L’Âne mort et la femme guillotinée/XIV

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XIV

LES MÉMOIRES D’UN PENDU


Ainsi l’homme propose et Dieu dispose. J’étais retombé, malgré moi, dans ma philosophie ; tous mes beaux projets de ce matin, l’aspect de ces deux vieillards les avait réduits à néant. Je quittai le Bon Lapin pour n’y plus rentrer, et je revenais sur mes pas, cherchant vainement tout le plaisir que je m’étais promis, quand, au milieu de la route, je rencontrai un voyageur qui marchait sur Paris, comme ferait une armée triomphante ; ce voyageur était un gai compagnon, un insouciant amateur de bon vin et de bonne chère ; on voyait qu’il marchait sans avoir de but, peu inquiet de son gîte du soir et de son repas du lendemain ; son visage était franc et ouvert, le hasard respirait dans toute sa personne. J’ai toujours remarqué que le hasard donnait à un homme qui s’y abandonne franchement, je ne sais quel air de force et de liberté qui fait plaisir à voir : ainsi était le voyageur. Comme je voulais me divertir à tout prix et que d’ailleurs il n’avait pas l’air bien farouche, je me mis à marcher à ses côtés ; c’était un bon homme, il m’adressa la parole le premier :

— Vous allez à Paris, Monsieur ? me dit-il ; en ce cas, vous me montrerez le chemin, car dans toutes ces carrières et parmi toutes ces ronces, je me suis déjà égaré deux fois.

— Volontiers, mon brave ; vous n’avez qu’à me suivre ; nous entrerons à Paris ensemble, bien qu’à vrai dire vous n’ayez pas l’air très-pressé d’arriver.

— Je n’ai jamais eu hâte d’arriver nulle part. Où je suis bien, je reste ; où je suis mal, je reste encore, crainte d’être plus mal. Tel que vous me voyez, véritable héros de grand chemin, j’ai plutôt mené la vie d’un bon bourgeois que d’un chevalier errant. La patience est la vertu qui vient après le courage. Il y a en Italie plus d’un rocher sur lequel je suis resté quinze jours en embuscade, l’oreille tendue, l’œil au guet, la carabine à la main, attendant un gibier qui n’arrivait pas.

— Hé quoi ! Monsieur, seriez-vous par hasard un de ces hardis brigands siciliens dont j’ai entendu faire tant d’agréables récits d’assassinat et de vol, et dont la vie hasardeuse a si bien inspiré Salvator Rosa ?

— Oui, certes, reprit le brigand, j’ai été dans mon temps un de ces hardis Siciliens, comme vous dites, un jovial et courageux bandit, enlevant l’homme et son cheval sur la grande route, aussi habilement qu’un filou français peut voler une misérable bourse dans une foire de village. À ces mots, il baissa la tête et j’entendis un profond soupir.

— Il me semble que vous devez bien regretter cette belle vie, lui dis-je avec l’air du plus grand intérêt.

— Si je la regrette, Monsieur ! vivre autrement ce n’est pas vivre. Rien n’égale, sous le soleil, un digne habitant des montagnes. Figurez-vous un montagnard de vingt ans : un habit vert aux boutons d’or, les cheveux élégamment noués et retenus par un léger filet, une riche ceinture de soie à laquelle ses pistolets sont suspendus, un large sabre qui traîne derrière lui en jetant un son formidable, une carabine brillante comme l’or sur ses épaules ; à son côté, un poignard au manche recourbé ; figurez-vous un jeune bandit ainsi armé, posté sur le haut d’un roc, défiant l’abîme, chantant et se battant tour à tour, tantôt faisant alliance avec le pape, et tantôt avec l’empereur, rançonnant l’étranger comme un esclave, buvant le rosolio à longs flots, faisant les délices des tavernes et des jeunes filles, et toujours sûr de mourir à une potence ou sur un lit de grand seigneur : voilà le bon métier que j’ai perdu !

— Perdu ! Cependant il me semble que vous n’avez pas dû être facile à pendre, et que, si vous vous êtes retiré du métier, c’est que vous l’avez bien voulu.

— Vous en parlez à votre aise, répliqua le bandit ; si comme moi vous aviez été pendu...

— Vous, pendu !

— Oui, j’ai été pendu, et encore pour ma dévotion. J’étais caché dans un de ces impénétrables défilés qui bordent Terracine, quand un beau soir (la lune s’était levée si brillante et si pure !) je me ressouvins que depuis longtemps je n’avais pas offert le dixième de mon butin à la madone. Justement c’était la fête de la Vierge ; toute l’Italie ce jour-là avait retenti de ses louanges, moi seul je n’avais pas eu de prière pour elle ; je résolus de ne pas rester plus longtemps en retard ; je descendis rapidement la vallée, admirant le brillant reflet des étoiles dans le vaste lac, et j’arrivai à Terracine au moment où la nuit était le plus éclairée. J’étais tout entier à la madone ; je traversai la foule des paysans italiens qui prenaient, sur leurs portes, le frais du soir, sans songer que tous les yeux étaient sur moi. J’arrivai à la porte de la chapelle ; un seul battant était ouvert, sur l’autre battant était affichée une large pancarte : c’était mon signalement, et ma tête était mise à prix ! J’entrai dans l’église, une église de notre pays catholique et chrétien, avec ses arceaux découpés, sa mosaïque vivante, son dôme aérien, son autel de marbre blanc, son doux parfum, et les derniers sons de l’orgue visitant le moindre écho tour à tour. La sainte image de la madone était entourée de fleurs ; je me prosternai devant elle, je lui offris sa part de mon butin : une croix de diamants qui avait été portée par une jeune comtesse d’Angleterre, femme hérétique, diamants d’une belle eau ; un petit coffre espagnol d’un travail précieux ; un beau collier de perles, enlevé à une galante dame de France qui riait aux éclats, et qui, par-dessus le marché, m’envoya un baiser. La Vierge parut satisfaite de mon hommage ; il me sembla qu’elle me souriait avec bonté, et qu’elle me disait : — Bon voyage, Pédro ! je t’enverrai de bons voyageurs dans les montagnes. Je me relevai plein de sécurité et d’espérance, et déjà je reprenais le chemin de ma maison, quand je me sentis violemment saisi par derrière ; les sbires m’entraînèrent dans une prison dont je ne pouvais m’échapper, car il n’y avait là ni une femme ni une jeune fille, et il ne me restait pas un paolo pour payer le geôlier.

— Et vous fûtes pendu, mon brave ?

— Je fus pendu le lendemain, honneur rendu à mon courage et à ma renommée. Quelques heures suffirent pour élever le gibet et pour appeler un bourreau. Le matin on vint me prendre, on me fit sortir de mon cachot, et à la dernière grille je trouvai des pénitents blancs, des pénitents noirs, gris, chaussés, pieds nus ; ils tenaient à la main une torche allumée ; leur tête était couverte d’un san benito qui lançait une flamme sinistre ; vous les eussiez pris pour autant de fantômes ; devant moi, quatre prêtres, murmurant les prières des morts, portaient une bière ; je marchai bravement à la potence. La potence était honorable ; c’était un grand chêne frappé de la foudre, qui s’élevait sur un léger monticule ; de blanches marguerites formaient un tapis de fleurs au pied de l’arbre ; derrière moi s’élevaient les heureuses montagnes toutes remplies de mes exploits. Je saluai, non sans douleur, mon beau domaine ; sur le devant de la potence se déroulait un précipice où tombait, avec un sourd murmure, un torrent rapide dont l’humide vapeur arrivait jusqu’à moi ; autour de l’arbre funeste tout était parfum et lumière. Je m’avançai sans trembler au pied de l’échelle, et j’allais me livrer tout à fait, lorsqu’un dernier coup d’œil jeté sur mon cercueil me fit reculer de deux pas : — Ce cercueil n’est pas assez grand pour contenir tout mon corps, m’écriai-je ; on ne me pendra pas si je n’en vois arriver un autre de ma taille. Et je pris un air si résolu que le chef des sbires s’approchant : — Mon cher fils, me dit-il, assurément vous auriez raison de vous plaindre si ce coffre devait vous contenir tout entier ; mais, comme vous êtes très-connu dans le pays, nous avons décidé, quand vous serez mort, de vous faire couper la tête et de l’exposer au point le plus élevé de nos remparts.

La raison était sans réplique. Je montai à l’échelle ; en un clin d’œil je fus sur le haut de la potence ; la vue était admirable. Le bourreau était novice, de sorte que j’eus le temps de contempler tout à l’aise cette foule qui pleurait sur moi. Quelques jeunes gens tremblaient de fureur, les jeunes filles étaient en larmes ; les paysans me regrettaient comme un brave homme qui savait très-bien prélever la dîme sur les voyageurs qui voulaient voir, sans payer, les églises, le soleil, les femmes, le pape et les princes de l’Italie ; les sbires seuls se réjouissaient ouvertement. Au milieu de cette foule se tenait, les bras croisés, Francesco, notre digne capitaine ; son regard me disait : — Courage aujourd’hui, demain vengeance ! Cependant, en attendant l’exécuteur, je me promenais sur la potence, au-dessus du précipice ; un léger zéphyr agitait doucement la corde fatale. — Tu vas te tuer ! criait le bourreau ; attends-moi. Il arriva enfin au sommet de l’échelle ; mais il avait le vertige, ses jambes tremblaient ; cette cascade au-dessous de lui, cet éclatant soleil au-dessus de sa tête, tous ces regards de pitié pour moi et de haine pour lui, toutes ces causes réunies troublaient ce malheureux jusqu’au fond de l’âme. Enfin, et d’une main tremblante, il me mit la corde au cou, il me poussa dans l’abîme ; il tenta d’appuyer son ignoble pied sur mes épaules ; mais ces épaules sont fermes et fortes, un pied d’homme n’y peut laisser d’empreinte ; celui de mon bourreau glissa, le choc fut violent ; d’abord il s’arrêta au bout de la potence avec ses deux mains, puis une de ses mains faiblit, et l’instant d’après il tomba lourdement dans la fondrière, et il fut emporté par les flots.

Tel fut le récit du pendu.

Cette potence si riante, cette scène de mort si gaiement racontée, m’intéressaient au dernier point ; jusqu’ici je n’avais pas imaginé que la potence pût devenir un agréable sujet d’amusants souvenirs ; jamais je n’avais vu colorer la mort de pareilles couleurs ; au contraire, parmi ceux qui ont exploité cette mine féconde en sensations, c’est à qui rembrunira le tableau, à qui ensanglantera la scène, comme si dans notre vie sociale la peine de mort n’était pas une action vulgaire, une espèce d’amende à payer dont on a toujours le montant sur les épaules, rien de plus. Or, telle était la loyauté de notre bandit ; il savait que la potence était la contre-partie de sa profession, il savait que la société italienne lui avait dit tacitement : — Je te permets de piller, de voler et même de tuer des Anglais et des Autrichiens, à condition que, si tu nous forces à te prendre, tu seras pendu ; cette condition, il l’avait acceptée, et il avait dans l’âme trop de justice pour s’en plaindre. Je voulus donc savoir ce qu’il était devenu depuis qu’il avait été pendu ; à ma prière, il continua son récit :

— Je me souviens fort bien de la moindre sensation, me dit-il, et ce serait à recommencer dans une heure, que je ne m’en inquiéterais pas plus que de cela. Dès que j’eus la corde au cou et que je fus tombé dans le vide, je sentis d’abord un assez grand mal à la gorge, puis je ne sentis rien ; l’air arrivait à mes poumons lentement, mais la moindre parcelle de cet air balsamique et bienfaisant retenait ma vie ; et d’ailleurs, légèrement balancé dans cet espace aérien, je me sentais bercé par une main invisible. Le bruit à mon oreille, c’étaient les divines mélodies du ciel ; ce souffle tiède et pur sur mes lèvres brûlantes, c’était le baiser de ma bien-aimée ; je voyais les objets comme à travers un voile de gaze ; c’était un lointain lumineux comme si le paradis eût été tout au bout de ma vision. À coup sûr, la sainte Vierge me venait en aide, car j’étais son martyr. Et puis n’avais-je pas mon scapulaire et les cheveux de Maria sur mon cœur ? Tout à coup, l’air me manqua, je ne vis plus rien, je ne sentis plus de balancement ; j’étais mort !

— Pourtant, lui dis-je, vous voilà de ce monde plus que jamais, et très-peu disposé à en sortir.

— Ceci est un grand miracle, me répondit gravement le bandit. J’étais mort depuis une heure, quand mon digne capitaine coupa la corde de la potence. Lorsque je revins à moi, mes yeux rencontrèrent le bienveillant regard d’une femme qui, penchée sur moi, me rendait mon âme.... une âme plus pure et plus forte. Cette femme avait la voix italienne, une grâce italienne, le doux parler, le vif regard, toutes les perfections d’une Italienne. Je crus un instant que je sortais du tombeau et que la madone de saint Raphaël me recevait dans ses bras. Voilà, seigneur, mon histoire de bandit ; j’ai promis à ma douce Maria de devenir un honnête homme, si je le pouvais ; j’espère en venir à bout par amour pour elle ; déjà même, pour être honnête parmi vous, je me suis procuré un habit propre et un chapeau neuf, ce qui est un grand point.

— Il vous faudrait encore un métier, et j’ai bien peur que vous n’en ayez pas.

— Voilà ce qu’on me dit partout, seigneur ; et cependant j’ai beau chercher, je n’ai jamais vu qu’un métier menât à quelque chose parmi vous.

— Pensiez-vous être plus heureux en Italie ?

— La campagne de Naples, bonne mère, produit chaque matin assez de champignons pour nourrir toute une ville : chez vous, tout se paie, jusqu’à vos champignons qui sont mortels.

— Pensez-vous donc que le métier de lazzarone soit un métier d’honnête homme ?

— Il n’y en a pas de plus loyal ; on n’est ni maître ni valet ; on ne dépend que de soi ; on ne travaille que quand il y a urgence, et il n’y a jamais urgence, tant que le soleil reluit là-haut ; enfin on peut aller à Rome et faire le tour de Saint-Pierre à genoux, ce qui vaut deux cents indulgences : voilà ce que c’est que d’être lazzarone.

— En ce cas-là, pourquoi donc ne vous êtes-vous pas fait recevoir lazzarone, je vous prie ?

— J’y avais bien songé, excellence, me dit-il ; Maria elle-même m’en avait prié ; mais j’ai trop peur des éruptions du Vésuve.

En même temps nous entrions dans Paris.

L’entrée de Paris, par la barrière du Bon Lapin, est peut-être la plus agréable, quoique la plus modeste de toutes les entrées parisiennes. Vous arrivez à travers les champs, vous traversez une vaste plaine où manœuvre la cavalerie chaque matin ; vous entrez dans une étroite allée, vous laissez à votre gauche la Grande Chaumière et toutes les guinguettes qui l’avoisinent, et tout d’un coup vous vous trouvez en présence du beau jardin du Luxembourg, aimable et tranquille promenade de ces quartiers lointains. Mon Italien m’interrogeait à chaque pas, s’étonnant de tout, tantôt des vieilles femmes qui encombraient le jardin, tantôt des jeunes pairs de France qui venaient faire des lois, la cravache à la main et l’éperon au talon ; cette vaste salle de spectacle et cette Sorbonne si mesquine, ces grands hôtels en simple pierre et pas une statue de marbre, pas un homme occupé à se chauffer au soleil ; des lazzaroni travaillant comme des forçats, d’autres lazzaroni chantant dans la rue d’une voix fausse accompagnée d’un instrument plus faux encore ; d’horribles gravures coloriées à la porte des vitriers ; des pots de terre sans élégance, rien d’antique ; des rues étroites, un air infect, de jeunes filles chargées de misère et sans sourire, des marchands de poisons à toutes les rues, et pas une madone ! Le bandit était consterné : — Quel métier vais-je donc faire ici pour vivre ? me dit-il avec une inquiétude visible.

— Avant tout, que savez-vous faire ? lui demandai-je, un peu embarrassé moi-même de sa personne.

— Rien, me dit-il ; seulement je ferais de la meilleure musique, de la meilleure peinture, de plus belles statues en marbre ; je garderais mieux un palais que tous ceux que j’ai vus jusqu’à présent ; et quant à vos marchands de poisons, voici un poignard qui vaut mieux que toutes leurs drogues, ajouta-t-il avec un énergique sourire.

— Si vous n’avez pas d’autre ressource, je vous plains bien sincèrement, mon maître ; nous avons sur les bras quinze mille peintres, trente mille musiciens, et je ne sais combien de poëtes qui ne sont pas trop bien dans leurs affaires ; — pour ce qui est de votre poignard, je vous conseille de le laisser en repos, car cette fois vous seriez pendu à une potence dont la corde ne casse jamais.

— Cependant, sans me vanter, je ne chante pas mal une chanson d’amour. Quand j’étais à Venise, c’était, parmi les seigneurs les plus galants, à qui me confierait la conduite de sa sérénade, et je la menais si galamment, que plus d’une fois il m’est arrivé d’achever pour mon propre compte l’entreprise que j’avais commencée pour autrui.

— La sérénade serait le plus sot des métiers parmi nous. En France, il n’y a qu’une manière sûre de prendre une femme, c’est de lui donner quelque chose ; toutes les chansons du monde n’y feraient rien. Tu serais Métastase en personne, qu’elles ne feraient que rire, pauvre diable, des sons lamentables de ta guitare et des chants mélodieux de ton amour dans une nuit d’été.

— En ce cas-là, reprit le jeune homme en relevant la tête, j’irai demander du service au roi de France, je lui montrerai comment je sais manier une carabine et me faire obéir d’un bataillon : s’il veut me prendre à son service, je m’engage à monter la garde au plus fort de l’été sans parasol, comme le plus hardi bandit.

— Apprenez, mon brave, qu’on ne parle pas au roi de France. D’ailleurs, pour ce qui est de votre talent sur la carabine, vous trouverez chez nous deux cent mille hommes, payés à cinq sous par jour, qui s’en servent aussi bien que vous ; il faut enfin que vous sachiez qu’il n’y a dans le monde qu’une nation étrangère qui ait le droit de garder le roi, et depuis la Ligue on n’a jamais pensé aux Italiens.

— Ah ! dit le bandit en fronçant le sourcil, la misérable nation qui n’est pas assez riche pour nourrir une bonne compagnie de brigands, avec un chef ! Si vous aviez l’honneur d’en posséder une seule, tant pis pour Maria ! ce soir même j’irais faire la cuisine à vos bandits, et je serais le bien-venu.

— Que dites-vous ? vous leur feriez la cuisine ? et quelle cuisine, s’il vous plaît ?

— Par Dieu, je leur ferais une cuisine de grande route, et je ne sache pas que parmi vous il soit un homme assez dégoûté pour refuser de manger de mon rôti assaisonné avec du piment. Quand j’étais à Terracine, j’étais l’homme le plus renommé pour le civet de lièvre et pour la sauce d’anguille de buisson. C’est ainsi qu’en a jugé son éminence le cardinal Fesch, que Dieu conserve ! On m’envoya chercher un soir dans ma forêt pour lui faire à souper, et, le repas fini, il jura sur son âme que dans son propre palais il n’avait jamais rien mangé de plus exquis.

Je m’approchai du bandit, et d’un air solennel : — Je vous félicite, lui dis-je, vous êtes un homme sauvé ! Votre talent de rôtisseur vous fera mieux venir parmi nous que si vous étiez un grand musicien, un poëte, un peintre, un sculpteur, un général. Il ne tient qu’à vous de devenir un pouvoir, car nous sommes dans l’âge d’or de l’égalité. Bien plus, à l’heure où je vous parle, la France entière n’est occupée qu’à débattre les devis de la salle à manger d’un ministre. Parcourez donc tout Paris, et à la première maison qui pourra vous convenir, entrez fièrement, dites au maître : Je suis un grand cuisinier, prouvez-le, et vous êtes à la tête des affaires.

Le pendu me remercia d’un geste amical ; je le quittai, tranquille désormais sur sonsort