeux, inquiets, attentifs, hostiles… Un cheval tombé dans la rue… Un chien écrasé qui crie… Il épiait… Le besoin de savoir était trop fort, pour que la pitié s’éveillât…

À Pâques, le petit étant étiolé d’un hiver sans froid et sans soleil, gris, humide, avec des grippes bénignes et insidieuses qui lui avaient sucé toute la couleur des joues, Annette loua pour une quinzaine une chambre de paysan, dans la vallée de Bièvres. Il n’y avait qu’un grand lit pour elle et pour l’enfant. Il n’aimait pas beaucoup cela ; mais on ne lui demandait pas son avis. Heureusement, le jour, il était seul ; Annette retournait à Paris, pour ses affaires ; et elle le laissait sous la garde de ses hôtes, qui ne le gardaient guère. Marc avait tôt fait de s’éclipser dans les champs. Il regardait, furetait, il tâchait d’attraper, dans les bêtes et les choses, quelque secret qui le concernât : car tout, dans la nature, il le rapportait à lui. Il errait dans les bois. Il entendit brailler, à distance, des gamins. Il ne cherchait pas la société des autres garçons, parce qu’il n’était pas assez fort, et qu’il aurait voulu dominer ; mais tout de même, il était attiré. Il s’approcha et vit qu’ils étaient cinq ou six, faisant cercle autour d’un chat blessé. La bête avait l’échiné brisée ; et les petits s’amusaient à le remuer, harceler, piquer du bout de leurs bâtons. Marc, sans réfléchir, se jeta sur la troupe et lança des coups de poing. La surprise passée, la bande le rossa et le hua. Il fit retraite ; mais il restait à quelques pas, caché derrière les arbres, et il se bouchait les oreilles. Il ne pouvait se décider à partir… Il revint. Les galopins le hélèrent en raillant :

— Hé ! la quille ! Tu as peur ? Viens un peu le voir crever l

Il vint. Il ne voulait pas sembler une poule mouillée.

Et puis, il voulait voir. La bête, l’œil gluant, à demi arraché, était couchée sur le côté, l’arrière-train rigide, mort déjà ; le flanc soufflait, et la tête tâchait de se soulever, en grondant de détresse. Elle ne pouvait pas mourir. Les enfants se tordaient. Marc regardait, pétrifié. Et brusquement, il saisit un caillou et se mit à taper furieusement sur la tête. Un cri rauque le perça. Il tapa, tapa plus fort, comme un enragé. Il tapait encore, quand c’était fini…

Les gamins le regardaient, gênés. Un d’eux essaya de blaguer. Du sang aux doigts crispés encore sur la pierre, Marc les fixait, blême, sourcils froncés, le regard mauvais et la lèvre tremblante. Ils partirent. Il les entendit rire au loin et chanter. Serrant les dents, il rentra. Et chez lui, il ne dit rien. Mais la nuit, dans le lit, il cria. Annette le prit dans ses bras. Le tendre corps tremblait…

— Quel est ce vilain rêve ? Mon ange, ce n’est rien… Et lui, pensait :

— Je l’ai tué. Je sais ce que c’est que la mort.

Orgueil affreux de savoir, d’avoir vu et détruit ! Et un autre sentiment, qu’il ne peut pas comprendre, d’horreur et d’attirance… L’étrange lien qui unit le tueur et le tué, les doigts englués de sang et la tête broyée… À qui des deux est le sang ?… La bête ne souffrait plus. Il conservait encore ses dernières angoisses…

Heureusement, à cet âge, l’esprit ne peut se tenir longtemps à la même pensée. Celle-là était dangereuse, s’il l’avait dû fixer. D’autres images passèrent, leur courant rafraîchit le cerveau. Mais l’idée resta au fond : sa présence se trahissait, de loin en loin, par de sombres luisances, de lourdes bulles d’air, qui montaient de la vase du ruisseau. Sous la croûte molle de l’être, un dur noyau caché : la mort, la force qui tue… On me tue, et je tue… Je ne veux pas me laisser tuer… Au plus fort ! Je combats…

Orgueil, orgueil obscur, qui soutient sa faiblesse, ainsi qu’une armature… D’où lui vient cet acier, sinon de cette mère, qu’il dédaigne pourtant à cause de ses effusions, et parce qu’il en joue ? Il ne l’ignore pas. Même au temps où ses préférences allaient à Sylvie qui le cajolait, il saisissait la supériorité d’Annette. Et peut-être, il l’imite. Mais il lui faut se défendre contre l’envahissement de cette personnalité qui l’aime trop, qui l’encombre, et qui menace sa vie. Il reste armé contre elle, et la tient à distance. Elle aussi est l’ennemi.


Sylvie avait disparu de l’horizon. Les premiers mois de ressentiment passés, il lui venait une pointe de remords, à la pensée des difficultés où se débattait sa sœur. Elle attendait qu’Annette vînt lui demander son aide : elle ne l’eût pas refusée, mais elle ne l’eût pas offerte. Et plutôt que de la demander, Annette se fût saignée aux quatre membres. Les deux sœurs étaient buttées. Elles s’étaient aperçues dans la rue, et elles s’étaient évitées. Mais Annette, une fois qu’elle avait rencontré la petite Odette avec une ouvrière, ne résista pas à un élan de tendresse ; elle prit l’enfant dans ses bras et la mangea de baisers. Sylvie, de son côté, voyant un jour passer Marc qui rentrait de l’école, — (il n’avait pas l’air de la voir) — l’arrêta, disant :

— Eh bien, tu ne me reconnais plus ?

Croirait-on que ce petit animal prit un air raide, pour dire :

— Bonjour, ma tante.

Il avait fait tout seul ses petites réflexions ; et, juste ou injuste, il avait jugé bon de s’identifier avec la cause de sa mère… « My country, right or wrong… » Sylvie fut suffoquée. Elle demanda :

— Et alors, ça va bien ?

Il répondit froidement :

— Tout va très bien.

Elle le regarda s’éloigner, l’air gourmé, rougissant de l’effort imposé. Il était bien tenu, gentiment habillé… Morveux !… « Tout va très bien… » Elle l’eût calotté !… Qu’Annette pût, sans elle, se tirer d’affaire, augmentait ses griefs. Mais elle ne perdait pas une occasion d’en entendre parler ; et elle ne renonçait pas à l’idée de la régenter. Si elle ne pouvait en fait, tout au moins en pensée ! Elle n’ignorait point la vie austère que menait sa sœur ; et elle ne comprenait pas qu’Annette s’y condamnât. Elle la connaissait assez pour savoir qu’une femme de sa sorte n’était pas faite pour cette contrainte morale, ce dénuement de joie. Comment pouvait-on ainsi forcer sa nature ? Qui l’obligeait au veuvage ? À défaut de mari, il ne manquait pas d’amis qui eussent été heureux d’alléger sa peine. D’y consentir, Sylvie eût peut-être moins estimé sa sœur ; mais elle l’eût sentie plus proche.

Elle n’était pas la seule à ne pas comprendre Annette. Annette ne comprenait guère mieux les raisons de sa vie monastique, cette sorte de peur farouche qui la faisait se rejeter en arrière, quand s’offrait non pas même la possibilité, mais l’idée d’une de ces joies naturelles qu’aucune loi religieuse ou sociale ne pouvait lui défendre : (elle ne croyait pas à une morale d’église ; et n’était-elle pas maîtresse d’elle-même ?)…

— De quoi ai-je peur ?

— De moi…

Son instinct ne la trompe pas. Pour une telle nature, chargée de passions, de désirs, d’aveugle sensualité, il n’est pas de volupté innocente, pas de jeux sans conséquence : le moindre choc peut la livrer à des forces, dont elle ne serait plus maîtresse. Déjà, elle a reconnu l’ébranlement moral causé par ses brèves rencontres passées avec l’amour. Le danger serait bien autre, aujourd’hui ! Elle n’y résisterait pas. Si elle se donnait au plaisir, elle serait emportée tout entière, il ne lui resterait plus la foi dont elle a besoin… Quelle foi ? La foi en soi. Orgueil ? Non. Foi en cet inexplicable, ce divin qui est en elle et qu’elle veut transmettre, non souillé, à son fils. Une femme comme elle n’a le choix, en dehors de la stricte discipline du mariage, qu’entre une contrainte morale absolue, et l’abandon consenti aux instincts passionnés. Tout ou rien… Rien ! Et cependant, par bouffées, — malgré ses élans de ferveur fière, — depuis quelques mois, la prend à la gorge cette angoisse :

— Je perds ma vie…

Marcel Franck reparut. Le hasard le mit sur le chemin d’Annette ; il ne songeait plus à elle, mais il ne l’avait pas oubliée. Il avait fait pas mal d’expériences amoureuses. Sur son souple cœur elles n’avaient pas trop marqué : comme de fins coups d’ongle, autour des yeux malins quelques plis légers. Mais une certaine fatigue, un affectueux dédain pour ses faciles conquêtes et pour le conquérant. À peine eut-il revu Annette, il retrouva la sensation d’antan — fraîcheur et certitude — qui attirait curieusement ce sceptique et blasé. Il l’explorait des yeux : elle aussi, avait vu du pays ! Il y avait au fond du regard des lueurs englouties, des sillages, des naufrages. Mais elle paraissait plus calme et plus assurée. Et le regret lui revint de cette saine compagne, qui, par deux fois déjà, lui avait échappé. Il n’était pas trop tard ! Jamais ils n’avaient semblé plus près de s’entendre. Il sut, sans l’interroger, se rendre compte discrètement de ses ressources et de ses occupations. Peu de temps après, il lui fit offrir un travail assez bien rétribué : il s’agissait d’un classement de fiches pour le catalogue d’une collection particulière d’ouvrages d’art, dont il était chargé. Un motif naturel pour passer avec elle quelques heures par semaine. Ils savaient à la fois travailler et causer. L’intimité de naguère fut vite rétablie.

Marcel ne questionnait jamais Annette sur sa vie ; mais il se racontait : — c’était le meilleur moyen de connaître ce qu’elle pensait. Les plaisantes expériences de sa vie amoureuse offraient des sujets variés, où il se complaisait. Il aimait à prendre Annette pour confidente amusée, qui le grondait un peu ; il était le premier à se moquer de lui, comme il se moquait de tout ; et elle écoutait en riant ses libres confessions, étant libre d’esprit pour tout ce qui ne la touchait point. Il le comprenait autrement ; et il avait plaisir à lui voir cette gaie intelligence, indulgente à la vie. Il ne trouvait plus trace de ce pédantisme moral, de cette intolérance de jeune fille, un peu bornée par vertu. Tandis qu’ils échangeaient leurs réflexions ironiques, il pensait que ce serait charmant de s’attacher cette spirituelle amie, de partager avec elle l’aventure de la vie… Comment ? Comme elle voudrait ! Maîtresse, épouse, à son gré ! Il n’avait pas de préjugés. Pas plus qu’il n’avait attaché d’importance à la « maternité buissonnière » d’Annette, il ne se préoccupait des rencontres qu’elle avait pu faire, depuis. Il ne la tourmenterait pas de sa surveillance exigeante ; il n’était pas curieux de sa vie secrète : à chacun ses secrets et sa part de liberté ! Il ne lui demandait que, dans la vie commune, d’être riante et sensée, une bonne associée d’intérêts et de plaisir : (et dans le plaisir, il comprenait tout : l’intelligence, l’affection, et le reste).

Il y pensa si bien qu’il le lui dit, un soir que dans la bibliothèque où ils achevaient leur travail, le soleil, au travers des arbres d’un vieux jardin, dorait les fauves reliures. Annette fut bien étonnée !… Comment ! il y revenait, ce n’était pas fini ?… Elle dit :

— Oh ! mon ami, que vous êtes gentil ! Mais il n’y faut plus penser.

— Mais si, il faut y penser, dit-il. Pourquoi ne faudrait-il pas ?

— « Oui, en effet, pourquoi pas ? » se disait Annette. « Je suis contente de causer avec lui, de le voir… Mais non, c’est impossible ! Cela ne se discute même pas… »

Franck est en face d’elle, assis de l’autre côté de la table, sa barbe blonde au soleil. Les deux bras sur la table, il prend les mains d’Annette, et dit :

— Pensez-y cinq minutes !… Là !… Je ne dirai rien… Nous nous connaissons, depuis combien d’années ?… Douze ?… Quinze ?… Je n’ai pas besoin de m’expliquer. Tout ce que je dirais, vous le savez.

Elle ne cherche pas à dégager ses mains, elle sourit et le regarde, elle le regarde, de ses yeux clairs qui le fixent, mais que lui n’arrive pas à fixer, car ils sont déjà partis bien au delà de lui. C’est en elle qu’elle regarde. Elle pense :

— « Cela ne se discute même pas ?… Tout doit se discuter ! Pourquoi est-ce impossible ?… Il ne me déplaît pas… Il est joli garçon, séduisant, assez bon, intelligent, agréable… Que la vie serait facile !… Mais moi, je ne pourrais pas vivre de sa vie, avec lui… Il plaît, et tout lui plaît. Mais il n’estime rien : ni les hommes ni les femmes, ni l’amour, ni Annette… » (C’est elle-même qui parle, car elle se voit du dehors) « Certes, il n’est pas avare d’attentions délicates et de respect mondain, il m’en fait bonne mesure. Et peut-être qu’il m’accorde un traitement de faveur… Mais, ô le bon sceptique ! que prend-il au sérieux ? Il se délecte de son manque de foi total en la nature humaine. Il en escompte les faiblesses avec une curiosité complaisante et complice. Je crois qu’il serait déçu, le jour qu’il se verrait contraint de l’estimer… Bon garçon ! Oui, la vie serait facile avec lui, — si facile que je n’aurais plus aucune raison de vivre… »

Et puis, elle n’a plus de mots, même pour penser. Mais la pensée poursuit, et sa résolution se fixe.

Franck lui a lâché les mains. Il sent la partie perdue. Il s’est levé, il va vers la fenêtre, et, adossé au chambranle, philosophiquement, il allume une cigarette. Il est derrière Annette, il la voit immobile, les bras toujours allongés sur la table, comme s’il était encore devant elle. Sa belle nuque blonde et ses rondes épaules… Perdues ! … Pour qui, pour quoi se réserve-t-elle ? Quelque nouvelle « Brissotise » ?… Non, il sait que le cœur d’Annette est libre… Alors ?… Elle n’est pas pourtant frigide ! Elle a besoin d’être aimée et d’aimer…

— Elle a surtout besoin de croire… Croire en ce que l’on fait, en ce que l’on veut, en ce qu’on cherche ou ce qu’on rêve, croire en ce que l’on est, malgré tous les dégoûts et les désillusions, croire en soi et en la vie !… Franck détruit l’estime. Annette supporterait plus volontiers de n’être pas estimée, que de perdre l’estime — la sienne — dans la vie. Car c’est la source d’énergie. Et sans la force d’agir, Annette ne serait rien. La passivité du bonheur, pour elle, c’est la mort. La distinction essentielle entre les êtres est en ceci : qu’ils sont, les uns actifs, les autres passifs. Et de toutes les passivités, la plus mortelle pour Annette serait celle de l’esprit, tranquillement établi, comme celui d’un Franck, dans le confort d’un doute qui ne connaît même plus le doute, mais voluptueusement se livre au cours indifférent du Rien… Un suicide !… Non ! Elle refuse… Que pense-t-elle donc que sera sa vie ? — Peut-être rien d’heureux ou de complet. Un ratage, peut-être. Mais, ratée ou non, un élan vers un but… Inconnu ? Illusoire ? Peut-être. N’importe ! L’élan n’est pas illusoire. Et que je tombe en chemin, pourvu que je tombe sur mon chemin !…

Elle s’aperçoit du long silence, et que Franck n’est plus là. Elle se retourne, le voit, sourit, se lève et dit :

— Pardon, mon ami ! Restons comme nous sommes ! On est si bien, amis !

— Et pas mieux, autrement ?

Elle secoue la tête : ( « Non ! » ).

— Allons ! fait-il, me voilà blackboulé au troisième examen !

Elle rit et, venant à lui, elle dit avec malice :

— Voulez-vous, au moins, ce que je vous ai refusé, au second examen ?

Et, lui passant les bras autour du cou, elle l’embrasse… Un affectueux baiser. Mais il n’y a pas à s’y tromper : un baiser d’ami…

Franck ne s’y trompe pas. Il dit :

— Eh bien, il y a espoir que dans une vingtaine d’années, je sois reçu au troisième.

— Non, dit Annette en riant, limite d’âge ! Mariez-vous, mon ami ! Vous n’avez qu’à choisir : toutes les femmes vous attendent.

— Mais pas vous.

— Moi, je reste vieux garçon.

— Vous verrez, vous verrez, pour votre punition, vous vous marierez, passé la cinquantaine.

— « Frère, il faut mourir »… D’ici là !…

— D’ici là, vie de nonne…

— Vous n’en connaissez pas les délectations.


Annette faisait la fanfaronne. Tout n’était pas délectation. Sa vie claustrée la gênait souvent aux entournures. Elle était de cette espèce de nonnes, qui n’auraient pas trop d’une abbaye à gouverner et d’un Dieu à aimer. L’abbaye se réduisait au logement du cinquième, et le Dieu à son enfant. C’était infime et immense. Son compte n’y était pas ; mais elle le parfaisait : un virement de rêves. De cette monnaie-là, elle était bien pourvue. Si sa vie quotidienne était apparemment puritaine et mesquine, elle prenait sa revanche dans sa vie imaginaire. Là, sans heurt et sans bruit, continuait de couler « l’Enchantement » éternel.

Mais comment s’introduire, à sa suite, dans ces retraites de l’âme ? Le rêve intérieur n’est point tissé de mots. Et, pour se faire comprendre, pour se comprendre soi-même, il faut user de mots… Cette pâte lourde et gluante, qui sèche au bout des doigts !… — Annette éprouve aussi le besoin, pour s’expliquer à soi, de fixer parfois son rêve en des récits à voix basse. Mais ces récits ne sont pas des transcriptions fidèles — une transmutation, à peine, — ils se substituent au rêve, mais ils ne lui ressemblent pas. Faute de pouvoir saisir l’esprit dans son essor, le cerveau se fabrique des contes qui l’occupent et le trompent sur la grande féerie ou le drame intérieur…

Une immense plaine liquide, une vallée diluvienne qui coule à pleins bords, fleuve sans rives, de feu, d’eau, et de nuées ; tous les éléments y sont encore mêlés ; mille courants s’enchevêtrent, ainsi qu’une chevelure ; mais une force unique fait rouler en volutes leurs longues boucles sombres, pailletées de lueurs. C’est l’Esprit innombrable et son troupeau de rêves, que mène aux pâturages ténébreux de l’Espoir le berger silencieux : Désir, le roi des mondes. La gravitation impérieuse les pousse sur la pente avide qui, tantôt insidieuse et tantôt abrupte, les aspire.

Annette sent couler la rivière enchantée, elle enroule et déroule à son fuseau la tresse des courants annelés, elle s’y abandonne, et joue avec la force féline qui l’emporte… Mais quand l’esprit de raison, brusquement réveillé, veut contrôler le jeu, il ne trouve qu’Annette, arrachée de son rêve, qui en cherche un autre où rentrer. Alors, elle en invente, sagement, avec les éléments contrôlés de ses journées, avec ses souvenirs, les figures du passé, le roman de la vie qu’on a déjà vécue, ou qu’on vivra peut-être… Et Annette feint de croire que le grand rêve se poursuit. Mais elle sait qu’il a fui. Elle n’est pas inquiète. Ainsi que l’Époux de l’Évangile, il reviendra, à l’heure où l’on ne compte plus sur lui.

Que d’âmes féminines, dont le génie caché s’exprime, comme le sien, en ce fleuve intérieur ! Qui pourrait lire au fond y trouverait souvent sombres passions, extases, visions de l’abîme. — Et dans le va-et-vient tranquille des journées, c’est la bourgeoise correcte, qui vaque à ses affaires, froide et sensée, maîtresse d’elle et même, par réaction, parfois avec excès, comme Annette, affichant vis-à-vis de ses élèves ou de son fils — (mais lui, ne s’y laisse pas prendre) — une apparence de raison froide et moralisante…

Non, elle ne l’abuse pas, le petit ! Il voit loin. Il sait lire sous les mots. Et il sait, lui aussi, ce que c’est que rêver. Chaque jour, il a ses heures où il est comme un roi, tout seul avec ses rêves, seul dans l’appartement. Annette, toujours imprudente, laisse, sans y penser, à la disposition de l’enfant, une quantité de livres, épaves du naufrage de sa bibliothèque et de celle du grand-père. Il en est de tout poil. Depuis plusieurs années, elle n’a plus le loisir d’y faire des battues. Le petit s’en charge. Chaque jour, au retour du lycée, quand sa mère n’est point là, il part en chasse. Il lit confusément. De bonne heure, il a appris à lire vite, très vite, il galope sur la pente des pages, poursuivant le gibier. Son travail d’écolier en souffre, il est classé comme un mauvais élève, distrait, qui ne sait jamais ses leçons et qui broche ses devoirs. Le maître serait bien surpris, si le petit braconnier récitait ce que ses yeux ont attrapé dans la chasse réservée. Il y prend aussi des « classiques » au collet ; mais de quel autre fumet ! Tout ce qu’il cueille librement ainsi, dans l’inconnu, a pour lui une saveur de beau fruit défendu. Rien qui puisse le souiller encore, dans ces rencontres, ou même l’éclairer avec brutalité. Aux tournants dangereux, ses yeux s’égaient et passent, sans avoir éventé, au piège, l’appât charnel. Mais heureux, insouciant, il reçoit au visage le souffle de la vie chaude ; dans cette forêt de livres, ses narines aspirent l’aventure et la lutte éternelle, l’amour…

L’amour, qu’est-ce que l’amour, pour un enfant de dix ans ? Tout le bonheur qu’on n’a pas, — qu’on aura : on le prendra… Comment sera sa figure ?… Des lambeaux de ce qu’il a vu et lu, il tâche de la construire. Il ne voit rien. Il voit tout. Il veut tout. Tout avoir. Tout aimer. (Être aimé ! Pour lui, c’est le vrai sens d’aimer… « Je m’aime. On doit m’aimer… Mais qui ?… » ) — Ses souvenirs ne l’aident point. Ils sont trop près de lui, pour qu’il puisse les bien voir. À son âge, il n’y a point (ou si peu !) de passé. C’est le présent qui est le thème aux mille variations…

Le présent ? L’enfant lève les yeux, et il voit sa mère. Autour de la table ronde, sous la chaude lumière de la lampe à pétrole, ils sont assis tous deux. Le soir, après dîner. Marc apprend — (il est censé apprendre) — ses leçons pour le lendemain ; Annette reprise une robe. Ni l’un ni l’autre ne pense à ce qu’il fait. Ils s’en remettent à leur machine, le serviteur complaisant. Le rêve coule. Annette suit le courant. L’enfant l’observe rêvant… Voilà un spectacle intéressant, plus que les leçons répétées par ses lèvres !…

Marc semblait n’avoir rien vu de ce qui, dans ces années se passait autour de lui ; il n’eût rien su expliquer de ce qui occupait sa mère. Et rien ne lui échappait ! L’amour de Julien. L’amour pour Julien. Obscurément, il en avait été averti. Et une jalousie, dont il ne prenait pas conscience, s’était réjouie de la finale déconvenue, comme un petit cannibale qui danse autour du poteau. Sa mère restait à lui. Son bien ! Il y tenait donc ? Il ne l’appréciait que du jour où un autre avait voulu le lui prendre. Il la regardait, — ces yeux, cette bouche, ces mains. Il s’attachait à chacun de ses traits, à la façon des enfants qui se perdent en un détail comme en un monde… (Ce n’est pas toujours faux !…) Une ombre de la paupière, un retroussis de la lèvre, sont de mystérieux et vastes paysages. Ils fascinaient l’esprit de l’enfant. Cette abeille !… Son regard voletait, tout le long de la bouche entr’ouverte… La porte rouge… Il s’engouffrait au fond, ressortait… À force de la scruter, il oubliait ce qu’il regardait, la femme… Caressante torpeur… Il s’en réveillait, pour se rappeler (Pouah !) la classe du lendemain, un camarade méprisé, une mauvaise place qu’il avait cachée à sa mère… Et puis, il était repris par la lueur de la lampe dans l’ombre de la pièce, par le silence de la chambre dans le grondement de Paris, — cette sensation d’îlot, de barque sur la mer, et l’attente des rivages, de ce qu’il va trouver, et de ce qu’il emportera sur son bateau chargé de ses biens, de ses espoirs, de ce qu’il aura conquis des dépouilles de la vie. Il y mettait sa mère, ses beaux cheveux blonds et ses sourcils arqués… Le petit Viking ! Comme il l’aimait soudain ! Avec l’ardeur d’un amant, mais qui aurait gardé le don de la divine ignorance !… Et la nuit, ne dormant pas, il l’écoutait respirer… Toute cette vie mystérieuse le troublait, l’absorbait…

Ainsi, tous les deux rêvent ; mais elle est en pleine mer, et habituée au long voyage. Lui, en est au départ ; et tout lui est découverte. Aussi, tout lui étant neuf, il regarde mieux et, souvent, il aperçoit plus loin. Il a des moments de sérieux étonnant ! Ils ne durent point. Il est comme les animaux : brusquement, ce regard pénétrant vacille : plus personne !… Mais aux minutes où il fixe sur sa compagne-mère sa jeune force nouvelle, d’attention et d’amour, enfermé avec elle dans un silence ardent, tout son être s’imprègne de l’odeur de cette âme ; il en devine sans comprendre les moindres tressaillements ; et, par éclairs, il touche aux secrets du cœur.

Bientôt, il en perdra la clef. Il ne s’y intéressera plus. Il ne saura plus voir. Il y a deux êtres en lui : la lumière du dedans, et l’ombre du dehors. Quand le corps de l’enfant se développe, l’ombre grandit avec lui, et elle couvre la lumière. À mesure qu’il monte, il tourne le dos au soleil ; il paraît plus enfant, quand il est moins enfant ; et lorsqu’il est en haut, sa vue est plus bornée. Pour l’instant, Marc jouit encore de la clairvoyance magique, dont il ne se doute point. Jamais il ne fut plus près d’Annette, jamais il ne le sera, avant bien des années.

Vers la fin de cette période, l’attrait devint en lui plus fort que la méfiance. Il ne résistait plus à l’élan qui le jetait brusquement, le visage, yeux et bouche, appuyé sur le sein de sa mère. Annette, avec transport, découvrit que son enfant l’aimait. Elle ne l’espérait plus…

Quelques mois s’écoulèrent, aussi délicieux qu’un jeune amour partagé. Lune de miel de l’union de l’enfant et de la mère. Ravissante pureté de cet amour de chair, comme tous les amours, mais d’une chair sans péché. Rose vivante…

Elle passe. — Elle passa, l’heure unique. Elles passèrent, ces années d’étroite intimité, de sévère discipline, de vie serrée Ces riches années… Annette, dans toute sa force, intacte, non entamée. L’enfant, dans toute la fleur de son petit univers…

Mais cette harmonie d’âmes, une vibration de l’air suffit à l’ébranler. La porte est-elle fermée ?…


Une matinée de dimanche. Annette était seule chez elle. Marc faisait avec un camarade une partie de balle au Luxembourg. Annette ne faisait rien ; elle jouissait de pouvoir rester sans parler, sans remuer, assise dans son fauteuil, en cette journée de congé ; le flot de sa pensée décrivait des méandres ; elle s’y laissait porter, un peu courbaturée. On frappa. Elle hésita à ouvrir. Troubler cette heure de silence ?… Elle ne bougea point. On frappa de nouveau, on sonna avec insistance. Elle se leva à regret. Elle ouvrit… Sylvie ! Des mois, qu’elles ne s’étaient vues !… Le premier mouvement fut de joie, chez Annette ; et à son expression cordiale celle de Sylvie répondit. Puis, la mémoire revint des griefs, des relations tendues. Et elles furent gênées. Elles échangèrent des questions de politesse, des réponses de santés. Elles se tutoyaient ; et, questions ou réponses, les formes du langage étaient familières ; mais le cœur restait guindé. Annette pensait : « Qu’est-ce qu’elle est venue faire ? » Et Sylvie, si elle le savait, ne semblait pas pressée de le dire. Tout en parlant de ceci, de cela, elle se montrait préoccupée d’une pensée, qu’elle tâchait de retarder, mais qui, à la fin, sortirait. Et, à la fin, en effet, brusquement, elle dit :

— Annette, finissons-en ! Il y a eu des torts, des deux côtés.

Annette, orgueilleuse, n’en admettait pas du sien. Forte — trop forte — de son droit, et n’oubliant pas l’injustice, elle dit :

— De mon côté, il n’y a rien.

Sylvie n’aimait pas à faire la moitié du chemin, et qu’on ne vînt pas au-devant. Elle dit, d’un ton vexé :

— Quand on a eu des torts, il faut avoir au moins le courage de les reconnaître.

— Je reconnais les tiens, dit Annette, obstinée.

Sylvie, se fâchant, déballa les vieux reproches amassés. Amette répliquait avec hauteur. Elles allaient se dire les plus dures vérités. Sylvie, qui n’était pas patiente, fit le mouvement de se lever pour partir ; mais elle se rassit, en disant :

— Tête de bois ! Il n’y aura jamais moyen de la faire convenir qu’elle n’avait pas raison !

— Lorsque ce n’est pas vrai ! fit l’autre, intransigeante.

— Au moins, par politesse, pour que je n’aie pas tort toute seule !

Elles rirent.

Elles se regardaient maintenant avec des yeux apaisés et railleurs. Sylvie fit la grimace à Annette. Annette lui cligna de l’œil. Elles ne désarmaient pourtant pas.

— Diablesse ! dit Sylvie.

— Je n’accepte point… fit Annette. C’est toi qui…

— Bon, ne recommençons pas !… Écoute, je suis franche : tort ou raison, je ne serais pas revenue ici, toute seule. Je n’oublie pas, moi non plus…

Elle recommença tout de même, malgré ce qu’elle venait de dire, à rappeler jalousement, mi-bouffe, mi-sérieuse, avec un mélange de rancune et de blague, qu’Annette avait voulu tourner la tête à son mari. Annette haussa les épaules.

— Enfin, conclut Sylvie, tu peux être certaine que s’il n’y avait que moi, je ne serais pas revenue !

Annette l’interrogeait curieusement du regard. L’autre dit :

— C’est Odette qui m’envoie.

— Odette ?

— Oui. Elle demande pourquoi on ne voit plus tante Annette.

— Comment ! Elle pense à moi ? fit Annette étonnée. Qui l’en a fait souvenir ?

— Je ne sais pas. Elle a vu ta photo chez moi. Et puis, il faut croire que tu lui as fait impression, quand elle t’a rencontrée, je ne sais où, dans la rue, ou bien à la maison… Intrigante ! avec tes airs de n’y pas toucher, tes manières réservées, tu t’y entends à vous rafler les cœurs !

(Elle ne plaisantait qu’à moitié).

Annette se souvint du tendre petit corps, attrapé au passage, au hasard d’une rencontre, enlevé dans ses bras, de la petite bouche humide, qui se collait à sa joue. Sylvie continuait :

— Enfin, je lui ai dit que nous étions fâchés. Elle demandait pourquoi. Je lui ai répondu : « Zut ! » Ce matin, dans son lit, quand je suis venue l’embrasser, elle m’a dit : « Maman, je voudrais qu’on ne soit pas fâchés avec la tante Annette. » — J’ai dit : « Fiche-moi la paix ! » Mais elle avait de la peine. Alors, je l’ai embrassée, et je lui ai demandé : « Tu y tiens tant que ça, à cette tante ? Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? En voilà, une idée !… Eh bien, si tu y tiens, on ne sera plus fâchés. » Elle a tapé des mains et dit : « Quand elle viendra ? » — « Quand il lui plaira. » — « Non, je voudrais que tu ailles tout de suite lui dire de venir. »… Je suis allée… Petite drogue !… Elle fait de moi ce qu’elle veut… Maintenant, tu vas venir. On t’attend pour dîner.

Annette, les yeux baissés, ne disait ni oui ni non. Sylvie fut indignée :

— J’espère bien que tu n’auras pas le cœur de te faire prier !

— Non, dit Annette, montrant ses yeux rayonnants, où il y avait une larme.

Elles s’embrassèrent passionnément. Par jeu d’amour et de colère, Sylvie mordit l’oreille d’Annette. Annette se récria :

— Toi, toi, tu mords maintenant ? Si encore, c’était moi, qu’on traite de toquée ! Mais toi ! tu es enragée ?

— Oui, je le suis, dit Sylvie. Comment veux-tu que je ne te haïsse pas ? Tu me voles tout ce que j’ai, mon mari, ma fille…

Annette éclata de rire :

— Eh ! garde-le, ton mari ! Je n’y tiens pas.

— Moi non plus, fit Sylvie. Mais il est à moi. Je défends qu’on y touche.

— Mets-y un écriteau !

— C’est à toi que je le mettrais… Grand laideron ! Qu’est-ce que tu as qui les attire ? Ils t’aiment tous.

— Mais non.

— Mais si. Tous, Odette, Léopold, ce nigaud… Les autres… Tous. — Et moi aussi !… Je te déteste. On veut se défaire de toi. On ne peut pas. Pas moyen ! Tu vous tiens !…

Elles se tenaient les mains, et riaient, en se regardant, cette fois, fraternellement.

— Ma petite vieille !

— Tu ne crois pas si bien dire !

C’est vrai, elles avaient vieilli toutes deux. Toutes deux le remarquaient. Sylvie montra, en cachette, une dent fausse, qu’elle s’était fait remettre, sans que personne y eût rien vu. Et Annette avait sur les tempes une touffe de cheveux blancs. Mais elle ne la cachait pas. Sylvie l’appela :

— Poseuse !

Les voilà redevenues intimes, comme autrefois !… Et dire que, sans cette petite, on ne se serait jamais revues !…

Le soir, Annette, avec Marc, vint dîner. Odette s’était cachée ; on ne pouvait la trouver. Annette se mit à sa recherche ; elle la découvrit derrière un grand rideau. Se baissant pour la prendre, accroupie sur ses talons, disant des mots mignons, elle lui tendit les bras. La petite détournait la tête, et ne voulait pas regarder ; puis, ce fut une explosion : elle se jeta au cou d’Annette. À table, où elle avait le bonheur d’être placée à côté de la tante, sa langue resta liée : l’événement la suffoquait. À la fin seulement, elle s’intéressa au dessert. On but à l’amitié retrouvée ; et, par plaisanterie, Léopold trinqua au futur mariage de Marc avec Odette. Marc en fut vexé : ses ambitions visaient plus haut. Odette le prit au sérieux. Après dîner, les deux enfants essayèrent de jouer, mais ils ne s’entendirent pas. Marc était dédaigneux, Odette fut mortifiée. Les parents qui causaient entendirent des claques et des pleurs. On sépara les combattants. Ils boudaient tous les deux. Odette était énervée par les émotions de la journée. Il fallut la coucher. Elle s’y refusait, maussade. Mais Annette lui proposa de l’emporter dans ses bras, et l’enfant se laissa prendre. Annette la déshabilla et la mit dans son lit, en baisant ses petites jambes grassouillettes. Odette était dans l’extase. Annette resta près d’elle, jusqu’à ce qu’elle fût endormie, — (ce qui ne tarda point) — et, retrouvant Marc sur les genoux de Sylvie, elle dit à sa sœur :

— Veux-tu que nous changions ?

— Tope ! fit Sylvie.

Mais, dans le fond du cœur, aucune n’aurait changé. Et pourtant Marc eût peut-être mieux convenu à Sylvie, et Odette à Annette. Mais ce n’était pas le « mien » !

Les enfants s’accommodaient beaucoup mieux du changement. En ayant entendu parler par jeu, ils le réclamèrent. Pour leur faire plaisir, on le leur accorda. Le troc avait lieu le samedi soir entre les deux mères. Odette chez Annette et Marc chez Sylvie passaient la nuit de samedi et la journée de dimanche ; le dimanche soir, on les rendait à leurs propriétaires. Dans l’interrègne, on les gâtait indignement. Et, comme il est naturel, ils revenaient grognons, à la maison. Ce qu’ils avaient de plus tendre, ils le réservaient à celle qui n’était pas la mère de tous les jours.

Odette ravissait Annette par ses câlineries, ses petites confidences et ses longs babillages. Annette en était sevrée. Marc avait le tempérament passionné de sa mère, mais il savait mieux le comprimer ; il n’aimait pas à se livrer, et surtout aux plus proches, parce qu’ils en abusent : — aux étrangers, c’est moins dangereux : ils entendent de travers… — Odette était, comme Sylvie, caressante, expansive, mais de cœur très aimant ; elle exprimait tout haut ce qu’Annette souhaitait d’entendre : la petite futée, qui s’en apercevait, lui en doublait la dose ; elle éveillait l’écho de ce qu’Annette avait pensé, enfant. Annette se l’imaginait, du moins ; et elle l’aimait, en partie, pour cette suggestion ; en l’écoutant, elle rêvait à ses premières années, qu’elle faussait inconsciemment : car elle y projetait les brûlantes clartés de ses pensées d’aujourd’hui…

Chères matinées de dimanche ! La petite était dans le grand lit : (c’était pour elle une fête de passer la nuit nichée dans les bras de sa tante, qui recevait ses coups de pied sans broncher et craignait de respirer, pour ne pas la réveiller…) Elle regardait Annette, qui s’habillait, et elle jasait, comme un moineau. Seule maîtresse du lit et, afin d’affirmer sa prise de possession, étendue en travers, elle faisait des folies, quand la tante lui tournait le dos. Mais Annette, qui se coiffait devant son miroir, riait d’y trouver au fond les guibolles nues en l’air et la brune tête ébouriffée sur l’oreiller. Cela n’empêchait pas Odette de suivre chacun de ses gestes et de faire sur la toilette de comiques observations. Elle avait, au milieu de son babil, de graves réflexions, inattendues, lointaines, qui faisaient dresser l’oreille à Annette :

— Qu’est-ce que tu as dit ? Répète !

Elle ne se souvenait pas… Alors, elle en inventait d’autres, qui ne valaient pas les premières. Ou bien, elle était prise de brusques élans de tendresse.

— Tante Annette ! Tante Annette !

— Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ?

— Je t’amoure… Oh ! Dieu, comme je t’amoure !

Annette riait de l’énergie qu’elle y mettait.

— Pas possible !

— Oh ! je t’aime, à la folie !

(Car, en étant sincère, elle était aussi comédienne, de nature).

— Bah !… J’aime mieux, sans folie.

— Tante Annette ! Je veux t’embrasser.

— Tout à l’heure.

— Tout de suite. Je veux. Viens, viens !

— Oui.

Elle finissait tranquillement de se peigner. Odette se retournait dans le lit, dépitée, en rejetant les draps de tous les côtés.

— Ah ! cette femme n’a pas de cœur.

Annette, éclatant de rire, laissait tomber son peigne, courait au lit.

— Petit masque, ou as-tu été pêcher cela ?

Odette l’embrassait avec furie.

— Allons, allons… tu m’étouffes… bon ! me voilà décoiffée !… jamais je n’arriverai à m’habiller aujourd’hui… Monstre, je ne veux plus de toi !

La voix de la petite se faisait anxieuse, prête à pleurer.

— Tante Annette ! aime-moi !… Je veux que tu m’aimes… Je t’en prie… aime-moi !

Annette la serrait dans ses bras.

— Ah ! faisait Odette, d’un accent pathétique, je donnerais mon sang pour toi !

(Une phrase de roman-feuilleton, qu’elle avait entendu lire, à l’atelier.)

Marc, quand il était le témoin de ces effusions, avait sa lippe dédaigneuse et, les mains dans ses poches, les épaules remontées, il s’en allait, prenant un air supérieur. Il méprisait ce bavardage, cette sentimentalité de femmes qui disent tout. Comme il le déclarait à un petit camarade :

— Ces femmes sont insipides…

Au fond, il était vexé des marques de tendresse que sa mère prodiguait à Odette : quand il en était l’objet, il les repoussait ; mais il ne lui plaisait pas qu’une autre en profitât.

Sans doute, il avait sa tante, avec qui il pouvait prendre sa revanche ; et en effet, il la prenait : pour punir l’ingratitude de sa mère, il se montrait avec Sylvie dix fois plus aimable qu’Annette ne l’avait jamais vu. Mais il faut en convenir : bien que Sylvie le choyât, il était déçu. Sylvie le traitait en enfant ; et il ne le supportait point. Il n’aimait pas qu’elle crût lui faire plaisir, en le menant, chaque dimanche, à la pâtisserie : assurément il n’était pas indifférent à la pâtisserie ; mais il n’aimait pas qu’on lui fît l’injure de croire qu’il y attachât quelque importance. Et puis, il sentait trop que la tante le regardait comme un personnage sans conséquence : elle ne se gênait pas devant lui ; et la curiosité de Marc y trouvait peut-être son compte, mais non son amour-propre : car il percevait la nuance. Oui, il lui aurait plu que Sylvie se montrât à lui dans son intimité, mais comme à un vrai homme, non pas comme à un gosse. Enfin… (mais ceci, il ne se l’avouait pas volontiers), à voir de près Sylvie, il avait perdu des illusions. L’insouciante fille ne se méfiait pas de tout ce qui s’éveille dans le cerveau pur et trouble d’un garçonnet de dix ans, de l’image fabuleuse qu’il s’est fabriquée de la femme, et de la meurtrissure des premières découvertes. Sylvie ne surveillait pas beaucoup plus devant lui ses gestes et ses propos que devant un animal familier… (Rien ne nous dit, après tout, que l’animal familier n’en soit pas souvent choqué !)… Par instinct de défense contre les déceptions que lui causait son idole écornée, se développaient fâcheusement en lui certaines idées précoces, très naïvement cyniques, sur lesquelles il vaut mieux ne pas insister. Il s’efforçait de paraître — (à ses yeux : il ne songeait pas, pour le moment, aux autres) — un homme blasé. Mais de tous ses sens aveugles d’enfant avide et innocent, il humait, inquiet, le charme énigmatique et l’animalité de l’être féminin. Il éprouvait pour la femme une attraction dégoûtée.

Attraction. Répulsion. Tout vrai homme la connaît. À cette heure de la vie, celui des deux sentiments qui dominait chez Marc était la répulsion. Mois cette répulsion même avait une saveur acre qui lui faisait trouver fades les autres sentiments et les êtres de son âge. Il dédaignait Odette, et jugeait cette petite fille au-dessous de sa dignité.

Très petite fille, en effet ; et pourtant, femme, étrangement. En dépit des théories de ces illustres pédagogues, qui divisent l’enfance en compartiments cloisonnés, un pour chaque faculté, — tout est déjà dans l’enfance, dès la petite enfance, tout ce qu’on est et sera, le double Être du présent et de l’avenir (pour ne rien dire du Passé, immense, impénétrable, qui commande l’un et l’autre). — Seulement, pour l’entrevoir, il faut être aux aguets. Dans le crépuscule matutinal, il n’apparaît que par lueurs.

Ces lueurs étaient, chez Odette, plus fréquentes que dans la moyenne des enfants. Fruit précoce. Très saine physiquement, elle portait un petit monde passionnel, qui dépassait ses dimensions… D’où venait-il ? Des au-delà d’Annette et de Sylvie ? Annette s’y reconnaissait, quand elle avait l’âge d’Odette. Mais elle se trompait, car elle avait été beaucoup moins précoce ; et lorsque, d’après Odette, elle reconstituait des passions de sa propre enfance, oubliées, de bonne foi elle antidatait des sentiments qui appartenaient à ses quatorze ou quinze ans.

Odette était une volière peuplée d’un bruit d’ailes fiévreuses. De petits amours, invisibles, passaient : leur vol faisait glisser des ombres et des lumières. Elle était tour à tour contente et énervée, elle avait sans raison des envies de sangloter, puis d’éclater de rire, puis, une lassitude, une indifférence à tout, puis, on ne savait pourquoi, pour un mot, pour un geste, interprété à sa guise, elle était de nouveau heureuse, mais heureuse !… Écrasée de bonheur, ou bien ivre, comme une grive qui s’est gorgée de raisins ; elle parlait, elle parlait… Et prrrt !… Elle disparaissait, on ne savait plus ce qu’elle était devenue, on la retrouvait dans un recoin du cabinet de débarras, se cachant, savourant son bonheur inconnu, qu’elle eût été bien en peine de comprendre. Cette bande d’oiseaux de l’âme allaient, venaient, se succédaient à tire-d’aile…

On ne sait jamais jusqu’à quel point les enfants sont tout à fait sincères dans leurs émotions : comme elles leur viennent de loin, de beaucoup plus loin qu’eux, ils en sont, les premiers, des témoins étonnés, et ils en deviennent les acteurs qui les jouent, pour les expérimenter. Ce pouvoir de dédoublement inconscient leur est un procédé instinctif de préservation, qui leur permet de supporter une charge, sans cela, écrasante pour leurs frêles épaules.

Odette avait, pour l’un, pour l’autre, — et quelquefois pour personne — des transports de passion, auxquels spontanément elle donnait une expression théâtrale, pas toujours à voix haute, mais tout bas, en monologue, pour son propre soulagement ; en mimant le sentiment, elle en amortissait le choc. Ces élans s’adressaient le plus fréquemment à Annette, ou à Marc, — aux deux mêlés ; — et elle disait souvent : Annette, quand c’était Marc ; parce que Marc se moquait d’elle, Marc la dédaignait, et elle le détestait. Alors, elle avait des accès de souffrance humiliée et jalouse, un désir de vengeance… Comment ? Quel mal lui faire ? Le plus mal ! Où l’atteindre ?… Hélas ! elle n’avait que ses griffes d’enfant ! Désolant !… Puisqu’elle ne pouvait rien (pour l’instant), elle feignait l’indifférence… Mais c’était dur de ne pouvoir rien ; et c’était dur aussi de faire l’indifférente, quand on avait toujours envie de rire, ou de pleurer. Une telle contrainte était contre nature : Odette en était abattue ; elle tombait dans une prostration, jusqu’à ce que brusquement un réveil impérieux de sa gaieté d’enfant et un besoin de mouvement la rejetassent dans ses jeux.

Annette contemplait, devinait — inventait un peu — ces désespoirs en miniature, et elle se souvenait avec pitié des siens. Qu’elle en avait dépensé, elle aussi, de fièvre à aimer, désirer, se ronger, et pour qui, et pour quoi ? À quoi cela sert-il ? Une telle disproportion avec l’objet borné de la nature ! La gaspilleuse de forces ! Et ces forces d’aimer, elle les distribue au hasard ! Les uns ont trop, les autres pas assez. Annette se rangeait avec Odette parmi celles qui ont trop, et son fils parmi ceux qui n’ont pas assez. C’était lui le plus heureux. Pauvre petit !…

Il n’était pas si pauvre ! Il n’avait pas une vie du cœur moins riche que celle d’Odette, ni un débat de pensées moins vif — (mais il ne les disait pas !) — ni des sentiments moins violents — (mais leur fougue se portait vers une autre direction). Oui, il était indifférent à ce qui occupait ces femmes. Mais son esprit était agité de tout autres passions. Plus riche cérébralement et beaucoup moins absorbé par la vie plus tardive de ses sens, ce petit homme, qui sentait monter la marée obscure du Désir, en tournait les énergies, en vrai homme, vers l’action et la domination. Il rêvait de telles conquêtes que celle d’un cœur féminin lui eût paru bien pauvre — si seulement, à cette heure de l’enfance, il y eût pensé ! Les garçons des générations précédentes rêvaient de soldats, de sauvages, de pirates, de Napoléon, d’aventures océaniques. Marc rêvait d’avions, et d’autos, et de sans-fil. Autour de lui, la pensée du monde dansait une ronde vertigineuse ; un délire de mouvement faisait vibrer la planète ; tout courait et volait, fendait l’air et les eaux, tournait, tourbillonnait. Une magie d’inventions démente transmuait les éléments. Plus de limites au pouvoir, et donc plus au vouloir ! L’espace et le temps… ( « Passez, muscade ! » )… se volatilisaient, escamotés par la vitesse. Ils ne comptaient plus. Et les hommes, encore moins. Ce qui comptait : Vouloir, Vouloir illimité ! Marc connaissait à peine les rudiments de la science moderne. Il lisait, sans comprendre, une revue scientifique que recevait sa mère ; mais il était, sans comprendre, baigné, depuis sa naissance, dans le miracle de la science. Annette ne le remarquait pas, car elle avait appris la science par la voie scolastique ; elle ne l’avait pas respirée, en vivant. Elle voyait des figures à la craie et des chiffres sur le tableau, des raisonnements. Marc imaginait des forces fabuleuses. Justement parce qu’il n’était pas gêné par sa raison, il était emporté par un lyrisme aussi vague et brûlant que celui qui gonflait les voiles des Argonautes. Il concevait d’extraordinaires exploits : percer le globe d’un tunnel, de part en part ; s’élever sans moteur dans l’air, relier Mars à la Terre, en pressant un bouton faire sauter l’Allemagne, — ou bien un autre État (il n’avait pas de préférence !) — Sous les mots mystérieux de volts, d’ampères, de radium, de carburateur, qu’il employait avec aplomb, à tort et à travers, il évoquait des contes des Mille-et-une-Nuits. Comment diable sa pensée se fût-elle abaissée de si haut vers une stupide petite fille ?

Mais le corps et la pensée sont deux frères jumeaux, qui ne vont point du même pas. Dans leur double croissance, il y a toujours l’un des deux — (ce n’est pas toujours le même) — qui s’attarde sur la route, et l’autre galope en avant. Le corps de Marc restait celui d’un enfant ; et tandis que l’esprit vagabondait là-haut, un fil le tenait par la patte et le ramenait en bas, où il fait bon jouer. Alors, faute de mieux, il condescendait à jouer, — ou même, sans condescendance, il jouait de tout son cœur avec la stupide petite fille. C’étaient d’heureux entr’actes.

Ils ne duraient pas longtemps. Trop d’inégalités entre les deux enfants. Non pas seulement leur âge, ni qu’elle fût une fille. Mais leur tempérament était trop différent. Odette, pas jolie, tenant plutôt du père, avec les yeux d’Annette, une bonne figure ronde, joufflue, camusette, était une enfant robuste, bien portante, dont l’ardeur de sentiment ne troublait pas l’équilibre physique, mais semblait la dépense naturelle de l’abondance vitale. Elle avait échappé à tous les petits maux d’enfance. Marc était, au contraire, marqué par sa maladie de la première année ; et quoique, par la suite, sa bonne constitution dût reprendre le dessus, cette lutte de l’organisme, où il était souvent vaincu, lui gâta une partie de son enfance ; il restait exposé aux moindres refroidissements, fréquemment arrêté par de petits retours de bronchite ou de fièvre. Il en souffrait dans son amour-propre : car tous ses instincts étaient d’orgueil et de force.

Vers la fin de 1911, un an après le raccommodement entre les deux sœurs, Marc eut une de ces maladies d’hiver, compliquée d’influenza, qui inspira de brèves inquiétudes. Odette vint à son chevet. On le lui avait défendu, par crainte de la contagion ; mais elle avait trouvé moyen de se glisser dans la chambre, un soir que les deux mères étaient occupées dans la pièce à côté. Elle fut compatissante ; et Marc, un peu fiévreux, se livra comme il n’avait jamais fait. Il était inquiet.

— Qu’est-ce qu’elles disent, Odette ?

(Il s’imaginait qu’on lui dissimulait la gravité de son mal).

— Je ne sais pas. Elles ne disent rien.

— Qu’est-ce que le médecin a dit ?

— Il a dit que ce ne serait rien.

Il fut un peu soulagé, mais il restait méfiant.

— C’est vrai ? Non, ce n’est pas vrai. On me cache… Je sais bien ce que j’ai, moi…

— Qu’est-ce que tu as ?

Il se taisait.

— Marc, qu’est-ce que tu as ?

Il se renfermait dans un silence orgueilleux et hostile. Odette était angoissée. Elle finit par croire qu’il était très malade. Et son inquiétude se communiqua à Marc. Avec son exagération passionnée, qui prenait des formes mélodramatiques, elle joignit les mains :

— Marc, je t’en prie, ne sois pas si malade ! Je ne veux pas que tu meures !

Il n’en avait pas la moindre envie. Il aimait à être plaint, mais il n’en demandait pas tant ! À s’entendre dire ce qu’il craignait, il fut glacé de peur. Il ne voulait pas le montrer. Tout de même, il le montra :

— Tu vois, tu me cachais !… Tu sais… Je suis très malade ?

— Non, non, je ne veux pas, je ne sais pas, je ne veux pas que tu sois très malade… Marc, ne meurs pas ! Si tu meurs, je veux mourir avec toi !

Elle se jeta à son cou, en pleurant. Il était très ému, et il pleurait aussi, il ne savait pas si c’était à cause d’elle ou de lui. Au bruit, les mamans accoururent et, grondant, les séparèrent. Ils s’étaient sentis bien proches, en cet instant…

Mais le matin suivant, Marc avait réfléchi. Il n’était plus inquiet ; et même, — (pour effacer ses craintes, on s’était moqué de lui) — il était vexé de s’être montré capon ; il s’en prenait à Odette de l’avoir amené, par sa sotte inquiétude, à ces marques de faiblesse. Et puis… (il l’entendait rire, et il la voyait passer, débordante de santé)… il lui en voulait de cette santé. Elle en avait trop. Il l’enviait, et il était humilié.

Après qu’il fut guéri, il garda longtemps la mortification de s’être trahi aux yeux de sa cousine. Il en était d’autant plus irrité qu’il avait eu peur vraiment. Et elle l’avait vu. Son émotion passée, Odette en conservait un malin souvenir. Elle l’avait aperçu sans échasses, peureux, petit garçon. Elle ne l’en aimait que mieux. Il ne le lui pardonnait point.

Marc était guéri. Odette était florissante. Elle avait, toute glorieuse, fait, l’été précédent, sa première communion. (C’était à cette époque où l’Église, comme Joconde, en quête de l’innocence, avait, de son grand nez méfiant, qui humait l’air du temps, jugé qu’il n’en était plus, après l’âge de sept ans). Odette se croyait femme et s’efforçait de le paraître, en modérant son impétuosité de chevreau tenu en laisse ; mais d’une cabriole, le petit cornu vous échappe des mains… Sylvie était heureuse, les affaires allaient bien. Et Annette, qui trouvait au foyer de sa sœur un aliment au besoin d’affection que l’âge et l’épreuve avaient un peu assagi, semblait avoir atteint une zone apaisée. Tout était confiant.

Une chaude après-midi… entre trois et quatre heures, fin d’octobre… un de ces jours radieux, où la lumière sans voiles semble, ainsi que les arbres dévêtus, toute nue. Les fenêtres étaient ouvertes pour laisser entrer les rayons du soleil d’automne, qui sont doux et dorés comme ceux du miel. C’était le lendemain l’anniversaire des huit ans d’Odette. Annette était chez Sylvie. Dans la chambre sur la cour, elles regardaient ensemble et tâtaient des étoffes, bavardes et occupées gravement de leur examen. Odette était, de l’autre côté du couloir, dans la chambre du fond qui donnait sur la rue. Tout à l’heure, la curieuse était venue fourrer son nez par la porte entre-bâillée, pour voir ce qu’on faisait. On l’avait renvoyée, en prenant la voix grondeuse, terminer un petit travail, avant de goûter ensemble. Marc était au lycée ; on l’attendait après sa classe, dans une demi-heure. Le temps coulait uni, sans un pli, sans une ride, sans hâte, comme s’il eût dû ainsi durer toute la vie. On se sentait bien, mais on ne songeait même pas à en jouir : c’était naturel ! Au lierre du mur, dans la cour, les moineaux heureux pépiaient. Les dernières mouches de l’automne bourdonnaient leur contentement de chauffer aux derniers jours de soleil leurs ailes engourdies…

Elles n’entendirent rien… Rien. Pourtant, elles s’étaient tues, au même instant, toutes deux, comme si le fil fragile qui tenait suspendu leur bonheur, s’était rompu…

On sonna à la porte.

— Marc, déjà ? Non, c’est trop tôt.

On sonna, on frappa de nouveau… Il y a des gens bien pressés !… On y va !…

Sylvie alla ouvrir, et Annette, derrière elle, à quelques pas, suivit.

À la porte, la concierge, hors d’haleine, criait, agitait les bras. D’abord, elles ne comprirent pas…

— Madame ne sait pas… le malheur qui est arrivé… La petite demoiselle…

— Qui ?

— Mademoiselle Odette… Cette pauvre mignonne…

— Quoi ! Quoi !

— Elle est tombée…

— Tombée !

— Elle est en bas.

Sylvie hurla. Elle avait repoussé la concierge et dégringola l’escalier. Annette voulut la suivre ; mais les jambes lui manquèrent ; elle dut attendre que son cœur lui permît de marcher. Elle était encore en haut, et penchée sur la rampe, quand de la rue lui vinrent les cris sauvages de Sylvie…

Que s’était-il passé ? Probablement Odette, qui ne travaillait pas volontiers, musardant, furetant, était allée regarder par la fenêtre si Marc ne venait pas, et elle s’était penchée… La pauvre petite n’avait même pas eu le temps de comprendre… — Quand Annette, chancelante, fut enfin dans la rue, elle vit un attroupement, Sylvie comme une démente et, dans ses bras, le petit corps disloqué, jambes et tête pendantes, comme un agneau égorgé. La brune toison voilait le crâne fracturé ; on voyait seulement un peu de sang au nez ; les yeux encore ouverts semblaient interroger… La mort avait répondu.

Annette se fût jetée par terre, en criant d’horreur, si la fureur sauvage de Sylvie n’eût pris toute la douleur du monde. Elle était tombée à genoux, sur le pavé, presque couchée sur l’enfant, qu’elle soulevait, qu’elle secouait, avec des cris enragés. Elle l’appelait, elle l’appelait, elle insultait… Qui ? Quoi ? Le ciel, la terre… Elle écumait de désespoir et de haine…

Et, pour la première fois, Annette vit dans sa sœur les passions forcenées, que Sylvie portait sans le savoir au fond de sa nature, et dont la vie lui avait jusqu’alors épargné l’emploi. Et elle les reconnut, comme étant de son sang.

L’excès de cette souffrance ne lui permettait pas de s’abandonner à la sienne. Il fallait qu’elle fût, par réaction, forte et calme. Elle le fut. Elle prit Sylvie par les épaules. La vocifératrice se débattait ; mais Annette, penchée sur elle, la souleva ; et Sylvie, subissant cette impérieuse douceur, se tut, releva la tête, vit le cercle autour d’elle, jeta un regard farouche et, l’enfant dans ses bras, sans un mot, elle rentra.

Elle venait de passer le seuil de la maison. Annette rentrait à sa suite, quand au coin de la rue elle aperçut Marc qui arrivait. Et malgré son amour déchiré pour la pauvre petite, son cœur bondit dans sa poitrine :

— Quel bonheur que ce ne soit pas lui !

Elle courut à Marc, pour l’empêcher de voir. Marc, aux premiers mots, blêmit, serra les dents. Loin de la scène elle l’emmena ; elle lui dit qu’Odette était gravement blessée ; mais lui, avec l’intuition méfiante de l’enfant, savait qu’elle était morte ; et il cherchait, les poings crispés, à repousser cette terrible pensée. Malgré son trouble, il restait préoccupé de lui, de son attitude et des gens qui passaient ; il remarquait que sa mère marchait tête nue, près de lui, dans la rue, et qu’on les regardait : il en était gêné. Cette contrariété contribua à le calmer. Annette, le voyant plus ferme, lui dit, à mi-chemin, de rentrer seul chez lui. Elle revint en hâte, vers Sylvie, prostrée, assise comme écroulée dans un coin, près du lit de la petite morte, sans entendre ni comprendre, respirant bruyamment, ainsi qu’un animal blessé. Ses ouvrières s’occupaient de l’enfant. Annette lava le petit corps, le revêtit de linge blanc, le coucha dans le lit, ainsi qu’aux soirs lointains, — hier, — éternellement lointains, où elle venait entendre les confidences à voix basse de l’enfant. Lorsque ce fut fini, elle alla vers Sylvie et elle lui prit la main. Moite et froide, la main s’abandonna. Annette serrait ces doigts, d’où la vie semblait s’être retirée ; et elle n’avait pas le courage de chuchoter une parole de tendresse, qui n’eût point traversé le mur du désespoir. Le seul contact fraternel de leurs corps pouvait faire pénétrer au dedans lentement sa pitié. Elle l’enlaça, le front appuyé contre la joue de Sylvie ; et ses larmes gouttaient sur le cou de sa sœur, comme pour fondre le gel qui lui enveloppait le cœur. Sylvie, muette, ne bougeait pas ; mais ses doigts, faiblement, commençaient à répondre à la main fraternelle, quand arriva le mari. Annette la quitta.

Elle rentra près de Marc et dit la vérité. Elle ne la lui apprenait pas. Il ne parut pas ému ; il avait peur de son émotion et voulait garder l’air assuré ; mais il n’eût pas fallu qu’il fût obligé de parler : dès qu’il ouvrit la bouche, sa voix se mit à trembler ; il courut se cacher dans sa chambre, pour pleurer. Annette qui sentit, avec la divination maternelle, l’angoisse pour ce cœur d’enfant de la première rencontre avec la mort, évita de parler du sujet redoutable, mais le prit sur ses genoux, comme quand il était petit. Et lui, ne songea pas à se plaindre qu’on le traitât en petit, et il se réfugia dans la chaleur du sein. Après qu’ils se furent apaisés l’un et l’autre, en berçant leur peur et sentant qu’ils étaient deux pour se défendre, elle le fit coucher et le pria d’être un brave petit homme, de ne pas s’effrayer si elle devait ressortir, le laisser seul une partie de la nuit. Il comprit et promit.

Elle reprit, dans la nuit, le chemin de la maison tragique. Elle voulait veiller la petite morte. Sylvie était sortie de sa morne insensibilité. Elle n’était pas revenue au furieux désespoir du début. Mais le spectacle n’était pas moins pénible. Sa tête s’était troublée. Annette lui vit, sur les lèvres, un sourire. Sylvie leva les yeux, en l’entendant entrer, la regarda, vint à elle, et dit :

— Elle dort.

Elle la prit par la main, et la mena devant le lit :

— Regarde comme elle est belle !

Son visage rayonnait ; mais Annette vit passer sur le front une ombre d’inquiétude ; et quand, après un moment, Sylvie répéta, à mi-voix :

— Elle dort bien, n’est-ce pas ?…

Annette rencontra son regard fiévreux, qui attendait qu’elle dît :

— Elle dort. Oui.

Elle le dit.

Elles allèrent s’asseoir dans la chambre à côté. Le mari était là, avec une ouvrière. Ils se forçaient à causer, pour occuper son attention. Mais la pensée blessée de Sylvie, qui se fuyait, sautait d’un sujet à l’autre, sans s’arrêter. Elle avait pris un ouvrage, qu’à tout instant elle jetait, elle prenait, elle jetait, pour écouter la chambre au sommeil. Elle redisait :

— Comme elle dort !…
en promenant son regard sur les autres, pour les… pour se persuader. Une fois, elle retourna près du petit lit, et penchée sur l’enfant, lui dit des mots mignons. Ce fut atroce pour Annette. Elle voulait que Sylvie se tût. Le mari, à voix basse, la supplia de ne pas toucher à l’illusion.

L’illusion tomba seule. Sylvie, revenue à sa place, avait repris son ouvrage, et elle ne parlait plus. Les autres parlaient autour d’elle, mais elle n’écoutait plus. À leur tour, ils se turent. Le sombre silence plana… Soudain, Sylvie cria. Sans mots. Un long cri. Abattue sur la table, elle y heurtait sa tête. On écarta précipitamment les aiguilles et les ciseaux. Quand la parole lui revint, ce fut pour insulter Dieu : elle ne croyait pas en lui ; mais il faut bien avoir quelqu’un contre qui se venger ! Elle avait les yeux torves ; et de basses injures elle le souffletait…

L’épuisement vint. On la porta sur son lit. Elle ne remuait plus. Annette resta près d’elle, jusqu’à ce qu’elle fût assoupie.

Alors, elle rentra brisée. Les rues blêmes, au petit jour… Marc ne dormait pas. Elle se coucha en grelottant. Mais au moment de se mettre au lit — (c’était trop, tout ce que depuis douze heures elle avait dû souffrir et maîtriser !) — elle courut en chemise et pieds nus dans la chambre de son fils, et passionnément elle lui baisa la bouche, les yeux, les oreilles, le cou, les bras, les mains. Et elle disait :

— Mon petit, mon cher petit… Toi, tu ne me quitteras pas ?…

Il était très ému, gêné et effrayé. Il pleura avec elle, plus sur lui que sur les autres. Sur les autres, aussi. À présent, il sentait ce qu’il avait perdu, il pleurait cette affection, dont il n’avait point voulu. Il se rappela le soir où il était malade, et Odette auprès de lui. Il était pénétré de tendresse et de tristesse. Et il pensa :

— Tout de même, c’est moi qui vis !…


Annette tremblait de recommencer une pareille journée. Ses forces n’y eussent pas suffi. Mais ce qui suivit n’eut pas la terrifiante violence des heures précédentes. La souffrance humaine, quand elle atteint au faîte, il faut qu’elle redescende. On meurt, ou on s’habitue.

Sylvie avait repris possession d’elle. Elle était livide, marquée au coin des narines et des lèvres d’un trait dur, qui depuis, laissa, en s’atténuant, sa flétrissure. Mais calme, active, occupée, avec ses ouvrières, à couper et à coudre les vêtements de deuil. Elle donnait des ordres, surveillait, travaillait ; et ses mains étaient sûres et précises, comme son regard. Elle fit l’essayage de la robe d’Annette. Annette craignait de prononcer un mot qui rappelât l’enterrement. Mais Sylvie en parla, froidement. Elle ne laissait à personne le soin de s’occuper des détails. Elle régla tout. Elle conserva ce calme tendu jusqu’à la fin de la cérémonie. Seulement, avec une rage froide et concentrée, elle s’opposa à tout service religieux. Elle ne pardonnait pas !… Jusqu’alors, elle avait été vaguement incroyante, insouciante, non hostile ; et, tout en riant un peu, elle était, sans l’avouer, émue, le jour qu’elle avait vu sa belle petite fille en blanche communiante… Justement ! Elle avait été dupée… Le lâche !… Elle ne pardonna jamais.

Annette s’attendait à ce que la contrainte inhumaine que s’imposait Sylvie fût payée d’une nouvelle crise, au retour dans la maison. Mais il ne lui fut pas permis de rester auprès de sa sœur. Sylvie le lui interdit durement. La présence d’Annette lui était intolérable… Annette avait son fils !…

Le jour suivant, le mari inquiet vint raconter à Annette que Sylvie ne s’était pas couchée. Elle ne pleurait pas, elle ne se plaignait pas, elle se rongeait en silence. Elle reprit impitoyablement son travail d’atelier : c’était un devoir mécanique, plus impérieux que la vie. On ne s’apercevait de son état qu’à certains accidents : des erreurs qui, avant, ne lui arrivaient jamais : une robe coupée de travers, qu’après elle détruisit, sans un mot ; elle se blessa aussi les doigts avec ses ciseaux. On la décida à se coucher la nuit. Mais elle restait assise dans le lit, sans dormir, et elle ne répondait pas à ce qu’on lui disait.

Et chaque matin, avant de paraître à l’atelier, elle faisait visite au cimetière.

Cela dura quinze jours. Puis, elle disparut. Au milieu de l’après-midi. Des clientes vinrent, attendirent. À l’heure du souper, elle n’était point là. Dix heures, onze heures passèrent. Le mari redoutait un acte désespéré. Vers une heure, elle rentra ; et, cette nuit, elle dormit. On ne put rien savoir d’elle. Mais le lendemain soir, de nouveau, elle s’éclipsa. Et le surlendemain, elle recommença. Maintenant, elle causait, elle semblait détendue. Mais elle ne disait pas où elle était allée. Les ouvrières jasaient. Le brave mari haussait les épaules avec pitié, et disait à Annette :

— Si elle me trompe, je ne peux pas lui en vouloir ; elle a trop souffert… Et même, si cela peut l’arracher à son obsession,… eh bien, soit !…

Annette réussit à saisir Sylvie au passage ; elle lui fît entendre discrètement l’inquiétude, les soupçons, et la peine que causaient ses sorties. Sylvie, qui d’abord ne voulait pas s’arrêter, parut indifférente à ce qu’on pouvait penser, mais elle fut touchée de la bonté du mari, et prise d’un besoin subit de se confier, elle emmena Annette dans sa chambre, dont elle ferma la porte ; elle s’assit tout près d’elle, et mystérieusement, à mi-voix, les yeux brillants, elle révéla qu’elle allait, tous les soirs, dans un cercle d’initiés, réunis autour d’une table, causer avec sa petite fille. Annette, horrifiée, écoutait, sans oser trahir ses sentiments, Sylvie qui racontait, d’une voix attendrie, les réponses de l’enfant. Il n’était plus besoin de l’engager à parler : elle goûtait une joie à se redire tout haut les paroles puériles, où elle avait transfusé tout le sang de son cœur. Annette ne pouvait détruire une illusion qui faisait vivre sa sœur. Léopold était près de l’encourager : pour son gros bon sens, celle-là valait toute autre religion. Annette prit conseil du médecin, qui dit de laisser la douleur s’épuiser.

Maintenant, Sylvie rayonnait. Annette se demandait si elle n’eût pas préféré le désespoir sacré à cette joie dérisoire, qui profane la mort. À l’atelier, Sylvie ne dissimulait plus ses relations d’outre-tombe ; ses ouvrières lui faisaient raconter ses séances ; elles y goûtaient un frisson amusé de roman-feuilleton. Lorsque Annette arrivait, elle les entendait mêler leurs réflexions animées au récit de la dernière conversation que Sylvie avait eue avec Odette ; une apprentie se moquait derrière une étoffe qu’elle pliait ; et Sylvie, experte naguère à manier l’ironie, ne s’apercevait de rien, bavarde et absorbée dans sa fantasmagorie.

Elle n’en resta point là. Un soir, sans avertir Annette, elle emmena Marc. Elle s’était reprise pour lui d’une affection exaltée. Dès qu’elle le voyait, sa figure s’éclairait. Annette, ne trouvant plus Marc à la maison, devina ce qui s’était passé. Mais elle se garda de le lui faire raconter, quand il rentra, fort tard, oppressé, énervé. L’enfant cria, dans ses rêves. Annette se leva, le calma, lui caressa la tête avec ses tendres mains.

Au matin, elle eut une explication sévère avec Sylvie. Son fils était en cause, elle ne ménageait plus rien. Elle ne cacha pas, cette fois, son aversion écœurée pour les dangereuses folies, et elle intima violemment à sa sœur la défense d’y mêler le petit. Sylvie qui, en d’autres temps, eût répliqué sur le même ton, baissa le front, avec un sourire équivoque, évitant de rencontrer le regard courroucé d’Annette ; son instinct ne se sentait pas assez sûr de ses révélations, pour les exposer à la critique passionnée de sa sœur. Elle ne discuta rien, elle ne promit rien : d’une câlinerie sournoise, comme une chatte semoncée, qui n’en fera qu’à sa tête.

Elle ne se risqua pourtant plus à emmener Marc. Mais elle le prenait pour confident de ce qu’elle avait entendu dans ses séances ; et il était bien difficile d’empêcher leurs conciliabules, sur lesquels Marc gardait un secret aussi méfiant que sa tante. Sylvie disait à Marc qu’Odette parlait de lui. C’était ce qui l’attachait au jeune garçon : Odette le lui avait légué. Elle transmettait les messages entre les deux enfants. Marc n’y croyait pas vraiment ; le sens critique du grand-père le défendait contre ces absurdités ; mais son imagination était émue. Il écoutait, intéressé, répugné. Tout en se prêtant à ce jeu malsain, il jugeait sévèrement Sylvie ; et il étendait sa condamnation aux femmes en général. Mais cette atmosphère de tombeaux était insalubre pour un garçon de cet âge. L’horrible bouffonnerie de la vie et de la mort le hantait précocement. Il se sentait entouré d’une odeur de viande pourrie. Des minutes suffocantes. Et comme sa pensée n’était pas assez forte encore pour le défendre, sa vitalité fiévreuse de préadolescence eut recours, pour réagir, aux plus troubles instincts, qui vaguaient, comme des bêtes dans la nuit. Redoutable troupeau ! On dirait que, par une sorte d’embryogénie, l’organisme psychique, en son évolution, passe par toute la série des formes animales, et qu’il lui faille franchir l’étape des plus brutales, avant de s’élever à leur sublimation par l’intelligence et la volonté humaine. Par bonheur, il est bref, ce rappel des sauvages origines : un passage de spectres. Le mieux est qu’on les laisse au plus vite passer, et qu’on se range de côté, sans rien faire qui éveille leur conscience ténébreuse. Mais l’heure n’est pas sans dangers, et la plus tendre vigilance n’en peut défendre l’enfant. Car ce petit Macbeth est seul à voir les spectres : pour les autres — les plus proches — reste vide la place de Banquo ; ils distinguent la voix fraîche, les traits purs de l’enfant ; et ils n’aperçoivent pas les redoutables ombres qui courent au fond des yeux limpides. À peine les distingue-t-il lui-même, spectateur curieux. Comment les connaîtrait-il, s’ils proviennent d’un monde où il n’était pas né, ces instincts de possession, de violence, et… même de crime ! Aucune pensée perverse qui ne l’effleure en ces jours, qu’il ne tâte du bout de sa langue. — Ni l’une ni l’autre des deux femmes qui choyaient Marc ne se doutait du petit monstre, qu’à certaines minutes elles tenaient près de leurs jupes…

Peu à peu, cependant, Sylvie s’apaisait. Les récits de ses séances n’avaient plus de caractère mystérieux ; elle en parlait sans émotion, d’un ton pressé ; elle ne tenait pas à insister. Bientôt même, elle n’en parla plus qu’avec contrainte. Et brusquement, elle cessa d’en parler ; elle ne répondit plus aux questions… Avait-elle eu une déception, dont elle ne voulait pas convenir ? Ou s’était-elle lassée ? Elle ne le dit à personne. Mais dans les longs entretiens qu’elle continuait d’avoir avec Marc, le monde occulte tint de moins en moins de place, et finit par disparaître. Elle paraissait avoir recouvré son équilibre. Le passage de l’épreuve ne se marquait plus, aux yeux de l’entourage, que par un changement d’âge, une expression nullement plus affinée par la douleur, mais au contraire plus matérielle, des traits un peu alourdis et des formes plus pleines, la même grâce toujours, et plus d’éclat. De forts besoins de revivre se revanchaient de l’agonie endurée. Et les nouvelles peines et les nouveaux plaisirs, les feuilles des jours qui tombent, la poussière de la route, recouvrirent peu à peu la fosse ouverte au cœur.


Mensongère apparence…

La vie reprit dans la maison Rivière. Mais la catastrophe avait fait une brèche aux âmes.

C’est un bien petit événement dans l’ordre général que la disparition d’un enfant. On est environné de mort, elle ne devrait pas surprendre ; dès qu’on commence à regarder, on la voit qui travaille et l’on s’y habitue. On croit qu’on s’habitue. On sait qu’elle viendra un jour travailler chez nous, et l’on prévoit la peine. Mais il y a bien plus que la peine ! Que chacun s’interroge ! Peu qui ne reconnaîtront la révolution qu’une mort a produite dans toute leur existence ! C’est un changement d’ère… « Ante, Post Mortem… » Un être a disparu. La vie tout entière est atteinte, tout le royaume des êtres, hier royaume du jour, et aujourd’hui, de l’Ombre… Ô Dieu ! si cette petite pierre, cette seule pierre tombe de la voûte, toute la voûte tombe ! Le rien est sans mesure. Si ce petit moi n’est rien, aucun moi n’est rien. Si ce que j’aime n’est rien, moi qui aime, je ne suis rien. Car je ne suis que par ce que j’aime… L’irréalité de tout ce qui respire est soudain apparue. Et tous en prennent conscience, mais non de la même façon, chacun avec ses organes — instinct ou intelligence, en face, le regard droit, ou fuyant, et les yeux alignant de côté.

Sur l’arbre de la famille, d’où avait été brisé le petit rameau d’Odette, les autres branches continuèrent à pousser. Mais trois au moins sur quatre furent modifiés dans leur développement.

Le moins touché fut le père. Le jour de l’enterrement, son chagrin faisait mal, haletant de la gorge et des flancs, comme un cheval écroulé. Mais quinze jours après, il était repris déjà par ses affaires et par les fortes exigences de sa vie physique, il travailla, mangea double, voyagea, oublia.

Des deux femmes, Annette paraissait la vraie mère. Elle ne se consolait pas. Son deuil devint plus âpre, à mesure que s’effaçait le sillage de la petite fille. Odette lui était comme une enfant élue, l’enfant créée non de sa chair, mais de son besoin de tendresse, plus à elle qu’à Sylvie, plus elle que son fils. Elle s’accusait de ne pas l’avoir assez aimée, de lui avoir marchandé les caresses, dont ce petit cœur avide n’avait jamais assez. Et elle se persuadait qu’elle était seule à conserver la mémoire de l’enfant, que les autres trahissaient.

Sylvie montrait maintenant une étrange gaieté, affairée, agitée. Elle avait le verbe haut, un flux de paroles fatigant, avec des saillies burlesques, une verdeur de propos, qui faisaient rire aux éclats son petit peuple ouvrier, et que Marc dégustait sournoisement, quand il se trouvait là pour les gober au passage. Lui aussi se dissipait, travaillait moins, flânait, polissonnait, à l’affût des occasions de ne rien faire et de rire : l’organisme se défendait contre l’effroi intérieur… Qui s’en doute, au dehors ? On est impénétrable les uns aux autres, on semble indifférent, on voudrait se confier, on ne peut pas… « Il n’est pas de communion possible dans la souffrance… »

Mais Annette, que sa passion pour la morte rendait injuste pour les vivants, ne voyait que leur égoïsme qui, par tous les moyens, se reprenait à la vie, laissant tomber au fond la pierre du souvenir ; et elle leur en voulait.

Or, un jour, — un dimanche que Marc était allé avec Léopold, à un match de sport, — Annette, venant chez Sylvie, trouva la porte de l’appartement ouverte. Elle entra et entendit une plainte pesante qui se traînait. Sylvie, seule dans sa chambre fermée, parlait et gémissait. Annette se retira sur la pointe des pieds ; elle referma la porte sur le palier, et sonna. Sylvie vint ouvrir ; elle avait les yeux rouges ; elle dit que c’était le rhume, et causa avec un entrain bruyant et vulgaire. Elle se mit à raconter une de ses éternelles histoires scabreuses, dont elle était approvisionnée. Annette avait le cœur serré. Se pouvait-il qu’elle jouât ! — Elle ne jouait qu’à moitié. Beaucoup plus que les autres, c’était elle qu’elle voulait tromper. Un désespoir foncier, sans jour et sans issue, l’avait amenée à une sorte de mépris bouffon de la vie. Si elle ne voulait pas tomber, nulle autre alternative que l’oubli et ce masque d’insouciance cynique, qui finissait par se substituer aux traits du vrai visage. Tout n’est rien. Rien ne vaut la peine. Honnêteté, honneur, des blagues !… Ne rien prendre au sérieux. Rire de la vie. En jouir. Le travail seul subsiste, parce que c’est un besoin et qu’on ne peut s’en passer…

Bien d’autres choses subsistaient sous ces destructions. L’instinct était chez Sylvie plus solide que la pensée. Et quand elle rejetait tout, Annette et le fils d’Annette lui restaient incrustés sous la peau. Ils ne formaient qu’un, eux trois ! Mais cet amour d’instinct, presque matériel, n’empêchait pas les mauvais sentiments. Sylvie, qui n’était pas tendre pour elle, ne l’était pas non plus pour Annette. Elle se montrait agressive et railleuse à l’égard de sa sœur, dont le sérieux moral, la tristesse taciturne, lourde de souvenirs, l’irritait, comme un reproche muet.

Un reproche, en effet. Annette n’avait pas la charité de le lui épargner. Elle voyait bien pourtant que Sylvie fuyait la peine, comme un gibier le chien ; et elle la plaignait. Elle plaignait la misère de la nature humaine, mais en la méprisant de chercher son salut aux dépens de ses trésors les plus chers et d’être toujours prête à trahir ses affections sacrées, pour tromper la poursuite féroce de la douleur. Elle en était ulcérée ; car dans son propre cœur elle entendait l’appel de cette lâcheté de vivre ; et elle la châtiait.

De là qu’elle s’imposa, en ces mois qui suivirent le malheur, une austère discipline du cœur, un rigorisme moral, pessimiste et hautain, qui cachait sa tendresse blessée…

Après le sombre hiver, Pâques étaient revenues. Annette errait dans Paris, le matin du dimanche : — le ciel refleurissait, l’air était immobile ; — l’âme enveloppée de son deuil, elle écoutait les appels nostalgiques des cloches ; et leur filet sonore l’enserrait de ses mailles, la tirait hors du flot du siècle insouciant sur la grève où gisait le Dieu mort. Elle entra dans une église ; et, dès les premiers pas, elle fut suffoquée par ses pleurs ; depuis longtemps refoulés, ils refluaient. Dans le coin d’une chapelle, agenouillée, elle les laissa couler, tête basse. Jamais elle n’avait senti comme à cette heure le tragique de ce jour. Elle entendait ces orgues, ces chants, ces chants de joie… Cette joie !… Sylvie qui riait… Et l’âme pleure, au fond… Ah ! elle le savait bien, aujourd’hui : Le pauvre mort n’est pas ressuscité ! Et l’amour désespéré des siens, l’amour des siècles, s’épuise à nier sa mort… Cette poignante vérité, combien elle est plus grande et plus religieuse que l’illusoire résurrection ! Duperie passionnée, navrante duperie du cœur, qui ne peut consentira perdre son bien-aimé !…

Elle ne pouvait avec personne partager ses pensées. Et renfermée en elle, avec la petite morte, elle la défendait contre la seconde mort, la plus terrible : l’oubli. Elle réagissait durement contre elle et contre les autres. Et comme toute réaction contre un milieu de pensée, par le choc en retour amène une réaction contraire, son attitude de blâme provoqua ceux qui se sentaient atteints à exagérer la leur. Et le malentendu s’élargit.

Il devint presque complet entre le fils et la mère. Marc de plus en plus se détachait d’Annette. Depuis des années, l’antagonisme s’annonçait. Mais jusqu’à ces derniers temps, il était resté, de la part de l’enfant, voilé, sournois, prudent. Pendant la longue période où il avait vécu en tête à tête avec Annette, il se serait bien gardé d’entrer en discussion ; la partie n’était pas égale ; avant tout, avoir la paix ! Il laissait parler sa mère. Ainsi, elle lui livrait, une à une, ses faiblesses ; et lui, ne livrait rien. — Mais maintenant qu’il avait trouvé en sa tante une alliée, il ne cacha plus son jeu. Naguère, que de fois sa mère, impatientée de ce petit mollusque, qui rentrait sa pensée dans sa coquille, dès qu’on y voulait toucher, lui avait dit :

— Allons, sors de ton trou ! Montre un peu cette caboche ! Ne sais-tu pas parler ?

Il savait. Annette pouvait être satisfaite ! Il parlait maintenant… Il eût mieux fait de continuer à se taire !… Quel petit discuteur ! Ah ! il ne fuyait plus la contradiction. Il ne laissait rien passer de la bouche de sa mère, sans ergoter obstinément. Et de quel ton impertinent !

C’était venu tout d’un coup ; et, sans doute, Sylvie y avait sa part de responsabilité, en encourageant malignement cette fronde. Mais la vraie cause était plus intime. Ce changement d’attitude répondait au changement de nature, aux approches de la crise de puberté. L’enfant se transformait : en quelques mois, il avait pris un autre caractère, des manières quinteuses, brutales, entrecoupées de « revenez-y » de son vieux mutisme ; mais ce n’était plus le silence poli, conciliant, un peu fourbe, de l’enfant qui voulait plaire ; on le sentait maintenant hostile et hérissé… Sa brusquerie de façons, son impolitesse grossière, l’âpreté inexplicable avec laquelle il répondait aux affectueuses avances, faisaient saigner la sensibilité d’Annette. Assez armée contre le monde, elle ne l’était point contre ceux qu’elle aimait ; un mot rude de son fils la blessait aux larmes. Elle ne le montrait point ; mais il n’en ignorait rien. Il continuait : on eût dit qu’il cherchât ce qui pouvait déplaire à sa mère.

Il eût rougi de se conduire ainsi avec des indifférents. Mais elle, ne lui était pas, certes, indifférente ! Il tenait à elle, — et comment ! Comme le fruit vivant qui, quand l’heure est venue, s’arrache au ventre de la mère. Il est fait de sa chair ; et pour la faire sienne, cette chair, il la déchire.

Marc avait bien des éléments qui appartenaient à la nature d’une autre race que la race maternelle. Mais l’étrange ! ce n’était pas par ces éléments différents qu’il entrait le plus en conflit avec sa mère, c’était par ceux qui lui étaient communs avec elle. Car son désir jaloux d’indépendance ne possédait pas encore une personnalité qui lui appartînt en propre ; et toute ressemblance avec sa mère lui semblait un danger d’annexion. Alors, pour se défendre, il se faisait différent. Quoi qu’elle dît, quoi qu’elle fît, il était le contraire. Parce qu’elle était aimante, il se faisait insensible ; confiante, renfermé ; passionnée, froid et tranchant. Et tout ce qu’elle combattait, tout ce qui répugnait à la nature d’Annette — (ah ! comme il le connaissait !) — lui devenait attrayant ; et il se dépêchait de le faire savoir à Annette. Puisqu’elle se piquait de morale, ce moutard trouva élégant de se croire amoraliste, et surtout de le proclamer :

— La morale, c’est une invention…

avait-il déclaré à sa mère. Et la crédule Annette l’avait pris au sérieux. Elle l’attribuait à l’influence déplorable de Sylvie, qui s’amusait à jeter le trouble dans le petit cerveau sagement cultivé… Vlan dans les platebandes ! une poignée de graines folles ! Et le peigne à rebrousse-poil sur les allées ratissées !… Elle ne manquait pas de bonnes raisons pour se persuader qu’elle agissait dans l’intérêt de l’enfant… « Ce pauvre petit, mis en serre, comprimé dans une caisse !… Nous allons le dépoter !… » Mais, tout en aimant sa sœur, elle avait un vif et cruel plaisir à lui voler ce cœur qui était sa bouture.

La finesse intéressée de l’enfant pour tout ce qui le concerne avait saisi le duel engagé entre les deux sœurs ; et, naturellement, il l’exploitait. Par ruse maligne, il réservait ses faveurs à Sylvie ; et il était bien aise de la jalousie qu’il excitait chez sa mère. Annette ne la cachait plus. Elle la justifiait, avec plus de raison que Sylvie, par l’intérêt de Marc. Sylvie aimait l’enfant et elle ne manquait pas de bon sens. Sa sagesse poids légers en valait bien une autre plus pesante ; mais elle n’était pas faite pour un garçon de treize ans ; et le profit qu’il retirait en était périlleux : si elle aiguisait en lui l’appétit de la vie, elle ne lui en donnait pas le respect ; et quand, de trop bonne heure, le respect a fichu le camp, gare à la casse ! Sylvie n’était pas faite non plus pour former le goût de Marc, sinon pour la toilette. Elle le menait à de stupides cinémas, à des music-halls, d’où il rapportait des refrains effarants et des images qui laissaient peu de place aux pensées sérieuses : son travail s’en ressentit. Annette se fâcha et défendit à Sylvie d’emmener Marc. C’était le bon moyen de sceller l’alliance du neveu et de la tante. Marc se jugea persécuté ; il découvrit que, de nos jours, le métier de peuple opprimé est rémunérateur ; et Annette apprit, à ses dépens, que celui de peuple oppresseur n’est pas de tout repos.

Maintenant, Marc lui faisait sentir, à toute occasion, qu’il était une victime et qu’elle abusait de sa force. Eh bien, soit ! elle en abusait, pour le faire marcher au pas ! Elle ne toléra plus ses légèretés de langage, ces habitudes inconvenantes qu’il avait prises de gouailler tout, cette blague impertinente. Pour le réduire, elle lui opposa une sévérité de principes. Il avait la partie belle pour répondre ! Depuis longtemps, il guettait l’occasion. Un jour qu’il s’appuyait, contre une interdiction de sa mère, sur des paroles de la tante, Annette, impatientée, lui dit que Sylvie avait le droit de dire et de faire ce qu’elle voulait : on n’avait pas à la juger ; mais ce qui était bon pour elle ne l’était pas pour lui ; il n’avait pas à la prendre pour modèle : « Tout n’est pas à imiter chez elle… » Marc écouta la tirade, et dit négligemment :

— Oui, mais elle, elle a un mari.

Annette ne put répondre d’abord : elle ne voulait pas comprendre… Qu’avait-il dit ? Non, ce n’était pas possible ! … Et puis, une rougeur lui monta au front. Assise, les mains immobiles sur l’ouvrage, elle ne bougeait point. Il ne faisait non plus aucun mouvement. Il n’était pas très fier de ce qu’il avait dit, de ce qui allait venir… Le silence se prolongeait. Un flot de colère soulevait le cœur violent d’Annette. Elle le laissa passer. La pitié, l’ironie prirent la place. Elle eut un sourire méprisant :

— Petit malheureux !
pensait-elle. Et finalement, elle dit, ses doigts ayant repris leur tâche :

— Et tu trouves sans doute qu’une femme sans mari, qui travaille pour nourrir son enfant, est moins digne de respect ?

Marc perdit son aplomb. Il ne répondit rien. Il ne s’excusa point. Il était mortifié.

Annette ne dormit pas, cette nuit… Ainsi, c’était en vain qu’elle s’était sacrifiée ! Que le monde la blâmât, c’était dans l’ordre. Mais lui, à qui elle avait tout donné ! Comment avait-il su ? Qui lui avait soufflé cette pensée ?… Elle ne pouvait lui en vouloir ; mais elle était accablée.

Marc dormit en paix. Il n’était pas sans remords ; mais le sommeil était plus fort que les remords. Une bonne nuit passée, il les eût oubliés, s’il ne les avait retrouvés dans le regard soucieux de sa mère. Il lui déplut que sa mère n’oubliât pas comme lui. Il avait des regrets ; mais il ne pouvait se résoudre à les exprimer ; et comme il en était ennuyé, selon la logique de l’enfant, il en voulut à sa mère. Ils ne refirent pas allusion à la scène. Mais depuis, ils en furent plus ce qu’ils étaient, avant. Il y avait une contrainte dans leurs embrassements. Annette ne le traita plus tout à fait en enfant…

Comment avait-il su ? Des conversations de lycée l’avaient fait réfléchir sur le nom qu’il portait, et qui était celui de sa mère. Des allusions anciennes, attrapées au passage, naguère, à l’atelier, et qu’il n’avait pas comprises, s’éclairaient maintenant. Certains mots imprudents de Sylvie à sa sœur, devant l’enfant… Et l’énigme qu’était pour lui cette mère, qui l’irritait, mais qui le fascinait, par l’aura de passions que, sans pouvoir discerner, son flair de jeune chien avait subodorées… Sur le tout, il avait bâti de vagues et baroques histoires, qui n’arrivaient pas à se tenir d’une façon liée. Sa naissance l’intriguait. Comment savoir ?… La réponse blessante à sa mère était en partie un piège qu’il lui tendait… Dans son cœur, se mêlaient curiosité et rancune à l’égard de ce qui s’était passé et qu’il ne savait pas. Jamais il n’osa faire là-dessus une question à Sylvie : car il avait sa fierté pour sa mère, et il soupçonnait qu’elle avait eu des torts. Mais il se croyait en droit de lui en vouloir, pour le grave secret qu’elle lui cachait. Ce secret était entre elle et lui comme un étranger.

Un étranger, vraiment. Marc ne se doutait guère qu’à des instants, il le faisait surgir aux yeux d’Annette, l’étranger, — son père — bien pis, les Brissot ! Car, dans le sourd combat qui se poursuivait désormais entre la mère et le jeune garçon, celui-ci faisait, d’instinct, arme de tout ce qu’il trouvait, dans sa propre nature, d’opposé à Annette. Ainsi, sans le savoir, il déterrait parfois et employait contre elle des traits empruntés au fonds Brissot : le fameux sourire condescendant, cette satisfaction de soi, ce philistinisme badin, dont rien ne pourra ébranler la certitude hostile ! Une ombre, un reflet sur l’eau. Annette les reconnaissait, et pensait :

— Ils me l’ont pris !…

Un étranger, vraiment ? — Non, il ne l’était pas. L’arme, les traits empruntés, oui ; mais la main qui les tenait était de la substance d’Annette. Et cette main révoltée se crispait dans l’opposition entre deux êtres trop parents et trop proches, qui n’est qu’un des mille jeux de l’Amour et du Destin.


Il n’avait pas d’ami. Ce garçon de treize ans, qui se trouvait, matin et soir, dans une classe, avec une trentaine d’enfants, restait séparé de ses camarades. Plus petit, il aimait à bavarder, jouer, courir, crier. Depuis un an ou deux, il avait des accès de mutisme, des fringales d’isolement. Cela ne signifiait point qu’il n’eût plus besoin de compagnons. Il en avait peut-être plus besoin qu’avant. Justement ! C’était trop : il avait trop à demander et à donner… Et partout des épines, dans ce buisson de printemps ! Un amour-propre hérissé. Un rien le froissait, et il avait peur d’être froissé, et surtout de le montrer : car c’est une faiblesse, et il faut se garder de donner prise à l’ennemi : (il y en a un dans tout ami).

Ce qu’il avait saisi, ou plutôt imaginé de son état-civil, du passé de sa mère, le tenait dans une gêne absurde, ridicule, sourcilleuse. Ses lectures aidant, il s’était convaincu qu’il était un enfant « naturel ». (Ses livres romantiques l’appelaient d’un nom plus dru). Il trouvait moyen de s’en faire un sujet de fierté. Il n’était même pas loin de renifler dans l’archaïque injure un fauve relent de noblesse. Il se jugeait intéressant, à part des autres, solitaire, un peu damné. Il ne lui eût pas déplu de se ranger parmi les bâtards sataniques de Schiller et de Shakespeare. Cela lui donnait le droit de mépriser le monde, en tirades hautaines, — in petto.

Mais quand il se retrouvait dans « le monde », — dans sa classe de lycée, parmi les camarades, il était intimidé, alourdi de son secret, soupçonneux qu’on pût le deviner. Ses façons bizarres, son air fatal, sa voix fluette qui commençait de muer, son minois de petite demoiselle, rougissant, insolent comme un cochelet, éveillaient l’attention, la malice de ses compagnons ; et même il fut en butte aux avances honteuses d’un de ces petits chenapans, qui le persécutait de ses propositions, mi-bouffes, mi-sérieuses. Il en fut bouleversé ; la nuit, il était malade de révolte et de dégoût ; il ne voulait plus retourner au lycée, mais il ne pouvait en avouer les raisons à sa mère ; il devait seul se faire respecter ; il se disait :

— Je le tuerai.

Sa pensée tumultueuse était soulevée par des lames de fond.

Il était à l’heure où s’éveillent les forces génésiques. Elles le fascinaient et elles l’épouvantaient. L’étrange innocence de sa mère passait à côté, sans voir et sans savoir. Il serait mort de honte, si elle avait su et vu. Et seul, se méprisant, il se livrait, affolé, aux terribles sollicitations de l’instinct dégradant… Mais que peut faire l’enfant, un pauvre enfant livré à ces forces démentes ! Cette monstrueuse nature met dans un corps de treize ans le brutal incendie, qui faute d’aliment le dévore ! Il ne peut se sauver, s’il est de bonne race, qu’en se jetant tout entier, par un excès contraire, dans une exaltation ascétique de l’esprit, qui souvent ruine le corps. La jeunesse de ce temps, plus heureuse que ses aînées, commençait de pratiquer la discipline virile de l’athlétisme. Marc n’eût pas demandé mieux que de faire comme elle. Mais là encore, la nature était contre lui. Il n’avait pas la force. Ah ! qu’il enviait les forts ! Qu’il aimait, jalousement, leur beauté !… Jusqu’à la haine !… Jamais il ne serait comme eux !…

Désirs, tous les désirs, purs, impurs, un chaos !… tous les démons ennemis !… Il serait le jouet du hasard — (Nul ne peut rien pour lui !) — sans un fond de santé morale, d’honnêteté, — mieux, de grandeur qui s’ignore, ce je ne sais quoi de divin, fruit des peines, de la vaillance et de la longue patience des meilleurs de la race, — qui ne supportera pas la honte des souillures, l’affront de la déchéance, — qui a le flair inquiet de ce qui est vil et lâche, — qui le traque au dedans, jusque dans les replis de ses pensées, — qui n’échappe point toujours aux salissures, — mais qui ne manque jamais de les juger, de se juger, de se flétrir et de se châtier…

L’orgueil !… Loué soit-il ! Sanctus !… Chez de telles natures d’enfant, l’orgueil est la santé. Il est l’affirmation du divin dans la boue, le principe du salut. Qui, dans la solitude sans amour, qui lutterait, sans orgueil ? Pourquoi lutter, si l’on ne croyait pas que l’on a des biens suprêmes à défendre, et que pour eux, il faut vaincre ou mourir !…

Marc veut vaincre ! Vaincre ce qu’il comprend et ce qu’il ne comprend pas. Vaincre ce qu’il ignore, et ce qui lui répugne. Vaincre l’énigme du monde et vaincre sa bassesse… Ah ! ici comme ailleurs, sans cesse il est vaincu ! Dans son effort de travail, de lecture, de concentration, il s’échappe à lui-même, il se sent débordé. Toujours la force qui lui manque… Elle est là, cependant, mais à peine formée, inférieure à la tâche et à sa volonté. Il est rongé de désirs et de curiosités, saines, malsaines, qui le tiraillent de tous les côtés, ou baigné de torpeur, incapable de rien faire et de rien fixer. Il perd son temps ; et il est trop pressé. Déjà le préoccupe son avenir, le choix de la carrière : car il sait qu’il lui faudra se décider de bonne heure ; et il n’a aucune raison de se décider : il flotte entre tout, avec le même degré d’intérêt et d’indifférence, d’attrait et de dégoût. Il veut et ne veut pas, il n’est même pas capable de vouloir ou de ne pas vouloir. La machine n’est pas réglée. Il se lance et s’arrête en panne, ou butte, et se retrouve au fond.

Alors, il scrute ce fond. Et cet enfant qui souffre et se ronge, est plus apte qu’un autre à percevoir le vide et l’ennui d’un temps qui s’achemine à la destruction. Il a le sentiment aigu de l’abîme…

Mais sa mère n’en voit rien. Elle voit un garçon maussade, prétentieux, révolté, puéril, maladivement susceptible, grandiloquent et faiseur d’embarras, qui aime parfois à tenir des propos graveleux, et qu’à d’autres moments un mot libre effarouche. Surtout, elle s’irrite de son ricanement. Elle n’en soupçonne point le sens amer, encore moins le défi à la mauvaise chance. Il ressent cruellement l’injustice qui lui est faite : il est (ou se juge) sans force, sans beauté, sans talent, sans valeur ; il achève de s’accable, en ajoutant à ses défaites réelles d’autres qu’il imagine ; il conspire avec toutes les apparences, qui peuvent l’humilier… Ces deux petites ouvrières, qui passent à côté de lui en riant, il croit qu’elles rient de lui, il ne se doute pas qu’elles rient pour l’aguicher, et qu’elles ne trouvent pas si laid son minois rougissant de fille effarouchée… Il croit lire dans les yeux de ses professeurs la dédaigneuse pitié pour sa médiocrité… Il croit que ses camarades plus robustes méprisent sa faiblesse et démasquent sa lâcheté : car, nerveux à l’excès, il a ses moments de pusillanimité ; et, comme il est sincère, il se les avoue, il se juge déshonoré ; pour se punir, il s’oblige secrètement à des imprudences dangereuses, qui lui mettent la sueur froide au front et le réhabilitent un peu — si peu ! — à ses propres yeux… Ce petit Nicodème, c’est de lui qu’il ricane, souvent, et de ses défaites ! Mais il en veut au monde qu’il l’a fait comme il est — et, d’abord, à sa mère.

Elle ne comprend pas son air hostile… Comme il est égoïste ! Il ne pense qu’à lui…

Il ne pense qu’à lui ?… Qu’est-ce qu’il deviendrait, s’il ne pensait à lui ? S’il ne se défendait, qui le défendrait ?… Ils restent seuls et murés, l’un en face de l’autre. L’heure des effusions n’est plus. Annette commence à répéter la lamentation des mères :

— Comme il était plus aimant, lorsqu’il était plus enfant !

Et lui, se dit que les mères n’aiment leurs enfants que pour leur amusement. Chacun n’aime que soi… Non, chacun voulait aimer l’autre. Mais quand on est en danger, on doit penser à soi. On pensera à l’autre, après. Comment sauverait-on l’autre, si on ne se sauvait, soi ? Et comment se sauverait-on, si on laissait à son cou accroché l’autre ?


Rejetée par son fils, Annette se durcit comme lui. Le cœur volontairement fermé à l’amour, l’esprit d’autant plus libre, en l’absence d’objet qui nourrît sa tendresse, il lui fallait occuper sa faim intellectuelle et son besoin d’agir. Elle travaillait tout le jour, lisait le soir, la nuit, dormait solidement. Marc, rancunier, enviait et méprisait la santé de cette femme vigoureuse, le pouvoir qu’elle avait, semblait-il, de ne pas se tourmenter.

Annette, cependant, souffrait de la privation de ne pouvoir partager sa pensée avec un compagnon. Elle remplissait le vide par le travail, l’oubli actif… Mais le travail pour le travail est lui-même si vide !… Et ces forces qu’on sent en soi, inutiles, où les sacrifier ?

Sacrifier !… Ce besoin de sacrifice !… Annette le trouvait autour d’elle, partout, pitoyable souvent, et quelquefois absurde !… Car, bonne observatrice, elle ne cessait d’explorer les visages et les âmes tout au long de ses journées ; elle se distrayait de ses peines en plongeant dans celles des autres. Peut-être la curiosité l’emportait-elle sur la pitié, dans cette période où son cœur s’était pétrifié (elle le prétendait), au spectacle des souffrances, et surtout des défaites et des abdications.

Parmi les femmes, comme elle aux prises avec la société pour lui arracher les moyens d’exister, combien étaient broyées, bien moins encore par la rudesse des choses que par leur propre faiblesse et leur renoncement ! Presque toutes étaient exploitées par une affection, et ne pouvaient se passer d’être exploitées. On eût dit que c’était leur seule raison de vivre, — dont elles meurent…

L’une se sacrifiait à une vieille mère ou à un père égoïste. L’autre à un mari vulgaire ou à un homme qui la trompe. L’autre… (L’autre, c’est moi !)… à un enfant qui ne l’aime point, qui l’oubliera, qui peut-être demain la trahira… Eh ! qu’importe ? Si je trouve une joie à être trahie par lui, trompée, oubliée !… « S’il me plaît d’être battue ! »… Ah ! dérision, duperie !… Et les autres vous envient, celles qui n’ont personne à qui se sacrifier ! Elles épousent un chien, un chat, un oiseau !… À chacune son idole ! S’il en faut à tout prix, le bon Dieu valait mieux ! Au moins, il était de race… Et moi aussi, j’ai le mien, mon Dieu, mon Dieu inconnu, ma vérité cachée, et cette passion qui me pousse à le chercher… Duperie peut-être aussi ! Mais je ne le saurai que lorsque je serai arrivée. Et si c’est duperie, du moins celle-là est haute, et elle vaut la peine…

Annette se révoltait contre le non-sens de certains sacrifices. Non, la nature ne veut pas que le meilleur se sacrifie au plus indigne ! Et si elle le voulait, pourquoi me soumettrais-je ?… Mais elle ne le veut pas ! Elle veut qu’on se sacrifie au meilleur, au plus grand, au plus fort…

Le sacrifice à tout prix, au pire comme au meilleur, peut-être même au pire, de préférence, parce que le sacrifice est ainsi plus complet, le sacrifice pour le sacrifice, — oui, c’est assez conforme à l’idée qu’ils se font de Dieu. !… Credo quia absurdum… Tel maître, tels valets !… Ce Dieu est bien celui qui, le Septième Jour, se reposa, trouvant que ce qu’il avait fait était bien fait. Si on l’eût écouté, le chariot de l’homme, au premier tour de roue, se serait arrêté. Chaque progrès du monde se fait contre sa volonté… Fiat ! Nous pousserons le chariot. Et s’il doit nous écraser, je veux au moins qu’il marche.


Une tragique rencontre accrut l’aversion d’Annette pour ces immolations sans raison — (qu’en sait-elle ?) — de ceux qui valent plus à ceux qui valent moins.

Elle s’était naguère trouvée en compétition, pour un cours d’étrangères dans une institution de Neuilly, avec une jeune femme, dont le visage rustique, et volontaire l’avait attirée. Elle essaya de lier conversation. Mais l’autre, méfiante, ne songeait qu’à l’évincer. En ce temps-là, Annette, peu habituée encore à ces luttes qui lui répugnaient, s’était mal défendue ; et même, par désir de se faire une amie, elle s’était effacée devant la concurrente. Celle-ci ne lui en avait eu aucune reconnaissance. Rien ne comptait pour elle que son gain. Une fourmi qui se hâte, avide d’amasser… Annette ne l’intéressait point.

Annette l’avait perdue de vue ; et quand, six ans après, le hasard de nouveau les mit en présence, l’une et l’autre avaient changé. Annette n’était plus disposée à faire la généreuse, ou bien la dégoûtée… La vie est comme elle est. Je n’ai pas les moyens de la modifier ; je veux vivre : tu passeras après…

Le heurt se produisit. Il ne fut pas long. Dès la première passe, la concurrente était knock out… Comme elle avait vieilli ! Annette fut frappée du ravage. Elle avait gardé le souvenir d’une brunette aux joues colorées, semées de deux ou trois petits grains noirs, comme un pain aux raisins, solide paysanne, de taille courte, ramassée, le visage dessiné d’un trait fin et sec, qui n’eût pas manqué d’un certain agrément sans un air de maussaderie, — le front obstiné, les mouvements brusques, toujours pressée. Elle retrouvait une figure maigre et crispée, le regard dur, la bouche arrière, les joues creusées, jeune et flétrie comme une herbe brûlée.

Le poste disputé était un secrétariat chez un ingénieur : il n’exigeait que deux matinées de présence par semaine, pour dépouiller la correspondance d’affaires et recevoir les visiteurs. Annette rencontra Ruth Guillon dans l’antichambre, et leurs yeux hostiles se croisèrent. Ruth Guillon dit :

— Vous venez pour cette place. Elle m’a été promise.

Annette dit :

— Elle ne m’a pas été promise. Mais je viens pour cette place.

— C’est inutile, puisqu’elle sera à moi.

— Utile ou non, je viens. Elle sera à qui l’aura.

Après un instant, Annette fut appelée dans le cabinet de l’ingénieur, et choisie. Elle était connue pour une travailleuse exacte et intelligente.

En sortant, elle se heurta à Ruth, et passa froidement. Ruth l’arrêta, demandant :

— Vous l’avez ?

— Je l’ai.

Elle vit le front de l’autre rougir étrangement. Elle s’attendait à une parole violente. Mais Ruth ne dit rien. Annette continua son chemin ; et l’autre la suivit. Elles descendirent l’escalier. Arrivée dans la rue, Annette, se retournant, jeta un regard rapide sur sa rivale défaite ; et l’air abattu de Ruth la remua. Malgré ses résolutions d’être dure, elle revint, et lui. dit :

— Je regrette. Il faut vivre. — Oh, je sais bien, dit l’autre. Aux uns la chance ! Moi, je n’en ai jamais.

Le ton était tout autre. Abattement sans animosité. Annette fit un geste pour lui prendre la main ; mais Ruth retira la sienne.

— Voyons, ne vous affectez pas ! Un jour, c’est l’une qui perd ; un autre jour, c’est l’autre.

— Moi, c’est tous les jours.

Annette lui rappela leur première rencontre, où Ruth avait pris la place. Ruth ne répondit pas et cheminait, l’air morne, à côté d’Annette.

— Est-ce que je ne peux pas vous aider ? dit Annette. La rougeur de nouveau se montra au front. Fierté blessée, émotion ? Ruth dit sèchement :

— Non !

Annette insista :

— Je le ferais avec plaisir.

Et, d’un geste familier, elle lui saisit le bras. Ruth, surprise, serra nerveusement la main d’Annette sous son bras ; et, détournant la tête, elle se mordit la lèvre ; puis, elle s’arracha, irritée, et partit.

Annette la laissa s’éloigner, en la suivant des yeux. Elle la comprenait : oui, on n’a pas le droit de faire don de sa pitié à qui ne vous la demande pas…

Quelques jours après, entrant chez un laitier, elle vit Ruth qui faisait des emplettes. Elle lui tendit la main. Cette fois, Ruth la prit, mais d’un air glacé. Elle faisait effort cependant pour paraître moins maussade ; elle dit quelques paroles banales ; et Annette, contente de cette pauvre avance, y repartit. Les deux femmes s’entretinrent du prix de ce qu’elles achetaient. Annette s’étonna, sans le montrer, que Ruth dépensât plus qu’elle en œufs frais et lait cacheté. Ruth mettait de l’ostentation à payer devant elle. En sortant, Annette dit :

— Comme c’est cher, de vivre !

Et elle s’excusait presque des œufs qu’elle avait pris, disant :

— C’est pour mon petit.

Et Ruth se rengorgeant :

— Moi, c’est pour mon mari.

Annette ignorait tout de sa vie. Elle demanda :

— Est-ce qu’il est souffrant ?

— Non, mais il est très délicat.

Elle parla avec fierté des soins que réclamait cette santé. Annette, avertie de la susceptibilité de Ruth, ne lui posait pas de questions, attendant qu’elle parlât. Ruth ne disait plus rien, elles allaient se séparer, quand Annette le souvint… Elle offrit à Ruth une tâche — la révision d’un travail d’étrangère — qui lui était commandée et dont elle n’avait pas le temps de se charger. Ruth témoigna aussitôt une vive gratitude : l’argent jouait pour elle un rôle capital. Annette lui demanda son adresse, pour le cas où elle aurait d’autres commandes à lui transmettre. Ruth hésita, répondit évasivement. Annette, impatientée, dit :

— C’est pour vous être utile. En tout cas, moi, j’habite…

Et elle dit son adresse. Ruth donna la sienne, à contrecœur. Annette, rebutée, décida de ne plus s’occuper d’elle.

Mais Ruth vint la trouver, quelques semaines après. Elle s’excusa d’avoir manqué d’amabilité. Et cette fois, elle confia un peu (pas beaucoup) de sa vie. D’une famille de riches cultivateurs, elle s’était brouillée avec son père, parce qu’elle avait voulu venir à Paris et s’y faire professeur. Le père l’ayant blessée dans son amour-propre, elle avait juré de ne jamais rien accepter de lui. Elle voulut gagner sa vie seule. Elle s’y épuisa. Malgré son énergie, la pensée lui était une fatigue ; elle peinait sur les livres comme une bête au labour ; le sang lui gonflait les tempes : il lui fallait s’arrêter, congestionnée. Un commencement de neurasthénie la contraignit de renoncer aux examens qu’elle devait passer. Elle se rabattit sur les leçons particulières. Elle arrivait à gagner, péniblement, sa vie, quand elle s’éprit d’un homme qu’elle épousa, et qui n’était pour elle qu’un fardeau de plus. — Mais ceci, elle ne le dit point : Annette le sut par ailleurs. Elle était assez fine pour entrevoir déjà une partie de la vérité, au cours des questions discrètes qu’elle posa à sa nouvelle amie. Elle vit que le mari n’avait aucun métier : il était un « intellectuel », un « artiste », un « écrivain ». Et elle ne parvint pas très bien à savoir ce qu’il écrivait. Des vers ?… En fait de poésie, Ruth n’avait pas plus de goût qu’une petite bourgeoise de province. Mais la poésie lui en imposait.

Elle n’était point pressée de faire connaître son « artiste ». Elle le chambrait. Mais, à partir de ce moment, elle vit Annette plus souvent, — trop souvent. Elle finit par l’accabler de témoignages d’amitié, des fleurs, des attentions, rarement bien inspirées, qui agaçaient Annette. Pas de milieu ! Rien ou tout, avec cette passionnée ! Jamais elle n’avait eu d’amie. Jamais elle ne s’était confiée. De l’instant qu’elle décida d’aimer Annette, elle l’accapara. Annette, assommée de cette affection, comprenait que le mari ne la trouvât point légère.

À la fin, elle réussit à contempler, par surprise, l’oiseau précieux : un homme fade, insignifiant, aux yeux bleus vagues, qui lui fit l’impression d’être un dévot secret de l’absinthe. Très vain, et très peu sûr de lui, parfaitement médiocre, il était inquiet de l’opinion d’Annette. Il n’aimait point sa femme, mais il trouvait commode de se faire choyer, il prenait des airs languissants, dolents, et amers, à propos de sa santé, des talents méconnus, de l’envie des confrères… Annette le transperçait de ses yeux clairs. Il fut prudent avec elle, et modéra ses jérémiades, que guettait l’ironie silencieuse de l’auditrice. Mais Ruth était bouche bée, incapable de juger, fière comme Artaban… « Laissons-lui ses illusions ! Elle a besoin de quelqu’un à aimer, d’un homme à protéger. Elle a une âme de domestique passionnée. Elle se coucherait sous ses pieds… » — Il arrivait aussi qu’elle le querellât durement. Une fois, en montant l’escalier, Annette entendit les intonations criardes du « poète », qui geignait : Ruth giflait son mari.

Annette ne doutait plus que la meilleure parti de l’argent de Ruth ne passât aux flâneries et absinthes de José. Il jouait aux courses. Ruth ne se plaignait jamais : elle s’acharnait à économiser assez pour qu’il pût éditer un volume de ses poèmes. Mais il n’était pas pressé de les écrire. Et quand, un jour, elle fit son compte, elle découvrit qu’il avait dérobé les trois quarts de l’argent : il s’était volé lui-même !

Ce jour-là, toute fierté brisée, elle avoua à Annette sa misère. Elle n’en eût point parlé, s’il ne s’était agi que d’elle. Mais depuis des années, elle s’épuisait pour lui — (elle dit : « pour sa gloire » !) — Et c’est lui qui la détruit !…

Une confidence en amène une autre. Annette finit par savoir presque tout des souffrances de Ruth. Sa santé était détruite ; Ruth, chaque jour, plus faible, savait moins renfermer ses pensées. Et, la mort approchant, ses yeux se dessillaient ; elle discernait l’inanité de cet homme et son manque d’affection. José n’était presque plus jamais à la maison. Il s’esquivait, trouvant désagréable la société d’une femme malade et chagrine.

Quand vinrent ses derniers jours, Ruth n’avait plus d’illusion. Elle affirma pourtant, avec un orgueil sincère, qu’elle ne regrettait rien, qu’elle recommencerait…

Cela m’a tuée. Mais j’ai vécu de cela.

Elle ne croyait à rien, elle n’attendait rien, ni dans ce monde, ni dans l’autre…

Annette était seule auprès d’elle, à son lit d’agonie. Une congestion cérébrale l’avait terrassée…

José, qui avait fui les approches de la mort, montra sa face peureuse, quelques instants après. Il eut une brève émotion. Après avoir larmoyé, son premier mot fut :

— Mais, nom de Dieu ! Qu’est-ce que je vais devenir ?

Annette dit :

— Vous en trouverez une autre pour vous nourrir…

Il lui jeta un regard haineux.

Mais il laissa Annette payer les frais de l’enterrement.

Annette, au chevet de la morte, pensait :

— Voilà !… Elle fut une force d’orgueil, de volonté, d’ascétique dévouement… À quoi a-t-elle servi ? Quel gâchage ! Ce don de soi à un chien !… La pauvre Ruth était dure… Elle ne l’était pas assez. Il faut se durcir encore…


Réaction contre les duperies du cœur, — mon cœur maudit, qui n’est là que pour me leurrer !… Ma tête et mes sens veulent et savent. Mon cœur est un aveugle. À moi, de le mener !… Réaction contre l’amour, et contre le sacrifice, et contre la bonté…

Il y a dans la vie de chacun, comme dans la vie sociale, des modes de sentiment, qui se succèdent sans se ressembler. Et même, leur première loi est de ne pas se ressembler. Pendant qu’une mode règne, chacun y participe avec un sérieux entier, n’ayant plus que dédain pour le ridicule des modes périmées, et convaincu que sa mode est, sera toujours la meilleure… Annette passait alors par une mode de dureté…

Mais quel que soit l’habit, l’être humain reste le même. Il ne peut se passer des autres. Le plus fier a besoin de sa part d’affection ; et plus les circonstances l’obligent à se renfermer, plus sa pensée traîtresse conspire à le livrer.

Annette se sentait bien forte. Forte de son expérience et de son intelligence, ferme, pratique, désabusée. Elle était sûre maintenant de vivre à sa volonté, certes, en travaillant ; mais le travail aussi était sa volonté. Elle ne craignait point d’en manquer. Elle n’avait besoin du secours de personne. Et elle ne s’inquiétait point de plaire ou de déplaire.

Elle se trouvait aux prises, depuis peu, avec une nouvelle espèce de concurrents : les hommes. Elle donnait des leçons aux garçons, pour la préparation aux lycées et aux examens. Elle réussissait ; mais avec le succès croissait l’animosité de ceux à qui elle était préférée. Ils se considéraient comme frustrés. Il n’était plus question de galanterie ! Les moins dénués d’égard n’étaient pas les hommes mariés ; leurs femmes les excitaient. On calomniait Annette : que n’insinuait-on pas sur les moyens qui lui valaient d’enlever les meilleures places ? — Annette, son sourire dur et attrayant aux lèvres, allait droit son chemin, méprisant l’opinion.

Au fond, pourtant, se marquait — invisible — l’usure de ces longues années de labeur sans merci. La quarantaine approchait. La vie avait passé, sans qu’on y eût pris garde. Et une révolte obscure se levait… Toute cette vie perdue, cette vie sans amour, sans action, sans luxe, sans joie puissante… Et tout cela qui lui manque, elle était si bien faite pour en jouir !…

À quoi bon y penser ? Il est trop tard maintenant !

Trop tard ?…