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L’Ève future/Livre 1/17

La bibliothèque libre.
Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 61-70).


XVII

Dissection


« Les sots ont cela d’impardonnable qu’ils rendent indulgent pour les méchants. »
Jean Marras.


Lord Ewald avait cessé de parler.

― Voudriez-vous, mon cher lord, me définir quelques points ? Tout, ici, ne porte que sur des nuances, intéressantes, en effet. ― Voyons : miss Alicia Clary n’est pas une femme… bête, n’est-ce pas ?

― Certes, non, répondit avec un sourire triste lord Ewald. ― En elle, nulle trace de cette bêtise presque sainte, qui, par cela même qu’elle est un extrême, est devenue aussi rare que l’intelligence. Une femme déshéritée de toute bêtise, est-elle autre chose qu’un monstre ? Quoi de plus attristant, de plus dissolvant que l’abominable être qu’on nomme une « femme d’esprit », si ce n’est son vis-à-vis, le beau parleur ? L’esprit, dans le sens mondain, c’est l’ennemi de l’intelligence. Autant, n’est-ce pas, une femme recueillie, croyante, un peu bête et modeste, et qui, avec son merveilleux instinct, comprend le vrai sens d’une parole comme à travers un voile de lumière, autant cette femme est un trésor suprême, est la véritable compagne, autant l’autre est un fléau insociable !

Or, comme tout être médiocre, miss Alicia, loin d’être bête, n’est que sotte. ― Son rêve serait de paraître, à tout le monde, une « femme d’esprit ! » à cause des dehors « brillants », des avantages que, trouve-t-elle, cela donne.

Cette fantastique bourgeoise aimerait ce masque comme une toilette, comme un passe-temps agréable, mais, cependant peu sérieux. De sorte qu’elle trouve le moyen de rester encore médiocre, même en ce sec et morbide idéal.

― Quel est son genre de sottise dans la vie de tous les jours ? demanda Edison.

― Elle est atteinte, répondit lord Ewald, de ce prétendu bon sens négatif, dérisoire, qui rétrécit simplement toutes choses et dont les observations ne portent jamais que sur des réalités insignifiantes, sur celles que leurs passionnés zélateurs appellent emphatiquement des choses terre à terre. Comme si ces choses fastidieuses, et convenues le plus tacitement possible, devaient absorber, à ce point, la totalité des soucis, chez les réels vivants !

Une correspondance occulte est établie entre certains êtres et ces choses inférieures : de là cette naturelle tendance, cet aimant réciproque entre ces choses et ces êtres. Cela s’appelle, s’attire et se confond. Les gens de ces choses ne s’enrichissent que vainement ; ils souffrent et meurent, en secret, de la bassesse natale dont ils étouffent. Au point de vue physiologique, ces cas de positivisme inepte, qui se multiplient de nos jours, ne sont que des formes bizarres de l’hypocondrie. C’est un genre de démence qui porte les malades à redire, même pendant le sommeil, des mots d’un aspect «  important » et qui leur semble donner, par leur seul énoncé, du « poids » à la vie. Par exemple, les mots : « sérieux ! ― positif ! ― bon sens !… etc., proférés quand même, à tout hasard. Nos maniaques s’imaginent, et souvent avec raison, que la seule vertu de ces syllabes confère, à qui les articule, même distraitement, un brevet de capacité. De sorte qu’ils ont pris la lucrative et machinale habitude de prononcer, constamment, ces vocables, ― ce qui, à la longue, pénètre ces hommes de l’hystérie abrutissante dont ces mêmes vocables sont imbus. Le plus étonnant est qu’ils font des dupes, qu’ils arrivent, parfois à disposer du pouvoir gouvernemental en divers États, alors que leur souriante, suffisante et quiète nullité ne mériterait que l’hospice. Eh bien, l’âme de cette femme que j’aime, hélas ! est sœur de celles-là : miss Alicia, dans la vie quotidienne, ― c’est la déesse Raison.

― Bien ! dit Edison. Continuons. Si je vous ai compris, miss Alicia Clary n’est pas une jolie femme ?

― Certes, non ! dit lord Ewald. En vérité, si elle n’était que la plus jolie des femmes, je ne lui accorderais pas tant d’attention, croyez-le. Vous connaissez l’adage : l’amour du Beau, c’est l’horreur du Joli. Or, tout à l’heure, sans hésiter, j’ai cru pouvoir évoquer, à son sujet, l’écrasante forme de la Venus victrix. Simple question : l’homme qui trouverait « jolie » la Venus victrix serait-il intelligible ? Donc, l’aspect d’une créature humaine capable de supporter, sans fléchir, ― pour l’instant du moins, ― le poids d’une comparaison sérieuse avec un tel marbre, ne saurait, vraiment, en rien éveiller dans un esprit bien portant l’impression que laisse la vue d’une jolie femme. En ce dont il est réellement question ici, celle-ci est autant son contraire que la plus hideuse des Euménides. On pourrait se figurer leurs trois types, aux extrémités d’un triangle isocèle.

Le seul malheur dont soit frappée miss Alicia, c’est la pensée ! ― Si elle était privée de toute pensée, je pourrais la comprendre. La Vénus de marbre, en effet, n’a que faire de la Pensée. La déesse est voilée de minéral et de silence. Il sort de son aspect ce Verbe-ci : ― « Moi, je suis seulement la Beauté même. Je ne pense que par l’esprit de qui me contemple. En mon absolu, toute conception s’annule d’elle-même, puisqu’elle perd sa limite. Toutes s’y abîment, confondues, indistinctes, identiques, pareilles aux vagues des fleuves à l’entrée de la mer. Pour qui me réfléchit, je suis telle qu’il peut m’approfondir. »

Ce sens de la statue que Vénus Victrix exprime avec ses lignes, miss Alicia Clary, debout, sur le sable, devant l’Océan, pourrait l’inspirer comme son modèle, ― si elle se taisait et fermait les paupières. Mais comment comprendre une Vénus victorieuse qui, ayant retrouvé ses bras au fond de la nuit des âges et apparaissant au milieu de la race humaine, renverrait au monde éperdu qui viendrait lui offrir son éblouissement, le coup d’œil rêche, oblique et retors d’une matrone manquée dont le mental n’est que le carrefour où toutes les chimères de ce faux Sens-commun, dont nous venons de dégonfler la morne suffisance, tiennent, gravement, leur oiseux conseil ?

― Bien, dit Edison, continuons. Dites-moi : — miss Alicia n’est pas une artiste, n’est-ce pas ?

― Juste ciel ! dit lord Ewald : je le crois bien. Ne vous ai-je point dit que c’était une virtuose ? Et le virtuose n’est-il pas l’ennemi direct et mortel du Génie et de l’Art même, par conséquent ?

L’Art n’a pas plus de rapport, vous le savez, avec les virtuoses, que le Génie n’a de rapport avec le Talent ; la différence, entre eux, étant, en réalité, incommensurable.

Les seuls vivants méritant le nom d’Artistes sont les créateurs, ceux qui éveillent des impressions intenses, inconnues et sublimes. Les autres ?… Qu’importe ! Les glaneurs, passe encore ; mais ces virtuoses qui viennent enjoliver, aniaiser enfin, l’œuvre divine du Génie ? Ces infortunés qui, dans l’art de la Musique, par exemple, s’évertueraient à « broder mille variations », de « brillantes fantaisies » jusque sur le clairon du Jugement-dernier ?… Quelle odeur de singes ! ― N’auriez-vous jamais vu de ces personnages qui, après une « séance », passent deux doigts dans leurs longs cheveux et regardent les plafonds, en mesure, d’une manière inspirée ? De tels fantoches donnent honte, vraiment. C’est à croire qu’ils n’ont d’âme qu’au figuré, comme on dit l’âme d’un violon. ― Eh bien, miss Alicia n’a que cette sorte d’âme !… Mais, médiocre avant tout, elle manque même de ce sens bâtard qui fait que les virtuoses croient que la Musique est belle ! chose qu’ils ont cependant bien moins le droit de dire que le dernier des sourds. Ainsi, en parlant de sa voix surnaturelle, de ses mille inflexions, de la magie de son timbre idéal, elle dit qu’elle possède un « talent d’agrément. » Elle trouve les gens un peu « fous » de s’intéresser tant à ces choses-là ! L’enthousiasme lui fait toujours un peu pitié, comme seyant fort mal aux personnes distinguées. De sorte qu’elle trouve moyen de renchérir encore, vous le voyez, sur la sottise et la suffisance des virtuoses. Lorsqu’elle chante, grâce à quelques instances de ma part, ― (car cela l’ennuie, chanter n’étant pour elle que le travail de son regrettable métier, pour lequel elle n’était pas faite, hélas !) ― il lui arrive parfois de s’interrompre ― si l’admiration me fait fermer les yeux, et de me dire « qu’elle ne comprend vraiment pas qu’un gentilhomme puisse se monter ainsi la tête pour des choses en l’air, au lieu de songer à la tenue qu’exige le rang !… » Vous voyez : c’est simplement, ici, rachitisme intellectuel.

― Ce n’est pas, non plus, une femme bonne ? demanda Edison.

― Comment le serait-elle, puisque c’est une sotte ! On n’est bon que lorsqu’on est bête, dit lord Ewald. ― Oh ! criminelle, méchante, sombre, avec des sens d’impératrice romaine, je l’eusse comprise ! et mille fois préférée ! Mais, sans être bonne, elle n’a pas de ces appétits fauves, nés, au moins, d’un puissant orgueil. Bonne ! dites-vous ? En elle, aucune trace de cette auguste bonté qui transfigure la laideur et répand son baume enchanté sur toute blessure !

Non. Médiocre avant tout, elle n’est même pas méchante : elle est bonnasse, comme elle est avaricieuse plutôt qu’avare : toujours sottement, jamais bêtement. Elle a cette hypocrisie des cœurs faibles et secs, pareils au bois mort, qui ne sont pas plus dignes, enfin, des services qu’ils rendent que de ceux qu’ils reçoivent. ― Aussi, de quelle sensiblerie les bonasses ne doublent-ils pas leur amertume indifférente ? ― Tenez, mon cher Edison, un soir, au théâtre, j’observais miss Alicia Clary pendant qu’elle écoutait je ne sais quel mélodrame, issu de la plume de l’un de ces faussaires de la parole, de ces détrousseurs de lettres qui, avec leur jargon de faiseurs, les banalités de leur fiction, leurs lazzis de grimaciers, atrophient, dans une impunité triomphante et lucrative, le sens de toute élévation chez les foules. Eh bien ! j’ai vu les admirables yeux de cette femme se remplir de larmes à ces dialogues abjects ! Et je la regardais pleurer comme on regarde pleuvoir. Moralement, j’eusse aimé mieux de la pluie : mais, physiquement, ― que voulez-vous ? il faut bien en convenir, ― ces larmes mêmes, sur ce visage, étaient splendides. Les lumières en baignaient les diamants : elles roulaient sur ce sublime et pâle visage, sous lequel ne somnolait, cependant, que la niaiserie émue ! En sorte que je ne pouvais qu’admirer avec mélancolie cette simple transsudation d’animalité.

― Bien ! dit Edison. ― Miss Alicia n’est pas sans appartenir à quelque secte religieuse, n’est-ce pas ?

― Oui, dit lord Ewald. Je me suis complu dans l’analyse de la religiosité de cette inquiétante femme. Elle est mystique ― non par le vivifiant amour d’un Dieu Rédempteur, ― mais parce que cela lui semble de toute convenance et que c’est très « comme il faut. » Voyez-vous, la manière dont elle tient son livre de prières en revenant de l’office du dimanche ressemble, dans un autre ordre d’idées, à celle dont elle me dit que « je suis un gentilhomme » : cela cause une impression qui fait un peu rougir. ― Ainsi, elle a foi dans un Dieu d’une sublimité éclairée, entendue : ― elle peuple son paradis de martyrs qui n’exagèrent rien ; d’élus honorables, de saints compassés, de vierges pratiques, de chérubins convenables. Elle croit à un ciel, mais à un ciel de dimensions rationnelles ! ― Son idéal serait un ciel terre à terre, enfin, car le soleil, même, lui paraît trop dans les nuages, trop dans le bleu. »

Le phénomène de la Mort la choque beaucoup. Cela, par exemple, lui semble un excès qu’elle ne comprend pas : cela « ne lui paraît plus de notre temps. » Voilà l’ensemble de ses « idées mystiques. » Pour conclure, ce qui déconcerte en elle, c’est le fait de cette presque surhumaine beauté recouvrant de son divin voile ce caractère de modération plate, cet esprit de vulgarisme, cette exclusive et folle considération pour ce que l’Or, la Foi, l’Amour et l’Art ont de purement extérieur, c’est-à-dire de vain et d’illusoire ; c’est ce sinistre rétrécissement de l’intellect enfin, qui rappelle les résultats obtenus par les habitants des rives de l’Orénoque, lesquels serrent, entre des ais, le crâne de leurs enfants, pour les empêcher de pouvoir jamais penser à des choses trop élevées. En revêtant ce fond de caractère d’une suffisance placide vous aurez, à peu près, ce à quoi se réduit l’impression que laisse d’elle miss Alicia Clary.

Je dis donc que le spectacle abstrait de cette femme a tué ma joie, continua lord Ewald après un silence. Quand je la regarde et l’écoute, elle me fait éprouver la sensation d’un temple profané, non par la rébellion, l’impiété, la barbarie et leurs torches sanglantes, mais par l’ostentation intéressée, l’hypocrisie timorée, la vaine et machinale fidélité, la sécheresse inconsciente, la superstition incrédule, ― et de qui ? de la prêtresse repentie de ce temple même dont l’idole, au-dessous du blasphème, mérite à peine le sourire ― et de laquelle elle me débite, cependant, sans cesse, d’un ton compoinct et rassis, la légende vide.

― Avant de conclure, dit Edison, ne m’avez-vous pas dit que c’était, malgré ce manque de vibrations, une fille de race ?

Une imperceptible rougeur monta aux joues de lord Ewald à cette parole.

― Moi ? Je ne crois pas avoir dit cela, répondit-il.

― Vous avez dit que miss Alicia Clary appartenait à « quelque bonne famille, d’origine écossaise, anoblie récemment. »

― Ah ! parfaitement, dit lord Ewald ; mais ceci n’est pas la même chose. Ce n’est même pas un éloge. Au contraire. En ce siècle, il faut être ― ou naître ― noble, l’heure étant pour longtemps passée où l’on pouvait le devenir. La noblesse, en nos pays, se confère, aujourd’hui, en souriant. Et nous estimons qu’il ne peut être que nuisible à l’essence, quand même réfractaire, de certaines lignées, d’être inoculées, à l’étourdie, de ce douteux et affadi vaccin, dont tant de bourgeoisies indélébiles ne sont qu’empoisonnées.

Et, comme perdu en une réflexion inconnue, il ajouta, très bas, avec un grave sourire :

― Peut-être, même, est-ce la cause, dit-il.

Edison, en homme de génie (sorte de gens dont la noblesse toute spéciale humiliera toujours les égalitaires), répondit en souriant aussi :

― Le fait est qu’on ne devient pas un cheval de race par le seul fait d’entrer au champ de course. Seulement, ce qu’il y a de positivement remarquable au fond de toute cette analyse, c’est que vous ne vous apercevez pas que cette femme serait l’Idéal féminin pour les trois quarts de l’Humanité moderne ! ― Ah ! quelle bonne existence des millions d’individus mèneraient avec une telle maîtresse, étant riches, beaux et jeunes comme vous !

― Moi, j’en meurs, dit lord Ewald comme à lui-même. Et c’est, par analogie, ce qui, en moi, constitue la différence entre le pur-sang et les chevaux vulgaires.