Aller au contenu

L’Ève future/Livre 5/02

La bibliothèque libre.
Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 220-229).


II

Rien de nouveau sous le soleil


Et j’ai reconnu que cela même était une vanité.
L’Ecclésiaste.


Edison, à ce mot, posa sur la table, auprès de l’Andréïde, l’instrument lumineux qui suffisait à l’autopsie de sa créature, et relevant le front :

― Une comédie, mon cher lord ? dit-il : mais, est-ce que vous ne consentez pas à la jouer toujours avec l’original, puisque, d’après vos confidences mêmes, vous ne pouvez que lui cacher ou lui taire à jamais votre arrière-pensée, par politesse ?

Oh ! qui donc serait assez étrange, sous le soleil, pour essayer de s’imaginer qu’il ne joue pas la comédie jusqu’à la mort ? Ceux-là seuls qui ne savent pas leurs rôles prétendent le contraire. Tout le monde la joue ! forcément ! Et chacun avec soi-même. Être sincère ? Voilà le seul rêve tout à fait irréalisable. Sincère ! Comment serait-ce possible, puisqu’on ne sait rien ? puisque personne n’est, vraiment, persuadé de rien ! puisque l’on ne se connaît pas soi-même ? ― L’on voudrait convaincre son prochain que l’on est, soi-même, convaincu d’une chose ― (alors que, dans la conscience mal étouffée, l’on entend, l’on voit, l’on sent le douteux de cette même chose) ! ― Et pourquoi ? Pour se magnifier d’une foi d’ailleurs toute fictive, dont personne n’est dupe une seconde et que l’interlocuteur ne feint d’admettre… qu’afin qu’il lui soit rendu la pareille tout à l’heure. Comédie, vous dis-je. Mais si l’on pouvait être sincère, aucune société ne durerait une heure, ― chacun passant l’existence à se donner de perpétuels démentis, vous le savez ! Je défie l’homme le plus franc d’être sincère une minute sans se faire casser la figure ou se trouver dans la nécessité de la briser à ses semblables. Encore une fois, que savons-nous, pour oser émettre une opinion sur quoi que ce soit qui ne soit pas relative à mille influences de siècle, de milieux, de dispositions d’esprit, etc. ― En amour ? Ah ! si deux amants pouvaient jamais se voir réellement, tels qu’ils sont, et savoir, réellement, ce qu’ils pensent ainsi que la façon dont ils sont conçus l’un par l’autre, leur passion s’envolerait à la minute ! Heureusement pour eux ils oublient toujours cette loi physique inéluctable : « deux atomes ne peuvent se toucher. » Et ils ne se pénètrent que dans cette infinie illusion de leur rêve, incarnée dans l’enfant, et dont se perpétue la race humaine.

Sans l’illusion, tout périt. On ne l’évite pas. L’illusion, c’est la lumière ! Regardez le ciel au-dessus des couches atmosphériques de la terre, à quatre ou cinq lieues, seulement, d’élévation : vous voyez un abîme couleur d’encre, parsemé de tisons rouges de nul éclat. Ce sont donc les nuages, symboles de l’Illusion, qui nous font la Lumière ! Sans eux, les Ténèbres. Notre ciel joue donc lui-même la comédie de la Lumière ― et nous devons nous régler sur son exemple sacré.

Quant aux amants, dès qu’ils croient seulement se connaître, ils ne demeurent plus attachés l’un à l’autre que par l’habitude. Ils tiennent à la somme de leurs êtres et de leurs imaginations dont ils se sont réciproquement imbus ; ils tiennent au fantôme qu’ils ont conçu, l’un d’après l’autre, en eux-mêmes, ces étrangers éternels ! mais ils ne tiennent plus l’un à l’autre tels qu’ils se sont reconnus être. ― Comédie inévitable ! vous dis-je. Et quant à celle que vous aimez, puisque ce n’est qu’une comédienne, puisqu’elle n’est digne d’admiration pour vous que lorsqu’elle « joue la comédie » et qu’elle ne vous charme, absolument, que dans ces instants-là, ― que pouvez-vous demander de mieux que son andréïde, laquelle ne sera que ces instants figés par un grand sortilège ?

― C’est fort spécieux, dit tristement le jeune homme. Mais… entendre toujours les mêmes paroles ! les voir toujours accompagnées de la même expression, fût-elle admirable ! ― Je crois que cette comédie me semblera bien vite… monotone.

― J’affirme, répondit Edison, qu’entre deux êtres qui s’aiment toute nouveauté d’aspect ne peut qu’entraîner la diminution du prestige, altérer la passion, faire envoler le rêve. De là ces rapides satiétés des amants, lorsqu’ils s’aperçoivent, ou croient s’apercevoir, à la longue, de leur vraie nature réciproque, dégagée des voiles artificiels dont chacun d’eux se parait pour plaire à l’autre. Ce n’est même qu’une différence d’avec leur rêve qu’ils constatent encore, ici ! Et elle suffit pour qu’ils en arrivent souvent au dégoût et à la haine.

Pourquoi ?

Parce que si l’on a trouvé sa joie dans une seule manière de se concevoir, ce que l’on veut, au fond de son âme, c’est la conserver sans ombre, telle qu’elle est, sans l’augmenter ni la diminuer ; car le mieux est l’ennemi du bien ― et ce n’est que la nouveauté qui nous désenchante.

― Oui, c’est vrai ! murmura lord Ewald, avec un pensif sourire.

― Eh bien ! l’Andréïde, avons-nous dit, n’est que les premières heures de l’Amour immobilisées, ― l’heure de l’Idéal à jamais faite prisonnière : et vous vous plaignez déjà de ce qu’elle ne pourra plus rouvrir ses inconstantes ailes pour vous quitter encore ! Ô nature humaine !

― Songez, aussi, répondit lord Ewald en souriant, que cet agrégat de merveilles, étendu sur ce marbre, n’est qu’un assemblage vain et mort de substances sans conscience de leur cohésion ni du prodige futur qui doit s’en dégager.

Vous pourrez troubler mes yeux, mes sens et mon esprit par cette magique vision : mais pourrai-je oublier, moi, qu’elle n’est qu’impersonnelle ? Comment aimer zéro ? me crie, froidement, ma conscience.

Edison regarda l’Anglais.

― Je vous ai démontré, répondit-il, que dans l’Amour-passion, tout n’était que vanité sur mensonge, illusion sur inconscience, maladie sur mirage, ― Aimer zéro, dites-vous ? Encore une fois, qu’importe, si vous êtes l’unité placée devant ce zéro, comme vous l’êtes, d’ores et déjà, devant tous les zéros de la vie ― et si c’est, enfin, le seul qui ne vous désenchante ni ne vous trahisse ?

Toute idée de possession n’est-elle donc pas éteinte et morte en votre cœur ? ― Je ne vous offre, et je l’ai bien spécifié, qu’une transfiguration de votre belle vivante, ― c’est-à-dire ce que vous avez demandé en vous écriant : « Qui m’ôtera cette âme de ce corps ! » Et voici que, déjà, vous redoutez, à l’avance, la monotonie de votre propre vœu réalisé. Vous voulez, maintenant, que l’Ombre soit aussi changeante que la Réalité ! ― Eh bien ! je vais vous prouver, à l’instant, jusqu’à l’évidence la plus incontestable, que c’est vous-même, ici, qui essayez, cette fois, de vous faire illusion, car vous ne pouvez pas ignorer, mon cher lord, que la Réalité, elle-même, n’est pas aussi riche en mobilités, en nouveautés, ni en diversités que vous vous efforcez de le croire ! Je vais vous rappeler que le langage du bonheur dans l’Amour, ainsi que ses expressions sur les traits mortels, ne sont pas aussi variés qu’un secret désir de garder, quand même, votre déjà pensif désespoir, vous inspire de le supposer encore !

L’électricien se recueillit un instant, ― puis :

― Éterniser une seule heure de l’amour, ― la plus belle, ― celle, par exemple, où le mutuel aveu se perdit sous l’éclair du premier baiser, oh ! l’arrêter au passage, la fixer et s’y définir ! y incarner son esprit et son dernier vœu ! ne serait-ce donc point le rêve de tous les êtres humains ? Ce n’est que pour essayer de ressaisir cette heure idéale que l’on continue d’aimer encore, malgré les différences et les amoindrissements apportés par les heures suivantes. ― Oh ! ravoir celle-là, toute seule ! ― Mais les autres ne sont douces qu’autant qu’elles l’augmentent et la rappellent ! Comment se lasser jamais de rééprouver cette unique joie : la grande heure monotone ! L’être aimé ne représente plus que cette heure perpétuellement à reconquérir et que l’on s’acharne en vain à vouloir ressusciter. Les autres heures ne font que monnayer cette heure d’or ! Si l’on pouvait la renforcer des meilleurs instants, parmi ceux des nuits ultérieures, elle apparaîtrait comme l’idéal de toute félicité réalisé.

Ceci posé en principe, dites-moi : ― si votre bien-aimée vous offrait de s’incarner à tout jamais dans l’heure qui vous a semblé la plus belle, ― celle où quelque dieu lui inspira des paroles qu’elle ne comprenait pas, ― à la condition de lui redire, vous aussi, celles des vôtres qui, uniquement, ont fait partie constitutive de cette heure, croiriez-vous « jouer la comédie » en acceptant ce pacte divin ? Ne dédaigneriez-vous pas le reste des paroles humaines ? Et cette femme vous semblerait-elle monotone ? Regretteriez-vous, enfin, ces heures suivantes, où elle vous sembla si différente que vous alliez en mourir ?

Ses paroles, son regard, son beau sourire, sa voix, sa personne même, telle qu’elle fut en cette heure, ne vous suffiraient-ils pas ? L’idée, même, vous viendrait-elle de réclamer du Destin la restitution de ces autres paroles de hasard, fatales ou insignifiantes presque toujours, des traîtres instants qui suivirent l’illusion envolée ? ― Non. ― Celui qui aime ne redit-il pas, à chaque instant, à celle qu’il aime, les deux mots si délicieusement sacrés qu’il lui a déjà dits mille fois ? Et que lui demande-t-il, sinon l’écho de ces deux paroles, ou quelque grave silence de joie ?

Et, en effet, on sent que le mieux est de réentendre les seules paroles qui puissent nous ravir, précisément parce qu’elles nous ont ravi une fois déjà. Il en est de cela, tenez, tout simplement, comme d’un beau tableau, d’une belle statue où l’on découvre tous les jours des beautés, des profondeurs nouvelles ; d’une belle musique que l’on veut réentendre de préférence à de nouvelle ; d’un beau livre que l’on relit sans se lasser, de préférence à mille autres, qu’on ne veut même pas entr’ouvrir. Car une seule chose belle contient l’âme simple de toutes les autres. Une seule femme contient toutes les femmes, pour qui aime celle-là. Et lorsqu’il nous incombe une de ces heures absolues, nous sommes ainsi faits que nous n’en voulons plus d’autres, et que nous passons notre vie à essayer, inutilement, de l’évoquer encore, ― comme si l’on pouvait arracher sa proie au Passé.

― Oui, soit ! dit amèrement lord Ewald. Cependant, monsieur l’enchanteur, ne pouvoir jamais improviser une parole naturelle, toute simple !.. Cela doit glacer bien vite la bonne volonté la plus résolue.

― Improviser !… s’écria Edison : vous croyez donc que l’on improvise quoi que ce soit ? qu’on ne récite pas toujours ? ― Mais, enfin, lorsque vous priez Dieu, est-ce que tout cela n’est pas réglé, jour par jour, dans ces livres d’oraisons qu’enfant vous avez appris par cœur ? En un mot ne lisez-vous pas, ou ne récitez-vous pas, toujours, les mêmes prières du matin et du soir, lesquelles ont été composées, une fois pour toutes et pour le mieux, par ceux qui ont eu qualité pour cela ? et qui s’y entendaient ? ― Est-ce que notre Dieu, lui-même, enfin, ne vous en a pas donné la formule en vous disant : « Quand vous prierez, vous prierez, comme ceci ! etc ? » ― Est-ce que, depuis bientôt deux mille années, toutes les autres prières sont autres choses que de pâles dilutions de celle qu’il nous a léguée ?

Même dans la vie, est-ce que toutes les conversations mondaines n’ont pas l’air de fins de lettres ?

En vérité, toute parole n’est et ne peut être qu’une redite : ― et il n’est pas besoin de Hadaly pour se trouver, toujours, en tête-à-tête avec un fantôme.

Chaque métier humain a son ensemble de phrases, ― où chaque homme tourne et se vire jusqu’à la mort : et son vocabulaire, qui lui semble si étendu, se réduit à une centaine, au plus, de phrases types, constamment récitées.

Certes, vous n’avez jamais eu le souci ni pris le plaisir de calculer, par exemple, la somme d’heures qu’un perruquier de soixante ans, ayant commencé son métier à dix-huit ans, a dépensée à dire à chaque menton qu’il rase : « Il fait beau ou vilain temps ! » pour engager la conversation, laquelle (s’il lui est répondu) roule cinq minutes sur ce sujet, pour être automatiquement reprise par le menton suivant, et ainsi de suite, et recommencer le lendemain ? Cela donne un peu plus de quatorze années compactes de sa vie, c’est-à-dire la quatrième partie, environ, de la totalité de ses jours ; le reste est employé à naître, geindre, grandir, boire, manger, dormir et voter d’une manière éclairée.

Que voulez-vous qu’on improvise, hélas ! qui n’ait été débité, déjà, par des milliards de bouches ? On tronque, on ajuste, on banalise, on balbutie, voilà tout. Cela vaut-il la peine d’être regretté, d’être dit, d’être écouté ? Est-ce que la Mort, avec sa poignée de terre, ne clora pas, demain, tout ce parlage insignifiant, tout ce rebattu où nous nous répandons en croyant « improviser » ?

Et comment hésiteriez-vous à préférer, comme économie de temps, les admirables condensations verbales, composées par ceux-là qui ont le métier de la parole, l’habitude de la pensée, et qui peuvent exprimer, à eux seuls, les sensations de toute l’Humanité ! Ces hommes-mondes ont analysé les plus subtiles nuances des passions. C’est l’essence, que, seule, ils ont gardée, qu’ils expriment en condensant des milliers de volumes au profond d’une seule page. C’est nous-mêmes qu’ils sont, quels que nous soyons. Ils sont les incarnations du dieu Protée qui veille en nos cœurs. Toutes nos idées, nos paroles, nos sentiments, pesés au carat, sont étiquetés, en leurs esprits, avec leurs plus lointaines ramifications, celles où nous n’osons descendre, nous aventurer ! Ils savent, d’avance et pour le mieux, tout ce que nos passions peuvent nous suggérer d’intense, de magique et d’idéal. Nous ne ferons pas mieux, je vous assure : ― et je ne vois pas pourquoi nous nous donnerions la peine de parler plus mal, en voulant nous en rapporter à notre inhabileté, sous prétexte qu’elle est, du moins, personnelle, ― alors que ceci, vous le voyez, n’est encore qu’une illusion.

― Continuons donc l’anatomie de votre belle morte ! répondit lord Ewald après un pensif silence : je me rends à votre discours.