L’Ève future/Livre 1/11

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Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 33-40).


XI

Lord Ewald


« On eût dit que cette femme projetait son ombre sur le cœur de ce jeune homme. »
Lord Byron. Le Rêve.


― Moi, lord Ewald, ― dit une voix.

Et l’ombre ouvrait, en parlant, la porte vitrée.

― Ah ! mon cher lord, mille pardons ! répondit Edison en faisant un pas, à tâtons, vers un allumoir électrique, les chemins de fer sont si lents encore que je ne vous attendais que dans trois quarts d’heure.

― Aussi ai-je fait surchauffer un train spécial à la dernière atmosphère du manomètre, dit la même voix, afin d’être de retour à New York ce soir.

Trois lampes oxhydriques, entourées de globes teintés de bleu, flamboyèrent brusquement, au plafond, autour d’une sorte de foyer d’électricité rayonnante, illuminant le laboratoire d’un effet de soleil nocturne.

Le personnage qui se tenait debout en face d’Edison était un jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans, de haute taille et d’une rare beauté virile.

Il était vêtu avec une si profonde élégance qu’il eût été impossible de dire en quoi elle consistait. Les lignes de sa personne laissaient deviner des muscles d’une exceptionnelle solidité, tels que les exercices et les régates de Cambridge ou d’Oxford savent les rendre. Son visage un peu froid, mais d’un tour gracieux et sympathique, s’éclairait d’un sourire empreint de cette sorte de tristesse élevée qui décèle l’aristocratie d’un caractère. Ses traits, bien que d’une régularité grecque, attestaient par la qualité de leur finesse, une énergie de décision souveraine. De très fins et massés cheveux, une moustache et de légers favoris, d’un blond d’or fluide, ombraient la matité de neige de son teint juvénile. Ses grands yeux noblement calmes, d’un bleu pâle, sous de presque droits sourcils, se fixaient sur son interlocuteur. ― À sa main, sévèrement gantée de noir, il tenait un cigare éteint.

Il sortait de son aspect cette impression que la plupart des femmes devaient, à sa vue, se sentir comme devant l’un de leurs plus séduisants dieux. Il semblait tellement beau qu’il avait naturellement l’air d’accorder une grâce à qui lui parlait. Tout d’abord on eût dit un don Juan d’une froideur insoucieuse. Mais, à l’examiner un instant, on s’apercevait qu’il portait, dans l’expression de ses yeux, cette mélancolie grave et hautaine dont l’ombre atteste toujours un désespoir.

― Mon cher sauveur ! dit chaleureusement Edison en s’avançant, les mains tendues vers l’étranger. Que de fois j’ai pensé à ce… providentiel jeune homme de la route de Boston, auquel je devais la gloire, la vie et la fortune !

― Ah ! mon cher Edison, répondit en souriant lord Ewald, je dois m’estimer, au contraire, votre obligé dans cette circonstance, puisque, par vous, je fus utile au reste de l’Humanité. Ce que vous êtes devenu le prouve. Le peu d’or auquel vous faites allusion, je pense, ne m’était, à moi, qu’insignifiant : donc, entre vos mains (surtout alors qu’il vous était nécessaire), ne se trouvait-il pas beaucoup plus légitimement placé qu’entre les miennes ? ― Je parle au point de vue de cet intérêt général qu’il est du plus strict devoir de toute conscience de ne jamais totalement oublier. Quels remercîments ne dois-je pas au Destin de m’avoir ménagé cette circonstance atténuante de ma fortune ! ― Et tenez, c’est pour vous le dire que, passant en Amérique, je me suis si empressé de vous rendre visite. Je venais vous remercier, moi, ― de ce que je vous ai trouvé sur ce grand chemin de Boston.

Et lord Ewald s’inclina, tout en serrant les mains d’Edison.

Un peu surpris par ce discours, débité avec ce flegmatique sourire qui donnait l’idée d’un rayon de soleil sur de la glace, le puissant inventeur salua son jeune ami.

― Mais, comme vous avez grandi, mon cher lord ! reprit gaiement Edison, en indiquant un fauteuil à lord Ewald.

― Vous aussi, et plus que moi ! répondit le jeune homme en s’asseyant.

Edison, en examinant son interlocuteur ― dont le visage était maintenant bien éclairé ― s’aperçut, dès le premier coup d’œil, de l’ombre terrible qui pesait sur cette physionomie.

― Milord, dit-il en s’empressant, ― est-ce que la rapidité de votre trajet vers Menlo Park vous aurait indisposé ?… J’ai là un cordial…

― Nullement, répondit le jeune homme : pourquoi ?

Edison, après un silence, dit simplement :

― Une impression. Excusez-moi.

― Ah ! dit lord Ewald, je vois ce qui vous a fait penser à cela. Ce n’est rien de physique, je vous assure. C’est, figurez-vous, un chagrin incessant, qui, à la longue, m’a rendu le regard habituellement un peu soucieux.

Et, ajustant son lorgnon, il jeta un coup d’œil autour de lui :

― Combien je vous félicite de votre sort, mon cher savant, continua-t-il. Vous êtes un élu et voici un musée qui promet. ― N’est-elle pas de vous, cette lumière merveilleuse ? On dirait une après-midi d’été !

― Grâce à vous, mon cher lord.

― Vraiment, c’est un Fiat lux ! que vous avez dû prononcer tout à l’heure !

― Ma foi, j’ai découvert deux ou trois cents petites choses comme celle-là, je vous dirai : j’espère, même, ne point m’arrêter trop vite en ce chemin. Je travaille toujours, même en dormant, ― même en rêvant ! Je suis une sorte de Dormeur éveillé, comme dirait Shéhérazade. Voilà tout.

― Vous savez que je me sens fier, en vérité, de notre rencontre sur cette grande route mystérieuse ! Je finis par penser qu’elle était inévitable. Et, comme le dit Wieland, en son Peregrinus Protée : « Il n’y a point de hasard : nous devions nous rencontrer ― et nous nous sommes rencontrés. »

La secrète préoccupation du jeune lord, même au cours de ces affectueuses paroles, transparaissait. Il y eut un moment de silence.

― Milord, répondit soudainement Edison, ― eh bien ! à mon tour, permettez-moi de m’intéresser à vous à titre de vieil ami.

Lord Ewald reporta les yeux sur lui.

― Vous venez de parler d’une peine dont votre regard porte l’empreinte, en effet, continua l’électricien. Or, je ne sais comment vous exprimer, aussi vite, le désir que j’éprouve : mais, voyons ! ne vous semble-t-il pas que le poids des soucis les plus amers s’allège, partagé avec un cœur dévoué ? ― Sans autre préambule, voulez-vous en essayer avec moi ? Qui sait !… Je suis de cette race de médecins très bizarres qui ne croient guère aux maux sans remède.

Lord Ewald ne réprima pas un léger mouvement de surprise à cette brusque ouverture.

― Oh ! la douleur en question, répondit-il, provient d’un accident très banal ; d’une passion vraiment fort malheureuse, qui m’attriste à jamais. Vous le voyez : mon secret est des plus simples, n’en parlons pas.

― Vous ! Une passion malheureuse ! s’écria Edison étonné lui-même.

― Pardon, interrompit lord Ewald, mais je ne me sens pas le droit de m’arroger un temps précieux pour tous, mon cher Edison, ― et notre conversation serait bien plus intéressante, il me semble, si nous en revenions à vous.

― Mon temps ? Eh ! mais… tous vous le doivent un peu ! ― dit l’électricien. Et ceux qui m’admirent, aujourd’hui, au point d’avoir fondé des sociétés au capital de cent millions sur mon crédit intellectuel ou mes découvertes passées et à venir, m’auraient parfaitement laissé crever comme un chien, à votre place ! Et j’en ai quelque souvenir. L’Humanité attendra : je la crois supérieure à ses intérêts, comme l’a dit un Français. L’affection sincère a des droits, aussi sacrés que les siens, mon cher lord : la qualité de la mienne me permet d’insister sur ce que je sollicitais tout à l’heure de votre confiance, puisque je sens que vous souffrez.

L’Anglais, après avoir allumé un cigare :

― En vérité, vous parlez si noblement, monsieur l’inventeur, dit-il, que je ne saurais résister longtemps à votre sympathie ! Laissez-moi vous avouer, cependant, que j’étais à mille lieues de m’attendre à ce que ― à peine assis chez vous ― je vous choisirais pour confident. On voit que tout se passe à l’exemple de l’éclair, chez les électriciens. Enfin, puisque vous le désirez, voici : ― j’ai le malheur de subir un amour très pénible, le premier de ma vie (et, dans ma famille, le premier est presque toujours le dernier, c’est-à-dire le seul) pour une très-belle personne ― tenez ! pour la plus belle personne du monde, je crois ! ― et qui est, actuellement à New York, au théâtre, dans notre loge, où elle fait miroiter les pierres de ses oreilles en paraissant écouter le Freyschütz. ― Là !… Vous voilà satisfait, j’imagine, monsieur le curieux ?

À ces mots Edison considéra lord Ewald avec une attention singulière. Il ne répondit pas tout de suite ; mais, s’assombrissant à vue d’œil, en deux secondes, il parut s’absorber dans une pensée secrète.

― Oui, c’est désastreux, en effet, ce que vous m’apprenez là ! murmura-t-il froidement.

Et il regarda devant lui d’un air distrait.

― Oh ! Vous ne pouvez, même, comprendre jusqu’à quel point ! murmura lord Ewald.

― Mon cher lord, il faut donc que vous m’en disiez un peu plus ! reprit Edison après un instant.

― Ah ! par exemple ! ― À quoi bon ?

― J’ai, maintenant, un motif de plus pour vous le demander !

― Un motif ?

― Oui ; je crois ― que j’ai, peut-être, un moyen de vous guérir ― ou, tout au moins, de…

― Hélas ! Impossible !… dit lord Ewald avec un sourire amer. La Science ne saurait aller jusque-là.

― La Science ? ― Je suis celui qui ne sait rien, qui devine parfois, qui trouve souvent, qui étonne toujours.

― D’ailleurs, l’amour dont je souffre est d’un ordre qui ne saurait sembler qu’étrange et inconcevable.

― Tant mieux ! tant mieux !… dit Edison en ouvrant de plus en plus les yeux : ― donnez-moi, seulement, quelques détails !

― C’est que… j’ai lieu de craindre qu’ils soient inintelligibles, même pour vous !

Inintelligibles ?… N’est-ce pas Hégel qui a dit : « Il faut comprendre l’Inintelligible comme tel ? » ― On essaiera, mon cher lord ! ― s’écria l’électricien. Et vous allez voir avec quelle clarté nous nettifierons le point obscur de votre mal ! ― Si vous me refusez, maintenant, ah ! tenez… je… je vous rembourse !

― Voici l’histoire ! dit lord Ewald, réchauffé lui-même par le cordial sans-gêne d’Edison.