L’Âne mort et la femme guillotinée/III

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III

LES SYSTÈMES


De ce jour seulement je devins triste, ou plutôt, j’en ai bien peur, je me fis triste. Il faut dire que le moment était bien choisi pour renoncer ainsi, de gaieté de cœur, à toutes les joies de mes vingt ans. Joies innocentes, joies printanières que je retrouvais chaque matin à mon réveil, et qui m’accompagnaient de leurs doux éclats de rire jusqu’à l’heure tournoyante du sommeil. Mais, à mon insu, déjà une grande révolution s’était opérée dans la vieille gaieté française. La nouvelle poésie envahissait tous les esprits ; je ne sais quel reflet ténébreux d’une passion à la Werther me saisit, moi aussi, tout à coup, mais je ne fus plus le même jeune homme. Jadis gai, jovial et dispos ; à présent triste, morose, ennuyé ; naguère, l’ami de la joie, des gros éclats de rire et d’une délirante chanson bachique, lorsque, les deux coudes sur la table, on se presse, sans y songer, à côté d’une taille féminine artistement rebondie, et que du pied droit on presse furtivement un petit pied qui s’en aperçoit à peine. Adieu donc à toutes mes douces joies, à mes joyeux refrains ! Le drame remplace la chanson, et Dieu sait quels drames ! J’en ai construit, moi qui vous parle, de terribles ; vous eussiez pris le premier acte pour le sixième acte de la septième journée, ou de la septième année, tant il y avait de sang ! En ce genre, j’ai fait des découvertes incroyables, j’ai trouvé un nouveau filon à la douleur : je me suis bâti un Olympe d’une architecture funeste, entassant les vices sur les crimes, l’infection physique sur la bassesse morale. Pour la mieux voir, j’ai écorché la nature, afin que, privé de cette peau blanche et veloutée que recouvre de son doux incarnat le fin duvet de la pêche, le triste cadavre me révélât tous ses mystères de sang, d’artères, de poumons, de tendons, de viscères ; j’ai fait subir à la poésie une véritable autopsie : un homme fort et jeune est étendu sur une large pierre noire, pendant que deux bourreaux habiles enlèvent sa peau chaude et sanglante comme celle d’un lièvre, sans qu’un seul lambeau de cette peau reste sur la chair vive ! Voilà pourtant la nature qu’on avait faite en mon absence, et voilà la nature que j’adoptai, moi malheureux, pour n’avoir pas retrouvé assez vite mon double rêve : Henriette et Charlot !

Malheureusement on n’arrive pas tout d’un coup à un résultat si complet. Il faut plus de temps, plus de soins, plus d’attention sur son âme et son cœur, sur l’esprit et sur les sens, pour pervertir ainsi ses sensations honnêtes, pour faner entièrement cette naïveté innocente de l’âme, douce pudeur difficile à perdre. Moi surtout qui, tout jeune, aimais à lire Fontenelle et Segrais, j’ai dû bien souffrir avant d’arriver à cette perfection poétique. Hélas ! je me souviens en effet que ces bergers en chemise de batiste, ces bergères en paniers, ces moutons poudrés, ces houlettes ornées de rubans roses, ces pâturages dressés comme des sofas, ce soleil qui n’avait pas de hâle, ce ciel qui n’avait pas de nuages, me faisaient passer des moments d’extase indicible ; j’ai aussi beaucoup aimé la Galatée de Virgile et les Deux Pêcheurs de Théocrite, et cette délicieuse comédie des Deux Femmes Athéniennes ! Pardon, j’étais faux alors. La vérité ! la vérité ! ne sortez pas de la vérité, mes amis, quand vous devriez en mourir. En effet, qu’est-ce qu’un berger, dans la vie réelle ? un malheureux en haillons et mourant de faim, qui gagne cinq sous à conduire quelques brebis galeuses sur le pavé des grandes routes. Qu’est-ce qu’une bergère véritable ? un gros morceau de chair mal taillée, qui a le visage roux, les mains rouges, les cheveux gras, qui sent l’ail et le lait rance. Oui, certes, Théocrite et Virgile ont menti. Que nous parlent-ils de laboureurs ! Le laboureur n’est qu’un marchand comme un autre marchand, qui spécule sur le bétail comme l’épicier spécule sur le sucre et la cannelle. Du courage donc ! et puisqu’il le faut, donnons le baiser de paix à cette nature dépouillée, que nous avons eu les premiers l’honneur de découvrir.

D’ailleurs, en fait de bonnes fortunes, le tout est de savoir s’y prendre ; une main serrée à propos, un regard lancé en temps et lieu, un soupir habilement ménagé, vous avancent souvent et beaucoup une intrigue d’amour. La première fois que j’ai pris la main à la nature vraie, ce fut à la Morgue, et, comme vous le pensez bien, avant que d’en venir à cette témérité, j’avais déjà fait une longue cour.

D’abord j’avais renoncé à la campagne, aux fleurs, à Vanves, au Bon Lapin, et à cette route monotone de la paix du cœur, de l’enthousiasme pour les belles actions et pour les beaux ouvrages, dans laquelle je marchais heureux, sans m’apercevoir que mon bonheur était vieux comme le premier printemps de ce monde. Quand je me fus bien corrigé de ma naïveté ridicule, je me mis à envisager la nature sous un aspect tout contraire ; je changeai le côté de ma lunette, et au même instant, par ce verre grossissant, je découvris des choses horribles. Ainsi donc chaque matin, quand la tête enfermée dans le moelleux coton surmonté d’une mèche flottante, et les yeux encore appesantis d’un bon gros sommeil que j’ai perdu depuis, je me mettais à la fenêtre, en ce temps-là, mon regard bienveillant et limpide avait coutume de n’apercevoir, dans ce premier mouvement d’une ville qui s’éveille, qu’une paix encore innocente ; j’interrogeais le vaste hôtel dont les larges portes s’ouvraient à peine ; je soulevais par la pensée ses doubles rideaux blancs et rouges ; je me figurais, sur l’éclatant tapis d’Aubusson, la jolie pantoufle jaune, le beau châle jeté sur le sofa, et dans ce lit somptueux quelque jeune duchesse de la cour de Charles X, plongée dans un sommeil souriant comme elle, et retenant par ses blanches ailes le songe si court de sa nuit d’été. Cinq étages plus haut, dans la mansarde… dans le nuage ! c’était une jeune fille, quelque bel enfant trouvé de l’amour et du hasard, une grisette, pour tout dire. Elle se levait en chantant comme l’oiseau que frappe le soleil ; et même sans passer un jupon, tant pis pour qui regarde ! elle se met à sa toilette du matin, sur sa fenêtre. Quand ses innocentes ablutions étaient faites, faites en riant, comme la grisette fait toutes choses, elle arrêtait ses longs cheveux avec un peigne de corne aux dents inégales ; elle couvrait sa jolie tête du bonnet rond de la lingère, et après avoir salué sa beauté, une dernière fois, dans un fragment de miroir, elle se rendait gaiement à l’ouvrage. Dans la rue, glissait d’un pas réservé et modeste le vieux célibataire, pauvre homme courbé sous l’âge et sous sa liberté ; un pot fêlé à la main, il était en quête de son déjeuner de chaque jour. Il fallait voir son petit œil gris s’animer au seul aspect de la jeune femme de chambre, coquette charitable qui faisait à ce bon homme l’aumône d’un regard. Cependant la vieille laitière, en suspens au milieu de ses pratiques, était flanquée de sa petite charrette et de son gros chien ; puis un mendiant, vert encore, flatteur de toutes les cuisines, et rassurant par sa bonne mine ceux qu’aurait pu attrister sa voix plaintive, recueillait une abondante aumône ; et dans le lointain, la pauvre fille du hasard et de la joie, pâle, vagabonde, ruinée, l’habit en désordre, rentrait furtivement dans sa demeure honteuse, pour y déplorer le jeu fatal de la nuit, un jeu dont elle a été la dupe, car elle a joué autre chose que ses baisers. Chaque matin j’avais une heure de ce plat bonheur ; après quoi j’arrosais mes œillets, je taillais mes roses, j’arrangeais mes jardins, je parais mes domaines, je taillais les hautes futaies de ma fenêtre, tout en lisant quelque vieux chef-d’œuvre des anciens temps. J’étais donc, à tout jamais, et pour le reste de mes jours, un homme incomplet, un homme perdu, un homme sans poésie, si je ne m’étais pas avisé à temps de ma duperie, si je n’avais pas rencontré la jeune Henriette sur un âne, et, l’instant d’après, cet âne sous du fumier.

À quoi tiennent les choses ! Quand, après de violents combats avec moi-même, j’eus renoncé à mes douces joies du matin, à ma fenêtre, à mes roses, à mes œillets, à ma naïve contemplation, aux chefs-d’œuvre des grands siècles ; quand je me fus bien persuadé que l’adultère habitait ces somptueuses demeures ; que ma grisette se livrait au premier venu qui voulait la mener danser à la barrière ; que ce célibataire à la crème n’avait jamais été qu’un pauvre égoïste dont la politesse était encore de la bassesse ; que cette femme de chambre, élevée par sa maîtresse, lui enlevait son mari et débauchait son plus jeune fils ; que tous ces vils marchands se levaient de si grand matin pour falsifier leurs drogues et qu’ils faisaient l’aumône par superstition, je me mis à chercher quelque chose qui pût remplacer mon beau rêve matinal, et j’allai au Palais-de-Justice, — à midi : — c’est le bon moment. Un avocat monte le large perron, un autre avocat le descend, — orateurs imberbes, à l’air affairé et n’ayant rien à faire ; des magistrats que l’ennuie cloue sur leurs siéges, des huissiers à la voix glapissante, de lourdes charrettes chargées d’accusés ; malheureux qui jouent leur vie ou leur liberté sur l’éloquence du premier venu ! J’en vis tant, que du sanctuaire de la justice j’admirai tout au plus la grille, qui est toute en fer, toute dorée, et ce faisant, je me figurai, devant cette grille, quelque jeune forgeron attaché au poteau infamant pour avoir volé un morceau de fer ; hélas ! le voilà qui se met à songer que s’il avait été le maître d’une partie de cette grille en fer il serait encore heureux et libre au milieu de sa jeune famille ; — au plus fort de ses regrets, le misérable est arrêté tout à coup par un froid subit sur l’épaule, suivi d’une douleur cuisante et d’une infamie éternelle !

Autrefois j’aimais le quai aux Fleurs. C’est une véritable guirlande qui tient enchaînées, par un lien d’œillets, de myrtes et de roses, les deux rives de la Seine ; c’est le rendez-vous de tous les amateurs de la nature à bon marché : là, sans contrat, sans notaire, sans enquête, vous achetez une terre, un verger, un jardin que vous emportez triomphant dans vos bras ; — des renoncules, de pâles lauriers, de simples fleurs bleues sans odeur, de blanches marguerites à la jaune corolle, des œillets s’élargissant sur le carton ; quel appui pour la belle fleur, une carte à jouer, une de ces puissances infernales de trente et quarante, qui vous envoient un homme aux galères ou au fond de l’eau ! Le quai aux Fleurs m’attriste, maintenant que je le regarde de plus près. À deux pas du gibet, sur le chemin de la Grève, vis-à-vis la Gazette des Tribunaux, bordé d’huissiers, de recors, d’avoués, de notaires, — sans compter, au fond de chaque pot, l’essence de chaux qui rend la fleur plus brillante, et qui la tue. Ainsi ils font mentir même la rose.

Voilà comment tout se dénature, grâce à cette rage d’être vrai. La vérité tant recherchée par les faiseurs de poétiques est une effrayante chose ; je la compare à ces larges miroirs destinés à l’Observatoire. Vous approchez en toute assurance, et déjà vous vous commencez à vous-même un gracieux petit sourire, mais soudain vous reculez d’épouvante à l’aspect de cet œil sanglant, de cette peau sillonnée, de ces dents couvertes de tartre, de ces lèvres gercées ; toute cette horreur qui sent la vieillesse, c’est pourtant votre plus beau et plus blanc visage de jeune homme : que ceci vous apprenne à ne pas regarder même votre brune jeunesse de trop près.

Mes affreux progrès dans le vrai n’avaient été que trop rapides ; bientôt je n’eus plus sous les yeux qu’une nature contrefaite. Mon inflexible analyse se glissait en tous lieux et sous toutes choses, déchirant effrontément les vêtements les mieux taillés, brisant le moindre lacet, dévoilant à plaisir l’infirmité la plus cachée ; et dans sa maligne joie elle s’estimait heureuse de trouver tant d’exceptions dans le beau. — En vérité, m’écriais-je tout bas, crois-tu donc qu’il y ait en ce monde quelque chose de beau et quelque chose de vrai ? le laid et le mensonge, à la bonne heure ! et encore sont-ils de très-moderne découverte. Ainsi pensant, j’allais aux Quinze-Vingts, et je me bouchais les oreilles à cette musique d’aveugles ; j’allais aux Sourds-Muets, et je fermais les yeux à cette métaphysique de sourds ; j’allais dans les maisons d’orthopédie, et je pensais amèrement que toutes ces déviations vertébrales seraient bientôt assez dissimulées pour que j’y pusse être pris, moi le premier : alors je me représentais mon étonnement et mon effroi, quand, dans le délire légitime de mes noces, voulant embrasser ma jeune compagne, soudain je sentirais ses reins menteurs s’enfuir entre mes mains tremblantes, sa taille disparaître, et qu’à la place de cette élégante beauté, je ne trouverais plus qu’un corps difforme et contrefait.

J’ai étudié entre autres laideurs, un beau jour de conscription, les défenseurs de la patrie. On les avait dépouillés de tout vêtement, et ils exposaient, à qui mieux mieux, en s’en vantant, comme le riche se vante de sa fortune, toutes leurs infirmités cachées, pour échapper à la gloire. Les uns avaient des chemises sales ; les autres des chemises trouées ; quelques-uns, c’étaient les plus élégants, n’avaient pas de chemise, et sous ces haillons des corps si laids ! des regards si misérables ! Un homme était là qui les toisait, les étudiant avec moins de soin qu’on ne ferait un cheval de coucou ! Pauvre race humaine ! race perdue. L’âme s’en est allée d’abord, le corps ensuite. Et il faut que la gloire se contente de ces cadavres-là !

Et quand venait le soir, je retrouvais mon atroce joie ; je sortais seul, et à la porte des théâtres, je voyais des malheureux s’arracher une place pour applaudir un empoisonneur ou un diable, un parricide ou un lépreux, un incendiaire ou un vampire ; sur le théâtre, je voyais circuler des hommes qui n’avaient pas d’autre métier que d’être tour à tour brigands, gendarmes, paysans, grands seigneurs, Grecs, Turcs, ours blancs, ours noirs, tout ce qu’on voulait qu’ils fussent ; sans compter qu’ils exposaient sur ces planches malsaines, leurs femmes et leurs petits enfants et leur vieil aïeul ; sans compter qu’ils avaient de la vanité ! Ce plaisir dramatique, soulevé par de pareils agents, me répugnait ; mais il entrait dans mon système d’observer l’ignoble s’amusant, riant, vivant, ayant des théâtres, des comédiens, des comédiennes, et des hommes d’un génie fait tout exprès pour lui distiller le vice et l’horreur.

Après quoi, je parcourais ces magnifiques boulevards d’un bout à l’autre ; ils ont pour point de départ une ruine, la Bastille ; ils aboutissent à une autre ruine, une église inachevée. J’observais dans ses moindres phases la prostitution parisienne. D’abord, à commencer seulement à la Bastille, elle semble essayer ses forces, elle est timide encore ; elle se fait en petit, commençant par quelque jeune enfant qui chante une chanson obscène pour divertir les hommes du port et les commis de l’octroi. Vous avancez, la femme vénale change de face : le tablier noir, le bas de coton blanc, le bonnet sans rubans, le regard modeste et furtif, un pas lent et inquiet rasant la muraille, comme s’il s’agissait d’éviter un pestiféré. Plus loin, la dame est parée, à demi nue, en cheveux, elle a des refrains chantés faux, une voix enrouée, elle laisse après elle une épaisse traînée de musc et d’ambre : c’est le vice à l’usage des amateurs les plus avancés. Un degré de plus, et voilà que nous avons un beau châle de cachemire, et que nous allons en fiacre ; louez une place à l’avant-scène du Gymnase, vous aurez presqu’à vous tout seul, pour vingt-quatre heures, les trente-six ans et le cachemire ; oui, mais aussi, étudiant, mon bel ami, vous serez ruiné pour tout le trimestre.


Puis enfin, faites silence, et si vous êtes sage, tenez votre cœur à deux mains. Il s’agit cette fois d’une espèce de grande dame qui sera difficile à dompter. Voyez vous, dans un lointain équivoque, tout rempli de riches présents, de trahisons, de billets doux et de tendres soupirs, la maîtresse du grand seigneur, une femme dressée de longue main, qui est jeune et belle, séduisante et parée ; que vous dirai-je ? une danseuse de l’Opéra ou quelque ingénuité du Théâtre-Français. Ah ! cette femme ne serait pas si recherchée si elle n’avait pas chaque soir un habit et un visage de rechange ; si elle n’était pas mêlée incessamment à toutes sortes de passions menteuses, si tout le parterre haletant n’était pas là pour lui dire : Je t’aime ! Et dans son orgueil l’amant de cette femme répond au parterre : Aimez-la, mais c’est moi qu’elle aime ! Insensé ! comme si la femme de théâtre aimait jamais autre chose que le parterre ! Vivat ! à cette heure, sept heures du soir, dans tout Paris la prostitution est la reine de la ville : aux coins des rues, une vieille femme met en vente sa propre fille ; à la porte des loteries, de vieilles femmes prostituent même le hasard. Levez la tête ; tout cet éclat, d’où vient-il ? Il s’exhale des maisons de jeu et de débauche. Tout au bas de cette tour, un homme fabrique de la fausse monnaie ; à cet angle obscur, une femme égorge son mari, un enfant vole son père. Écoutez : quel bruit affreux ! un bruit massif vient de tomber du haut du pont dans les flots de la Seine ; ô misère ! ce noyé-là, était peut-être un jeune homme ! Passez votre chemin et soyez sans inquiétude : rien ne se perd dans les ténèbres et dans les flots.

Et voilà comment, de ces sensations incomplètes et de cette horreur bâtarde, infortuné ! je tombai dans cette affreuse vérité qui, semblable à la tache d’huile, allait s’étendant toujours.