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L’Ève future/Livre 1/19

La bibliothèque libre.
Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 75-80).


XIX

Remontrances


« On ne sçaurait se r’avoir de ce trouble ! »
Montaigne.


― Cher comte Ewald, dit lentement Edison, quoi ? pour une femme ! que dis-je ! pour une telle femme ? Vous !… Je crois rêver.

― Moi aussi, dit lord Ewald avec un sourire triste et très froid. Que voulez-vous ! Cette femme fut pour moi comme ces sources claires, aux murmures charmeurs, nées en des pays de soleil, à l’ombre d’antiques forêts. Si, au printemps, séduit par la beauté de leur onde mortelle, vous y plongez une jeune feuille verte et toute vivante encore de sève, vous la retirez pétrifiée.

― C’est juste, dit Edison, pensif.

Et, comme il observait le jeune homme, il vit distinctement flotter le suicide dans le regard vague et profond de lord Ewald.

― Milord, dit-il, vous êtes la proie d’un mal juvénile qui se guérit de lui-même. Oubliez-vous que tout s’oublie ?

― Oh ! dit lord Ewald en replaçant son lorgnon, me prenez-vous pour un inconsistant ? J’ai le caractère et la nature faits de telle manière que, tout en pesant parfaitement l’absurdité de cette « passion », je n’en subis pas moins la hantise, la douleur et l’ennui. Je sais jusqu’où je suis touché. C’est fini. Et maintenant, ami, puisque la confidence est faite, n’en parlons plus.

Edison releva la tête et considéra quelques instants ce pâle et trop noble jeune homme, comme un opérateur regarde un malade abandonné.

Il méditait ; ― il hésitait !

On eût dit qu’il rassemblait ses forces et ses pensées pour quelque projet étrange et inconnu.

― Voyons ! nous disons donc, reprit-il, que vous êtes l’un des plus brillants seigneurs de l’Angleterre. Vous savez qu’il est des compagnes qui ennoblissent toutes les joies de la vie, des jeunes filles radieuses et dont l’amour ne se donne positivement qu’une fois : oui, des cœurs sacrés, des êtres d’aurore et d’idéal. ― Et vous, milord, vous dont le front rayonne d’une si lumineuse intelligence, vous qui avez la noblesse, la puissance, la haute fortune, quelque avenir éclatant, si bon vous semble… vous voici sans force devant cette femme. Sur un désir, sur un signe, mille autres, tout aussi captivantes peut-être, et presque aussi belles, vous apparaîtraient ! ― Entre elles se trouveraient cent natures charmantes, dont le souvenir ne laisse que des pensées heureuses et réchauffantes ! Entre celles-ci, dix femmes au cœur solide, au nom sans tache, et, entre elles encore, une femme digne à jamais de porter le vôtre, puisqu’il est toujours une Hypermnestra sur cinquante Danaïdes.

Grâce à celle-ci, en vous projetant par la pensée à trente ou quarante années de rayonnantes et nobles joies, ― des joies de tous les jours ― vous pouvez vous voir considérant un passé sans doute même illustre ! laissant à l’Angleterre de beaux enfants, orgueilleux de votre nom et dignes de votre sang ! ― Et, au mépris de ce nombreux bonheur que le Destin vous offre, enfant gâté de la terre, de cet avenir pour lequel tant d’autres fils d’Ève joueraient mille fois la vie ou se consumeraient en luttes persévérantes, vous allez vous éteindre, vous allez abdiquer, déserter l’existence, et ceci à cause d’une femme de hasard, élue par la fatalité entre cinq millions de ses pareilles, pour que cette œuvre malfaisante soit accomplie ! ― Vous prenez cette ombre au sérieux, alors que son souvenir ne serait plus, dans quelques années, pour vous, que pareil à ces fumées enivrantes et noires qui sortent de ces insolentes cassolettes où l’on brûle du haschich ! ― Ah ! permettez-moi de vous dire que, si miss Alicia Clary préfère natalement le penny à la guinée, la chose me paraît avoir été contagieuse pour vous, ― et c’est là, véritablement, un malheur.

― Mon ami, répondit lord Ewald, soyez moins sévère pour moi, car je le suis plus que vous, et inutilement.

― Je parle au nom de cette jeune fille qui serait votre salut, poursuivit Edison. À qui la laisserez-vous ? On est responsable du mal qu’entraîne le bien que l’on n’a pas accompli.

― Je vous répète que je me suis tourmenté de bien d’autres encore, répondit lord Ewald ; mais, j’ai dans l’être de n’aimer qu’une fois. En ma famille, si l’on tombe mal, on disparaît, sans doléances ni discussions, voilà tout : nous laissons les « nuances » et les « concessions » aux autres hommes.

Edison semblait évaluer le degré du mal.

― Oui, murmura-t-il comme à lui-même, c’est fort grave, en effet ! ― Diable ! diable !

Puis, après une réflexion soudaine :

― Mon cher lord, dit-il, comme je suis peut-être le seul médecin sous le ciel qui puisse beaucoup pour votre résurrection, je vous requiers, au nom de ma reconnaissance envers vous, de me répondre d’une façon définitive et péremptoire. Une dernière fois, vous m’affirmez ne pouvoir arriver jamais à considérer votre aventure galante ― qui n’est extraordinaire que pour vous, ― comme l’un de ces caprices mondains, passionnels, si l’on veut, intenses même, mais sans la moindre importance vitale enfin ?

― Que miss Alicia Clary puisse devenir, demain, pour beaucoup d’autres, la maîtresse d’un soir, cela est possible. ― Quant à moi, je n’en ressusciterai pas : Je ne vois que sa forme au fond de la vie.

― La méprisant ainsi, vous persistez à vous exalter à ce point pour sa beauté, ― et cela d’une manière toute idéale, puisque, m’avez-vous dit, vos sens en sont devenus à jamais contemplatifs et glacés ?

― Contemplatifs et glacés !… Oui, c’est bien cela ! répondit lord Ewald. Je n’éprouve plus aucun désir pour elle. Elle est la radieuse obsession de mon esprit, voilà tout. ― J’en subis l’envoûtement, comme disaient les sorciers du Moyen-âge.

― Vous renoncez délibérément à rentrer dans la vie sociale ?

― Oui ! répondit lord Ewald en se levant. Sur ce, mon cher Edison, vivez ! Soyez célèbre ! Soyez utile à notre race tout entière ! Moi, je pars. Achille mourut bien d’une blessure au talon ! ― Et maintenant, pour la dernière fois, adieu. Je ne me sens pas le droit d’abuser, plus longtemps, en vaine et personnelle causerie, d’heures précieuses pour toute l’Humanité.

Ce disant, lord Ewald, toujours correct et froid, prit son chapeau, dont il avait aveuglé un grand télescope auprès de lui.

Mais Edison s’était levé aussi.

― Ah çà ! s’écria-t-il, vous figurez-vous que je vais, tranquillement, vous laisser vous brûler la cervelle sans rien tenter pour vous sauver la vie, alors que je vous dois la mienne et tout ce qui s’y rattache ? ― Pourquoi vous eussé-je questionné sans motif ? ― Mon cher lord, vous êtes un de ces malades que l’on ne peut traiter que par le poison : je me résous donc, toutes remontrances épuisées, à vous médicamenter, s’il vous plaît, d’une façon terrible, votre cas étant exceptionnel. Le remède consiste à réaliser vos vœux ! ― (Du diable, si je m’attendais, par exemple, à risquer cette première expérience sur vous !…) murmura, comme à part lui, l’électricien. Il faut constater que les êtres et les idées s’attirent ― et c’est à croire que je vous attendais moi-même, inconsciemment, ce soir ! Allons, je le vois ! je dois tenter de vous sauver l’être. Et, comme il est des blessures que l’on ne peut guérir qu’en empirant leur profondeur, je veux accomplir votre rêve tout entier ! ― Milord Ewald, ne vous êtes-vous pas écrié, tout à l’heure, en parlant d’Elle : « Qui m’ôtera cette âme de ce corps ? »

― Oui ! murmura lord Ewald, un peu interdit.

― Eh bien ! c’est moi.

― Hein ?

― Mais vous, milord, interrompit Edison sur un ton d’une solennité brusque et grave, ― n’oubliez pas qu’en accomplissant votre ténébreux souhait, je ne cède… qu’à la Nécessité.