L’Âme nue/Hyménæé

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 252-255).
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LE SOIR








HYMENÆÉ






Comme une lavandière agreste, à pleines mains,
Tord les grands linges froids qui pleuvent goutte à goutte,
Ô femme, si la vie et le mensonge humains
Ont desséché ton cœur jusqu’au mépris du doute ;


Si tu n’as plus de vœux pour les bonheurs d’autrui,
D’effroi pour tes dangers, de larmes pour tes peines ;
Si le mal qu’on te fait glisse sur ton ennui
Sans pouvoir secouer le sommeil de tes haines ;

Si ton âme embrumée, ô fille d’Ossian,
Par un dégoût dont rien ne doit plus la distraire
S’est prise pour la mort d’un culte patient :
Pourquoi donc as-tu peur de moi ? Je suis ton frère !


Hymen, Hymenæé ! C’est l’heure des baisers…
Viens-nous-en : les corbeaux croassent sur les tombes.
Hymen ! Et que l’autel ressemble aux épousés !
Hymen ! Et que le nid soit digne des colombes !

 
Au fond des nuits ! Je sais un grand bois où l’hiver
Suspend des fruits de glace autour des fleurs de givre,
Un bois désespéré, paradis de l’enfer,
Où noir, nu, chaque tronc dort crispé comme un guivre.


Nous nous en irons loin, très loin, tous deux, tout seuls,
Nous accoupler sans bruit sous les cieux sans étoiles :
La neige déploiera ses tranquilles linceuls
Pour mettre à notre lit des draps blancs et des voiles.

Nos râles attendris effraieront les hiboux,
Les crapauds gémiront de nous voir nous étreindre,
Et la lune, veilleuse extatique des fous,
Vers le vague horizon descendra pour nous plaindre.


Alors, peut-être, enfin, pour la dernière fois,
Envahis par l’angoisse et l’horreur des cieux blêmes,
Émus de la tristesse amicale des bois,
Nous trouverons des pleurs à verser sur nous-mêmes !

                                  ⁂


Oh ! t’avoir rencontrée aux jours de nos candeurs,
Sauvage, avec des yeux aussi clairs que tes rêves,
Ignorant comme moi le monde et ses laideurs,
Et mêlant tes chansons à la chanson des grèves !


Avoir sur ton front brun débrouillé tes cheveux,
Baisé tes cils câlins et tes lèvres dociles,
Et t’avoir dit : « Veux-tu ? » Tu m’aurais dit : « Je veux. »
Et nous serions partis ensemble pour des îles.

Par delà le grand champ des mers aux sillons bleus,
Nous aurions, sans souci du temps et de l’espace,
Cherché le dernier coin des Édens fabuleux
Où les petits oiseaux n’ont pas peur quand on passe.


Nous aurions empli l’air d’un bonheur sans jaloux,
Communiquant la joie et faisant la lumière ;
La terre, autour de nous, eût gardé comme nous
L’éternel renouveau de sa beauté première.


Ah ! la douceur de vivre indiciblement pur !
Faire son avenir semblable à son enfance,
Rester une âme en fleur quand l’esprit devient mûr,
Et vieillir doucement sans crainte et sans défense :


Vieillir sans comparer les temps à d’autres temps,
Croire en Dieu, croire en soi, croire en tout ce qu’on aime !
— Seigneur, Seigneur ! Prenez pitié des pénitents
Et versez sur nos cœurs le pardon du blasphème !