L’Âne mort et la femme guillotinée/II

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II

LE BON LAPIN


Vienne le 2 mai, et de cela il y aura deux ans, j’étais sur la route de Vanves, montagne pelée, à la portée de Paris ; campagnes équivoques, à l’usage des blanchisseuses, des meuniers, des romanciers en plein vent et de tous les poëtes ordinaires du Pont-Neuf. J’étais, ce jour-là, tout entier au bonheur de vivre, de respirer, d’être jeune, de sentir un air pur et chaud circuler autour de moi, admirant comme un enfant la moindre fleur qui s’épanouissait lentement, restant des quarts d’heure entiers à voir tourner les jolis moulins à vent avec une gravité magistrale. Tout à coup, justement à l’encoignure de cette route si mal tenue, si étroite, si rocailleuse, et pourtant si aimée, qui conduit à la taverne du Bon Lapin, j’aperçus une jeune fille sur un âne qui l’emportait et qui s’emportait. O le ravissant spectacle ! j’y serai toute ma vie. La jeune enfant était rose, animée, assez grande, à la gorge naissante, mais qui déjà battait aux champs ; dans sa terreur, elle avait perdu son chapeau de paille, ses cheveux étaient en désordre, et elle criait avec une bonne voix : Arrête !arrête ! Mais le maudit âne allait toujours, et moi je le laissais courir. La jeune fille, pour être un peu effrayée, n’était pas en grand danger. J’étais si heureux de la savoir à ma merci ! Pour la secourir, il n’y avait là que moi, le hasard et mon chien. À la fin je crie à Roustan : Arrête, Roustan ! Aussitôt Roustan s’élance droit à l’âne ; l’âne s’arrête brusquement, la jeune fille tombe, nous poussons un cri, je cours à elle, elle est à moi, l’âne s’enfuit à travers champs.

À peine je la tenais sur mes bras, la contemplant déjà comme mon bien, qu’elle se releva brusquement et se mit à courir après son âne : — Charlot ! Charlot ! disait-elle. Et cependant mon chien courait aussi en aboyant : Charlot courait de plus belle ; le moyen d’aller, à pas égal, à la poursuite d’un chien qui court, d’un âne qui trotte, et surtout d’une fille qui ne pense pas à vous !

J’allai d’abord ramasser le chapeau de la belle enfant ; un chapeau d’une paille commune, un ruban fané, une mauvaise fleur bleue, et pourtant quelque chose qui révélait une bonne et bienveillante nature de jeune fille. La jeune fille était bien loin de moi !

— Charlot ! Charlot ! criait-elle.

Cependant Roustan, l’intelligent animal, courait toujours après l’âne ; il me le ramenait par le plus court et justement du côté du chapeau. Il y avait entre l’âne, sa jeune maîtresse et moi, une ligne courbe très-prononcée ; j’arrêtai l’âne au bord du chemin, derrière un large buisson, et, pendant que la jeune fille criait : Charlot ! Charlot ! je montai sur le grison, le chapeau de paille sur la tête, et, m’enfonçant dans un petit bois, j’allai au pas.

Elle criait toujours Charlot !Charlot ! et je faisais sonner bien fort la sonnette à Charlot, cherchant quelque gros arbre derrière lequel je pusse la laisser approcher. Elle était au bord du bois, plus rose que jamais, haletante d’inquiétude, et quand enfin elle nous revit, l’âne et moi, elle se précipita sur lui, l’embrassant, l’appelant par mille noms divers : — Te voilà, lui disait-elle, Charlot ! et elle prenait de ses deux petites mains cette grosse tête ; l’animal se laissait faire, pendant que moi, toujours à cheval sur notre âne, j’aurais donné ma vie pour obtenir un de ces frais baisers que la jeune fille prodiguait à Charlot. Charlot absorbait toute sa pensée.

À la fin elle leva la tête : — Ah ! voici mon chapeau, s’écria-t-elle d’un air joyeux ; puis elle me regarda avec de grands yeux noirs bien limpides, et, comme je restais en possession de sa monture, elle s’assit sur le gazon en face de moi et de l’âne, elle remit en ordre ses beaux cheveux ; puis quand elle eut essuyé son front de sa main, elle replaça son chapeau sur sa tête, et avec un gros soupir de fatigue, elle se leva sur ses deux petits pieds comme pour me dire : Otez-vous de  ! Elle avait l’air déterminée à ne pas me laisser son Charlot plus longtemps.

Je mis pied à terre ; elle bondit sur son âne.

Un coup de bride, un grand coup de pied, et adieu ma vision ! Jamais je n’avais vu de fille plus séduisante, plus riante, plus fraîchement épanouie. Du reste, elle n’eut pour moi ni un mot, ni un regard. Moi je fus tout regard ; mais pas un mot pour elle. Que lui aurais-je dit ? Elle était si occupée de Charlot et de son chapeau de paille ! Non, certes, je ne suis pas de ces promeneurs sans moralité qui se figurent qu’il n’y a qu’une manière de s’ intéresser à une femme ; moi, j’en sais mille très innocentes ! Eh ! je vous prie, n’est-ce pas déjà un ineffable bonheur, l’avoir surprise dans sa terreur si animée, avoir entendu son petit cri d’oiseau, moitié effrayé, moitié joyeux ? Et comme elle courait, et s’arrêtait ; comme elle était bien assise sur le gazon, et comme elle s’est relevée d’un seul bond ! Et comme elle appelait : Charlot ! Charlot ! Et d’ailleurs, ne suis-je pas monté sur son âne ? Ne me suis-je pas assis à la même place qu’elle ? Elle ne m’a pas vu, mais qu’importe ? j’ai couvert ma tête de son chapeau de paille, j’ai passé sous mon menton le ruban qui avait touché le sien ; j’ai été penché sur elle quand elle embrassait Charlot, et ce tendre baiser, c’est presque moi qui l’ai reçu ! Ainsi pensant et méditant, je regagnai le bienveillant cabaret du Bon Lapin, tout entier à mon bonheur de la matinée.

J’aime le cabaret du Bon Lapin. Vous le trouverez, comme je vous le disais, au bas de la montagne de Vanves, adossé à un moulin et hospitalièrement situé entre une cour et un jardin ; la cour est ombragée d’arbres, et protégée, quand il fait chaud, par une tente épaisse sous laquelle s’abritent les dîneurs ; cette cour est d’ordinaire la salle à manger des commères de Paris, qui, peu soucieuses de n’être pas vues, aiment à voir passer, sur la grande route, les allants et les venants. De ce côté-là, se dirigent incessamment le gros vin, le pain bis, l’épaule de mouton et le rosbif. Le jardin prête son ombre à des gastronomes moins carnivores ; de jeunes filles et de jeunes hommes, de jeunes filles et des vieillards, de jeunes filles et des militaires, de jeunes filles et des gens de robe. Je suis étonné, en vérité, qu’il y ait tant de jeunes filles dans le monde ; il faut qu’elles se multiplient terriblement pour suffire à toutes choses. C’est comme un civet de lièvre à la taverne du Bon Lapin.

J’allai m’asseoir dans un coin du jardin, moi tout seul, sans jeune fille, mais, en réalité, maître absolu de toutes celles qui étaient là et qui vraiment, dans le fond de l’âme, auraient voulu être autre part. Les joyeux plaisirs du cabaret ne sont pas encore à notre hauteur. Ce qui fait la fortune d’un bouchon en plein vent, ce n’est pas l’amour : l’amour se cache ; l’ivresse se montre au grand jour. Est-il donc moins honteux de perdre sa raison près d’une femme que de la laisser au fond d’un verre ? Explique qui pourra le problème. Je n’ai rencontré que deux heureux au Bon Lapin. Dans le bosquet le plus reculé s’étaient réfugiés un jeune adolescent et sa cousine : dix-sept ans l’un et l’autre ! Ils n’avaient pour tout mets qu’une pomme et du pain ; mais ils mangeaient avec appétit et gaieté, mordant dans leur pain et changeant de morceau à chaque bouchée : on ne fait pas deux fois un pareil repas dans sa vie.

La jeune fille et Charlot me revenaient toujours au cœur. Les grâces de l’un, vif, pimpant, hardi, léger ; la beauté de l’autre, vive, agaçante, hardie, légère ; ces fières oreilles qui menaçaient les cieux, ce sourire folâtre qui défiait le malheur ; ce trot si élégant et si doux, cette course si svelte et si animée ! J’étais fou de l’un et fou de l’autre ; d’ailleurs ils se comprenaient si bien ! le nom de Charlot sortait si naturellement de sa bouche ! Heureux couple !

Cependant je revenais sur mes pas, par le plus court, ne regardant plus ni l’herbe naissante, ni les moulins à vent, ni rien de ce beau paysage qui m’enchantait le matin ; j’étais triste et boudeur comme un homme tout étonné de se trouver seul. Un incident imprévu me vint tirer de ma rêverie. Je passais auprès d’un lourd paysan, un rustre dans la force du terme, précédé par un vil baudet chargé de fumier ; le paysan battait le baudet à outrance. — Ah !Charlot, cria-t-il une fois. Charlot !… Je me retourne, je regarde : le malheureux ! c’était bien lui ; tout courbé sous cette paille infecte !… et tout à l’heure encore, il caracolait sous cette idéale figure. Quelle brusque transition, quelle métamorphose inattendue ! Je passai devant Charlot, jetant au pauvre âne un regard de compassion qu’il me rendit de son mieux. Je fus malheureux pendant huit jours. Quoi donc ! passer ainsi de cette belle enfant à ce vil fardeau, de ces tendres caresses à ces coups de bâton, de cette voix câline qui disait si bien Charlot ! à cette grosse voix brutale qui jure et qui blasphème en criant : — Charlot ! C’était là trop de joie et trop de misère à la fois, même pour Charlot.

En vain, depuis ce jour et dès que je fus un peu remis de mon aventure, je repris mes lentes promenades autour de Vanves et du Bon Lapin ; en vain j’allai souvent m’asseoir au pied du buisson en fleurs qui la vit tomber ; je rencontrai, chemin faisant, plus d’un âne et plus d’une jeune fille ; hélas ! ce n’était ni Henriette, ni Charlot.