L’Âme nue/La Chanson de la mer

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 105-106).
LES FORMES






LA CHANSON DE LA MER


à madame e. dardoize



 
Mer ! J’aime le refrain de ta rauque chanson.
Viens mourir à mes pieds, pauvre vague plaintive ;
Roule tes longs soupirs sous le morne horizon ;
Pleure et chante en pleurant, immortelle captive
Qui heurtes ta tristesse aux murs de la prison !


Je songe aux affligés des races plus anciennes,
À ceux qui sont venus écouter tes sanglots,
Aux martyrs de douleurs plus grandes que les miennes,
Qui berçaient leur chagrin au rythme de tes flots,
 Et mêlaient leurs larmes aux tiennes…

— Viens mourir à mes pieds, pauvre vague en courroux :
Hurle, tords-toi, bondis, jette ton flot qui gronde
Sur le rempart massif des roches aux flancs roux :
Ta rage, morte au choc des granits qu’elle inonde,
Ruisselle sur leur mousse et filtre dans leurs trous.

 
Je songe aux travailleurs de l’idée inflexible :
À tous ceux qui voulaient, luttaient, fermes et forts ;
Dont l’âme, aux premiers jours, se croyait invincible,
Et qui, las, sont venus broyer leurs vains efforts
 Aux durs brisants de l’impossible !


— Emblème des vaincus dont tu chantes le vœu,
Ô Mer, use sans fin tes digues inusables !
Pleure éternellement sous le ciel toujours bleu.
Sœur des souffrants, sœur des damnés, meurs sur les sables,
Comme nos désespoirs meurent aux pieds de Dieu !