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L’Ève future/Livre 2/03

La bibliothèque libre.
Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 89-93).


III

Apparition


« Qui se cache derrière ce voile ?… »
(Das verschleiertes Bild zu Saïs).


À ce nom mystérieux, une section de la muraille, à l’extrémité sud du laboratoire, tourna sur des gonds secrets, en silence, démasquant un étroit retrait creusé entre les pierres.

Tout l’éclat des lumières porta brusquement sur l’intérieur de ce lieu.

Là, contre les parois concaves et demi-circulaires, des flots de moire noire, tombant fastueusement d’un cintre de jade jusque sur le marbre blanc du sol, agrafaient leurs larges plis à des phalènes d’or piquées çà et là aux profonds de l’étoffe.

Debout en ce dais, une sorte d’Être, dont l’aspect dégageait une impression d’inconnu, apparaissait.

La vision semblait avoir un visage de ténèbres : un lacis de perles serrait, à la hauteur de son front, les enroulements d’un tissu de deuil dont l’obscurité lui cachait toute la tête.

Une féminine armure, en feuilles d’argent brûlé, d’un blanc radieux et mat, accusait, moulée avec mille nuances parfaites, de sveltes et virginales formes.

Les pans du voile s’entrecroisaient sous le col autour du gorgerin de métal ; puis, rejetés sur les épaules, nouaient derrière elle leurs prolongements légers. Ceux-ci tombaient ensuite sur la taille de l’apparition, pareils à une chevelure, et, de là, jusqu’à terre, mêlés à l’ombre de sa présence.

Une écharpe de batiste noire lui enveloppait les flancs et, nouée devant elle comme un pagne, laissait flotter, entre sa démarche, des franges noires où semblait courir un semis de brillants.

Entre les plis de cette ceinture était passé l’éclair d’une arme nue de forme oblique : la vision appuyait sa main droite sur la poignée de cette lame ; de sa main gauche pendante, elle tenait une immortelle d’or. À tous les doigts de ses mains étincelaient plusieurs bagues, de pierreries différentes ― et qui paraissaient fixées à ses fins gantelets.

Après un instant d’immobilité, cet être mystérieux descendit l’unique marche de son seuil et s’avança, dans son inquiétante beauté, vers les deux spectateurs.

Bien que sa démarche semblât légère, ses pas sonnaient sous les lampes dont les puissantes lueurs jouaient sur son armure.

À trois pas d’Edison et de lord Ewald, l’apparition s’arrêta ; puis, d’une voix délicieusement grave :

― Eh bien, mon cher Edison, me voici ! dit-elle.

Lord Ewald, ne sachant que penser de ce qu’il voyait, la regardait en silence.

― L’heure est venue de vivre, si vous voulez, miss Hadaly, répondit Edison.

― Oh ! je ne tiens pas à vivre ! murmura doucement la voix à travers le voile étouffant.

― Ce jeune homme vient de l’accepter pour toi ! ― continua l’électricien en jetant dans un récepteur la carte photographique de miss Alicia.

― Qu’il en soit donc selon sa volonté ! dit, après un instant et après un léger salut vers lord Ewald, Hadaly.

Edison, à ce mot, le regarda ; puis, réglant de l’ongle un interrupteur, envoya s’enflammer une forte éponge de magnésium à l’autre bout du laboratoire.

Un puissant pinceau de lumière éblouissante partit, dirigé par un réflecteur et se répercuta sur un objectif disposé en face de la carte photographique de miss Alicia Clary. Au-dessous de cette carte, un autre réflecteur multipliait sur elle la réfraction de ses pénétrants rayons.

Un carré de verre se teinta, presque instantanément, à son centre, dans l’objectif ; puis le verre sortit de lui-même de sa rainure et entra dans une manière de cellule métallique, trouée de deux jours circulaires.

Le rais incandescent traversa le centre impressionné du verre par l’ouverture qui lui faisait face, ressortit, coloré, par l’autre jour qu’entourait le cône évasé d’un projectif, ― et, dans un vaste cadre, sur une toile de soie blanche, tendue sur la muraille, apparut alors, en grandeur naturelle, la lumineuse et transparente image d’une jeune femme, ― statue charnelle de la Venus Victrix, en effet, s’il en palpita jamais une sur cette terre d’illusions.

― Vraiment, murmura lord Ewald, je rêve, il me semble !

― Voici la forme où tu seras incarnée, dit Edison, en se tournant vers Hadaly.

Celle-ci fit un pas vers l’image radieuse qu’elle parut contempler un instant sous la nuit de son voile.

― Oh !… si belle !… Et me forcer de vivre ! ― dit-elle à voix basse et comme à elle-même.

Puis, inclinant la tête sur sa poitrine, avec un profond soupir :

― Soit ! ajouta-t-elle.

Le magnésium s’éteignit ; la vision du cadre disparut.

Edison étendit la main à la hauteur du front de Hadaly.

Celle-ci tressaillit un peu, tendit, sans une parole, la symbolique fleur d’or à lord Ewald, qui l’accepta, non sans un vague frémissement ; puis, se détournant, reprit, de sa même démarche somnambulique, le chemin de l’endroit merveilleux d’où elle était venue.

Arrivée au seuil, elle se retourna ; puis, élevant ses deux mains vers le voile noir de son visage, elle envoya, d’un geste tout baigné d’une grâce d’adolescente, un lointain baiser à ceux qui l’avaient évoquée.

Elle rentra, souleva le pan d’une des draperies de deuil et disparut.

La muraille se referma.

Le même bruit sombre, mais cette fois s’enfonçant et s’évanouissant dans les profondeurs de la terre, se fit entendre, puis s’éteignit.

Les deux hommes se retrouvaient seuls sous les lampes.

― Qu’est-ce que cet être étrange ? demanda lord Ewald, en fixant à sa boutonnière la fleur emblématique de miss Hadaly.

Ce n’est pas un être vivant, répondit tranquillement Edison, les yeux sur les yeux de lord Ewald.