L’Âne mort et la femme guillotinée/XIII

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XIII

LE PÈRE ET LA MÈRE


Une journée si gaiement passée fut suivie d’une nuit charmante, doucement remplie de songes heureux. Le matin, à mon réveil, je fus tout étonné de me trouver la tête légère, la pensée libre. Alors, mollement étendu dans mon lit, je me mis à savourer mon réveil à loisir, comme fait un buveur bien appris le dernier verre d’une vieille bouteille. Vive Dieu ! c’est une belle chose la tristesse ; mais aussi c’est une douce chose la gaieté, le sommeil facile, les songes riants. Que ma tête est calme, que ma pensée est légère, que mon esprit est vagabond, que mon regard est charmé ! On dirait qu’une fée bienfaisante a posé sa main sur les agitations de mon cœur. Je respire, je vis, je pense ; et tout ce repos ce matin, parce qu’hier je me suis abandonné à ma douce flânerie, parce que je n’ai pas été un philosophe pédant et forcené, parce que je n’ai été ni un poëte, ni un penseur. Allons donc ! (qui le saura ?) redevenons un bon homme tout un jour. O docteur Faust ! ô mon maître ! que de fois t’est-il arrivé de laisser là tes livres, tes fourneaux, ton alambic, et d’aller te promener sous la fenêtre de Marguerite !

Tout en pensant au grand-œuvre, je m’habillais, je me parais, je me faisais gai, je fredonnais un air nouveau, qu’un orgue de Barbarie répétait déjà sous mes fenêtres. Je sortis de la maison bien résolu à ne pas emmener avec moi le philosophe morose, et par une irrésistible habitude, je dirigeai mes pas du côté de Vanves. Arrivé au Bon Lapin, je m’arrêtai subitement ; c’était là pourtant que j’avais dérangé mon bonheur sans le savoir ! À ce joyeux rendez-vous, m’était venue la folle idée de suivre jusqu’au bout, témoin impassible et persévérant, la destinée d’une jeune fille ; et quelle fille ? une villageoise de Paris ! Cependant j’entrai dans le jardin du cabaret ; il faisait chaud ; c’était une chaleur d’automne, un soleil lourd et pesant, contre lequel on est mal défendu par une feuille jaunie et fanée. Je m’assis à ma table accoutumée, j’y avais tracé autrefois mon chiffre artistement enlacé dans un L gothique ; ce chiffre existait encore, mais il était à moitié effacé ; d’autres chiffres l’entouraient, plus nouveaux et aussi fragiles. Que d’heureux moments j’avais passés à cette table ! Quelles tranquilles contemplations ! Que de fois, à cette place même et sur ces branches immobiles, n’ai-je pas vu se balancer le frais tissu et le léger chapeau ! Quelle belle foule remplissait naguère ces beaux lieux ! Mais aujourd’hui le Bon Lapin était presque désert, le printemps avait emmené avec lui les ombrages et les amours du petit jardin ; il n’y avait tout au fond de la charmille à demi dépouillée, qu’une espèce de femme richement vêtue, dédaigneuse et comme il faut. — Une dame ; — elle était assise en face d’un beau jeune homme qui paraissait lui parler chaudement et qu’elle écoutait avec dédain, sans l’écouter.

L’attitude nonchalante de cette femme attira mes regards, ses formes élégantes me firent désirer de voir son visage ; je ne sais quel vague pressentiment me disait que j’allais la reconnaître ; mais j’avais beau regarder, elle ne se retournait pas. Cependant, par la porte du jardin, restée entr’ouverte, un homme infirme et pauvre, que soutenait une vieille femme toute chancelante elle-même sur son bâton, se présenta pour demander quelque aumône. La tête de ce vieillard était belle et sereine, son ton était décent, sa voix n’avait rien de plaintif ; j’en eus pitié. Quand il eut enfermé mon aumône dans la poche de sa femme, il alla tendre, à la dame du bosquet, sa main nette et tremblante ; mais la dame impatientée le repoussa d’un geste impérieux et dur ; le vieillard, facilement découragé, se retirait humblement, lorsque, regardant de plus près cette dame sans pitié : — Ma femme, dit-il à sa compagne, ne croirait-on pas que c’est là notre enfant ? En entendant son homme parler ainsi, la pauvre femme poussa un gros soupir ; au premier coup d’œil elle avait reconnu leur fille. À la vue d’Henriette, son vieux père abandonné la voulut embrasser et lui tout pardonner ; mais elle se détourna avec dégoût : — Au nom de ton vieux père, mon enfant, reconnais-nous encore, nous qui t’avons tant pleurée ! et elle détournait les regards. — Au nom du ciel, disait la mère, reconnais-nous, nous qui te pardonnons !.. Toujours le même silence. J’étais hors de moi. Je me levai : — Au nom de Charlot, m’écriai-je, contemplez votre vieux père à vos genoux ! Les deux vieillards tendaient les bras ; mais au nom de Charlot elle s’était levée, et, sans jeter même un regard de pitié sur ces vieilles mains qu’on lui tendait uniquement pour l’embrasser, elle sortit brusquement du jardin ; l’honnête et amoureux jeune homme qui la suivait avait l’air consterné.

À peine sa robe blanche avait-elle dépassé la porte, que le vieillard, s’asseyant à mes côtés et d’un air à peu près riant : — Vous avez donc connu notre Charlot ? me dit-il. — Si je l’ai connu, brave homme ! j’ai mieux fait que de le connaître, je l’ai monté, et sans faire tort à personne, je suis témoin que c’était un digne baudet.

— Ah ! oui, un digne baudet, reprit le vieillard, un grison qui portait vingt charges de fumier par jour ! ajouta-t-il en vidant le verre de sa fille et en mangeant le pain qu’elle avait laissé.

— Comment donc se fait-il, mon brave homme, que vous ayez perdu ce digne compagnon ?

— Hélas ! Monsieur, ma femme le prêtait souvent à notre Henriette pour la promener ; nous aimions tant cette enfant, que plus d’une fois j’ai porté moi-même la charge de Charlot pour que Charlot pût porter notre fille. Un beau jour, je m’en souviendrai toute ma vie. Charlot et ma fille s’en allèrent de chez moi pour ne plus revenir ; ma femme pleurait son Henriette, moi je pleurais Henriette et Charlot ; l’enfant nous donnait du courage, le grison nous gagnait notre pain ; nous avons tout perdu le même jour, et me voilà avec une besace et un bâton.

— Pauvre, pauvre Henriette ! reprit la vieille femme.

— Oui, pauvre Henriette ! et pauvre, pauvre Charlot ! ajouta le vieillard, car j’imagine qu’il a fait une triste fin.

— Hélas oui, une triste fin ! repris-je. Je l’ai vu mourir ; pour me divertir un instant on l’a fait dévorer par des chiens.

Les deux vieillards reculèrent de trois pas comme s’ils avaient vu une bête féroce.

C’est en vain que je voulus les rassurer et les retenir, je ne pus me faire entendre ; ils s’éloignèrent plus indignés de ma barbarie que de celle de leur enfant.

En effet, de quel droit leur causer cette horrible peine, moi que cette femme n’avait pas nourri de son lait, moi que cet homme n’avait pas nourri de son pain ?